Intervention de Robert Rochefort - V.E.A. (Vivre Ensemble l`Evangile
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Intervention de Robert Rochefort - V.E.A. (Vivre Ensemble l`Evangile
Avertissement Ce texte est dédié à une lecture personnelle. Si vous avez l’intention de l’utiliser en tout ou partie pour une publication quelconque vous aurez à en citer les sources : Intervention de Robert Rochefort lors de l'Assemblée Générale de VEA - « Vivre Ensemble l'Évangile Aujourd'hui » Octobre 2002 Merci ! VEA Assemblée Générale des 5 et 6 octobre 2002 Intervention de Monsieur Robert Rochefort Directeur Général du Centre de Recherche pour l'Etude et l'Observation des Conditions de vie (CREDOC) Vice- président des Semaines Sociales Chroniqueur sur Europe I et dans La Croix Statisticien de métier, souvent présenté comme économiste et sociologue Comment la société d’aujourd’hui se perçoit-elle ? Préambule Comment je l'analyse ? Comment s'analyse-t-elle elle-même ? Comment se ressent-elle et au-delà, globalement, en tant que société, comment perçoit-elle aujourd'hui l'Église, les chrétiens, la religion peutêtre… ? J’utiliserai en partie l’analyse que nous avions constituée pour les Semaines Sociales de 1999. Nous avons réalisé une étude importante en 1999, lorsque nous avons consacré la Semaine Sociale à l’époque sur le thème « D’un siècle à l’autre ». J’utiliserai aussi des matériaux plus récents, en particulier les analyses que j’ai pu faire au CREDOC ou ailleurs. Il se trouve que nous sommes dans une situation un peu privilégiée puisque nous venons de vivre des mois importants pour une démocratie comme la France : on a élu un président et vécu une campagne électorale qui illustrait assez bien des inquiétudes, des situations de difficiles. Il y a eu des rebondissements, tout ne s’est pas complètement déroulé comme prévu. Au final, le débat a été un peu escamoté dans le fond. Il n’y a pas eu de moments réels de débats, d’interrogations de société sur ses attentes, sur les propositions de certains partis politiques, de responsables se proposant aux élections. Les choses se sont passé un peu différemment. I. La perception de la société d’aujourd’hui Si on essaie de regarder aujourd’hui la société telle qu’elle se ressent, telle qu’elle se perçoit, telle qu’elle voit ses défis par rapport à l’avenir, je dirais que l’essentiel des perceptions et des inquiétudes de la société française – cela pourrait paraître rassurant - sont comparables aux inquiétudes que peuvent avoir des peuples voisins. Au point de départ il n’y a pas une spécificité française. Si je vous parle des questions du poids de l’économie, du statut de l’individu, des enjeux et des progrès de la science, alors on peut dire que nos amis allemands (j’étais à Berlin pour l’anniversaire il y a deux jours de la réunification de l’Allemagne, et en particulier la ré-inauguration de la Porte de Brandebourg rénovée ; c’était un moment très émouvant, j’étais dans la foule avec les 700 000 Berlinois qui, dans la soirée de jeudi, se serraient avant que le voile ne se déchire) se posent des questions assez proches des nôtres, et c’est vrai pour beaucoup d’autres peuples. Il y a néanmoins une façon un peu plus grave de la part des Français de poser ces questions un peu courantes, probablement à cause de leur histoire. Il y a aussi quelques difficultés spécifiques à la France. 1 J’en citerai deux : - La première c’est que la France a toujours une ambition de destin plus grand qu'il n'est possible. Elle se veut toujours donneuse de leçons pour le reste du monde et, actuellement, on a le sentiment que le monde n’est pas prêt à écouter son message. - La deuxième, très forte, qui travaille la France de façon contradictoire et tiraillée, porte sur l’État. Nous avons en France un État qui est incontestablement plus puissant, plus fort que beaucoup de pays autour de nous et qui donne lieu à un débat. Y a-t-il trop d’État ? Comment réduire l’État ? Quand on règle les impôts qu’il faut bien répartir, est-ce du ressort de l’État ? Si on essaie de dire quelles sont les interrogations que porte la société sur son avenir, la première est la question du statut de l’économie. C’est une question très forte d’aujourd’hui et je suis le plus contemporain possible dans mon analyse. Nous avons vécu, dans toutes les élections, le contexte d’avant les élections avec cette question de l’insécurité. Ce thème de l’insécurité était le thème n° 1 dans toutes les enquêtes. C’est déjà une parenthèse qui est en train de se refermer. Non pas parce que l’insécurité n’inquiète plus, mais cela veut dire que depuis trois semaines dans les indices des inquiétudes, c'est le chômage qui est en train de revenir au niveau de l’insécurité. La peur du chômage, principale inquiétude de la société française au cours de la décennie 90, est un petit peu en train de régresser aujourd’hui. Depuis la rentrée de septembre, il y a une multiplication des plans sociaux, et de nouveau, il y a beaucoup de plans sociaux. On pourrait presque à titre d’exemples parlants parler de trois très grosses sociétés qui, il y a trois ou quatre ans, étaient considérées comme des sociétés à leur zénith : Alcatel (équipementiers téléphoniques), Vivendi Universal et France Télécom. Ces trois sociétés se sont effondrées en bourse. Le cours de leurs actions a baissé de 80 à 90 % par rapport à il y a un an et demi. Elles étaient fort puissantes avec des centaines de milliers de collaborateurs, des statuts sociaux protecteurs. Aujourd’hui, on ressent de graves angoisses liées à des compressions de personnel chez Alcatel. Chez France Télécom, il y a un statut qui protège l’essentiel des collaborateurs, mais il y a quand même de très grandes inquiétudes. C'est aussi le cas chez Vivendi Universal. Mais les menaces pèsent peutêtre encore plus dans les deux premiers cas parce que, dans le fond, ils ne savent pas très bien comment l’entreprise va se reconstituer. Ça, c’est pour les trois grands. Mais pour les régions, et vous êtes, la plupart d’entre vous, dans le terroir français, il y a aussi beaucoup d’entreprises qui voient aujourd’hui des plans sociaux réapparaître. Ce qui est assez fascinant, c’est que la France n’est pas un pays pauvre, la France est un pays très riche. La France est un pays de plus en plus riche. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de pauvres dans un pays riche. Mais nous avons aujourd’hui cette espèce d’effet de ciseaux, cette tenaille assez difficile à comprendre, entre un pays qui n’arrête pas de s’enrichir, même si l'on constate des situations économiques difficiles dans certains endroits, et le fait que depuis quelques années le nouveau modèle économique dans lequel nous sommes, fait que l’enrichissement se paie au prix de l’insécurité et non pas au prix de la sécurité. Nous avions dans la tête le sentiment que le progrès économique et social s’accompagnerait plutôt d’une tranquillité, d'une sorte de situation assurée. Or, aujourd’hui, nous vivons à la fois un enrichissement et une grande déstabilisation, une très grande fragilité. Cette combinaison est difficile à vivre. Elle est évidemment source d’angoisse, de stress même pour les personnes qui sont les victimes de quelque chose qui, à un moment donné, se passe mal. 2 Plus globalement, on débouche sur cette première question (qui n’est pas l’apanage des personnes, mais des sociétés aujourd’hui) : l’économie dans le fond sert à quoi ? Faut-il payer au prix fort la continuation de l’enrichissement collectif par la perception, de nouveau, d’un élargissement des inégalités surtout sur le très haut et sur le très bas ? Si l’on regarde la société française, 80 % se situent au milieu de l'échelle des richesses; en gros, leur statut ne bouge pas tellement et, en 10 ans, ils ne se sont pas enrichis. Par contre, les 10 % les plus aisés ont un enrichissement très important (dont 1 % surtout) et, à l'opposé, les 10 % les plus défavorisés ont connu une aggravation incontestable de leur situation. On a donc une sorte d’accroissement des inégalités qui se fait par les deux extrémités, mais qui préserve une sorte de courant central dans lequel se retrouvent la plupart d’entre nous. Seconde interrogation : tout ceci se paie à un prix nouveau, celui de l’imprévisibilité; car tout ceci est remis en cause tous les jours (cf. les prévisions de croissance de l’Insee pour 2003 qui, depuis trois mois, doivent sans cesse être rectifiées). Tout cela est un peu compliqué, car paradoxal. Nous ne sommes pas en récession, nous ne perdons pas d’argent, nous ne perdons pas de richesse, mais nos sociétés ne savent pas aujourd’hui se gérer avec des taux de croissance de 1 à 2 %. Il y a 50 ans, la société explosait en termes de croissance. Avec la reconstruction du pays après la guerre et l'entrée dans la période des 30 Glorieuses, on comptait 8 à 10 % de croissance par an. Actuellement nous faisons 1 à 2 % de croissance, mais en partant d’une base tellement riche, qu'une croissance de 1 à 2 % équivaut aux 8 à 10 % d'autrefois et nous ne savons pas la gérer. Les gens ressentent bien cette contradiction, ce progrès économique qui nous a tout de même sorti globalement de la pauvreté. Le pouvoir d’achat des Français est aujourd’hui 4 fois supérieur à celui d’il y a 50 ans. Ce qui est tout à fait énorme. II. Alors où va l’économie ? Ceci débouche sur deux interrogations : 1) La mondialisation : Depuis quelques années cela se concrétise sur l’apport de la mondialisation – ce que les économistes appellent la globalisation de l’économie et que l’homme de la rue appelle la mondialisation. C’est l’idée que les économies sont interconnectées, qu’elles sont extraordinairement liées les unes aux autres, qu’elles sont dans un mouvement aléatoire qui bouge dans tous les sens, et que finalement nous sommes la planète occidentale où se concentre la richesse. Nous avons le sentiment d’être embarqués dans un avion qui va de plus en plus vite, mais qui n’a pas de pilote et dont on ne sait pas très bien où il va. Et on se demande s’il ne va pas faire un crash un de ces jours. D’ailleurs, dans une certaine mesure, ce qui se passe à la Bourse pourrait être une sorte d’image de ce que pourrait être ce crash. Les plus durs de la contestation parlent de la marchandisation de la planète. Les plus savants parlent de la financiarisation de l’économie. Les deux formules sont un peu identiques au niveau du ressenti. L’idée, c’est que l’argent, le mécanisme financier par lui-même, l’emporte sur la finalité de développement économique et de réponse à des besoins. 3 Aujourd’hui, l'entreprise fonctionne plus par l’obsession de son cours à la Bourse que par la finalité à la fois de la bonne intelligence de ce qu’elle produit et de la bonne compréhension de la richesse qu’elle possède avec ses salariés et ses collaborateurs. Le capitalisme rhénan se meurt et le capitalisme anglo-saxon s’accroît. Le capitalisme rhénan recouvre un certain paternalisme souvent en gestion familiale basée sur la concertation sociale, une cogestion notamment pour les Allemands, l’idée que la force humaine de l’entreprise est au moins aussi importante que les autres caractéristiques de l’entreprise. À l’inverse, le capitalisme anglo-saxon privilégie davantage les critères financiers. Ces questions sont posées en France, en Italie, en Allemagne, moins posées en Angleterre parce que là-bas le libéralisme, comme système économique, est beaucoup plus accepté, et beaucoup de gens s’en réclament (l’entreprise peut mourir, les gens licenciés peuvent trouver du travail ailleurs : ce n’est pas un drame, cela bouge). Si l’entreprise ne marche pas, on licencie, cela donne de la vitalité ailleurs ! 2) L’individualisme: L’individualisme est quelque chose qui, bien que critiqué maintenant, nous a plu. Passer d’une société collectiviste à l’individualisme ne présente pas que des inconvénients. Ainsi les Berlinois de l’Est préféraient la liberté des Européens de l’Ouest à la coercition qu’ils vivaient lorsqu’il y avait encore le mur. L’individualisme est tout de même une certaine façon de respirer, une aspiration à la liberté, à la liberté de penser spécialement, sans avoir de comptes à rendre, ni d’autorisations à demander, etc. Mais, l’hyper-individualisme a débouché sur la souffrance et, là on ne s’y attendait pas. La société ne se pose pas la question de l’individualisme pour des questions morales, mais pour des questions pratiques. L’individualisme coûte très cher et débouche sur beaucoup de solitude. Ainsi, à Paris, un logement sur deux est habité par des personnes seules. Dans les grandes villes en France, 40 % des logements sont occupés par des personnes seules. Ce n’est pas forcément de l’individualisme : situation de veuvage, de divorce, de difficulté à s’engager (notamment chez les jeunes de 20 à 30 ans). La question de l’individualisme aujourd’hui est posée en raison de la souffrance sur laquelle elle débouche : ainsi quelqu’un qui perd son emploi peut aussi perdre son logement… On aboutit à des situations d’exclusion, de solitude… La société ne perçoit pas de sortie évidente, car elle n’a pas envie de revenir à une société collectiviste. Un certain nombre de choses se vivent tout de même : retour des valeurs de la famille (sans être « ringards »), choix des voitures (retour des familiales : en 1980, on préférait des petites voitures, pas de monospace, ni d’Espace ; en 1990, retour des Breaks, « des bétaillères », faute de meilleurs moyens ! Publicité pour des automobiles, un gros chien et deux enfants… puis trois enfants… puis la famille recomposée avec quatre enfants : deux de monsieur, deux de madame). Il y a aujourd’hui un communautarisme qui pourrait nous menacer. C’est l’idée de se dire « on se tient chaud entre des gens qui se ressemblent ». Donc le communautarisme ethnique (quartiers pour les gens de même origine), communautarisme religieux (quartiers anglo-saxons), communautarisme sexuel (quartiers homosexuels, notamment ancien quartier juif dans le Marais), communautarisme de passion, communautarisme professionnel… ce sont des communautarismes qui sont 4 des façons éventuellement de se dire : « face à la solitude arrivant de l’hyper-individualisme, qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Ce communautarisme pose évidemment la question de l’égoïsme. L’une des questions forte de la société, c’est l’égoïsme mais pas l’individualisme : l’individualisme, l’égoïsme à plusieurs, la famille peut être aussi égoïste par rapport au reste du monde et les communautarismes également. III. L’avenir de la science OGM, manipulations génétiques, biologie, génome…. Un rappel anecdotique : l’année dernière les Semaines Sociales avaient pour thème « l’éthique liée à la biologie ». Le soir même de la clôture, une dépêche nous apprenait le premier clonage de bébé réalisé par un médecin italien… fier d’annoncer qu’il avait cloné le bébé. E en réalité, c’était de l’intox. Mais enfin, la situation est là. Comme pour l'économie et l'individualisme, la science pose question : Qui maîtrise ? Où allons-nous ? Ce n’est pas nouveau. Des gens posaient les mêmes questions il y a plus de cent ans (cf. Marx : Aliénation du système capitaliste : la marchandise permet d’échanger de l’argent pour avoir plus d’argent.) Pour ces trois grands pôles d'interrogation, assez naturellement, la société en arrive à se dire : « ce qui est en cause, c’est la question de l’homme. » Il y a de l’humanisme dans la façon de poser la question. La société française est très pétrie d’humanisme. L’homme est-il respecté dans son intégrité ? Ce qui veut dire que nos fondamentaux ne sont pas si mauvais que cela : l’homme est-il toujours sacré ? La société d’aujourd’hui qui est une société laïque pose cette question. La société le protège-t-elle ? Est-il à préserver ? L’homme n’est-il pas matérialisé ? Cela est extrêmement frappant de voir poser les problèmes de façon humaniste. Dans la première question, cette France qui est donneuse de leçons au reste du monde, au nom de son humanisme, grâce à sa finesse, sa tradition, sa langue (celle des cultivés, des élites, des diplomaties) est persuadée qu’elle est un modèle pour le monde, qu’elle a un modèle plus fort que les autres. Seulement, il se trouve qu’aujourd’hui ce ne sont plus les diplomaties qui mènent le monde, c’est l’argent. Ce qui est assez fascinant c’est que cette France qui énerve, qui agace, notamment les Américains, parce que l’on se dit : « Qu’a-t-elle vraiment de mieux que nous ? En quoi se croit-elle autorisée à nous donner des leçons ? » Cette France oscille entre des moments de grand désespoir parce que les Français ont le sentiment de ne plus être écoutés par personne (c’est là le syndrome d’Astérix : on se referme sur le village), et des moments, au contraire, d’immense enthousiasme, absolument fou, en se disant : mais oui nous continuons à être un pays, un peuple qui compte (victoire de la coupe du monde de foot) qui a été incontestablement un moment où l’on s’est dit : eh bien oui, on n’est pas aussi nuls qu'on le croyait : on est capable de gagner la coupe (comme si gagner la coupe du monde voulait dire qu’on avait aussi des valeurs). La France est un pays qui a voulu faire de la coupe du monde de foot la démonstration de la réussite d’un projet de société, d’une intégration à la française. Rappelez-vous, black – blanc – beur. On a politisé la victoire de la coupe (je le dis d’une façon positive et pas critique). Je vous garantis qu’on est le seul pays au 5 monde qui ait fait cela. Les autres pays ont été contents de gagner leur compétition et puis « basta ». Nous, il faut que l’on soit suffisamment intellectuels pour expliquer que l’on est porteur de quelque chose d’extraordinaire. Comme vous le savez… quatre ans plus tard ! On n’a pas gagné une nouvelle fois mais là, c’est extraordinaire aussi, jusqu’au dernier match où on a été éliminé, on y a cru ! Jusque, même au début de la 2ème mi-temps du dernier match. Deuxième anecdote, mais qui est plus qu’une anecdote puisque cela se termine mal, c’est lorsque JeanMarie MESSIER de Vivendi Universal a racheté Hollywood. On s’est pris à croire que l’exception française avait racheté Hollywood. Or, un peu plus tard, il nous a dit qu’il n’y avait plus d’exception française et, un peu plus tard, qu'il s’est cassé la figure. À un moment donné, on sait dire quand on est les plus forts, sur la culture, vous vous rendez compte, nous, les Français, on a racheté Hollywood, c’est quand même tout à fait extraordinaire. Il y a des moments comme cela où l’on croit, et plus forte est ensuite la désillusion. J’ai comparé José BOVÉ à ASTÉRIX à cause des moustaches, et ZIDANE à OBÉLIX parce qu’on a le sentiment qu’il était tombé, tout petit, dans la potion magique et que, c’était sûr, qu’on allait gagner grâce à lui. D’ailleurs on continue à croire tout à coup, du fait qu’il se soit cassé la figure, dans le match de démonstration, juste avant les matches officiels, qu’on a vraiment perdu. Lorsqu’il y a eu ce matraquage à la coupe du monde autour des joueurs français, ZIDANE s’est excusé de ne pas avoir fait de miracle. Ce sont ses propres termes. Un peu avant, il y a eu une publicité qui montrait ZIDANE marchant sur l’eau. Vous voyez… les imaginaires sont des choses très fortes. La société française porte aujourd’hui cette souffrance de se dire : mais est-ce que nous, les Français, la France « Fille aînée de l’Église », sommes pleins de paradoxes. Nous sommes aujourd’hui le pays en Europe où il y a le plus haut taux de gens qui se déclarent sans religion, où la laïcisation est poussée le plus loin, où il existe des constructions idéologiques qui ne sont pas que religieuses. Si l’on veut schématiser, on peut dire que la France est construite sur trois courants culturels très forts : - Un courant catholique qui est plutôt social. On ne peut pas dire qu’il ne soit que cela, mais c’est une tradition sociale du catholicisme. Un anti-républicanisme, anticlérical laïc d’origine radicale très forte, plutôt dans le Sud et le SudOuest. C’est toute l’histoire du combat de laïcisation des périodes passées. Un courant marxiste (je ne sais pas comment il faut l’appeler, mais il existe). Pour l’anecdote, au moment des élections présidentielles, un journaliste du New York Hérald Tribune qui est allé au meeting d’Arlette Laguiller à Paris a fait son papier en disant « Je me serais cru à Saint -Petersbourg en 1917 et pas à Paris en 2002. » Donc, il y a quand même la tradition française. Trois courants : le catholicisme terrien social, cet anticléricalisme radical et ce courant marxiste. Si vous regardez le point commun de ces trois courants, ils sont tous les trois plutôt opposés à l’idéologie libérale, c’est la raison pour laquelle le libéralisme en France ne marche pas (un seul candidat aux élections se réclamait du libéralisme, Madelin. Appeler en France un parti libéral, cela ne pouvait pas marcher (score très faible de Madelin). L’autre mal, un peu particulier, c’est la question de l’État. C’est assez fascinant, la question de l’État en France. 6 L’État est fort en France parce que nous sommes un pays politique et pas une fédération. Un pays, qui a été construit sur une logique étatique. Nous ne sommes pas une confédération de régions, comme c’est le cas en Allemagne. Nous sommes un pays politique construit avec un Louis XIV qui arpentait les terres du royaume pour s’assurer que son royaume avait justement une entité. Nous avons construit les chemins de fer, un centralisme parisien etc. et, si aujourd’hui nous avons un État si fort, c’est évidemment à cause de cela, ou grâce à cela, je n’en sais rien. Évidemment, cela nous gêne un peu parce qu’en même temps, on a du mal à le réformer et on se cache derrière, dès qu’on en a un peu peur. IV. La Société et l'Église Nous avons posé aux Français une question très simple : « Qu’attendez-vous des chrétiens ? » C’était une question très bête et la réponse « on n’attend rien » aussi bête. Là où l’on ne s’attendait pas à la réponse, c’est que si la société n’attendait rien des chrétiens, les chrétiens eux-mêmes se disaient « dans le fond, il vaut mieux qu’elle n’attende pas grand chose de nous. » Il y a des points communs entre la société et les chrétiens sur le fait que la première n'a pas grand chose à attendre des seconds. Les chrétiens ne sont pas un modèle (ils ne se sentent effectivement pas à la hauteur). La société leur dit « Vous proclamez des valeurs que vous n'incarnez pas vraiment. » Et il se trouve que les chrétiens, dans une démarche d’humilité très louable, disent la même chose. C’est vrai que l’on n’est pas capable de donner des leçons. On se rejoint et c’est étonnant, car les démarches sont complètement opposées. Il y a deux questions que l’on appelle en sociologie des écrans : 1) La question de l’argent La société française continue à dénoncer la richesse de l’Église. L’Église est toujours perçue comme étant riche (rénovations coûteuses…) mais l’on n’explique pas que l’Église n’est pas propriétaire. Le patrimoine religieux appartient en effet à la République. 2) Clivage entre l’Église et la société Point d’achoppement entre la morale familiale et la morale sexuelle. Trois générations ont vécu avec ce choc : le clivage entre l’usage des préservatifs et l’épidémie du Sida. Les gens disent : "Le pape, les évêques ont passé leur temps à dire qu’il ne fallait pas utiliser les préservatifs". Je ne suis pas sûr que le pape l’ait dit dans le lieu le mieux adapté (en Afrique) et les évêques français ne passent pas leur temps à parler de cela. C’est une question très forte qui rejoint, pour les jeunes générations, les questions que leurs parents ont connues quant à l’exclusion des divorcés-remariés, leur exclusion sacramentelle, et celle de la génération de leurs grands-parents avec l’acceptation des méthodes de contraception. Donc, trois générations qui ont vécu un choc avec l’Église comme s’il y avait dans chaque génération un point d’achoppement, d’affrontement, entre l’Église et la société. À côté de cela, il y a une autre vision de l’Église à l’inverse de la précédente : c’est la vision institutionnelle. Nous, les cathos, on pourrait se rassurer en se disant : toutes les institutions sont critiquées aujourd’hui, donc, après tout, que l’institution de l’Église soit critiquée, ce n’est pas une spécificité. L’Armée est critiquée, l’Église est critiquée… etc. C’est évidemment insuffisant d’en rester là. Mais à côté de cette vision de l’Église-institution, il y a une vision de l’Église-proximité qui fonctionne, fortement incarnée par le prêtre. 7 Le prêtre dans la société française est un personnage qui continue à avoir beaucoup plus d’importance que l’on ne croit, au moins dans la symbolique et parfois dans la pratique. Il est perçu par nos concitoyens comme le plus écartelé dans cette affaire car, d’un côté, il est la visibilité de l’institution et de l’autre, il n’est pas enfermé dans cette institution. Le prêtre est présenté, en général, comme assez proche, tolérant, ne jugeant pas, disponible souvent à l’occasion des grands événements de la vie et, jusqu’à une période récente (30 ans), avec les funérailles (maintenant c’est souvent une équipe de laïcs). Le prêtre est la pierre d’angle de la façon dont notre société possède deux visages de l’Église : un visage institutionnel (rejeté) et un visage de proximité beaucoup plus fait de tendresse et d’écoute. Mais il faut pour cela les couleurs de la vie. Il faut qu’il y ait quelque chose qui s’y passe. On dit des chrétiens qu’on n’attend pas grand chose d’eux mais qu’ils peuvent être utiles. Cette invisibilité de l’Église est encore plus forte pour les laïcs. Si l’on vous dit : "les chrétiens sont là, sauriez-vous en faire quelque chose ?" Alors là, quand même, oui tout compte fait, ils peuvent être utiles. On leur demande trois choses principalement : 1) Être au premier rang des combats sur les principes fondateurs de la société (défense de l’homme – l’homme sacré). On attend des chrétiens un message fort ontologique, idéologique. 2) On attend un engagement politique (statut des sans-papiers, chômeurs, etc.) Les chrétiens sont là dans leur rôle en étant sur des sujets précis, ponctuels, des choses que l’on ne doit pas laisser faire. 3) La solidarité de proximité. Qu’ils soient des signes, qu’ils se dévoilent un peu, qu’ils soient des éléments de présence entre les personnes dans cette société d’isolement, des liens. Parcours assez fascinants : il y a des portes très ouvertes. On attend de nous des choses fortes sur les principes d’organisation de la société : logique de solidarité de proximité. J’aimerais dans ma conclusion souligner cette renaissance de la fraternité. Aujourd’hui notre société se veut toujours républicaine. On a confondu liberté et individualisme, solidarité et fraternité. On n’arrive pas à mesurer l’efficacité de cette solidarité souhaitée par la République. On a plus besoin d’un effort de fraternité que d’un effort de solidarité (ce n’est pas une question d’argent). La société est en train de pressentir ces choses-là, de pressentir que la vraie réponse à l’individualisme, c’est de passer de l’individu à la personne, de comprendre que l’individu dans l’individualisme actuel est une division des gens. On a divisé des groupes pour former des individus. On les a tellement divisés, sur-divisés et sous-divisés qu’on a fini par faire des gens seuls, alors que la réponse à l’individualisme, c’est la personne. Les endroits où la société se cherche et cherche à redécouvrir les choses à rénover sont passionnantes. C’est à nous de nous approprier. C’est à nous de ne pas nous démobiliser et de dire pourquoi on le fait. 8