La fin de l`Histoire dans les manuels Petit Lavisse : le difficile
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La fin de l`Histoire dans les manuels Petit Lavisse : le difficile
Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées La fin de l’Histoire dans les manuels Petit Lavisse : le difficile enseignement de l’Histoire… Olivier LOUBES, professeur d’histoire en classes préparatoires Saint-Sernin. conférence-débat tenue à Toulouse le 7 novembre 2013 GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr 1 2 La fin de l’Histoire dans les manuels Petit Lavisse: le difficile enseignement de l’Histoire… Olivier LOUBES, professeur d’histoire en classes préparatoires Saint-Sernin. L’enseignement de l’histoire aux tout petits doit être une suite d’histoires comme en racontent les grands-pères à leurs petits-enfants. E. Lavisse1 On pardonnera à un professeur d’histoire cette conviction qu’il est utile de verser jusqu’aux profondeurs intimes de la nation la connaissance élémentaire de notre histoire, le sentiment de ce que nous avons été, de ce que nous sommes dans le monde. E. Lavisse2 Le Petit Lavisse est un livre d’école, mais pas n’importe quel livre d’école. C’était LE livre d’histoire de France de l’école républicaine à son apogée, avant la première guerre mondiale. Sa familiarité fut telle pour les Français de la belle époque, et durant un grand demi siècle, que le nom propre de son auteur devint 1 2 Phrase inscrite sur la couverture d’Histoire de France. Cours élémentaire, Colin, 1913. Avant propos d’Ernest Lavisse, Questions d’enseignement national, Colin, 1885, p. XXV. 3 un nom commun, familier à son tour : cette Histoire de France rédigée par Ernest Lavisse pour les élèves des écoles primaires était simplement appelée « le petit Lavisse », et c’est sous ce nom qu’elle nous est restée. Avec Le tour de la France par deux enfants, le petit Lavisse constitue un de ces livres qui firent de la France la « princesse des contes », celle de de Gaulle et de plusieurs générations avec lui. A son égard, Pierre Nora, qui range le « petit Lavisse » à la première place de sa galerie des Lieux de mémoire, parle d’ « évangile de la République »3. On le voit, nous sommes bien en présence d’une vulgate nationale, d’une « bible » historique adaptée pour les enfants, un de ces ouvrages porteurs du récit - sacralisé par le mythe patriotique - de la construction de la France dans le temps, un récit de vulgarisation qui, à tous les sens du terme, a fait date. Bien sûr, en ce début de XXIe siècle, ces pages, dans lesquelles « notre pays » suit le destin d’une patrie républicaine idéale, ne tiennent plus historiquement et ne sauraient avoir le même écho ; pourtant elles n’ont pas perdu tout leur charme. A la relecture, elles ont même acquis un charme redoublé car ce manuel se lit à la fois comme un roman national tissé d’histoires légendaires et comme un document d’histoire de la France, à la fois chanson de Roland patriotique et formidable source de compréhension de la nation France en son âge positiviste républicain. Le plaisir de lecture du conte est redoublé par le goût de la connaissance d’un récit mythologique. Les fins heureuses du petit Lavisse, cours élémentaire du roman national républicain. Car le remarquable avec ce manuel est que sa lecture continue à enchanter. Ou, plus exactement, qu’il en faut peu pour qu’on se laisse prendre à nouveau, comme nos ancêtres… les Français de la belle époque, à cette « suite d’histoires comme en racontent les grands-pères à leurs petits enfants ». En tant que récit, largement mythologique désormais répétons-le, ce livre tient toujours, tant il convoque les fils de trame d’une narration puissante alors même que ses fondements historiques, ses fils de chaîne en quelque sorte, ne tiennent plus guère et qu’il est devenu un vrai livre de mémoires au sens des épopées médiévales. Au reste, ce que l’on appelle familièrement le petit Lavisse recouvre un grand nombre d’ouvrages destinés aux différents cours d’enseignement primaire, qui connurent plusieurs générations d’écriture au long de la troisième République. Il s’agit en effet d’une collection complète où chaque âge a son manuel : il y avait une Histoire de France pour le cours élémentaire, une pour le cours moyen et 3 Pierre Nora, « Lavisse, instituteur national. Le « Petit Lavisse », évangile de la République », Les Lieux de mémoire, t I La République, Gallimard, [1984], 1997, p 239-275. 4 une pour le cours supérieur. Et ces différents cours connurent une demi douzaine de rédactions différentes entre 1876 et les années 19404. Longévité d’autant plus remarquable que Lavisse meurt en 1922… Son nom était devenu une marque que Armand Colin ne pouvait délaisser5. A choisir dans cette œuvre–continent, prenons le cours élémentaire de 1913. 1913 car, dans la série des petits Lavisse, c’est le dernier âge de manuels écrits par Lavisse lui-même. Pour aller au bout de cette volonté de lire sa dernière leçon, nous allons jusqu’à l’édition publiée aux lendemains de la première guerre mondiale, qui n’opère aucun changement par rapport au texte de 1913, mais qui comprend une addition finale rédigée en 1919 intitulée « Réflexions générales » adressées « aux petits Français, petites Françaises ». Ces « réflexions » se lisent comme un testament à la première personne de Lavisse historien scolaire, et offrent une fin eschatologique du récit, parousie patriotique de la France, illustrée par une gravure en pleine page de « l’entrée triomphale des troupes françaises à Strasbourg, le 25 novembre 1918 » dont Lavisse dit aux écoliers : « Ce jour a été le plus beau de ma longue vie ». 1913 encore parce que la belle époque est l’apogée de la France républicaine et patriote avant que la mort de masse de la guerre de 1914 ne vienne bouleverser la donne. En outre, ce cours élémentaire correspond au mieux à la conviction de Lavisse citée en exergue « qu’il est utile de verser jusqu’aux profondeurs intimes de la nation la connaissance élémentaire de notre histoire, le sentiment de ce que nous avons été, de ce que nous sommes dans le monde ». C’est-à-dire que, destiné « aux tout-petits », il va à l’essentiel en suivant le programme qui demande des « Récits et entretiens familiers sur les grands personnages et les faits principaux de l’Histoire nationale ». Dès lors, il nous offre un récit qui se veut et se sait initiatique, autour des éléments fondateurs que sont les grands hommes et les événements remarquables. Récit scandé d’images à un moment où celles-ci ne sont plus des timbres-poste comme dans les générations précédentes, mais où elles constituent le cœur d’une pédagogie aboutie centrée sur la description, qui n’empêche pas la présence, revendiquée et signalée par l’italique bordée d’un filet sinué vertical, des « réflexions personnelles de l’auteur ». Bref, cette édition est la plus lisible pour rendre l’apogée politique, historique et pédagogique du moment Lavisse. A un siècle de distance en tout cas, on reste entraînés. Charmés plus que conquis bien sûr, car nous savons bien, à un bout, que nos ancêtres n’étaient pas forcément des Gaulois, et, à l’autre bout, que la France ne fut pas forcément « bonne et généreuse pour les peuples qu’elle a soumis » (p166)6. On s’y On peut en identifier six durant la Troisième République, cf Olivier Loubes, « Ernest Lavisse, l’instituteur national », in « 1500 ans d’histoire de France », Les collections de L’histoire, n° 44, juillet 2009, p 56-62. 5 Il faut dire que son successeur de plume s’appelant Pierre Conard, renommer l'ouvrage était difficile… 4 6 Pour une relecture historienne des connaissances historiques déployées par les manuels tertiorépublicains lire : Alain Corbin (dir.), 1515 et les grandes dates de l’histoire de France revisitées par les grands historiens d’aujourd’hui, Seuil, 2005 5 retrouve toutefois en pays de connaissances, allant des Gaulois querelleurs aux aéroplanes merveilleux. Et même si on a la surprise de voir Saint Louis juger « sur les marches de la Sainte Chapelle » et pas sous son chêne (l’écolier le retrouvera à la page 42 du cours moyen édition 1913 : il faut bien garder quelques munitions pour les années suivantes !), tout y est des épisodes attendus, d’un héros l’autre, de la reddition de Vercingétorix qui « jette ses armes devant César » (p6) à Pasteur qui « fait vacciner un enfant mordu par un chien enragé » (p 176), sans oublier la leçon de Charlemagne qui « gronde les mauvais élèves » (p.19) qui sont aussi les plus riches. Voilà bien une des raisons du succès de ces manuels, ils sont des romans d’initiation à la société sans classes, dévolus au progrès moral des écoliers. Les bons et les mauvais rois (dont aucun n’est pire que Louis XV qui « a été le plus mauvais des rois de France » !) donnent aux écoliers l’exemple de ce qu’il faut faire et ne pas faire. Et avant tout, il faut travailler à s’instruire comme Charlemagne mais aussi comme Saint Louis qui « était très obéissant et écoutait bien » lorsqu’il prenait une leçon (p 54), a contrario du mauvais Louis XV – décidemment le contre-exemple idéal - qui « fut gâté pendant son enfance » car « ses maîtres ne le faisaient pas travailler » (p120). Bref, le vieux schéma narratif moralisateur des exempla chers à Plutarque trouve ici sa version moderne. Ce livre d’histoire est ainsi une aventure du progrès moral à hauteur d’enfant. Dès sa première réflexion personnelle « Vous ne voudriez pas être des ignorants comme ces petits là » (il s’agit des petits Gaulois, qualifiés de véritables « sauvages ») - le petit Lavisse est un traité de civilisation des mœurs telles que l’histoire les a vu progresser. Mais progresser vers quoi ? Quel est le sens de l’histoire Lavisse, quelle est sa bonne fin ? L’objectif de ce manuel destiné aux plus jeunes des écoliers est profondément politique. Le petit Lavisse est un livre politique. Lavisse ne s’en cache d’ailleurs pas et toute sa carrière il ne cessera de répéter que « l’histoire doit être la grande inspiratrice de l’éducation nationale ». Il œuvre très consciemment à la réconciliation des Français divisés par la Révolution et ses suites, grâce au récit patriotique de la construction d’une nation républicaine qui les intègre dans un même creuset depuis les Gaulois. Car cette histoire qui finit bien est un roman d’émancipation et d’intégration collective d’un peuple de « sauvages » asservis devenant une Nation de citoyens libres. C’est ce récit de construction de l’Étatnation qui permet de faire le tri entre bons et mauvais rois, ceux qui grandirent l’État et défendirent le peuple et ceux qui ne pensèrent qu’à leur grandeur et affaiblirent la puissance de la France. La République est l’aboutissement de l’histoire de la Nation se construisant. L’achèvement républicain de l’histoire de France se voit moins dans le cours élémentaire car le programme du cours élémentaire ne va que « jusqu’à la fin de la Guerre de cent ans ». Mais le dernier chapitre du livre de cours moyen de 1913 s’intitule « Ce qu’a fait la 6 République ». Il est nanti d’un résumé débutant par « La République a fait de la France le pays le plus libre du monde ». Voilà la fin heureuse du récit : l’histoire de France s’aboutit en Nation réconciliée en République. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! S’il s’agit bien d’un récit, il se veut, et il est, conforme à la science historique du temps, et cohérent avec une société française devenue pleinement nationale économiquement comme politiquement. Voilà certainement l’explication profonde du succès du petit Lavisse : il correspond à la fois au savoir et aux attentes de son temps….sans oublier le rôle de son auteur. Ernest Lavisse, « principal fondateur du roman national » (Pierre Nora)7. Car la grande force de ce petit Lavisse est qu’il est du à un historien alors unanimement reconnu, honoré, une sorte de Victor Hugo de l’histoire républicaine, tel qu’on le reconnait d’ailleurs sans peine sous les traits de ce vieux conteur assis sur le banc de la couverture, qui pratique à n’en pas douter l’art d’être grand-père lui aussi. En 1913, date de rédaction de ce livre pour le cours élémentaire, Lavisse a en effet 70 ans. Il règne ou a régné sur toutes les institutions historiques – Sorbonne, École normale supérieure… - et siège même à l’Académie française depuis 1892. Rien ne lui échappe à tous les niveaux de recherche et d’enseignement, puisque son champ d’action s’étend de la réforme de l’agrégation à l’article « Histoire » du Dictionnaire de la pédagogie de Ferdinand Buisson destiné aux maîtres du primaire, répandant partout « la méthode » positiviste. Il règne aussi sur l’édition historique, de haut en bas. Du côté des synthèses universitaires, il dirige chez Hachette la grande Lavisse, c’est-à-dire, en deux salves, de 1901 à 1913 d’abord, puis de 1920 à 1922, les 27 tomes de l’Histoire de France depuis les origines jusqu’à la révolution (18 vol.), prolongée par l’Histoire de France depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (9 vol.). Bref, si on ose dire, vu de la Rome sorbonnale il est le pape de l’histoire avec sa grande Hachette ! Mais, vu du bas, pris au niveau de l’école primaire, il en est aussi le saint Jérôme, l’auteur de la vulgate. On pourra trouver la répétition des termes religieux excessive. Pourtant, c’est bien de sacré dont il est question pour Lavisse et ses contemporains lorsqu’il s’agit de dire l’histoire de France. Que ce sacré soit républicain n’y change rien, bien au contraire. L’histoire de France est une matière cruciale car elle est chargée de réconcilier les Français dans la foi patriotique. Voilà bien le sens de ce roman historique pour les tout petits, que les versions pour les grands développent. A ce titre, la formule qui figure sur le manuel destiné au cours moyen dans la même génération des petits Lavisse de 1913 ne trompe pas : 7 Pierre Nora, « Difficile enseignement de l’histoire », Le débat, n°175, mai-août 2013, p 4. 7 Enfant, tu vois sur la couverture de ce livre les fleurs et les fruits de la France. Dans ce livre, tu apprendras l’histoire de la France. Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle, et parce que son histoire l’a faite grande. E. Lavisse Or, Lavisse applique dans ses manuels du primaire un programme qu’il promeut depuis les débuts de la troisième République, depuis qu’il a été nommé à la Sorbonne et a fait sa leçon inaugurale intitulée « L’enseignement historique en Sorbonne et l’éducation nationale » en décembre 1881. Qu’on en juge : «L’homme du peuple en France, le paysan surtout, est l’homme le plus prosaïque du monde. Il n’a point la foi du protestant de Poméranie, de Hesse ou du Wurtemberg, qui contient en elle la poésie des souvenirs bibliques et ce sentiment élevé que donne le contact avec le divin. Il oublie nos légendes et nos vieux contes, et remplace par des refrains orduriers ou grotesques venus de Paris les airs mélancoliques où l’écho du passé se prolongeait. Nos poètes n’écrivent pas pour lui, et nous n’avons point de poésie populaire pour éveiller un idéal dans son âme. Rien ne chante en lui. C’est un muet occupé de la matière, en quête perpétuelle des moyens de se soustraire à des devoirs qu’il ne comprend pas, et pour qui tout sacrifice est une corvée, une usurpation, un vol. Il faut verser dans cette âme la poésie de l’histoire. Contons lui les Gaulois et les druides, Roland et Godefroi de Bouillon, Jeanne d’Arc et le grand Ferré, Bayard et tous ces héros de l’ancienne France avant de lui parler des héros de la France nouvelle ; puis montrons-lui cette force des choses qui a conduit notre pays de l’état où la France appartenait au roi à celui où elle appartient aux Français pourvus des mêmes droits, chargés des mêmes devoirs ; tout cela sans déclamation, sans haine, en faisant pénétrer dans son esprit cette idée juste que les choses d’autrefois ont eu leur raison d’être, qu’il y a des légitimités successives au cours de la vie d’un peuple et qu’on peut aimer toute la France sans manquer à ses obligations envers la République.8» Et il le fait car, comme le disent Mona et Jacques Ozouf, « Lavisse est resté toute sa vie l’enfant de la frontière », profondément marqué par la défaite de 18709. Voilà pourquoi il cherche toute sa vie à diffuser à l’école primaire les connaissances universitaires d’ « éducation nationale », répondant à ses détracteurs : « Je dirai seulement à ceux qui trouveraient extraordinaire cette relation entre l’enseignement supérieur et l’école primaire, entre la science et le patriotisme : regardez l’Allemagne. »10 Leçon reproduite in Ernest Lavisse, Questions d’enseignement national, opus cité, p 40. Jacques et Mona Ozouf, préface à Ernest Lavisse, Souvenirs, Calmann-Lévy [1912], 1988, p.XXVII. 10 Avant propos cité, pXXVI 8 9 8 Regarder l’Allemagne, victorieuse en 1870 par la force de sa science et du fameux instituteur prussien, voilà le cœur du credo lavissien. Sa position de scientifique engagé n’est d’ailleurs pas isolée. Avec Lavisse, c’est une large génération de savants qui firent du patriotisme l’axe de leur engagement professionnel et civique. Pour rester dans les sciences humaines, on retrouve ainsi le même élan chez Emile Durkheim, de seize ans le cadet de Lavisse, qui fait de la patrie la forme supérieure de société. Qu’il s’agisse de la vieille histoire ou de la jeune sociologie, « la science et le patriotisme » se recouvrent, se nourrissent. Les deux maîtres s’associeront d’ailleurs pendant la grande guerre à la tête du comité de publication des Lettres à tous les Français, Lavisse comme Président, Durkheim comme secrétaire.11 Les fins du petit Lavisse dans les critiques du roman national. On le voit, Lavisse est autant le nom d’une génération que celui d’un manuel. D’ailleurs les petits Lavisse n’étaient pas les seuls à promouvoir une histoire patriotique, ni même forcément les plus vendus sur le marché si rémunérateur des livres scolaires. Avant 1914 les Désiré Blanchet de la maison Belin et après 1918 les Gauthier-Deschamps de chez Hachette, rencontrent autant de suffrages si ce n’est plus. Mais la valeur de référence des petits Lavisse ne souffre pas de comparaison. Devenus lieux de mémoire avant même que leur temps d’usage soit passé, ils furent pour cela objet de critiques précoces dans le temps même de leur emploi, contrairement aux idées reçues d’une nostalgie un rien réactionnaire. Dès 1899, Charles Péguy critique l’histoire-science dans La revue blanche et cible Lavisse comme archétype du récit qui se donne pour vrai, alors qu’il le juge faussement exact. «J’ai connu pour la première fois le nom de M. Lavisse à l’école primaire. On nous avait donné des livres nouveaux, très supérieurs aux anciens, si nouveaux que c’était toute une révolution. Il y aura bientôt vingt ans de cela. Parmi ces livres, un des plus intéressants était la petite Histoire de France de M. Lavisse, où il y avait des images, des récits et un texte. Je pris là de la France et de son histoire une image commode que tout mon travail a consisté depuis à essayer de remplacer par l’incommode image exacte.12» En plein combat de l’affaire Dreyfus, Péguy voue aux gémonies la tiède position « commode » du maître de la Sorbonne, incarnation de toutes les accommodements du « parti intellectuel », lui reprochant de mettre sur le même 11 Emile Durkheim, Ernest Lavisse, Lettres à tous les Français, Colin, [1916], 1992. (préface de Michel Maffesoli) 12 Charles Péguy, « Le ravage et la Réparation », in La Revue blanche, n° 155, 15 novembre 1899, p. 417 à 432. p. 424. Voir Jérôme Grévy, « Charles Péguy, poète et épistémologue de l'histoire et de la politique », Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain [En ligne], 9 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 07 juillet 2013. URL : http://mimmoc.revues.org/1011 9 pied Dreyfusards et antidreyfusards. Plus précisément il réagit à l’article « La réconciliation nationale », publié par La Revue de Paris, le 1e octobre 1899 (p. 648 à 668) dans lequel Lavisse écrit : « apaisez vous en cette idée que vous tous êtes la France ». De fait, derrière la vigueur conjoncturelle du polémiste, l’attaque vise bien le fond de la vulgate lavissienne, qui est, comme on l’a vu, la réconciliation de la nation française dans l’idéal supérieur de la patrie accomplie en République. Or, pour Péguy, les antidreyfusards nient les valeurs de la patrie. La modération de Lavisse est pour lui une offense à la vérité : Dreyfus est innocent, la « réconciliation » est une faute, historique autant que morale. A contrario, après la première guerre mondiale, les associations et syndicats d’instituteurs reprochent aux petits Lavisse leur caractère outrancier. Mais eux aussi pointent une faute historique et morale : les petits Lavisse ont promu un patriotisme guerrier, contraire à l’esprit de Locarno de coopération internationale, et sont pour cela en partie responsables de la Grande guerre. Lavisse étant mort en 1922, l’éditeur Colin, sensible à l’esprit briandiste de la fin des années 1920 qui va bien au delà des seuls maîtres syndiqués, modifiera les petits Lavisse. Pour le cours élémentaire, cela se traduisit par le changement des gravures d’en-tête de quatre des sept livres de l’ouvrage (représentant des scènes enfantines de jeu impliquant les petits lecteurs) lorsqu’elles étaient trop guerrières. Ainsi, les enfants gaulois ne « se battent plus comme des petits sauvages » mais « jouent à la cueillette du gui », et « Au temps de la Révolution », les « enfants jouant à la guerre » sont remplacés par des « enfants jouant à ramener à Paris la famille royale ». Cela se traduisit aussi par la suppression des « Réflexions générales » de Lavisse en 1919, jugées désormais trop revanchardes, trop anti allemandes, remplacées par un chapitre sur la Grande guerre qui supprime toute mention d’une responsabilité de l’Allemagne et s’achève par : « La guerre est un fléau terrible, un fléau que tous les hommes devraient détester ». Cet aggiornamento pacifiste des petits Lavisse leur permettra de continuer à être lus et utilisé en classe. Il reflète bien les remises en cause du désenchantement national qui touche alors l’école dans son lien au patriotisme.13 D’autres remises en cause suivront, au gré des avancées scientifiques de l’histoire de France et des évolutions de la société dans sa conception de l’unité, mais les petits Lavisse auront fini leur carrière dans les années 1940. De nos jours, c’est plus largement la fin du roman national qui déclasse les petits Lavisse et redonne paradoxalement l’envie de les relire. Plus précisément, les difficultés d’un récit collectif intégrateur français pèsent sur le « difficile enseignement de l’histoire » analysé récemment par la revue Le débat14. Les nations résistent au post-national comme l’enseignement de l’histoire résiste à l’histoire post-moderne, car elle-même résiste au récit. Les manuels Lavisse, si 13 14 Voir Olivier Loubes, L’école et la patrie. Histoire d’un désenchantement 1914-1940, Belin, 2001. Selon le titre de sa livraison de mai-août 2013. 10 finalistes dans leur patriotisme unificateur, si conformes au positivisme historique de leur temps, nous laissent nostalgiques non de leur contenu historique mais de leur cohérence narrative autour d’une histoire du progrès dans laquelle la peinture du passé permettait de se projeter dans un avenir meilleur, de donner un sens au présent. Débat Animateur GREP - Ce n’est pas l’école qui fait la nation, mais la nation qui fait l’école, et on voit bien que la question qu’il faut se poser est : qu’est-ce que notre nation veut faire comme école ? Donc merci à Olivier Loubes de nous avoir tracé et tressé le petit Lavisse avec le grand Lavisse, en nous ayant montré que le savoir sorbonnard des grand historiens, comme Ernest Lavisse ou Charles Seignobos, peut ruisseler jusque dans les salles de classe. Et place au débat, maintenant, Un participant - Tout d’abord, merci beaucoup pour cette très intéressante évocation d’Histoire. Pour construire votre présentation, vous avez très fortement focalisé sur le Lavisse et on le comprend car toute une construction idéologique s’est faite à partir de sa vision. Mais pour les hommes de notre génération, dans les années 50 le Lavisse n’était déjà plus utilisé, remplacé par le manuel de deux historiens (que vous n’avez pas cités, ou je ne l’ai pas entendu peut-être ?), «le Malet et Isaac», et leurs ouvrages et leurs enseignements nous ont énormément apportés, marqués. D’ou ma question : estce que ces historiens et ceux qui ont suivi, par rapport au discours de Lavisse, n’ont pas eu une approche beaucoup plus critique et scientifique du fait historique, comme d’ailleurs des gens que vous avez aussi cités, comme Seignobos qui avait souhaité que l’on s’inspire des méthodes de travail de l’école allemande du XIXe siècle ? 11 Olivier Loubes - Effectivement, deux remarques sont à faire : les manuels Malet-Isaac, au moins jusqu’aux années 1930-1940, (qui ont connu de grandes réformes avec Jean ZAY notamment), sont utilisés par des professeurs de génération et de formation différentes. Votre période-élève des années 1950, et la mienne a fortiori (années 1960-1970), en diffèrent profondément. L’école primaire, avant la guerre, est une école populaire, au sens du tiers-état, où 95% de la classe d’âge ne va pas au lycée. Elle se prolonge au-delà par l’enseignement primaire supérieur, les Écoles Normales d’Instituteurs, les Écoles de Postiers, du Trésor, et au-delà les Écoles Normales Primaires Supérieures de Saint-Cloud, Fontenay qui forment les maitres des Écoles normales et du primaire supérieur. Cela signifie que l’Enseignement primaire est un ordre d’enseignement, relativement étanche de l’enseignement secondaire des lycées, qui regroupe les catégories bourgeoises, (5%). On n’écrit pas de la même façon pour ces deux catégories de population, l’écriture sans détour et universalisante des petit Lavisse ne possède pas le même type d’ambition que celle des Malet-Isaac. La deuxième remarque concerne le décalage dans le temps, les premiers MaletIsaac sont rédigés dans l’entre-deux-guerres et intègrent déjà l’histoire sociale ; à l’inverse de Lavisse, âgé de 70 ans en 1913. De par sa pratique d’historien, Jules Isaac est au courant des derniers renouvellements de l’histoire sociale. Donc, paradoxalement, dans l’ordre de l’enseignement bourgeois est dispensée une Histoire la plus avancée socialement, même si une sorte d’aggiornamento social dans l’écriture des manuels du primaire est impulsée par le Syndicat national des Instituteurs. Dés 1938, les programmes de la classe de fin d’études primaires évolueront dans le sens de la civilisation matérielle qui se généralisera à l’ensemble du cycle primaire à partir de 1945. Le monde scolaire de la troisième république n’est donc pas le notre, il n’est pas socialement le notre. Grossièrement, c’est comme si on était passé d’une société d’Ancien régime, où les ordres reflétaient la lutte des classes, à celle de l’après révolution. En outre, Jules Isaac est un historien vraiment de gauche, partisan du Front populaire, et il participe dans le cabinet du ministre Jean Zay à l’introduction en cycle primaire, secondaire, puis supérieur, d’une unification qui nécessitera de réfléchir à la mise en place de classes d’orientation. Selon cette réforme qui s’engagea par la voie administrative plus que législative, la classe de sixième ne devait pas compter plus de 25 élèves, avec peu de maîtres (3 ou 4 au maximum) et les crédits nécessaires suivirent. A l’époque, en 1937, les manuels au lycée sont extrêmement denses et proches du savoir scientifique, avec maîtres et élèves partageant la même culture et les mêmes codes, mais le passage à l’unification des différents degrés va rencontrer le problème du choix de « primariser » ou de « secondariser » l’école moyenne. En France, c’est la « secondarisation » (en 12 gros suivre le modèle de ce qui se faisait au lycée pour l’appliquer à tous les élèves entre la 6e et la 3e) qui s’imposera et aboutira dans les années 1970 au collège unique. Mais ça ne sera pas le cas partout de la même façon en Europe. Un participant - Que pensez-vous du jugement de Pierre Nora, sur Lavisse, qu'il pensait très impressionné par Napoléon III, et resté très longtemps, je cite, bonapartiste. Plusieurs de ses manuels furent refusés car trop engagés. Lavisse a donc du se forger artificiellement une mémoire républicaine à laquelle il s’est réellement « converti » dans les années 80. Une deuxième remarque qui trace de Lavisse un portrait d’historien assez éloigné de ce que vous avez présenté, concerne le « roman national ». Pour Pierre Nora, le postulat idéologique de Lavisse est « la réconciliation de l’Ancien Régime et de la Révolution dans une synthèse de type républicain. Ce happy end n’est pas la république au sens jaurésien et c’est la victoire de 1918 qui en assure le rôle », et tout le régime du roman national est orienté vers cette apothéose. Donc la première impression de cette distance avec le Lavisse de Pierre Nora se conforte avec la pertinence aujourd’hui des concepts de la philosophie marxiste. Donc, ce qui m’intéresserait dans la relecture du roman national, que vous qualifiez de patriotisme systémique, serait par exemple la démarche de Gramsci à propos de l’école et des appareils idéologiques d’État, et je pense aussi comme Althusser : dans le fond, Lavisse est l’exemple le plus éclatant d’une idéologie dominante en 1880 qui s’articule sur la philosophie officielle positiviste. Olivier Loubes - La première de vos trois questions renvoie au bonapartisme de Lavisse, qui commence et continue sa brillante carrière en étant fortement et successivement attaché aux académies : il est présent à la cour de Napoléon III. Mais vous avez très bien compris que l’objet de ma conférence concernait les petits Lavisse, ces livres publiés depuis les années 1880. De là date la conversion de Lavisse. Mais ces manuels pour les écoles primaires n’insistent pas sur les travers du régime. Or une partie des Républicains, les Gambettistes, se construisent contre le césarisme. Ainsi se met en place un rapport au Princeprésident faible. Cette conversion de l’historien, loin d’être de l’opportunisme, se situe dans un grand mouvement de républicanisation du bonapartisme, qui d’ailleurs n’était pas compliqué à effectuer. Le bonapartisme sans Napoléon III, c’est du républicanisme ! En effet, Victor Duruy, le premier ministre de Napoléon III à faire des réformes, est chargé de l’Education, et opère progressivement le passage de l’enseignement de l’histoire religieuse à l’histoire nationale, et on retrouvera bon nombre de ces formateurs plus tard dans le ministère Ferry. Evidemment, Ernest Lavisse n’est pas Ferdinand Buisson, (collaborateur et pédagogue éminent de J. Ferry, plus tard fondateur de la ligue des Droits de l’Homme). 13 Sur la seconde question, je suis beaucoup plus en désaccord avec P. Nora et ce qu'il dit dans l’introduction de la revue Débat d'Aout 2013, consacrée au Difficile enseignement de l’histoire. On ne peut pas dire que les manuels petit Lavisse, dont le dernier paru date de 1913, mettent comme fin heureuse la victoire de 1918 : c’est anachronique. En revanche, dans le dernier texte qu’il écrit dans les petits Lavisse en septembre 1919, Lavisse donne son avis sur la guerre, et c’est le propos d’un vieil homme, qui juge cette guerre juste parce que défensive. Mais en aucun cas les versions précédentes ne font de la guerre « un point d’arrivée providentiel» comme l'écrit P. Nora dans Le débat : « Pour Lavisse, véritable fondateur de ce roman national, la victoire tragique de 1918 fournissait ce point d’arrivée providentiel». Lavisse parle du plus beau jour de sa vie, celui de la victoire, le 14 juillet 1919, pas celui de l’armistice. Après ce rétablissement de chronologie, la dernière question porte sur la morale positiviste de cette époque, qui est aussi spirituelle : il n’y avait pas Dieu, mais un élan moral, dans l’appareil idéologique d’État. La différence avec notre époque est que cette morale est conscientisée, et Ferry et Buisson, confrontés à des débats intellectuels avec les parlementaires, font la promotion d’une école porté par l’État et affranchie de tous les dogmes. Notamment avec Buisson on a la défense avant la lettre du syndicalisme, puisque le droit pour les instituteurs de se syndiquer date de 1924 : avant, seules les associations, les amicales pouvaient exister. Alors que Buisson, directeur de l’Enseignement Primaire, qui aurait pu être l’Homme de l’appareil idéologique d’un État caporaliste, est en fait libéral, protestant. Il dit : «Il n’y a pas d’État démocratique s'il n’y pas de démocratie dans l’État». Une participante - Je ne sais pas exactement ce que les manuels contiennent aujourd’hui, mais nous ressentons dans ce que vous dites qu’il y avait définitivement un type de discours ringard, c'est-à-dire, moraliste, intégrateur… Est-il sûr que ce discours dominant serait rejeté aujourd’hui ? Et puisque vous avez cité Charles Péguy : « remplacer le commode par l’incommode », est-ce que l’on peut imaginer un enseignement en histoire (et un enseignement au sens général) qui puisse se passer d’utopie, surtout lorsque l’on sait qu’il s’adresse à des jeunes ? Olivier Loubes - Non ! Mais la difficulté est de savoir quelle utopie suffisamment collective peut être portée par la nation, remplaçons ce terme par la société. Certes l’École fait la société, mais en fait c’est beaucoup plus la société qui fait l’École. Tous les reproches adressés au fonctionnement de l’École sont très largement des reflets de tensions dans la société. Même si l’on voulait sanctuariser l’École et placer le débat au plan des valeurs, je ne crois pas qu’il y ait un seul enseignant qui enseigne sans valeurs, pour la raison que se mêlent l’instruction et l’éducation. Une remarque d’Antoine Prost : on est des enseignants par profession, mais aussi par héritage puisqu'on a tous été élèves, 14 on est persuadé du rôle moteur de l’École dans un pays démocratique, sachant que le pari de l’égalité du poids du vote exige que l’on soit tous également instruits, informés, compétents, grâce à l’Ecole. Condorcet déjà en parlait comme pari de « rendre la raison populaire ». La question est donc : quelles valeurs collectives souhaitons-nous promouvoir à travers l’enseignement à l’Ecole? Nous ne sommes pas démunis pour affronter ces questions. La démocratie, ce n’est pas rien. Le rôle des nations, comme fin de l’Histoire, est une question tout à fait pertinente aujourd’hui comme hier. Et croyez bien que la patrie, la dimension de la nation, n’était pas moins discutée hier : qui doit voter ? Qui doit être soldat ? Combien d’années de service ? Qui effectue ou non le service militaire ? Un exemple, très bien étudié par l'historien Gérard Noiriel (conférencier au GREP), est celui des Italiens, dans ce qu'on a appelé les Vêpres marseillaises de 1881. Jusqu’alors, droit du sang primant, les Italiens vivant en France pouvaient ne pas devenir Français même après plusieurs générations de résidence, et donc ne pas être enrôlés. A la suite de ces émeutes marseillaises, accusant les Italiens de se moquer de l’armée française de retour de Tunisie, et après une quasi décennie de discussions, la règle va changer. Gérard Noiriel a démontré que la loi républicaine très libérale de 1889, qui instaure le droit du sol, vise en réalité à intégrer, de force s’il le faut, dans la citoyenneté française et donc dans l’Armée française, comme tous les étrangers, ces Italiens, nombreux dans le Sud-est, afin de les faire participer à l’effort collectif de défense nationale et de guerre éventuellement. Avec cet exemple on voit l’utilité de la fonction sociale de l’historien, qui est d’historiser les phénomènes sociaux pour en montrer l’évolution. Oui, il y eut beaucoup de débats sur ces difficiles questions, mais elles ont été résolues. Ainsi, en écrivant une biographie de Jean Zay, ce grand ministre du front populaire, «cet homme-république», je me suis posé la question : que voulait dire concrètement le mot République à la fin des années 1930 dans l’enseignement ? Qu’est-ce qu’une république progressiste selon le Front populaire, confrontée au pacifisme des Français, dans la montée des fascismes ? Par exemple, pour parler en classe de la paix dans les années 1930, il fallait aussi que les réalités internationales viennent confirmer le sens de ce que l’on enseignait : l’enseignement pacifiste des instituteurs, démenti par la montée du fascisme, a provoqué désenchantement et inquiétude, notamment en 1935-19361937, lorsque la réalité de l’agressivité des puissances dictatoriales démentait le sens donné aux cours. Un participant - Tout cela est passionnant, mais je m’attendais à autre chose car le sujet de la conférence était l’enseignement de l’histoire. Or vous avez parlé en fait de l’histoire de l’enseignement de l’histoire mais je ne vois pas beaucoup la trace de la recherche historique dans votre conférence. 15 Olivier Loubes - Tout ce que je dis ou presque est fondé, soit sur mes propres travaux, soit sur ceux de tous les historiens avec qui j’ai écrit (Institut français d’éducation, ENS LYON). Et pour ce soir, l’accord (car ce n’était pas un contrat) avec le GREP consistait à vous parler de l’évolution de l’enseignement primaire de l’Histoire à travers les petits Lavisse : une chose est de lire les manuels, une autre est de dire ce qui se faisait en classe, plus facile est la première car le travail porte sur le publié. Quant à moi, j’ai travaillé sur un grand nombre de cahiers d’écoliers (Musée de l’éducation, voir mon livre L’école et la patrie, histoire d’un désenchantement, 1914-1940, à partir de ma thèse de 1998). Animateur GREP - Les compléments demandés dans l’intervention du participant trouveront naturellement leur place dans le premier des 4 ateliers qui suit cette conférence pour traiter des enjeux et perspectives de l’enseignement de l’Histoire. Olivier Loubes a bien voulu accepter d’y participer. Un participant - Est-ce que ces petits Lavisse dont on débat sont un objet bien français, en d’autres termes, y-a-t-il eu dans d’autres pays des petit Lavisse ? L’Espagne, l’Angleterre, les USA, l’Italie, ou des pays à droits de l’homme menacés, (pays où j’ai vécu) : est-ce que ces diverses sociétés ont attaché comme en France autant d’importance à l’enseignement primaire de l’histoire, pour en faire presque un objet de culte ? Olivier Loubes - Répondre à cette question passionnante demande d’abord un retour à notre XIXe siècle, aussi bien dans les milieux catholiques que républicains, marqué dès Napoléon Bonaparte par la conviction que l’histoire, enseignement du passé, doit être le ciment de l’unité nationale. Avec Philippe Joutard, nous pensons que les passages d’une société monarchique à une société nationale, d’une société paysanne à une société industrielle, ont connu affrontements, ruptures, révolutions, des évènements qui ont construit une culture de conflit puissante, plus puissante par exemple qu’en Angleterre ou qu’aux Etats Unis, nés autour d’une constitution. L’Italie et l’Allemagne ne deviennent des États-nations que tardivement, et n’ont pas connu cette antériorité-là. Pour Lavisse, l’histoire est un moyen de réconciliation de la nation, ce qui nous parait paradoxal, car l’histoire est objet et même sujette aux mésestimations politiques. Quel homme ou parti politique ne puise pas dans la reconnaissance de héros consacrés ? En France, le goût pour l’histoire est beaucoup plus fort qu'ailleurs peut-être, et Philippe Joutard (il pourra en parler dans sa conférence prochaine au GREP) le voit dans la nécessité de surpasser un présent de la Révolution par une rétroprojection dans un passé unificateur. Donc en quelque sorte, l’histoire nationale fonctionne comme résolution des conflits politiques. P. Nora, avec certains de ses amis, combat beaucoup les lois mémorielles avec un argument très XIXe siècle : « les mémoires divisent, l’histoire unit ». Il est admis que la culture anglaise s’est construite à travers ses 16 constitutions, mais au-delà d’une vision irénique, l’Angleterre a aussi coupé la tête des rois, même si, depuis le XVIIe siècle, cette façon de faire est révolue. Sur les questions des manuels anglais équivalents au Lavisse, il n’en existe pas à ma connaissance. Mais, en revanche, on trouve des équivalents du « Tour de France par deux enfants ».Une étude conséquente (900 pages), portant sur une quinzaine de pays allant du Brésil à la Suède, a été menée récemment par Patrick Cabanel (Les tours des nations par les enfants, Belin éditeur 2007). Il s’agit là d’un grand livre de lecture courante sur l’histoire, roman d’initiation à la patrie et d’appropriation du collectif par le voyage initiatique, avec intégration de l’Histoire à la géographie. En somme, une très bonne mesure de la vitalité de l’histoire, quand l’Histoire s’enseigne en dehors de l’histoire. La force de l’enseignement de l’histoire, avant 1914, au moment de la nationalisation des sociétés, c’est quand la langue et l’enseignement du français deviennent le véhicule de l’Histoire. Et cela va disparaître à la fin de la guerre 14-18. Un exemple parmi cent : à l’école, dans les manuels, les modèles de rédaction se font à partir d’images historiques et patriotiques qui servent d’exemples. Avant 1914 il s’agit de gravures patriotiques comme Rouget de l’Isle lançant la Marseillaise ou Vercingétorix jetant ses armes à Jules César. On les retrouve par exemple dans le manuel Nathan de 1913. Le même manuel, en 1925, ne contient plus la gravure patriotique de Vercingétorix, remplacée par celle d’une bassecour, représentative de la vie domestique et de ses héros familiers. Une participante - Je vais poser une question peut-être iconoclaste : Loren Deutsch, cet acteur médiatisé, un peu historien autoproclamé, prétend dans un livre raconter l’Histoire en remontant depuis notre présent. Il affirme que les enfants ont besoin de l’ancrage dans le présent pour être en mesure d’appréhender le passé. Qu’en pensez-vous ? Olivier Loubes - Ce succès de librairie pose une question sur la façon d’enseigner l’histoire, sur la place à accorder au récit historique en son sein, mais ne propose pas réellement de méthode efficace en ne précisant pas sur quel présent l’histoire devrait déboucher, Et il fait référence à un passé de l’enseignement qui, tel qu’il est présenté de façon très réactionnaire, n’a pas existé. Ainsi, à son époque, Lavisse était un historien universitaire, qui vulgarisait le savoir de son temps. Or, notre savoir historique a progressé, et enseigner comme Lavisse ce n’est pas se rassurer artificiellement en redonnant comme vraies des connaissances dépassées. Un participant - En interrogeant mes quatre petits-enfants, (12-23ans), au cours d’une réunion de famille, je me suis rendu compte qu’en histoire, ils ne 17 savaient RIEN : une ignorance crasse, par rapport à nous et ceux de notre génération. De formation scientifique, sans pourtant avoir fait d’études littéraires particulières, j’ai conservé une culture, une connaissance historique, que n’ont plus les jeunes d’aujourd’hui. En poursuivant la discussion, il s’est avéré que c’est le contexte historique et non plus l’histoire elle-même qui est actuellement privilégié (En résumé, le comment de l’irruption des évènements, leur causalité ne sont pas mis en valeur), ce qui provoque le désintérêt des élèves. «De mon temps», on dévorait les livres de Michel Zévaco, et les connaissances historiques qu'on en tirait étonnaient nos professeurs, et cela a pu susciter notre intérêt pour l'Histoire. Alors, pourquoi enseigner l’histoire évènementielle serait-il un péché, aujourd’hui? Olivier Loubes - Il y a en partie la réponse dans votre question. La société française est historique avant d’aller à l’école. Avant de parler de l’école et de ce qui se passe à l’école, je vous parlerai de mon père et de son grand-père qui lisaient Michel Zévaco et qui partageaient ainsi des inspirations communes. Ces livres se transmettaient, au même titre que La Guerre des Boutons, comme des objets. Oui, la société change. Les enfants que vous avez éduqués, éduquent à leur tour les leurs. Et dans le goût français pour l’histoire intervient sans doute la lecture des romans historiques qui faisaient le plaisir de nos mères et de nos grands-mères. Ce qui se dit à l’école a été porté, soutenu par la littérature populaire ou non avant d’être enseigné. Les revues comme « Historia » que lisait ma grand-mère, ou les livres de Michel Zévaco, contribuaient, dans des registres différents, à ce gout français pour l’histoire. Ce « mix » intergénérationnel subsiste-t-il ? Où en est la lecture des romans historiques ? et plus largement des ouvrages et revues d’histoire ? Dans les années 1960-1970, mon père était postier, et le syndicalisme, porteur de socialité par la formation, l’accès aux connaissances et le recours aux encyclopédies historiques constituait, comme le sport, comme l’appartenance à un parti, le cadre favorisant une culture historique. Ce ne sont pas les deux heures et demie hebdomadaires en classe de sixième qui pourraient égaler cette imprégnation. Pour revenir à votre cas, il se trouve qu’en primaire vos petits-enfants ont probablement fait plus d’histoire que vos enfants ; ceux-ci appartiennent à la génération dite d’éveil, où l’on privilégiait les « fondamentaux » au détriment du reste, dont l’histoire. Mais la question de l’apprentissage précoce de l’histoire est une très vieille question qui se pose depuis la Révolution française (Volney). A quoi bon enseigner l’histoire à des 12-13 ans qui ne possèdent pas encore les compétences de se repérer dans le temps ? Le 7 novembre 2013 18 Olivier Loubes est Professeur d’histoire en classes préparatoires au Lycée Saint-Sernin de Toulouse. Spécialiste de l'histoire des représentations et de l'imaginaire politique, il a soutenu en 1999 une thèse sur « L'école et la patrie en France dans le premier vingtième siècle ». Il a orienté ses travaux de recherches sur la compréhension des liens entre la société française et l'enseignement, sur l'école et le patriotisme, sur l'interdiction des signes dans le champ scolaire, et, à l'échelle humaine, sur l'incarnation du pacifisme des instituteurs, ainsi que sur l'étude de la place de Jean Zay dans le tournant de démocratisation et de crise nationale des années 1930. Bibliographie Olivier Loubes est l'auteur de Jean Zay, l’oublié de la République (Armand Colin, 2012) L'école et la patrie. Histoire d'un désenchantement 1914-1940, (Belin, 2001), L’école et la nation, (ens éditions, Lyon, 2013) Il est l'auteur de nombreux articles dans des revues d'histoire, dont : Ernest Lavisse, « l’instituteur national », in « 1500 ans d’histoire de France », Les collections de L’histoire, n° 44, juillet 2009, p 56-62. L'étrange défaite de la patrie à l'école primaire en France entre 1918 et 1940 (revue Historiens et Géographes, n°398) L'interdiction des propagandes politiques et confessionnelles dans les établissements scolaires, (revue Vingtième siècle, n°81, janvier-mars 2004) A contre histoire. Gaston Clémendot, instituteur pacifiste 1904-1952, (revue Histoire@politique, n°3, 2007) …et il nous recommande les lectures suivantes : Ernest Lavisse, Questions d’enseignement national, Colin, 1885 Ernest Lavisse, Souvenirs, Calmann-Lévy [1912], 1988 (préface de Jacques et Mona Ozouf) Emile Durkheim, Ernest Lavisse, Lettres à tous les Français, Colin, [1916], 1992. (préface de Michel Maffesoli) Pierre Nora, « Lavisse, instituteur national. Le « Petit Lavisse », évangile de la République », Les Lieux de mémoire, t I La République, Gallimard, [1984], 1997, p 239-275. 19