Le monstre est toujours vivant

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Le monstre est toujours vivant
Le monstre est toujours vivant
Frère indigne du tueur en série, le psychokiller, dont Halloween de John Carpenter lança la
mode en 1978, avait depuis longtemps été relégué dans le royaume obscur des productions
directement destinées au marché de la vidéo, lorsqu'en 1997, le succès inattendu de Scream
de Wes Craven le remit au goût du jour.
On aurait tort cependant de croire que la réussite tant artistique que commerciale de Scream a
apporté un sang frais à un sous-genre - le film de psychokiller ou, mieux, film slasher - devenu
exsangue à force de répéter inlassablement la même recette, et ce malgré des tentatives éparses,
parfois fructueuses (l'introduction d'une composante explicitement fantastique avec le personnage de
Freddy Krueger, créé en 1985 par Craven lui-même), mais souvent désespérées, visant à le remettre
sur pied. Depuis lors en effet, pour un Scream 2 (1998) et un Halloween 20 ans après (1998) de
facture moyenne, il a fallu supporter les pitoyables Souviens-toi... l'été dernier 1 et 2 (1997 et 1998)
ainsi que le très décevant Urban legend (1999).
Soit une petite communauté tranquille, Haddonfield dans Halloween (1978), Woodsboro dans Scream.
Soit également un tueur psychopathe, garçon (en général) boucher plutôt qu'artiste, qui vient
perturber l'ordre établi en massacrant à tour de bras et à coups de couteau des adolescents en
apparence aussi innocents que stupides. Tel est l'horizon apparemment immuable du film slasher.
Dans un court entretien accordé au magazine américain Fangoria, Kevin Williamson, le scénariste de
Scream, a mis l'accent sur le rôle primordial tenu par Halloween dans la gestation de son script,
affirmant que le film de Carpenter lui avait servi de " catalyseur " . Une analyse détaillée permet
cependant de mettre en évidence que le film de Craven se présente davantage comme une réécriture
du slasher que comme un simple hommage opportuniste. Car si plusieurs stratégies transtextuelles
sont déployées pour parvenir à cette réactivation générique, sans aucun doute influencée par la
vogue des films de tueurs en série, c'est surtout grâce à une nouvelle caractérisation du personnage
monstrueux que Scream atteint son but.
Le masque est la partie du corps du tueur psychopathe qui attire en premier lieu le regard, celui du
spectateur comme celui de la future victime. Souvent de couleur blanche, pâle de toute manière, il se
détache nettement sur un corps qui est, lui, d'ordinaire vêtu de couleur sombre et rendu anonyme par
la coupe ample d'un vêtement (Scream) ou par son caractère fonctionnel (la combinaison de travail de
Michael Myers dans Halloween). Il agit par conséquent comme une force centripète qui concentre en
un point unique de son apparence physique toute la personnalité de celui qui le porte.
Lorsque Jean-Pierre Vernant s'attache à étudier le masque de Gorgô, présent dans les temples grecs
au début du VII° siècle avant J.-C., il dégage le caractère monstrueux de la face de la Gorgone qui,
parce qu'elle joue d'un effet de distorsion, " se présente moins comme un visage que comme une
grimace. Dans le bouleversement des traits qui composent la figure humaine, elle exprime, par un
effet d'inquiétante étrangeté, un monstrueux qui oscille entre deux pôles : l'horreur du terrifiant, le
risible du grotesque. " . Or, cette bipolarité, cette oscillation entre le rire et la peur, le masque
d'Halloween choisi par Michael Myers l'ignore totalement. Sa principale caractéristique réside en effet
dans son inexpressivité, laquelle est renforcée par sa rigidité corporelle. Son masque enlève tout trait
distinctif de sa figure, nie sa personnalité. Michael fait naître la peur, mais le port d'un masque
l'empêche de réagir de manière adéquate à un stimulus extérieur. Son incapacité à éprouver le
moindre sentiment, à réagir physiquement à la terreur qu'il inspire, l'indifférence dont jamais il ne se
départit rendent encore plus insoutenables les meurtres qu'il commet et la douleur qui s'épanouit en
réponse sur le visage de ses victimes.
Dans Scream, le psychokiller arbore au contraire un masque très expressif, que Wes Craven prétend
avoir choisi pour son " aspect bizarre, coulant, cette mollesse si particulière " . Par sa forme et par ses
orbites vides, il ne peut manquer d'évoquer une tête de mort, tandis que le masque de Michael Myers
offre une image de la mort uniquement parce que les traits qu'il reproduit frappent par leur manque
d'expression et leur étrange fixité . Ses yeux en forme d'accent circonflexe à l'envers sont
asymétriques, tout comme le reste du visage. Sa bouche grande ouverte, allongée, légèrement tordue
vers la droite rappelle " Le Cri " d'Edvard Munch, tableau avec lequel il partage l'expression d'une
certaine angoisse existentielle. La béance ainsi inscrite dans le visage achève d'en " bouleverser " les
traits. Le masque de Michael gardait grâce à sa fixité même l'aspect d'un visage humain, la bouche
déformée de celui du tueur de Scream le transforme en face de monstre, car, comme le note Charles
Grivel, " la monstruosité arrive au corps de l'homme ; elle arrive au visage de ce corps, elle s'installe à
la bouche " . De plus, cette cavité buccale démesurément ouverte induit dans l'esprit du spectateur
une dimension sonore, au demeurant totalement absente de la bouche close de Michael. Enfin, cette
bouche distendue figure aussi parmi les caractéristiques du masque de Gorgô telles que les énumère
Vernant, qui souligne d'ailleurs à ce propos, " sur le double registre visuel et sonore, les liens du
masque de Gorgô avec la mimique faciale du combattant en proie à la frénésie guerrière " . Et de
préciser aussitôt que " ce cri inhumain, c'est celui qu'outre-tombe font entendre les morts dans l'Hadès
".
De la même façon que les regards de ses victimes ne trouvent pas de réponse dans ses orbites vides,
le tueur de Scream n'oppose à leurs cris répétés que quelques grognements à peine audibles.
Pourtant, s'il possède les capacités physiques nécessaires au maniement du verbe, et cela
contrairement à Michael Myers, probablement atteint d'autisme, jamais au cours du film nous ne le
voyons en faire usage. Dans le domaine du fantastique et de l'épouvante, l'absence de langage se
présente fréquemment comme une des caractéristiques possibles de la monstruosité : la créature de
Frankenstein créée par Mary Shelley ignore d'abord l'usage de la parole et l'apprentissage qu'elle en
fait vient dans une certaine mesure contrebalancer sa difformité physique (ce que le premier film de
James Whale se garde d'ailleurs bien de montrer, comme tant d'autres après lui) ; la mutité des mortsvivants trahit à elle seule la monstruosité de leur condition.
La silhouette du tueur masqué de Scream, de même que sa démarche, se distingue très nettement de
celles de Michael Myers. Le psychokiller, tel qu'il est traditionnellement incarné dans le film de
Carpenter, et tel qu'on le retrouvera par la suite dans la série des Vendredi 13, se caractérise par une
massivité corporelle, liée à une force en apparence hors du commun.
Michael Myers demeure presque toujours immobile dans la première partie d'Halloween et lorsqu'il se
déplace enfin, c'est toujours sans se départir d'une certaine lenteur. Rien dans son comportement ne
vient trahir la moindre réaction émotionnelle face à une situation d'urgence. Lorsqu'il poursuit Laurie
(Jamie Lee Curtis), pas un seul geste, pas la moindre hésitation, la moindre variation de vitesse ou de
direction ne vient insuffler un soupçon d'humanité au tueur d'Halloween.
Les caractéristiques ainsi dégagées rapprochent à nouveau Michael Myers des morts-vivants de
George A. Romero, parallèle qui est même rendu explicite dans Halloween 2 par la présence
d'extraits de La Nuit des morts-vivants (1968), diffusée sur un écran de télévision. Le caractère
inéluctable de sa démarche se retrouve en effet chez les créatures de Romero, même si celles-ci
avancent en titubant. En outre, sa figure masquée, comme le remarque John McCarty, possède le
même aspect terreux que les zombies .
L'inexpressivité de son masque, qui est en réalité redoublée par celle du visage qu'il dissimule, ainsi
que son mutisme en font un être coupé du monde qui semble tout juste capable d'exécuter à la lettre
un programme fixé d'avance. Sa respiration régulière, seule production sonore de son corps,
s'apparente à un bruit de fonctionnement. Le thème musical du film qui accompagne ses
déplacements se distingue par son caractère répétitif et son rythme métronomique. Régularité,
inexpressivité, incommunicabilité, tout concourt donc dans son apparence et dans son comportement
à faire naître chez le spectateur une interrogation quant à la nature du tueur, à se demander si celui
que l'on pensait être un homme n'aurait pas en réalité une origine artificielle. Or l'hésitation du
spectateur ou du lecteur constitue, comme l'a noté Tzvetan Todorov, la condition même du sentiment
de fantastique : " La foi absolue comme l'incrédulité totale nous mènerait hors du fantastique ; c'est
l'hésitation qui lui donne vie " . De plus, selon Emile Jentsch, cité par Freud , " l'un des stratagèmes
les plus sûrs pour provoquer aisément par des récits des effets d'inquiétante étrangeté consiste donc
à laisser le lecteur dans le flou quant à savoir s'il a affaire, à propos d'un personnage déterminé, à une
personne ou par exemple à un automate ". Condamné à répéter inlassablement les mêmes gestes,
Michael Myers voit par conséquent son humanité devenir suspecte aux yeux du spectateur. L'idée finit
alors par s'imposer dans l'esprit de celui-ci que le tueur masqué d'Halloween n'est qu'une machine à
tuer, une mort inéluctable en marche qui fonce droit sur sa victime pour l'occire d'un unique coup de
couteau.
Précision, efficacité, tels sont en effet les maîtres mots de la machine. Ainsi que l'écrit Charles Grivel,
elle " manque de nature. Toute son apparence fait penser qu'elle ne possède pas la chose précieuse,
censément humaine, qui met du fluide dans les muscles et dans les gestes : l'âme. Son visage, à lui
seul, constitue le stigmate de cette impossibilité d'être " . Parce qu'à l'instar d'un automate il paraît
dépourvu d'âme, parce qu'aucune prise de conscience ne semble pouvoir mettre un frein à son
comportement meurtrier, le tueur masqué d'Halloween a souvent pu être interprété comme une simple
pulsion en action, la création de l'inconscient des personnages du film.
Dans le film de Craven, on ne cesse de deviner derrière le masque une subjectivité au travail, une
conscience qui préside à l'exécution du moindre geste. Si la comparaison s'imposait entre Michael
Myers et la machine, c'est de l'animal dont se rapproche davantage le tueur de Scream. D'une part, la
souplesse de sa démarche évoque une grâce toute féline. Félins également les bonds qu'il effectue
pour s'emparer de ses proies. D'autre part, Craven nous épargne un des clichés les plus éculés du
film slasher, la respiration en son off du meurtrier, et lui substitue des grognements étouffés, qui
traduisent l'effort physique produit par le tueur lors de ses assauts autant que son plaisir et sa rage
dévastatrice. A l'inverse des exécutions rapides pratiquées par Michael Myers, qui ne laissent aucune
échappatoire possible aux personnes agressées (si ce n'est, bien entendu, à l'héroïne), le psychokiller
de Scream prend le temps de jouer avec ses victimes comme un chat avec une souris : les quizz
téléphoniques qu'il met en scène lui permettent de retarder le moment de passer à l'acte et, quand il
finit par mettre ses menaces à exécution, il fait preuve d'un acharnement que l'on peut supposer
jubilatoire à la vue de la séance de torture que s'infligent réciproquement les deux coupables à la fin
du film.
Doté d'une force physique suffisante pour briser une vitre de voiture du plat de la main ou pour
soulever un homme à bout de bras, Michael Myers ne cesse de revenir à la vie après avoir été laissé
pour mort. Poignardé, aveuglé par un cintre, il se relève d'entre les morts et, imperturbable, continue
son horrible jeu de massacre. A la fin du film, abattu par balles, il effectue une chute d'un étage, mais
disparaît à la faveur d'un champ-contrechamp. Le monstre assassin de baby-sitters n'est donc pas
maîtrisé. S'il n'apparaît plus à l'image, il demeure cependant présent en creux, ainsi que le suggère
l'empreinte de son corps laissée dans le sol. Les derniers plans du film laissent entendre que, si
l'ordre semble rétabli dans la petite ville d'Haddonfield, la menace que Michael Myers représente reste
encore et toujours latente : la respiration du monstre continue à hanter les lieux où s'est déroulée
l'action, ignorant la collure des plans et les contingences physiques. Cette fin non conclusive apporte
au film de Carpenter la touche finale à la création d'un être d'origine surnaturelle.
On ne peut pas en effet tuer Michael Myers, pour la simple raison qu'il ne s'agit pas d'un être humain.
Le docteur Loomis répète à qui veut l'entendre que ce n'est pas quelqu'un (un him), mais quelque
chose (un it), que ce n'est pas un tueur psychopathe, Michael Myers, qui s'est enfui d'un hôpital, mais
le mal (the evil) lui-même qui a été lâché dans la nature. Il décrit par conséquent le visage de son
patient (et non son masque, qu'il n'a pas encore vu) comme étant celui de la mort, " vide, blanc, sans
émotion " (" blank, pale, emotionless "). Michael Myers se présente comme l'incarnation moderne d'un
personnage auréolé d'une dimension mythique, le croquemitaine (the bogeyman), reconnue comme
telle par le docteur Loomis (Donald Pleasence), et par son essence même, on ne peut espérer le
détruire. Passant d'abord de l'épouvante au fantastique, Halloween finit par rejoindre le domaine du
merveilleux et du conte de fées.
La chanson " Red Right Hand ", composée et interprétée de main de maître par Nick Cave and the
Bad Seeds, fait dans une certaine mesure office de thème principal pour la franchise Scream,
puisqu'on l'entend dans chacun des trois opus de la série. Tirant son titre du chant II du Paradis Perdu
de Milton, elle met en scène un personnage à l'identité et à l'essence plutôt fuyantes. Voici en effet le
couplet que les deux films nous donnent à entendre :
You'll see him in your nightmares, you'll see him in your dreams
He'll appear out of nowhere but he ain't what he seems
You'll see him in your head, on the TV screen
Hey, buddy, I'm warning you to turn it off
He's a ghost, he's a god, he's a man, he's a guru
You're one microscopic cog in his catastrophic plan
Designed and directed by his red right hand
Tu le verras dans tes cauchemars, tu le verras dans tes rêves
Il sortira de nulle part mais il n'est pas ce dont il a l'air
Tu le verras dans ta tête, ou bien sur l'écran de télé
Hey, mon gars, je te préviens, fais demi-tour
C'est un fantôme, c'est un dieu, c'est un homme, c'est un gourou
Tu n'es qu'un rouage microscopique dans son plan catastrophique
Conçu et dirigé par sa dextre sanglante
L'ubiquité et la nature insaisissable du personnage ainsi décrit instaure un climat fantastique qui
tendrait à faire du tueur masqué de Scream un succédané de celui d'Halloween. Il n'a pourtant de
cesse de démontrer son humaine condition physique, rendant foncièrement incompatibles le texte de
la chanson avec le reste du film. Pour rattraper une victime qui lui glisse entre les doigts, il se voit
réduit à la prendre de vitesse en lui coupant la route par un autre chemin. Il semble par conséquent
être soumis, à l'instar du commun des mortels, aux lois régissant les déplacements dans l'espace et
dans le temps. Sa faillibilité physique également se manifeste à chacune de ses attaques : il est
propulsé en arrière par les coups de pied de ses victimes, renversé par les bouteilles de bière qu'on
lui lance et presqu'assommé par une porte de réfrigérateur.
Ses caractéristiques physiques (lenteur, force hors du commun et invulnérabilité) contribuent à
conférer à Michael Myers un statut d'être surnaturel, tandis que l'humanité du tueur de Scream ne
cesse d'être soulignée. Cette différence de nature du personnage monstrueux se révèle esssentielle à
la réécriture du slasher effectuée par ce film. Le spectateur peut ainsi apprendre, sans que cela ne
paraisse tordre le cou à la logique, que le masque du tueur dissimulait en réalité l'identité de deux
adolescents, unis, pour des motifs divergents qu'il ne convient pas de développer en ces pages, dans
une même frénésie meurtrière. Au-delà donc d'une apparente similitude, la différence de
caractérisation de leurs psychokillers justifie que Scream soit un whodunit, mais qu'Halloween ne le
soit pas, puisque l'identité du meurtrier, loin de constituer un des enjeux de ce film, est livrée au
spectateur dès sa séquence d'ouverture. Michael Myers est l'incarnation du Mal à l'état brut, un être
d'exception, la représentation moderne d'un monstre ancien, le croquemitaine. Chez Craven, la
monstruosité n'est pas autre : elle se loge parmi nous, au sein de la nature humaine.
Frank Lafond
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