Jean-Paul II et la vie consacrée

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Jean-Paul II et la vie consacrée
Vies consacrées, 83 (2011-3), 169-181
Jean-Paul II et la vie consacrée 1
On m’a demandé de parcourir avec les lecteurs quelques-uns
des traits essentiels de la contribution apportée à la vie consacrée
par le bienheureux Jean-Paul II — une contribution faite de
gestes, d’interventions et d’enseignements variés. Je me limiterai
à tracer ici les lignes générales qui se dégagent de l’ensemble de
son pontificat2.
La vie religieuse
Le nombre des religieux et religieuses a connu un développement extraordinaire durant la première moitié du dix-neuvième
siècle. Éducation, santé, mission, culture, théologie, tels étaient
les domaines où la vie religieuse était représentée en grand
nombre, mais aussi, estimée, recherchée, considérée comme
indispensable. Durant le Concile Vatican II, ses théologiens ont
été des acteurs de premier plan et la vie religieuse a eu l’honneur
d’un chapitre à part dans la constitution dogmatique sur l’Église
Lumen Gentium.
Mais le gel hivernal a pris la suite de ce printemps conciliaire.
Au cours de la décennie qui va de 1965 à 1975, les instituts les plus
fournis allaient perdre un tiers de leurs effectifs. Le renouveau
espéré a coïncidé avec mai 68, caractérisé par l’affirmation radicale de la liberté du sujet, ce qui a mis en difficulté les institutions
fonctionnant sur la base de l’obéissance. Durant la même période,
les œuvres traditionnelles commencèrent à affronter la concurrence des intervenants civils, toujours plus présents dans les
domaines de l’éducation, de l’assistance et de la santé. D’où la
préoccupation de ne pas se laisser dépasser par les événements
1. Cet article que nous a offert l’auteur a d’abord été publié en italien dans la revue
Testimoni 2011-8, pp. 22-28. Traduction et adaptation par les soins de notre rédaction.
2. Pour de plus amples considérations, je renvoie à la revue Sequela Christi 2005-1,
ainsi qu’à mon ouvrage, Tempo di prova e di speranza, Ancora, 2006.
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et la course en vue d’un renouvellement, surtout orienté vers le
social et le politique.
Il était inévitable que l’ouverture au monde tant désirée forçât
à l’acquisition de la dimension laïque ou séculière de diverses
compétences, introduisant dans le monde de la vie religieuse des
éléments qui réclamaient de nouveaux équilibres entre sciences
humaines et spiritualité, respect de la personne et recherche de
la volonté de Dieu, avec le danger de la fuite en avant ou des
coups de frein brutaux. Il convient de citer ici le courageux document «∞∞Religieux et promotion humaine∞∞»3 de l’inoubliable cardinal E. Pironio, qui allait à la rencontre des mouvements positifs
du moment, tout en offrant des critères utiles au discernement.
Le vent venu de l’Est
L’arrivée du «∞∞nouveau Pape polonais∞∞», en octobre 1978, n’a
pas été seulement perçue comme un vent venu de l’Est, mais
comme un authentique et véritable cyclone, tellement différent
des brises délicates insufflées par Paul VI. Un homme jeune, en
pleine force de l’âge, nous venait du monde slave, ce carrefour de
l’Orient et de l’Occident. Pour celui qui regarde depuis l’Orient,
l’Occident peut être considéré comme malade du rationalisme,
trop attentif à l’histoire, trop lié à ce qui est contingent, au hic et
nunc, peu contemplatif, donc très influençable et sujet à devenir
la proie du moment présent. Le nouveau Pape se situait, de par
sa position géographique et sa formation, entre le lumen occidental et le numen oriental, entre rationalité et mystère. Il apparut de suite clairement que l’objectif du nouveau pontificat était
double∞∞: récupérer l’identité chrétienne et rendre le courage de
la mission.
Les disputes passionnées et les interminables discussions au
sujet du rapport entre Église et monde, les révisions, les réaménagements divers, bien compréhensibles dans une période de
transition comme celle de l’après Concile, avaient rendu moins
assuré le sens de l’être chrétien et catholique∞∞; le courage missionnaire et la nécessité de la mission semblaient donc diminués.
3. Document de la S.C.R.I.S., 12 août 1980.
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Jean-Paul II et la vie consacrée
Pour l’évêque de Cracovie, trempé par la confrontation au communisme, familier des positions claires, il était évident que le
premier devoir d’un Pape était de supprimer les incertitudes et
de rendre à tous la fierté d’être chrétien. De plus, si jusqu’alors
on s’était interrogé sur «∞∞l’homme d’aujourd’hui∞∞», sur l’homme
«∞∞situé∞∞» dans le monde séculier ou dans le monde des injustices
sociales, le moment n’était-il pas venu de s’interroger également
sur «∞∞l’homme∞∞» tout court, l’homme éternel, sur l’homo absconditus, avec ses caractéristiques inaliénables et éternelles∞∞? Il conviendrait de se rappeler surtout que cet homme est à racheter, que
même l’homme de bonne volonté a besoin de rédemption et que
ce besoin est le plus profond.
La première encyclique de Jean-Paul II, Redemptor hominis
(1979), donne le ton, avant beaucoup d’autres qui évoquent
explicitement, dès le titre, le thème de la rédemption∞∞: Redemptoris Mater, Redemptoris missio, Redemptoris Custos… Le premier
document à l’adresse explicite de la vie consacrée se place dans
la même perspective∞∞: il s’agit de l’exhortation apostolique
Redemptionis donum (25 mars 1984).
La vie consacrée y est présentée comme une alliance d’amour,
vécue avec le Père, dans le Christ Époux mystique, dans la force
de l’Esprit Saint, permettant au religieux d’entrer totalement
dans le mystère complexe de la mort du Rédempteur et de sa
vie nouvelle, pour le bien de toute l’Eglise et celui du monde
entier. C’est un document aux contenus (théologique et spirituel) denses, qui semble voler haut, au dessus des situations
contingentes, comme pour rappeler l’importance de ce qui est
essentiel et à quoi on ne peut renoncer dans la vie consacrée,
laquelle est au service non pas d’un projet humain, mais du
don de la Rédemption qu’il faut accueillir. Le Pape invite aussi
à porter davantage l’attention sur le don que sur la tâche, sur
Celui qui donne plus que sur celui qui reçoit, sur le Christ avant
l’homme.
La vie consacrée est appelée ici à se soucier de sa propre identité christocentrique, de l’intériorité qui permet de la retrouver,
même si elle ne l’épuise pas, de ce qui peut la rendre solide
et capable d’affronter tous les autres défis posés par la société
­sécularisée.
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Retrouver son identité
Certains ont vu dans ce rappel un parallèle avec le changement
culturel en train de s’opérer dans la société, c’est-à-dire le «∞∞reflux∞∞»
des années 80. Après deux décennies «∞∞extraverties∞∞» d’attention
portée au social et au politique, caractérisées par la prédominance du public sur le privé, des problèmes structurels sur les
problèmes personnels, commence une période «∞∞introvertie∞∞» de
«∞∞retour à la maison∞∞», d’attention aux problèmes de l’individu.
Cette invitation, de la part du Pape, à retrouver l’identité, n’a
toutefois pas pour but de favoriser l’individualisme, mais de rendre
une base solide à la mission. Après avoir été attentif aux questions
concernant l’aggiornamento, les œuvres et la culture, les rapports
avec l’Église locale, l’introduction de la théologie du charisme, le
nouveau Pape resitue le thème de la consécration en tant que
pierre solide sur laquelle construire l’édifice de la vie consacrée.
En 1983, il envoie aux évêques américains une lettre demandant un engagement particulier en matière d’animation de la vie
religieuse aux États-Unis. Il approuve également un document
préparé par le dicastère en charge de la vie consacrée contenant
les Éléments essentiels de l’enseignement de l’Église à propos de la
vie religieuse4, dans lequel se retrouvent quelques assertions
importantes. La première désigne comme élément de base de la
vie religieuse la consécration, entendue surtout comme une
action de la part de Dieu («∞∞la consécration est une action divine∞∞»)
et ensuite, comme une réponse de l’homme qui se consacre à
Dieu en lui faisant le don total de lui-même. Ensuite, une telle
consécration est dite «∞∞nouvelle et particulière∞∞» par rapport à
celle du baptême. Et enfin, cette consécration nouvelle et particulière s’opère en vue de la mission. Le nouveau Code de droit
canonique de 1983 lui-même contribue à placer au premier plan
de la vie religieuse la réalité de la consécration entendue comme
initiative divine et comme réponse totale de l’homme. Dans
cette théologie, on se préoccupe d’affirmer que la vie religieuse
n’existe pas d’abord en vue de faire quelque chose, mais en vue
d’appartenir à Quelqu’un. Au départ de la vie religieuse, il ne
4. Texte de la S.C.R.I.S. «∞∞Essential Elements∞∞», 31 mai 1983.
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Jean-Paul II et la vie consacrée
s’agit pas tant d’un projet à réaliser que d’aimer et servir le
­Seigneur. Cette approche très théologale ne peut se comprendre
et se réaliser que par l’amour sponsal qui lie la personne consacrée au Christ.
Le thème de l’amour sponsal revient fréquemment dans les
interventions du Pape Wojtyla, du fait de sa puissante valeur
ecclésiologique et mariale. C’est dans la vie religieuse que l’Église
déploie au mieux sa dimension sponsale, à l’exemple de Marie,
toute donnée à son Seigneur. Il suffit de penser au numéro 34 de
l’exhortation postsynodale Vita Consecrata où la vie religieuse
est présentée comme une image de l’Église épouse, et même au
dernier document de Jean-Paul II, le message envoyé au Congrès
International de la Vie Consacrée, le 26 novembre 2004, où la sponsalité est évoquée comme une invitation «∞∞à aimer l’Amour∞∞».
Nous nous retrouvons ainsi en présence d’une théologie qui
requiert une certaine «∞∞expérience mystique∞∞», qui présuppose
de ressentir et saisir le lien particulier avec le mystère du Christ,
comme une donnée prioritaire par rapport à tout le reste, tout
nécessaire qu’il soit. C’est un discours qui résonne «∞∞durement∞∞»
aux oreilles de personnes habituées depuis longtemps à d’autres
langages culturels et théologiques, et probablement préoccupées
par une sorte de déshistoricisation de la vie religieuse.
C’est un supplément de mystère que le Pape de l’Est veut
insuffler ou rappeler dans cette vie religieuse occidentale super
active. Il trahit ici quelque chose de sa richesse intérieure, de son
amour passionné pour le Christ, de sa foi inébranlable en lui et
en son action, ce qui se laissait déjà deviner dans son exhortation
initiale∞∞: «∞∞N’ayez pas peur du Christ∞∞», et qu’il ne cessera jamais
de présenter et réaffirmer durant son long pontificat. En même
temps, Jean-Paul II exprimait ainsi quelque chose de sa compréhension profonde de la dimension mariale de l’Église et de sa
propre expérience spirituelle (Totus tuus), dimension qu’il considérera comme coessentielle à celle du ministère pétrinien.
Dans le processus de la mondialisation
Le «∞∞nouveau Pape∞∞» avait hérité d’une Église riche en ferments et en problèmes, et caractérisée par un processus accéléré
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Pier Giordano Cabra, f.n.
d’internationalisation, tant géographique que culturelle, proces­
sus qui concernait particulièrement la vie consacrée. Les instituts
religieux commençaient à souffrir de la raréfaction des vocations
dans l’hémisphère nord, tandis qu’ils voyaient fleurir les provinces du sud de la planète, avec, en conséquence, l’émergence
de problèmes touchant au fait de vivre ensemble dans un même
institut ou une communauté singulière, la difficulté d’inculturer
le charisme dans des contextes différents, la nécessité de maintenir l’unité de l’institut sans imposer une uniformité, impossible et d’ailleurs non souhaitable. Le Pape connaissait bien la
situation du fait de ses fréquents voyages et de ses nombreux
entretiens avec les supérieurs généraux ou les responsables des
unions de religieux et religieuses des divers continents. Les difficultés éprouvées par un gouvernement centralisé dans une
situation de pluralisme culturel touchaient autant l’Église dans
son ensemble que les instituts, neufs ou anciens.
Tout particulièrement après le Synode spécial de 1985 convoqué pour célébrer les vingt ans du Concile, il a indiqué, dans
l’optique théologique de l’Église considérée comme communion, la route menant à résoudre les difficultés suscitées par
l’intense renouveau communautaire entrepris par la vie religieuse à partir du Concile. Un renouveau promu par un authentique esprit évangélique de fraternité, mais aussi par un certain
esprit de revendication en vue d’une plus grande autonomie
personnelle.
C’est dans ce climat de «∞∞communion∞∞» que naît le document
sur la Vie fraternelle en communauté, daté de 1994, accueilli assez
favorablement, parce qu’il prenait en compte les divers contextes
culturels dans lesquels les communautés vivent concrètement,
parce qu’il cherchait à combiner pluralité et unité grâce à l’apport décisif de la fraternité, parce qu’il recommandait l’usage
des moyens théologico-ascétiques autant qu’anthropologiques,
et parce que, enfin, il opérait un discernement clair et respectueux des nouvelles expériences communautaires menées dans
les diverses parties du monde. Ce document fut utilisé aussi en
dehors de la vie consacrée, pour favoriser la conscience de la
fraternité, en tant que prémices de l’avènement du Royaume de
Dieu sur la terre.
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Des moments difficiles
Le Pape Wojtyla estimait la vie religieuse et en avait une
conception élevée. C’est ainsi qu’il l’a suivie avec affection et la
responsabilité de celui qui était conscient du devoir qui lui
incombait, une tâche qu’il considérait comme prioritaire, de
confirmer ses frères dans la foi (confirma fratres tuos, Luc 22, 31).
Il a respecté et défendu l’autonomie interne des instituts, même
quand certaines voix s’élevaient pour la limiter. Pendant les
moments durant lesquels les exigences des Églises locales exerçaient une pression en vue d’un engagement plus «∞∞paroissial∞∞»
de la vie consacrée, il a rappelé à tous, évêques et religieux, que
le meilleur service que la vie religieuse pouvait rendre à l’Église
locale était la fidélité à son charisme propre, comme, au cours
de son premier voyage au Brésil, dans le mémorable discours
prononcé à Sao Paulo. Il n’est pas difficile d’imaginer que, dans
une période de généreux élans innovateurs et de recherche de
solutions nouvelles, il n’y ait pas eu que des moments idylliques
entre la vie consacrée et le Pape Jean-Paul II.
Le moment le plus difficile fut sans doute vécu en Amérique
Latine, lors de la suspension de la présidence de la CLAR,
l’influente Conférence des Religieux d’Amérique Latine. L’Église
d’Amérique Latine avait marqué à Medellin, en 1968, son option
préférentielle pour les pauvres, en soutenant une vivante théologie de la libération, qui avait comme protagonistes des religieux, tant au niveau de la réflexion théologique que de l’engagement concret, et souvent héroïque, au service des pauvres.
Le Pape, sensible comme il l’était à la souffrance des pauvres,
a plusieurs fois affirmé que «∞∞nous avons besoin de la théologie
de la libération∞∞». Cependant, pour avoir fait lui-même l’expérience de ses conséquences néfastes, il se méfiait de l’idéologie
marxiste qui était à la base de certains courants. Cette «∞∞sympathie critique∞∞» généra toute une série d’incompréhensions qui
ont mené à considérer Rome comme l’ennemie des luttes en
faveur de la libération des pauvres. Une fois passée l’acuité de la
crise, on a admiré la profondeur de perspective du Pape venu du
communisme et certains théologiens de ce courant se sont mis
à repenser critiquement l’un ou l’autre aspect de cette théologie.
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Pier Giordano Cabra, f.n.
Elle avait besoin d’être revitalisée dans un contexte individualiste qui endormait la conscience des croyants autant que des
non-croyants, les rendant insensibles aux souffrances d’autrui.
L’autre situation qui a retenu l’attention de la presse et de l’opinion publique fut ce qu’on a appelé la «∞∞mise sous tutelle∞∞» de la
Compagnie de Jésus, considérée comme une ingérence dans les
affaires internes d’un des instituts les plus fidèles au Saint-Siège.
L’intervention fut décidée, au-delà des préoccupations suscitées
par une orientation entendue comme parfois peu conforme aux
directives pontificales, en raison du système institutionnel même
de la Compagnie. En effet, ses Constitutions ne prévoient pas la
figure d’un vicaire général en tant que figure stable. Ce vicaire est
nommé quand la nécessité se présente par le préposé général,
lorsque, par exemple, il s’absente de Rome ou fait l’objet d’un
quelconque autre empêchement. Ici, la situation était telle que le
P. Arrupe, du fait de ses problèmes de santé, n’était pas en mesure
de nommer un vicaire en toute liberté et conscience. C’est ainsi
que le Saint-Siège est intervenu. Il faut tenir compte du fait que
le Pape est le supérieur interne de la Compagnie, et non pas
un supérieur suprême extérieur, comme dans le cas des autres
instituts religieux. Le préposé général n’est en effet, selon le droit
particulier de la Compagnie, que le délégué du pape.
Le Synode sur la vie consacrée
L’acte le plus important du magistère de notre pontife s’est produit lors de la convocation du Synode sur la vie consacrée, célébré
en octobre 1994, dont il a tiré son exhortation apostolique, Vita
Consecrata, en 1996, où il répondait clairement à des questions
encore débattues, offrant ainsi comme une petite somme théologique, spirituelle et pastorale à la vie consacrée et à l’Église5.
Avant tout, il est clair que, malgré quelques interventions pessimistes ou culpabilisantes entendues au sein de l’assemblée synodale, le pontife montre qu’il a bien saisi le labeur représenté par le
difficile renouveau et confirme sa confiance en la vie consacrée, du
fait de son importance pour la vie et la vitalité de l’Église. Il se dit
5. Le Père G. Cabra était l’un des experts de ce Synode (N.D.L.R.).
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Jean-Paul II et la vie consacrée
préoccupé non pas tellement par le déclin numérique de la vie
consacrée, mais bien par son déclin spirituel. L’histoire de l’Église
témoigne pourtant de l’alternance entre hauts et bas des diverses
formes de vie consacrée, mais tout autant, de sa surprenante vitalité créatrice en matière de nouvelles formes. Le Pontifie indique
que le chemin le plus sûr en vue d’un service rendu au monde
dans l’Église réside dans une fidélité dynamique au charisme.
Au point de vue théologique, il relie la vie consacrée au «∞∞christocentrisme trinitaire∞∞», à un rapport particulier avec la Trinité,
récupérant de cette manière d’autres catégories mises en valeur
durant l’après Concile∞∞: la consécration est l’œuvre du Père qui se
réserve une personne, l’envoie à la suite du Christ dans un projet
charismatique qui est le fruit de l’Esprit Saint, à savoir un institut
approuvé par l’Église. Le Pape répond en outre aux questions
posées par le synode quant au rapport existant entre consécration baptismale et consécration religieuse, et quant aux trois états
de vie, questions qui divisaient les théologiens, au sein comme
au dehors de la vie consacrée, au sein comme au dehors de l’aula
synodale.
Sur la question de la consécration, il reprend l’enseignement
fondamental∞∞: la consécration religieuse est une consécration
«∞∞nouvelle et particulière∞∞» parce qu’elle présuppose une vocation nouvelle et particulière. Tous ne sont pas, en effet, appelés
à vivre le célibat ou sous le régime de l’obéissance à un supérieur.
Quant aux états de vie, il affirme que la forme de vie de ceux
qui professent les conseils évangéliques est, avec l’état des laïcs
et des clercs, constitutif de l’Église, parce qu’elle a été inaugurée
par le Christ. «∞∞La vie consacrée constitue en vérité une mémoire
vivante du mode d’existence et d’action de Jésus comme Verbe
incarné, par rapport à son Père et à ses frères. Elle est tradition
vivante de la vie et du message du Sauveur∞∞» (VC 226). S’ensuit un
développement théologique plus élaboré de la part du magistère
en regard du rapport entre les trois états de vie, qui tient compte
des deux synodes précédents, dédiés à l’ordre sacré et aux laïcs.
La mission de la vie consacrée ne se limite pas à une action, mais
résume toute sa réalité. En fait, elle est constituée des trois
6. Traduction française officielle (N.D.L.R.).
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Pier Giordano Cabra, f.n.
dimensions de la vie consacrée∞∞: en premier lieu, elle doit représenter la forme de vie vécue par le Christ, chaste, pauvre et obéissant∞∞; en deuxième lieu, elle doit offrir des communautés modèles
en matière de fraternité, et, en troisième lieu, elle doit poursuivre
sa mission spécifique dans une fidélité créatrice au charisme
propre. Voilà définie la spécificité de la vie consacrée, en regard
des autres états de vie et des instituts entre eux.
Dans cet important document, les intuitions spirituelles et
les réflexions théologiques, mûries au long de siècles, souvent
par le biais de paroles des fondateurs eux-mêmes ou de grandes
figures spirituelles religieuses, tant masculines que féminines,
sont mises au service de la vie consacrée aujourd’hui. La réflexion
sur les conseils évangéliques est d’importance. Ils sont présentés
autant sous leur aspect trinitaire (en tant que réponse au Père,
dans la force de l’Esprit, à la suite du Christ) que sous leur aspect
anthropologique (en tant que réponse «∞∞thérapeutique∞∞» aux trois
révolutions culturelles et morales de notre époque∞∞: sexuelle,
économique et individualiste). Il convient de remarquer que c’est
ce fondement trinitaire qui permet de garantir à la vie consacrée
un fondement théologal stable, et en même temps, qui permet
son insertion dans l’histoire, au travers de sa dimension charismatique, qui actualise de manières diverses les différents aspects
du mystère du Christ, au sein de la mutation des besoins de
l’Église au cours des âges.
La journée de la vie consacrée
Pour démontrer l’importance qu’il lui attribue, Jean-Paul II
décide en 1997 de célébrer de par le monde, tous les 2 février,
la journée de la vie consacrée. A cette date, l’antique fête de la présentation de Jésus au Temple et de la purification de Marie fournissait dans la tradition romaine l’occasion d’un rendez-vous avec
le successeur de Pierre, dans le but de lui exprimer le lien particulier d’obéissance et de dévotion au Christ et à l’Église. A SaintPierre, les diverses «∞∞corporations ecclésiastiques romaines∞∞» et
institutions religieuses se rassemblaient pour représenter tout le
peuple de Dieu et offrir au pape des cierges qu’il attribuait ensuite
à des «∞∞personnes ou lieux∞∞», en particulier à des communautés
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Jean-Paul II et la vie consacrée
religieuses, des sanctuaires et des monastères de vie contemplative. Cette rencontre offrait l’opportunité d’approfondir, à la
lumière du mystère célébré dans la liturgie et du symbolisme du
cierge, la vie de l’Église, la vocation chrétienne en tant que vocation à s’offrir au Christ et à ses frères, qui plonge ses racines dans
le sacrifice de la Croix, et les vocations à des consécrations particulières∞∞: «∞∞Ce que veut signifier le cierge, c’est le sacrifice de soi, la
lumière pour les autres. Un témoignage dévorant∞∞»7.
Il vaut la peine de rapporter ici un passage assez éloquent du
document d’indiction promulgué par Jean-Paul II∞∞:
Cette journée a aussi pour but de promouvoir la connaissance
et l’estime pour la vie consacrée de la part du peuple de Dieu tout
entier. Ainsi que l’a souligné le Concile (Cf. Lumen Gentium, 44) et
que j’ai moi-même eu l’occasion de le rappeler dans l’exhortation
apostolique citée, la vie consacrée imite de plus près et représente
continuellement dans l’Église … la forme de vie que Jésus, premier
consacré et premier missionnaire du Père pour son Royaume, a
embrassée et proposée aux disciples qui le suivaient (VC, 22). Elle est
donc la mémoire spéciale et vivante de son être de Fils qui fait du
Père son unique amour — c’est sa virginité —, qui, en lui, trouve sa
seule richesse — voilà sa pauvreté —, et a dans la volonté du Père
l’aliment dont il se nourrit (Cf. Jn 4, 34) — voilà son obéissance. Cette
forme de vie, embrassée par le Christ, et rendue particulièrement
présente par les personnes consacrées, est de grande importance
pour l’Église, appelée, en chacun de ses membres, à vivre la même
tension vers le tout de Dieu, en suivant le Christ dans la lumière et
la puissance de l’Esprit Saint. La vie de consécration particulière,
dans ses multiples expressions, est ainsi au service de la consécration baptismale de tous les fidèles. En contemplant la vie consacrée,
l’Église contemple son intime vocation d’appartenance à son unique
Seigneur, désireuse de paraître à ses yeux «∞∞sans tache, ni ride, ni
rien de semblable, mais sainte et immaculée∞∞» (Éph 5, 27).
Un amour déçu∞∞?
Selon certaines interprétations courantes, Jean-Paul II,
confronté au déclin numérique et missionnaire de la vie
7. S. Bisignano, in Sequela Christi.
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Pier Giordano Cabra, f.n.
consacrée en Occident, aurait opté de préférence pour les
­mouvements ecclésiaux, réservoirs d’énergie apostolique et
missionnaire. Les mouvements laïcs auraient mieux répondu à
ses préoccupations d’évangélisateur, du fait de la fraîcheur de
leur enthousiasme, des modalités d’une présence plus apte à
s’insérer dans une société sécularisée, et de leur adhésion plus
certaine au magistère. Peut-être est-ce vrai pour une part, du
moins en Occident, puisque dans d’autres régions du monde, la
vie consacrée manifeste une remarquable vitalité, tant au point
de vue du nombre que de la mission. La vie consacrée devrait se
réjouir de voir naître et se développer de nouvelles possibilités
de formation des laïcs et d’engagement dans la mission, en souhaitant qu’elles résistent à l’usure du temps. L’Esprit Saint est en
fait «∞∞Esprit Créateur∞∞», et peut-être que le troisième millénaire
sera celui des laïcs. On pourrait même imaginer l’hypothèse d’un
futur dans lequel les activités liées à l’éducation, l’assistance, la
santé, qui requièrent une compétence particulière de la part des
laïcs, deviendraient des champs privilégiés pour le travail des
mouvements ecclésiaux et des laïcs engagés.
Toutefois, pour l’Église et pour la vie consacrée, tant active
que contemplative, les affirmations du Pape dans son exhortation apostolique conservent leur validité∞∞: «∞∞L’Église a toujours vu
dans la profession des conseils évangéliques une voie privilégiée
vers la sainteté∞∞» (VC, 35). En ce sens, au sujet de la signification
de la sainteté dans l’Église, «∞∞il faut reconnaître que la vie consacrée se situe objectivement à un niveau d’excellence, car elle reflète
la manière même dont le Christ a vécu. C’est pourquoi il y a en
elle une manifestation particulièrement riche des biens évan­
géliques et une mise en œuvre plus complète de la finalité de
l’Église, qui est la sanctification de l’humanité∞∞» (VC 32).
De telles paroles qui reconnaissent la très haute valeur de la
vie consacrée peuvent être considérées comme le témoignage
le plus solide de l’estime et des attentes de Jean-Paul II. Cet enseignement pourra être accueilli par les autres chrétiens dans la
mesure où les personnes consacrées montreront que leur vie est
mue par le désir d’une tension visant à les conformer au Christ,
même à travers la fragilité de la condition humaine, et dans
la fidélité créatrice à leur charisme, présenté à nouveaux frais
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Jean-Paul II et la vie consacrée
aujourd’hui, grâce à un discernement laborieux et confiant.
C’est la meilleure manière de ne pas décevoir ceux qui, comme
le Pape Wojtyla, ont estimé et aimé la vie consacrée.
Participer à la fête de l’Église
Les consacrés et les consacrées participent à la béatification
du serviteur de Dieu Jean-Paul II, en méditant avec reconnaissance ses paroles, en s’engageant à leur faire honneur, en parcourant avec une fidélité joyeuse ce «∞∞chemin privilégié vers
la sainteté∞∞», en se laissant inspirer par l’exemple d’homme de
Dieu qu’il a donné, «∞∞fort dans la foi∞∞», engagé corps et âme dans
sa mission, intrépide dans son témoignage d’amour du Christ et
pour le Christ, qui puisait sa lumière et sa force dans la prière.
Mais aussi d’un homme qui rend crédible et digne de confiance
la vie chrétienne pour avoir pu vivre dans une sereine dignité les
succès et les épreuves, les joies et les douleurs de la vie.
Demain est dans les mains de Dieu. A nous, consacrés, il
revient de vivre aujourd’hui, dans une dignité sereine, la vie à
laquelle nous avons été appelés, dans la conviction qu’il n’y a rien
de meilleur que le Christ et de le suivre de plus près, parce que
l’Église aura toujours besoin de ceux qui se souviennent qu’il
ne faut «∞∞rien préférer à l’amour du Christ∞∞», Rédempteur de
l’homme, et qui suggèrent, par leur vie et leurs paroles, qu’il est
beau de correspondre au «∞∞don de la Rédemption∞∞».
- Pier Giordano Cabra, f.n.
Via Piamarta, 6
I-25100 Brescia
C’est dans la joie de la récente béatification de Jean-Paul II que ces pages
veulent faire mémoire de sa contribution à la vie consacrée. On remarquera
que l’auteur, particulièrement accrédité dans ce domaine, recense les textes
et les événements principaux du pontificat, non sans indiquer des accents
particuliers que la reconnaissance n’empêchera pas de méditer encore.
a
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