Bruits de Fond Par Laurent Diouf - Pagesperso

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Bruits de Fond Par Laurent Diouf - Pagesperso
Bruits de Fond
Par Laurent Diouf
Article extrait de la Gazette 2000
Le courant industriel est la traduction littérale de la fameuse formule « la musique, c'est du bruit
organisé ». En VO. :« Industrial music for industrial people »...Musique populaire ? Sans doute. Ne
serait-ce que parce que« pop » rime avec « rock »... Peut-être aussi par opposition à une musique
« savante » qui a également cherché à retranscrire le rougeoiement des aciéries (Prokofiev, Pas
d'Acier), la grisaille machinique (Arthur Honegger, Pacific 231) et les utopies futuristes (Luigi Russolo,
The Art Of Noise) dune époque mortifère.
Mais l'indus est né de la crise. Fin de siècle. Au moment où les punks se mirent à cogner sur le
maniérisme fumeux du rock progressif. Lorsque quelques énergumènes franchirent le miroir... Le
groupe Throbbing Gristle fait figure de mythe fondateur pour avoir, en ces temps obscurs, supplicié
ses instruments et tiré profit de tous les dysfonctionnements de son arsenal technique : distorsions,
effet de masses, etc.
Attentat sonique que le combo Einstürzende Neubauten a magnifié en se focalisant sur le bruit du
métal. Sur la complainte des perceuses, ponceuses et autres objets contondants que le rap finira
d'ailleurs par intégrer, temporairement, aux débuts des années 80 (Disposable Heroes Of Hiphoprisy).
Cette musique de la rue devait, tôt ou tard, en restituer les échos laborieux... Bruits « allègrement »
amplifiés puis dispersés par des formations aux noms de codes cryptés : S.RK., P16D4, T.A.G.C.
Paradoxalement, c'est tout le fracas des matériaux mis en œuvre dans le bâtiment - y compris plus
« nobles » : le bois, l'air (comprimé, forcément comprimé...) - qui est requis pour dé-construire
méthodiquement les conventions musicales. Ce matérialisme acoustique fut étendu ensuite au
secteur tertiaire, comme en attestent The Users et leur concerto pour 12 imprimantes matricielles. Il
est terrible le petit bruit de l'aiguille sur le prompteur en bakélite...
Une dé-construction que des jusqu'au-boutistes rendent palpable en érigeant un mur de sons
(Merzbow, John Duncan)... En croisant bruits blancs et lumières noires. Ultime frontière où les
mélodies disparaissent dans un magma d'interférences. Un festival de stridences. Un grondement
crépusculaire. Brut et brutal. « Le chaos final »... En attendant un hypothétique retour à l'âge de pierre
(Lilith, Stone) où l'eau remplacerait le métal (The Deep Listening Band, Troglodyte's delighf)... Un âge
farouche où les os humains serviraient de xylophone (Zéro Kama, The secret eye of LAYLAH) en un
rituel macabre que les modernes veulent primitifs...
La planète des songes... De Current 93 à Muslimgauze, la mouvance industrielle a toujours fantasmé
sur la musique « ethnique » aux tonalités « exotiques ». Sur la world-music : ie. la musique du monde
non-occidental. Le bruissement d'un monde non-industriel... Rite de passage pour une musique en
devenir ? En quête d'identité au point d'être parfois sectaire, l'indus fait preuve d'un ésotérisme sonore
(Ambient Temple of Imagination) qui sent souvent le soufre (Ain Soph, Sigillum S, Cranioclast). A trop
vouloir créer un « lebensraum auditif » (Mc Luhan) virulent, la musique industrielle exhibe sa part
maudite. Ce désordre musical n’a pas totalement vaincu l’ordre noir (Death in June, Non).
Loin des bruits de bottes (sauf descente de C.R.S. dans les free parties), les nouveaux rites païens
trouvent leur incarnation dans les raves. Ces T.A.Z. soniques où les D.J.s et / ou ingénieurs du sin
numérique sont les vecteurs du neo-tribalisme dyonisiaque cher aux occidentaux... La techno a
généré une nouvelle gamme de sons, de bruits, d'ambiances ; révolution informatique oblige.
Hardcore, intelligent-techno, abstract-groove, electronica high-tech, breakbeat-n-noise : l'indus est une
ombre portée sur les multiples sous-groupes de la musique électronique. Du plus festif au plus
expérimental. Torsions / contorsions / distorsions. Les hommes -machines de l'ère digitale poursuivent
la tradition bruitiste. Ces perversions sonores sont plus saillantes sur des compositions binaires et
linéaires. Les sonorités métalliques apportent un tranchant qui renforce ou se substitue aux BPM
(Riou, Starfish Pool, RA-X).
Alors que les technologies de productions et de re-productions musicales ont atteint un degré de
quasi perfection grâce aux vertus inaltérables du numérique, il est assez troublant de voir Maurizio et
ses sbires (Basic Chanel) s'ingénier à pervertir leurs sources en y surajoutant des filtres, des effets et,
comble suprême, du souffle pour singer les imperfections du vinyl… Ce grain qui se répercute tel une
« réaction en chaîne » est désormais souligné par des cliquetis et autres bruits parasites qui viennent
compléter le ronronnement de la basse et des rythmes désormais pacifiés (Click + cuts, MillePlateaux).
D'autres apprentis sorciers de la musique électronique reviennent au bruit. Pur et dur. Pour poser les
bases de nouvelles équations rythmiques en se servant d'infra-basses et d'ultra-sons qui éclatent
comme du verre pilé. Epileptiques, hystériques (Rom=Pari, Datach'i), ils isolent des particules sonores
élémentaires (0, Mika Vainio, Ryoji Ikeda) pour mieux jouer sur, et avec, la matière. Reprogrammant
leurs logiciels pour en extraire des sonorités non homologuées par les laboratoires des
multinationales. Utilisant les erreurs de lecture des Cds (Oval, Pan Sonic). Data error : l'erreur n'est
plus humaine...
Redondances / résonances / dissonances / assonances... Du figuratif au non-figuratif; il y a là mille et
une correspondances avec l'art pictural... Ces élucubrations étant souvent englobées dans une
démarche artistique plus vaste (installations, visuels, etc.) pour donner « corps » à cette géométrie
musicale non-euclidienne par trop décharnée. Faute d'implants, le meilleur moyen est encore de
s'instrumentaliser... De déambuler, le corps bardé de capteurs (Daniel Mendie). D'errer, revêtu d'une
combinaison connectée à une batterie d'appareils qui émettent un cri à chaque mouvement (C.O.
Caspar). Singulière démarche qui trouve peut-être son achèvement dans la transformation du cerveau
en partition pour encéphalogramme (Aube, Blood-brain barrier)... Ce traceur permettrait-il de suivre
les unités tonales dans les méandres du cerveau des mélomanes avertis ? Certaines réalisations
dark-ambient, par leur coté cérébral et répétitif veulent à l'instar des transes technoïdes dont elles sont
le versant apaisé, déclencher d'une modification des états de conscience. Cet ether hypnotique,
constellé de voix spectrales et de sons métronomiques, est effectivement une invitation au voyage
astral. Mais ce rêve éveillé peut virer au cauchemar lorsque les atmosphères industrielles et lourdes
(Zone, PGR) viennent obscurcir ces paysages sonores célestes. La musique dite atmosphérique est
un euphémisme qui caractérise de longues plages mornes et monotones d'où se dégage un sentiment
d'irréalité (Cosmic Trigger, Polar régions), d'intemporalité (Deeper Than Space, Earth rise), de vide
(Monolake, Gobi, the desert). La Nature, même en péril, continue de susciter des vocations... HIA &
Biosphère ont intégré sur leur album live (Polar séquences) les bruits de la tempête qui sévissait
pendant cette session ; réalisant un des rares albums vraiment climatiques...
On mesure l'influence de la musique industrielle, mère de toutes les batailles bruitistes, sur les climats
morbides et mécaniques instaurés par Lustmord (The Monstrous Soul). Emprise qui culmine avec le
scénario catastrophe imaginé par Isoirubin BK qui célèbre le corps mutilé à la manière de J. G.
Ballard. Bruit de carambolages, de désincarcérations et extraits des communications-radio des
secours en prime sur un disque au pouvoir évocateur terrifiant (Crash injury trauma)... Ce cinéma du
réel peut se muer en fiction. Permuter en bande-son de film imaginaire (Phlegm, Seekness, Delta
Files). La valeur cinématographique de ces ambiances provient de la "ré-incorporation" d'une cadence
dans une trame arachnéenne. D'un contre-champ rythmique, Et de l'utilisation intensive de samples et
autres éléments narratifs mixés, ou plutôt fondus et enchaînés au point de s'apparenter à du morphing
sonore (Reload, A collection of short stories).
Le collage et les superpositions de sources peuvent aussi avoir cet aspect filmographique sous des
dehors plus disparates (Vidéo Aventures, 16 courts-métrages sonores). Le cinéma étant, justement,
une source inépuisable de sons, de bruits et voix déjà mis en scène. Dont seul l'arrière-plan musical
demande à être modifié... David Shea exploite les dialogues d'Alphaville de J. L. Godard. Sur grand
écran. De l'électro-acoustique à techno / jungle (Tower of mirors). Après doublage, le bruit est
réinjecté. Ce re-writing permet de dépasser, de renouveler l'expérience bruitiste selon un autre
scénario (AMK, Montage). Le cut-up tranche dans la masse sonore pour isoler des séquences et les
réagencer. Cela permet de réintroduire aussi, dans ce processus, le pouvoir destructeur du rire (John
Oswald, Discospbère). De ré-utiliser la voix pour mieux la casser (Otomo'Yohishide). De revenir sur
du texte (Randy Greif, Alice In Wonderland). D'incorporer une tessiture électro-acoustique dans des
compositions aux textures par trop synthétiques.
Le collage permet en outre de briser les règles de la musique institutionnelle. En particulier celles du
copyrighting, avec une ferveur dadaïste et militante au travers de compositions kaléidoscopiques qui
empruntent autant à l'univers sonore de la publicité qu'aux discours politiques (Producers For Bob,
Steinski & Mass Media, Negativland, The Tape-Beatles). Une guerre relancée par le sampler qui
facilite cet exercice et démultiplie presque à l'infini la re-modélisation du son. Du piratage généralisé
considéré comme un des beaux-arts... Le scratch complète la panoplie de ces techniques de
détournement. Ce qui fût longtemps considéré comme une bévue s'est métamorphosé en prouesse
au timbre presque mélodieux. En une pratique instrumentale réglée comme du papier à musique...
L'erreur est désormais normalisée... L'usage culturel des nouvelles technologies doit beaucoup aux
procédures de détournement. De réappropriation par l’usager... La musique n'échappe pas à cette
règle. Robin Rimbaud, en détournant le scanner de sa fonction première pour l'utiliser comme un
véritable instrument côtoie aussi, par la non-intervention qui caractérise ses premiers albums, la
musique environnementale. Ces extraits de conversations, brouillés par divers signaux, constituent un
portrait cruel de notre société de communication. Une photographie sonore de notre environnement
immédiat. Un tableau réaliste, cette fois. Sans retouches...
Il s'agit de se mettre à l'écoute du bruit de la société sans le re-créer. D'exposer les rumeurs, si ce
n'est les humeurs de la ville. Les ambiances urbaines maladives, voire malsaines comme le suggère
le terme « illbient » (DJ Spooky). D'utiliser une matière en apparence brute et de comprendre son
ordonnancement. De refléter avec une précision d'entomologiste, des paysages sonores urbains et
naturels. Lointains ou familiers (The Project - A+, Philip Perlons). Ce naturalisme sonore qui
transforme toute introduction en documentaire est devenu l'ornement obligé de la mouvance ambienttranse-dub (The Orb, Banco De Gaïa). La cacophonie des cités et de la nature offre une gamme de
sons qui se prête à toutes les machinations (K.L.F, Chill out). Tout dépend du lieu et de l'émotion que
l'artiste veut faire passer.
Retour aux bruits, retour aux sources. Recherche d'autres sources... Des explorateurs se mettent à
l'écoute des étoiles et de leurs habitants (S.E.T.I, Aricebo). Des élus nous ont fait entendre le
bourdonnement d'un objet-sonore non-identifié (Sons Of God, "The object"). Mais il semble que cette
"exo-musique" ne soit que X- file sonique d'un sous-marin
Pulsation caverneuse à laquelle on préfèrera, en puriste convaincu, le grincement des paraboles qui
suivent les satellites civils et militaires. Le chuintement des micro-ondes qui parcourent le réseau
(A.E.R., Hazard Disinformation)… Bonjour chez vous !
Laurent Diouf possède un D.EA. de philosophie et de sociologie . Il est journaliste et fait de la radio
depuis une quinzaine d'années. Actuellement, il anime « Wreck This' Mess » , sur Radio libertaire, une
émission hebdomadaire de deux heures entièrement consacrée aux musiques « expérimentales » :
ambient-industriel, electronic-dub, hypnotic-grooves, breakbeat-n-noise... En liaison avec le label
Noise MuseuM, Laurent Diouf a sorti deux compilations, « Wreck This Mess : remission 1 & 2 », avec
des exclusivités signées Rapoon, The Rootsman, Musiimgauze, Seekness, Silk Saw, DJ Spooky,
Audio Active, Starfish Pool, Andrew Lagowski, etc. Il a aussi participé à l'élaboration du 1° volume de
la série « French Dub Connection » éditée par le label allemand Echo Beach et se charge des
sections « Dub » et « Expérimental » du site intemet wwwhypertunez.com. Laurent Diouf écrit pour la
revue « Octopus » ainsi que pour « Coda magazine », mensuel dédié aux musiques et à la culture
électronique.