La représentation de la disparition

Transcription

La représentation de la disparition
Chambodut Caroline
DNSEP 2012
Option art domaine art, mention espaces/corps
« Pourquoi ne pas concevoir comme une œuvre d’art, l’exécution d’une œuvre d’art? »
Paul Valéry, «Pièces sur l’art»
* J’ai choisi de faire apparaître mes initiales CC,
pour distinguer mes travaux personnels, des œuvres d’artistes.
LA REPRESENTATION DE LA DISPARITION
COMMENT L’ARTISTE ABORDE T-IL LA DISPARITION ?
Les différentes manières de traiter cette notion
Corps et matière : La disparition
INTRODUCTION .................................................................................................................................6-7
Comment les artistes conçoivent ils la disparition ?
Quel est leur rapport avec la matière ?
Comment la mettent ils en jeu dans l’espace ?
Comment s’impliquer personnellement tout en évoquant des termes d’absence ou de disparition ?
I LA DISPARITION DE LA MATIERE
1/ Par la matière transparente .................................................................................................8-12
2/ Effacement de la matière dans un lieu .............................................................................13-16
3/ Par l’oeuvre éphémère ........................................................................................................16-19
II LA DISPARITION SYNONYME DE MEMOIRE
1/ Besoin de traiter un événement historique impliquant la mémoire collective .......20-22
2/ Témoin d’un moment (personnel) passé .........................................................................22-26
3/ La disparition suggérée par l’empreinte, la trace ...........................................................27-31
III LA MISE EN SCENE DE SON PROPRE CORPS
1/ La disparition visuelle du corps ..........................................................................................32-35
2/ La performance seulement évoquée .................................................................................35-38
3/ Le corps comme matière / Le corps en action ...............................................................39-43
IV S’AFFRANCHIR DE L’OBJET D’ART
1/ La disparition progressive de l’objet d’art ........................................................................44-47
2/ Les œuvres participatives .....................................................................................................47-49
3/ Placer le spectateur face à l’inattendu ...............................................................................50-52
CONCLUSION ......................................................................................................................................54-55
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INTRODUCTION
Depuis l’antiquité, les arts de la représentation sont intimement liés à la notion de disparition. Cette notion, aussi vaste soit elle, peut être traitée de multiples façons, tant elle est
riche de possibilités suivant les artistes et à travers les années. De Giorgio de Chirico à
Georges Perec, en passant par Guillaume Leblon et Chris Burden, tous ont leur approche
singulière de la disparition.
Il est vrai qu’il serait compliqué d’évoquer la disparition sans la notion d’apparition. En
effet, ils sont indissociables l’un de l’autre, puisque l’un suppose l’autre. Il y a forcément une
présence dans l’absence, aussi infime soit elle mais qu’on ne peut réfuter. Comment aborder la disparition sans la notion bien spécifique qui l’a renvoit et qui est le moteur principal,
le sujet de celle-ci. Il faut forcément la présence de quelque chose pour que la disparition
puisse avoir lieu. J’ai donc choisi de m’intéresser plus particulièrement à la disparition,en
sachant qu’elle peut supposer la présence de quelque chose qui n’est plus. L’enjeu est de
comprendre comment les artistes sont parvenus à suggérer, matérialiser ou donner à voir
la disparition et surtout comment l’abordent-ils. Nous verrons que la disparition est traitée de façon très large et singulière, suivant les médiums employés, l’approche personnelle
de l’artiste et les courants artistiques dans lesquels ils s’inscrivent.
Pour répondre aux mieux à mes questionnements, je ferais référence à des artistes qui me
semblent les plus caractéristiques, ainsi que plus largement, à des faits marquants, relatifs
à l’histoire, qui concordent avec ma problématique. Je ne souhaite pas me cloisonner dans
le milieu artistique pur et simple, mais plutôt élargir au mieux mes références, afin d’offrir
des approches diverses et variées, étroitement liées avec mon sujet. Dans mon travail, je
m’interroge sur ce qui apparait/disparait. Après une période de réflexion sur la matière
organique et changeante, qui évolue, se transforme dans le temps, je me suis peu à peu
intéressée à des notions opposées telles que : le visible et l’invisible, le plein et le vide, le
fragile et le solide, et à me demander comment ces termes, en parfaite contradiction, pourraient sublimer l’absence et la disparition. Ainsi, j’ai commencé à travailler sur la mise en
relation du fragile et de l’infaillible, du transparent et de l’opacité, du durable et de l’éphémère. La plupart du temps, mes travaux sont des formes simples et épurées.
Je suis fascinée par la façon dont la matière interagit avec l’espace, la lumière, et le spectateur. L’idée c’est de penser le matériau et l’espace, jouer sur la couleur, la texture, l’odeur,
le son, et même l’implication de soi, pour évoluer dans un espace, au delà de la perception et de la beauté, mais qui touche au plus profond par sa sensibilité. Mon but est de
repousser les limites de la matière, en travaillant avec des substances toujours plus fragiles,
impalpables, évanescentes mais, qui ont une présence visuelle tout à fait particulière. De
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plus, une prise de conscience personnelle me pousse désormais à voir l’art comme une
expérience et à penser mon corps comme matière, comme une possibilité d’appréhender
l’art de façon plus singulière et interne. Car mon corps est lui aussi voué à la disparition.
C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé la performance comme besoin naturel et logique,
de ressentir les choses, en me contraignant physiquement et en repoussant les limites d’un
corps/objet.
Nous allons donc voir les différentes manières de traiter la disparition, avec, dans un
premier temps, son rapport à la matière, puis nous aborderons la disparition comme une
connotation commémorative, besoin de traiter d’un événement du passé, ensuite nous
verrons comment la mise en scène du corps de l’artiste peut elle évoquer la disparition, et
enfin,de façon plus théorique, la disparition progressive de l’objet d’art qui place le spectateur face à l’inattendu.
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LA DISPARITION DE LA MATIERE
La notion de transparence a toujours été fascinante à travers les siècles. Elle nous place
dans un espace sensible, dématérialisé et « presque » vide qui permet de voir devant ce
qui est derrière, dehors ce qui est dedans, en d’autre termes, elle nous permet de voir ce
qu’on ne pourrait pas voir.Travailler avec la matière transparente c’est explorer le rapport
à l’espace, ce qui est caché, ce qui est interdit. C’est une façon de porter, par exemple un
objet artistique, au seuil du visible. La plupart des auteurs, philosophes ou artistes considèrent « que la transparence est constitutive du visible dans un horizon d’invisible ». Il
est, tout d’abord, nécessaire de préciser la signification première de ce terme, qui est la
propriété qu’a un corps, un milieu de laisser passer les rayons lumineux, de laisser voir ce
qui se trouve derrière. Il est vrai que la transparence est surtout très employée en architecture par l’utilisation du verre. Le verre est une matière malléable et exploitable dans le
sens où, l’on peut modeler et pousser cette matière à l’extrême par exemple par le souffle,
avant qu’elle ne durcisse complètement. Il a de plus, une esthétique particulièrement forte,
dans son rapport à la lumière et à l’espace.
C’est par cette matière que j’en viens à m’interroger sur les domaines du perceptible et
de l’invisible. La transparence est elle présence ou absence? Pour ma part, elle permet
l’association de ces deux termes. Elle nous sépare du monde extérieur sans pour autant
nous isoler complètement. Elle a la vertu de nous séparer du bruit, du froid, des odeurs, et
la lumière naturelle qui pénètre dans la pièce nous laisse le plaisir de la contemplation de
l’espace intérieur et extérieur. Cette matière est et à toujours été source de fascination
par sa puissance visuelle, sa fragilité et la perception qu’elle nous permet d’avoir à travers
elle. L’architecte qui l’utilise peut jouer sur les formes, l’épaisseur, la texture et laisser place
à sa créativité.
J’ai choisi un projet architectural de Ross Lovegrove qui me semble représentatif de la
disparition, élaboré en 2007, et qui a vu le jour en 2010. Inspiré par l’oeuvre Cloud Gate de
Anish Kapoor. Ce projet nommé The Alpine capsule est plus qu’une oeuvre d’art puisqu’elle
est en réalité un abri, chauffé et transparent pour des personnes susceptibles d’y passer
la nuit. Cet habitat est créé de forme ronde, réfléchissante et de l’intérieur entièrement
transparente pour être en parfaite symbiose avec le monde extérieur. Pour cet artiste,
très attaché à des formes naturelles qui « touchent l’âme », c’est une façon d’être en
communion avec la nature et de passer une nuit à la belle étoile. Sa surface miroitante est
totalement transparente lorsque l’on se trouve à l’intérieur de cette capsule. La surface
de la capsule ne s’impose pas dans ce milieu naturel, elle s’efface, disparaît. L’idée ici est
de créer un cocon, ouvert sur l’extérieur qui offre une perception totale de l’espace environnant, en nous soustrayant au froid, aux bruits ou à tout ce qui pourrait venir troubler
notre plénitude. Il nous place face à la nature, en nous offrant le confort et la protection
d’un espace clos.
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Si la transparence et plus précisément ici, le verre a su s’imposer dans le milieu architectural, captivant par sa capacité de dématérialisation, d’effacement dans l’espace, qu’en est il
vraiment dans le milieu artistique à proprement parlé ? La transparence à toujours fasciné
les artistes, que ce soit par sa complexité de représentation, dans le milieu pictural dès
le XVII ème siécle, que par sa mise en espace dans l’art contemporain et les possibilités
qu’elle nous offre.
L’artiste Marcel Duchamp, lors d’une interview en 1967, déclare choisir des objets qui
n’ont aucun intérêt visuellement et qu’à partir du moment où on est face à un état d’indifférence envers un objet, il devient un ready-made. L’idée c’est de se débarrasser de l’idée
du beau et du laid. Autrement dit, il ne faut pas rester dans un état de contemplation
passive et sacralisée d’un objet, il faut en être indifférent. Il est, pour moi, un artiste qui
aborde bien la notion de disparition visuelle. On la retrouve dans plusieurs de ses œuvres.
Dans Air de Paris,1919, Marcel Duchamp, dont la transparence est le moteur dans la plupart de ses travaux, présente une ampoule pharmaceutique vidée et ressoudée. Comme
son titre l’indique, l’ampoule est censée contenir l’air de Paris. Lors d’une interview, en
Juillet 1960, l’artiste raconte à la radio-télévision canadienne, le processus mis en place,
aussi simple soit-il pour récupérer cet air si « précieux » : « J’avais fait remplir une ampoule,
d’air de Paris, c’est-à-dire j’avais simplement fait ouvrir une ampoule et laissé l’air entrer tout seul
et fermé l’ampoule et rapporté à New York comme cadeau d’amitié ». Ici, l’absence est synonyme de vide, mis en évidence par la composition. C’est pour lui, une manière d’exploiter
l’air comme matériau plastique, aussi immatériel et évanescent soit-il. Il traite, ainsi, de la
représentation de l’invisible, de l’absence tout en jouant sur la limite entre la réalité et le
« rien ». Ici, la transparence de l’ampoule nous permet de constater l’intérieur de celle-ci,
censée contenir l’imperceptible et vitale air en question. Elle est le contenant transparent
d’un contenu absent, invisible. Ainsi, cet air prélevé à Paris, quitte l’Europe, traverse les
frontières pour atteindre les Etats Unis.
Utiliser la transparence, c’est forcer le spectateur à ne plus percevoir la masse formelle
qu’il est habitué de côtoyer mais à se confronter à un milieu différent qui place l’oeuvre
entre le visible et l’invisible et montrer l’espace comme presque vide, presque rempli.
Dans Levitas, 1998, de Javier Perez, le visiteur est confronté à des traces de la présence
humaine, comme la matérialisation, l’empreinte d’une suite de pas, laissée par un individu
absent (qui pourrait s’apparenter à une fuite vers un ailleurs), et placés dans un espace
presque vide. Cette oeuvre est constituée de boules en verre ou des pieds sont imprimés,
comme le témoin d’un élan dont il ne reste plus que l’origine.
Mouvement mécanique et répétitif du corps humain, la marche est comme encrée dans ses
boules de verre, solidifiée par la matière. Lors d’un entretien, il déclare être très attaché
aux matières fragiles, légères ou même éphémères, qui ont une vie, un cycle de vie et ne
sont pas éternelles « j’ai très peur du statisme, de créer une oeuvre qui va être là pour toujours,
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qui va me survivre, et survivre pendant des générations. Tout est temporel, pourquoi mon oeuvre
ne doit-elle pas l’être aussi... » C’est un artiste qui évolue dans un univers particulièrement
sensible, très proche de la matière qu’est le verre, matière vraiment éprouvante à travailler.
Elle demande, en effet, une grande force dans les bras, car le verre, une fois chauffé dans un
four, doit être étiré à l’extrême avant de durcir complètement. Il est, pour moi, en parfaite
cohésion avec cette substance. Je le ressens dans un petit film muet, témoin d’une séance
de travail au CIRVA en 2007.
Lors d’un stage, en 2010, dans une des dernières verreries de France, (qui m’a amené par
la suite, à travailler en collaboration avec un souffleur de verre durant une année), j’ai pu
constater à quel point cette matière est fascinante, déformable, étirable et je retrouve
les mêmes gestes précis, les mêmes techniques dans ce film de 2007, mettant en scène
l’artiste lui même en train de façonner cette substance transparente. Contrairement à
Marcel Duchamp, il est vraiment attiré par cette matière, il l’a choisie et en exploite les
capacités techniques. Il me paraissait judicieux de faire allusion à des artistes tels que
Marcel Duchamp ou Javier Perez, car ils ont une approche différente de la disparition et,
pour moi il est important de montrer la diversité des interprétations possibles de cette
notion. De plus je me sens particulièrement proche de ces artistes, d’une façon différente
l’un de l’autre, par leurs préoccupations, leurs questionnements et leur façon de concevoir
la matière transparente, qui mène le regard à concevoir et traduire différemment l’espace.
De ce fait, elle autorise une vision polyvalente permettant de dépasser l’idée de volume
ou d’écran opaque.
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Marcel Duchamp, Air de Paris, 1919-1964
Musée national d’art moderne, Paris
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CC, Sans titre, 2011
dimension variable
Javier Perez, Levitas, 1998
dimensions variables
CC, Objets du quotidien, 2011
CC, Sans titre, 2012
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La disparition par la matière transparente n’est pas la seule possibilité d’approche de cette
notion. J’ai choisi d’aborder l’absence, par la sculpture, qui se fond dans le lieu dans lequel
elle s’inscrit. La sculpture se détache légèrement du fond par la lumière qui accentue
les ombres, ou par le déplacement dans l’espace qui permet de distinguer les formes du
fond. Pour cela, je travaillerai à partir de deux artistes (dont un, plus particulièrement) qui
utilisent cette façon de procéder, tels que Mélanie Blaison et Chen Zhen. Pour moi, ces
deux artistes partagent une attention particulière au matériau, entre sculpture et matière,
présence et absence.
Mélanie Blaison est une jeune artiste, qui réalise des moulages en plâtre de mobilier ou
d’objets trouvés, inanimés, figés, fragiles et si réels. Ces objets sont figés, s’estompent, ont
une force visuelle tout à fait particulière. Ces moulages n’ont presque pas d’identité, s’apparentent à des traces. Le blanc du plâtre se confond avec le mur et aborde sensiblement
le thème de la disparition. Elle choisit de pousser ses moulages dans les coins de l’espace
comme une reconstitution d’un lieu à partir de formes fantômes. On observe chez Mélanie Blaison une forte relation entre le geste et l’espace. Elle travaille sur des thèmes tels
que l’effacement, la confrontation à l’espace, l’empreinte, un ensemble qui conduit à la
construction d’un espace sensible.
Quant à Chen Zhen, c’est un artiste qui, par ses installations, propose une expérience sensible dans un espace donné. Pour lui, les éléments de rebuts qu’il choisit deviennent objets
du possible, il s’agit de créer pour ceux-ci, un nouveau destin pour que leur histoire ne
soit pas terminée. Selon lui, ce sont des objets qui méritent une nouvelle existence, il les
valorise, les rend sacrés et tente de leur rendre une âme. Il choisit souvent des éléments
chargés d’une histoire invisible et silencieuse. C’est un artiste très attaché à la culture
chinoise, dont la disparition est un thème récurrent dans son travail. Il est nécessaire de
souligner que son temps lui est compté, son corps lui a donné une échéance .Atteint d’une
maladie rare et incurable, il inscrit toutes ces idées et projets de façon très détaillée dans
un journal. Pour lui, ce ne sont pas les idées qui lui manquent, mais le temps .
Ces installations lui permettent de jongler avec des registres culturels différents. Il déclare
que : « quand notre corps devient source expérimentale, le processus de vie se transforme en
art ». C’est une citation qui touche, particulièrement, si on se sent proche de cette conception de l’art. Il joue beaucoup sur l’ambiguïté, à partir d’un objet, d’un sujet, il aime raconter autre chose. Il pense que, dans la vie, il y a toujours des choses qui disparaissent, par
usure, par cassure... et qu’il ne sert à rien de vouloir aller contre, il faut accepter les choses
comme elles sont. Ces installations permettent des formes d’hybridations et de juxtaposition des signes culturels distincts.
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L’oeuvre Purification Room, 1991, de Chen Zhen, regroupe des objets fonctionnels du quotidien, recouverts d’une boue argileuse qui leur donne une nouvelle apparence, désormais
esthétique et place le visiteur dans une dimension spatiale inhabituelle. C’est une installation éphémère, vouée à une désintégration partielle par le choix d’une matière organique,
la boue. La perception de l’espace est brouillée. On observe une perte quasi totale de
repères fondamentaux : réévaluation des distances, perspective modifiée ... Les objets recouverts de boues sont anonymes, il n’y a plus de traces de leur utilisation passée, de leur
usure, ils s’effacent et réapparaissent suivant notre placement spatial. Il y a une certaine
puissance dans cette installation, tant l’association de ces objets est sensible et poétique.
C’est un regroupement d’objets de rebuts, mis en scène dans l’espace, qui ont tous une
histoire passée et qui ont été sublimés, remis en valeur et associés les uns aux autres, par
une matière organique identique sur chacun d’eux. Les objets gardent leur identité, mais
fonctionnent désormais dans un ensemble et disparaissent dans l’espace. Ce n’est qu’en
parcourant l’espace que notre perception change et que l’on distingue des formes se détachant du fond.
Dans une correspondance échangée par e-mail avec Nehama Guralnik, en janvier 1997,
Chen Zhen affirme que, pour lui, le lieu n’est pas seulement un espace visible et mesurable,
« c’est aussi un environnement chaotique, un « champ » dans lequel tout se fond et s’interpénètre ». Par ses installations, il cherche à absorber l’énergie du lieu. Dans Purification room,
l’absence de représentation humaine est matérialisée par des objets du quotidien utilisés
par l’homme. Cette accumulation d’objets suggère la présence de l’esprit humain. D’une
certaine façon, l’absence de représentation humaine induit une participation plus active et
plus directe du public. Il est très attiré par les « vies » des objets et leurs histoires, plutôt
que par leur aspect matériel. Ainsi, son installation s’apparenterait presque à une créature
vivante.
Cette installation de Chen Zhen peut rappeler l’histoire du régiment d’infanterie Allemand, disparu pendant la première guerre mondiale dans le sud de l’Alsace et, dont on a
retrouvé la trace en 2011. Le 18 Mars 1918, trente - quatre soldats meurent dans les tranchées, ensevelis sous les décombres avec leurs affaires personnelles. On retrouve, cent ans
plus tard, tous leurs biens et objets personnels, restés intact pendant toutes ces années. Si
les dépouilles des soldats ont souffert, la terre glaise et l’absence de lumière ont protégé
leurs objets du quotidien, comme figés dans le temps, apportant de précieux indices et des
preuves poignantes de leur vie de soldat dans les tranchées. Ces objets ont une histoire, ils
suggèrent la présence humaine. Ils matérialisent la disparition humaine car ils sont la seule
preuve d’une vie passée, ils sont la trace d’une histoire. La terre glaise qui les a recouvert
à conduit à leur protection, leur conservation et a empêché leur dégradation naturelle.
La terre a arrêté leur histoire, leur a donné la mort. Les retrouver c’est une façon de leur
redonner la « vie », de leur rendre une importance et une fonction initiale, puisqu’ils sont
la preuve, les indices qui permettent de reconstituer l’histoire.
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Chen Zhen, Purification Room, 1991
260x600x530 cm
Objets trouvés appartenant au régiment d’infanterie Allemand
disparu le 18 Mars 1918
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On notera ainsi la découverte de plusieurs bouteilles d’alcool, bière ou vin, dont certaines
contenaient encore du liquide. Les fouilles ont mis à jour des cigarettes, mais surtout
des pipes, d’objets servant à cuisiner, ou à la toilette, des clés, des morceaux de journaux
(encore lisibles pour certains), un flacon d’eau de Cologne et des montres.
Lors d’un documentaire consacré à cet événement, il a été reporté que certaines découvertes démontrent aussi que les hommes étaient très superstitieux : « sur l’un des corps,
on a retrouvé un chapelet avec une balle de fusil française tirée ». « Il s’agissait probablement d’un porte-bonheur. Peut-être cet homme avait-il été touché par cette balle, ou alors
elle l’avait frôlé ». Ce témoignage est intéressant, la balle de fusil ennemie, qui était destinée à causer la mort de cet homme, serait devenue son porte bonheur. Cette ambiguïté
particulièrement poétique rappelle beaucoup les idées de Chen Zhen qui aime jouer sur
les confusions. Il attache une importance forte aux objets du quotidien qui, pour lui, sont
« vivants », ont une histoire et racontent quelque chose. Ses objets suggèrent la présence
humaine mais montrent aussi la disparition. De plus le recouvrement de ses objets de boue
argileuse, les soustrait au vieillissement, les associe les uns aux autres et leurs donnent une
nouvelle apparence désormais esthétique. C’est la raison pour laquelle un lien est possible
entre cette histoire et l’installation Purification Room de Chen Zhen .
Nous venons de parler de deux manières d’évoquer la disparition de la matière : par la
transparence et par l’effacement. Il reste, à mon avis un autre type d’approche de ce terme,
qu’il me semble essentiel d’aborder à présent : la disparition par l’oeuvre éphémère. J’ai
choisi de m’intéresser au Land Art. Pour cela, je ferai référence à deux artistes qui ont
un traitement différent de la notion de disparition. Je parlerai aussi d’une des croyances
bouddhiste, a laquelle les artistes que je cite en référence sont très attachés.
Pour commencer, je tiens à aborder le travail d’Andy Goldsworthy. Même s’il est très
connu et réputé dans le milieu artistique, j’ai souhaité lui consacrer une partie de mon
mémoire.Cet artiste m’a particulièrement influencé dans mes premières années d’études
en école d’arts et m’a permis de m’ouvrir un peu plus à l’univers sensible et fragile des
œuvres éphémères. J’ai choisi, chez cet artiste, de ne pas me focaliser sur une oeuvre
en particulier. Bien que je sois très sensible à ses spirales de glace, qui sont pour moi, la
fragilité, l’instabilité et la disparition par excellence, je pense que ces œuvres ont la caractéristique d’être toutes des œuvres d’art éphémères. Andy Goldsworthy travaille dans des
lieux naturels, isolés, avec la matière qu’il récupère sur place, selon le lieu et la saison dans
laquelle il se trouve. Il travaille avec le soleil, la pluie, ou la mer, il met à profit ce que lui
offrent les saisons pour exprimer les variations de son art. Il assemble, creuse, construit,
installe les éléments organique avec une extrême minutie et patience. Ses œuvres sont
simples et sobres et ne survivent parfois que quelques jours, ou quelques heures victimes
de la marée, de la chaleur ou du vent qui effacent à jamais son travail.
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Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le coté pérenne des choses, c’est l’expérience de la nature,
la parfaite symbiose. Il se place au plus proche du lieu dans lequel il se trouve, en totale
harmonie, travaille avec un profond respect des choses. Il ne détruit rien, mais se sert de
branches mortes, feuilles ou galets à même le sol. Lorsqu’il aboutit un projet, il immortalise
son travail par la photo avant de partir, laissant la nature reprendre ses droits sans chercher à aller contre et à la restaurer. Il ne s’attache pas à ses travaux, ce n’est pas le matériaux qui l’intéresse, c’est l’expérience, la façon dont la matière organique va interagir avec
l’espace et sublimer le lieu. Cet artiste ne reproduit pas seulement la nature, mais l’utilise.
La nature devient sa palette, mais aussi, son atelier, dont le temps est le moteur principal.
Chez cet artiste, on est face à deux cas de disparition. Il y a d’abord le choix de travailler
la matière organique, voué à la destruction de l’oeuvre (à plus ou moins long terme), mais
surtout, la décision d’abandonner l’œuvre sans jamais opérer de restauration, en sachant
qu’elle disparaitra.
Le second artiste auquel je me réfère est Richard Long. Il arpente le monde, fréquente des
lieux souvent inaccessibles où personne ne va et où il ne retourne jamais. Il marche, laissant ainsi des traces de ses pas, de son trajet dans le paysage. En 1967, il réalise une œuvre
faite en marchant : line made by walking. Il s’agit d’une ligne droite, tracée dans l’herbe par
piétinements de l’artiste lui même. Son intervention est simple, minimale et éphémère.
Cette ligne est elle aussi amenée à disparaître, par le vents, les intempéries... On observe
aussi, chez Richard Long un profond respect pour la nature. Une fois son œuvre achevée,
il prend une photo, et replace tous les éléments comme il les avait trouvé en arrivant. Il
s’efface face à l’espace naturel. Il s’agit d’une expérience singulière et intime entre lui et la
nature. Ce qui l’intéresse, c’est l’expérience, l’effort physique que lui procure son travail. Il
veut ressentir les choses au plus profond.
Le public, n’est pas amené à se rendre sur les lieux, car, une fois le travail terminé, tout est
replacé et tout disparaît, comme s’il n’y avait jamais eu de passage de l’artiste. Cette rencontre entre l’homme et le monde n’est plus. On a à faire à la fois à des œuvres matérielles
et immatérielles.
La ligne au sol, réalisée par la marche de Richard Long, réunit la dimension immatérielle de
l’expérience avec la réalisation de la trace, présente dans l’oeuvre d’art. La photographie
prise, est la trace de la marche,dont l’expérience de la marche est absente de l’image qu’on
donne à voir au public. Cette photographie démontre que le déplacement est signifié par
une absence qui renvoit à une présence passée réelle. Elle garantit que ce qui est représenté à vraiment eu lieu. Référence au « ça a été » de la Chambre claire de Roland Barthes
« Une photo procure une certitude qu’aucun écrit ne peut donner. Elle ne se distingue pas de
son référent elle y adhère. Elle ratifie ce qu’elle représente, elle s’authentifie elle-même, ce que le
langage ne peut pas faire. Par nature, le langage est fictionnel, tandis que la photographie ne ment
jamais . Elle nous assure de la réalité, mais une réalité qui n’est qu’un point singulier du passé
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C’est un certificat de présence . Ce que la photographie reproduit à linfini, n’a eu lieu qu’une fois»
Ici aussi, on se retrouve face à une double disparition. La disparition de la ligne amenée a
s’effacer progressivement par les intempéries, et la disparition du geste de l’artiste, dont la
marche, processus créatif n’est pas représentée sur la photographie, seule trace pérenne
de l’oeuvre. Richard Long s’efface avec une grande attitude d’humilité dans l’espace naturel.
Ces deux artistes sont étroitement liés à la croyance du bouddhisme zen. Elle est portée
sur la critique de l’attachement aux choses, qui sont toutes vouées a disparaître mais aussi,
la critique du contrôle de l’homme sur la nature et de toute forme de rationalité (mettre
en suspend la raison). Tout est constamment changeant, tout est flux, rien n’est figé une
fois pour toutes. Du fait de l’impermanence des choses, rien ne peut nous satisfaire de
manière ultime et définitive. Selon la philosophie bouddhiste, l’être humain n’est donc pas
une chose en soi, une entité indestructible, mais la composition impermanente des cinq
ensembles que sont la forme, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la
conscience.
L’enjeu bouddhiste est de montrer la source de la souffrance qu’est l’attachement et
cherche une remise en cause de la question du « moi » autrement dit, de l’individu. La pratique du non attachement implique que, tout passe, tout disparaît, il ne faut pas s’attacher
aux choses qui sont changeantes. C’est une forme de méditation qui a pour objet la nature.
L’accent, dans la croyance Boubbhiste zen, est porté sur le quotidien, sur la conscience
de ce que l’on fait. On peut faire l’expérience de l’éveil en faisant des choses ordinaires.
Tout geste peut être un tremplin vers l’éveil si on est en totale concentration. L’éveil est
en rapport avec la sagesse et la prise de conscience de sa propre nature. Cette forme de
bouddhisme insiste beaucoup sur la méditation.
Les bouddhistes zen pensent que notre corps est une maison dont l’esprit et le locataire:
à notre mort, l’esprit quitte le corps et s’en va loger ailleurs. Corps et esprit sont habituellement distingués: ce sont deux entités qui, réunies composent ce que l’on peut appeler
« l’être ». Il ne faut pas s’attacher aux choses qui nous entourent, mais être en parfaite
harmonie, et dans un profond respect vis à vis de ce que la nature nous offre et nous prête.
Les boudhistes Zen conseillent aux personnes de se concentrer sur la méditation, qui les
conduira finalement à la conscience immédiate des processus : à la fois celle du monde,
ainsi que de leur propre esprit. La méditation est un moyen de développement mental. Il
s’agit en particulier de former l’esprit, l’entité la plus importante de l’homme. L’esprit est le
précurseur et la source de toutes les actions physiques, verbales et mentales, il doit alors
être correctement cultivé et développé.
La diversité d’expression de cette pratique a permis de répondre aux mal-être et grandes
douleurs des gens de tous les pays et de tous les temps, qui ont eu recours à ce modèle
de vie et aux paroles du Bouddha pour alléger leurs souffrances.
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CC, Sans titre,2011
Andy Goldworthy, Ice star, 1987
Richard Long, Line made by walking, 1967
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LA DISPARITION SYNONYME DE MEMOIRE
La disparition synonyme de mémoire nous amène à voir à présent comment aborder des
thèmes graves et historiques, avec un artiste tel que Christian Boltanski. Cet artiste fait
partie de ceux qui m’ont été influent pendant mes premières années d’études en école
d’art et ont conduit à mes travaux d’aujourd’hui.
Les artistes ont dû inventer des formes nouvelles pour transmettre la mémoire d’évènements tragique de l’histoire, tel que le génocide juif pendant la seconde guerre mondiale.
Comment représenter ce qui n’est pas représentable ? Comment parler de quelque chose
de grave, sans trahir les déportés revenus des camps? Face à l’horreur et l’impossible
représentation, les artistes se trouvent déchirés et tentent de briser ce silence afin de
témoigner, de transmettre la mémoire de ce qui a été perpétré. Par définition, la Shoah est
un « anéantissement sans trace et sans tombe, crimes sans témoin, meurtres à l’échelle industrielle sans cadavre ».(Le Cap: «L’art et la Shoah»). C’est souvent par le symbolisme que les
artistes donneront à voir les notions de silence, d’absence et de perte. Le spectateur verra
alors ce que pourtant il ne voit pas.
Si j’ai choisi Christian Boltanski, c’est parce qu’il se concentre sur un thème historique,
auquel je suis indirectement liée. Fascinée par tous les écrits de Christian Bernadac, qui
rassemblent les témoignages des survivants des camps de concentration, Je pense que ces
livres tels que les mannequins nus , les médecins maudits ou encore les jours sans fin ont
eu, de près ou de loin, des répercutions sur ma vision de l’art d’aujourd’hui. Mon grandpère maternel résistant, déporté en camp de concentration puis d’extermination, a servi
de cobaye humain, pendant plusieurs mois, avant de pouvoir s’évader. Des traumatismes
profonds, des injections médicales, des tests, qui l’ont par la suite infecté et qui l’ont finalement tué.
Christian Boltanski questionne les traces et les traumatismes du passé. La disparition,
l’identité, la mémoire sont des thèmes récurrents chez cet artiste. Ses œuvres évoquent le
souvenir des défunts, d’histoires personnelles ou collectives.
Dès la fin des années 80, il utilise les vêtements dans une oeuvre bouleversante : Réserve,
Canada qui, par la suite, l’amène à la réalisation d’une série. Christian Boltanski investit
le lieux de vêtements usagés, poussiéreux qui répandent une odeur de grenier. L’artiste
évolue dans un espace sensible en utilisant l’odeur. Ce travail fait référence aux entrepôts
dans lesquels les nazis amassaient les biens des personnes déportées. Ces vêtements suspendus dessinent des corps pourtant absents mais c’est ce qui renforce, chez le spectateur,
l’idée de disparition. Chacune de ses installations nommées Réserve aborde, par l’utilisation de vêtements, (suspendus, laissés au sol, empilés..) les thèmes de la disparition et du
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souvenir. L’usage du vêtement est donc, chez lui, directement lié à la mort, comme trace
d’une vie passée dont il fait le rapprochement avec la photographie. « La photographie de
quelqu’un, un vêtement ou un corps mort sont presque équivalents : il y avait quelqu’un, il
y a eu quelqu’un, mais maintenant c’est parti ». La lumière fait partie intégrante de l’œuvre.
La chaleur des éclairages, théatralisation qui amplifie l’odeur de grenier et de poussière.
La pièce est confinée, les vêtements accumulés recouvrent la totalité des murs. Des éléments dotés d’un pouvoir émotionnel fort, comme des reliques, des traces de l’absence,
dans une atmosphère plutôt étouffante. Cette œuvre interpelle la mémoire collective et
invite à une méditation sur le corps et sa vulnérabilité. On se retrouve face à un sentiment
tragique d’absence et de silence où l’accumulation des vêtements anonymes, comme des
empreintes fantomatiques, renvoie aux corps disparus.
Christian Boltanski évoque la Shoah avec beaucoup de pudeur, il ne montre pas de corps
morts ou maltraités ni les camps de concentration. La force de son travail est la suggestion. Lors d’un entretien avec Gina Kehayoff et Alain Dreyfus, en 2010, dans le cadre de
son exposition Monumenta au grand palais, il déclare « je parle par des signes, je pose des
questions, mais ces questions ne sont pas dites, elles sont ressenties. Faire ressentir la réalité »...
« Aujourd’hui il est impossible de porter un signe de deuil même si on a perdu ses parents, c’est
à dire, on ne meurt plus. On vous débranche un jour... Il y a un tel refus de la vieillesse et de la
mort que la mort devient une chose complètement honteuse ». Je trouve cette citation de
Christian Boltanski très pertinente et réaliste sur la vision de la mort d’aujourd’hui. Dans
son interview, on ressent une vraie fascination pour la mort « Lorsque je vois une personne
à la télévision, je me demande toujours comment elle morte. Est ce qu’elle est morte dans son lit ? Est
ce qu’elle était à l’hôpital ? Une chose qui est troublante dans les films c’est qu’ils ont tendance
à garder la vie. Et naturellement dès qu’on regarde la vie, on pense à la mort ». Depuis ses
premiers travaux, on comprend son obsession du passage du temps, de la vieillesse, de la
certitude de la disparition et de la vulnérabilité des corps. Je me sens proche de cet artiste
pour les tonalités émotionnelles qu’il cherche à susciter, pour sa façon de représenter les
choses, de parler de choses graves, d’évoquer la disparition par des symboliques, mais aussi
dans son rapport au corps (enveloppe vulnérable) et à la mort.
Pendant un entretien avec Laure Adler, il souligne ses peurs, peur de la mort, de la vie,
et déclare que ce qui lui fait le plus peur, c’est lui. « J’ai toujours peur de toute catastrophe
constamment. Je sais que tout est extrêmement dangereux. Chaque coup de fil peut apporter le
malheur, chaque lettre peut être une catastrophe. Sortir dans la rue est très dangereux, c’est vrai
la vie est extrêmement dangereuse, d’ailleurs elle se finit toujours mal ». « La vie est constamment
liée à l’idée des gens qu’on aime, des choses qu’on aime, d’être perdu soit même. Souvent, je suis
tranquille en avion, parce qu’en avion, on ne peut pas vous annoncer de mauvaises nouvelles.
Pendant deux, trois, six heures, personne ne peut vous annoncer de mauvaises nouvelles. J’ai
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appris très jeune que les choses apparemment sûres, ne l’étaient pas, et que celui qu’on pense
être un ami, peut vous tuer ». La peur contraint physiquement et moralement. C’est ce qui
me pousse à voir l’art comme une expérience et à percevoir mon corps comme matière,
comme une possibilité d’appréhender l’art de façon plus personnelle et interne.
Je m’attache beaucoup aux souvenirs d’expériences sensibles dans l’ensemble de mes travaux. Je pense qu’un travail doit être vécu, ressentit comme une nouvelle expérience et
comme l’accomplissement de quelque chose de nouveau. Marquée, non pas par la mort
elle même, mais par le son du lit refroidissant. Il a été pour moi le plus mémorable, perturbateur, et déclencheur de la fatalité. Seule présence sonore dans une salle de famille
endeuillée, sa mise en route alternative nous confronte directement à la mort et à l’obligation d’acceptation. Ce son constant qui se met en route quelques secondes et s’arrête,
pour se remettre en route à nouveau a été pour moi le plus marquant. C’est ce lit refroidissant, dont dépend le corps à présent, afin de rester encore quelques temps intact avant
son étape de putréfaction. C’est ce son, qui m’a obsédé pendant plusieurs mois. Je le
retrouve dans celui du ventilateur. On est face à un corps « objet », sans souffle, immobile,
prisonnier du temps et surtout qui durcit. Par cette solidification du corps, on peut parler
de métamorphose et d’un corps devenu à jamais, « inutilisable »
La disparition peut donc être vue comme un besoin de transmettre la mémoire collective.
Nous allons aborder à présent, la disparition comme le témoin d’un moment ou d’une
vie personnelle passée. Les œuvres de certains artistes sont vus comme des procédés
autobiographiques. De façon implicite ou explicite lorsqu’ils parlent de leur travail, ils choisissent ou non de faire référence à leur passé. Certains le revendiquent, d’autres n’en sont
pas conscient, mais notre histoire personnelle vécue, construit notre présent et notre futur. L’enfance, le passé, c’est l’essence de notre vie. Beaucoup d’artistes ont eu des enfances
difficiles, des expériences douloureuses qui les ont marqués, touchés et qui ressortent
dans leurs travaux. Il semblerait que notre enfance soit fondatrice de notre futur, parce
que c’est pendant cette période que nous allons nous construire, nous nourrir de choses
que nous voyons et auxquelles nous sommes confrontés. L’art est aussi une façon d’extérioriser les souffrances enfouies et indicibles. Parfois ces souffrances se ressentent dans les
travaux, d’une façon inconsciente.
Pour parler d’un travail, il est nécessaire de prendre beaucoup de recul et une certaine
distance entre ce que l’artiste veux exprimer et la signification de l’oeuvre. Il est possible
de vraiment découvrir un artiste, à travers son travail artistique. C’est dans certains cas
la réponse muette des souffrances passées. L’art peut parfois s’avérer thérapeutique. Les
travaux artistiques peuvent dégager quelque chose d’intime et de personnel.
De même, le corps peut se paralyser devant une situation grave, mettant en jeu la vie de
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CC, Sans titre, 2010
CC, Radiographies, 2010
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quelqu’un. La raison ordonne au corps de réagir, mais lui, reste figé. Cette incapacité du
corps à agir peut susciter une grande culpabilité de n’avoir pu aider la personne, alors
que cette paralysie était involontaire. Ce sentiment inavouable peut se transformer à long
terme, en réel stress permanent dans la vie quotidienne et prendre de l’ampleur sans en
être réellement conscient. Cet exemple explique que des moments marquants passés,
peuvent influencer ou conditionner une vie. Pouvoir vivre avec, sans pour autant l’accepter
mais qui reste gravé dans la mémoire. Pour certains artistes, les douleurs passées sont le
moteur principal de leur travail. Leurs œuvres deviennent leur autoportrait et il leur serait
inconcevable de n’évoquer leur passé puisqu’elles font partie intégrante de leur travail.
C’est ce qui les anime.
J’ai choisi une citation de Louise Bourgeois pour illustrer mes propos : « La sculpture est le
corps, mon corps est ma sculpture ». Artiste du XX ème siècle, Louise Bourgeois travaille
sur l’ambiguïté des matériaux, des formes et du sens et, traite plus spécifiquement de la
métamorphose. En 1949, elle se concentre sur la sculpture. Elle tend alors à exprimer «
le drame d’être un au milieu du monde ». Elle n’arrive à parler de son travail, seulement si
elle se confronte à lui en faisant le tour de ses pièces. Comme si elle était habitée par une
force intérieure au moment de la conception de son oeuvre et qu’elle disparaissait une
fois la pièce achevée. Ce n’est qu’une fois en contact avec elle que les idées reprendraient
tous leur sens. Elle laisse place au hasard dans son travail, c’est à dire qu’elle ne cherche
pas à tout contrôler, considérant que l’objet devient ce qu’il est et ce qu’il doit être. Elle
matérialise ses peurs du passé par le corps, et s’approprie la sculpture en la qualifiant
d’autoportrait: « elle est peut être un autoportrait-un parmi tant d’autres » (référence à
son écrit, à propos de son oeuvre Janus Fleuri).
J’ai choisi d’apporter une réflexion sur Louise Bourgeois, car c’est une personne qui a influencé de nombreux artistes par son langage personnel et autobiographique. Elle se base
sur la mémoire, l’émotion, les souvenirs d’enfance, par l’utilisation de tous les matériaux et
de toutes les formes. L ‘art et la vie sont pour elle, indissociables. Le thème de la femmemaison est omniprésent chez Louise Bourgeois. Au delà d’une revendication sur la place
de la femme au foyer, la maison est le contenant de tous les souvenirs et plus précisément
les souvenirs d’enfance.
Ce qu’il faut souligner chez Louise Bourgeois, c’est la forte présence du père dans ses
travaux, un père souvent représenté de façon péjorative et dont la mère est sublimée. Son
enfance fut mouvementée, à cause d’un père volage, qui trompait sa mère et c’est ce qui à
profondément marqué l’artiste. Souvent hybridé, et mettant en scène le rapport homme/
femme, elle fait de son passé, le moteur principal de son travail, comme une envie d’exorciser les souffrances et d’exprimer quelque chose d’enfoui, de personnel et d’intime. Louise
Bourgeois met en forme ses peurs, ses sentiments les plus anciens et refoulés, comme une
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envie de guérison de ses douleurs passées. « L’art est une garantie de santé mentale ». Elle
est obsédée par le temps qui passe, c’est même devenu une problématique majeure de son
travail, à savoir, comment représenter le temps ? Tout est lié à l’enfance et à la mémoire
disparue. On ressent chez cette artiste une envie de raviver les souvenirs du passé, afin de
les matérialiser, pour enfin les conjurer : « le présent « guillotine » le passé, car l’art le rappelle
sur la scène une dernière fois pour passer outre ». Une nouvelle figure lui deviendra obsédante,
celle d’une immense araignée qu’elle identifie à sa mère. Très proches l’une de l’autre,
Louise Bourgeois voit sa mère comme une réelle alliée, mais qu’elle perdra très jeune, à
l’age de 21 ans. Elle a donc vécu avec cette absence, qui l’affecta énormément.
Frida Kahlo peut aussi être un exemple d’artiste qui utilise l’art à des fins « thérapeutiques », ou plutôt qui transmet ses souffrances vécues et indicibles par la peinture. Frida
Kahlo travaille beaucoup sur la vulnérabilité du corps, et plus spécialement celui de la
femme. Ses blessures, Ses changements naturels sont des thèmes omniprésents liés à ses
problématiques et à son vécu personnel. De manière plus précise, elle a utilisé son corps,
son intimité et son expérience biologique, comme un site d’expérimentation et d’autoanalyse. Henry Ford Hospital (1932) traite de la fausse-couche, de ses répercussions physiques et psychologiques. C’est une expérience corporelle et culturelle vécue par l’artiste
elle-même et par de nombreuses autres femmes. Le film Frida (2003), retrace la vie mouvementée de l’artiste, et célèbre l’art comme une force transcendante. Sa vie personnelle
se reflétant dans ses œuvres, le film offre une véritable réflexion sur l’art lui même. « Ils
pensaient que j’étais une surréaliste, mais je ne l’étais pas. Je n’ai jamais peint de rêves, j’ai peint
ma réalité. »
Un autre exemple avec l’écrivain Georges Perec, auteur du livre La disparition qui travaille
seul, sans se préoccuper des modes et des courants. Il me paraît important de d’aborder
son oeuvre pour son originalité et sa sensibilité tout à fait singulière. La disparition, est un
roman d’aventures abracadabrantesques dont il explique dans une interview datant du 5
juin 1969, que son ambition était d’écrire une « oeuvre de pure imagination ». C’est un
écrit, tout à fait typique d’un roman d’aventures, dont il commence par introduire de nombreux personnages en « leur donnant la vie », puis les détruit les uns après les autres, tout
en gardant un certain mystère. La disparition met en scène le personnage d’Anton Voyl
qui disparaît après avoir subit des nuits d’insomnies. Ses amis partent alors à sa recherche,
mais peu à peu, disparaissent à leur tour.
La particularité de ce livre est qu’il a été écrit sans la lettre « e », c’est le point principal
de l’écriture. C’est la notion de contrainte qui l’intéresse ici. Une règle, qu’il s’impose, qui
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sert de base évidente à un travail qu’il fait sur l’écriture et sur l’imagination. « Si on décide
de se priver, de faire disparaitre un élément dans cet alphabet, si on à vingt-cinq lettres au lieu de
vingt-six, on va avoir une catastrophe qui va se produire, pour peu que la lettre qu’on choisit soit
relativement importante ».
La lettre « e » dont il décide de se priver est la lettre la plus importante de la langue
française. L’histoire qu’il raconte est en fait l’histoire de cette disparition. La disparition,
évoque en fait la perte de ses parents mais surtout de sa mère, déportée et décédée à
Drancy, dont on ne connait pas l’endroit exact de la mort et qui est dépourvue de tombe.
Il souligne le fait que les souvenirs s’effaceront peu à peu de sa mémoire et le trahiront
« le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes ».
Frida Kahlo, Henri Ford Hospital, 1932
32.5 x 40.2 cm.Collection Museo Dolores
Olmedo Patiño, Mexico City
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Considérons à présent, la disparition suggérée par l’empreinte, la trace. Pour cela, il me
semble important d’évoquer deux artistes, ainsi que des événements historiques, qui
traitent de cette notion. La trace évoque l’absence et la disparition. Dans les Anthropométries de l’époque bleue, de Yves Klein, 1960, on observe la disparition des corps en tant
qu’image, qui deviennent perceptibles sur la toile comme une trace réelle de l’artiste
à l’oeuvre. Les empreintes du corps des modèles-pinceaux caractérisent une nouvelle
acceptation du corps dans l’art du XX ème siècle. Des femmes nues enduites de peinture bleue font contact avec le blanc de la toile. C’est pour Yves Klein « la rencontre de
l’épiderme humain avec le grain de la toile. ». Les corps humains deviennent des tampons,
puis médiums et motifs, et soulignent par l’absence de profondeur, la disparition du corps
figuré. Il y a une sorte de frustration face à cette oeuvre, un besoin de voir la chair, cette
chair totalement absente sur la toile. On se retrouve face à une surface plane qui suggère
une performance corporelle disparue. Selon l’artiste « Le tableau n’est que le témoin, la
plaque sensible qui a vu ce qui s’est passé ». Il ne reste après cette performance, que les
empreintes des modèles sur le support. Ici, Yves Klein semble capter et immortaliser la
performance par ces traces de corps, empreintes d’un instant qui n’est plus.
Giuseppe Penone est un artiste qui a un rapport sensible à la nature et à la trace. Il implique
son corps dans des sculptures qui articulent nature végétale et nature humaine. Dans
Souffle, 1978,Il met en scène son corps dans la matière argileuse, dont il souhaite donner
forme. Il impose l’empreinte de son corps qui s’arrête au niveau de la bouche. Le corps de
l’artiste, embrassant l’argile, a laissé l’empreinte de l’instant de la prise. C’est comme si le
souffle, invisible et évanescent, prenait forme, se matérialisait. Je souhaite ensuite parler de
son travail en rapport avec son corps et la nature. Penone inscrit son corps dans la nature
pour en révéler les processus invisibles,et en exalter le cycle naturel. Le moteur principal
de son travail est le temps :“L’arbre, dit Penone, est une matière fluide, qui peut être modelée. Le vecteur principal est le temps : l’homme a une temporalité différente de celle d’un
arbre ; en principe, si on empoignait un arbre et qu’on avait la constance de ne pas bouger
durant des années, la pression continue exercée par la main modifierait l’arbre.” (Entretien
avec Giuseppe Penone, par Catherine Grenier et Annalisa Rimmaudo, 2004).
L’artiste commence par prendre une photographie de sa main en train de saisir un tronc. Il
va ensuite réaliser un moulage de sa main qu’il place au même endroit, comme pour figer
un instant éphémère. Après des années, l’empreinte de sa main, fera partie intégrante de
l’arbre, comme une hybridation de l’homme et de la nature. La main va altérer la croissance de l’arbre seulement à l’endroit ou elle a été placée, tout autour, le cycle vital continu
normalement. Elle sera le témoin d’une action passée, d’une partie de corps, incrustée de
façon pérenne, qui disparaît peu à peu dans la nature, tout en rendant un caractère étrange
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et inquiétant à son oeuvre. Penone travaille aussi sur une série d’actions, « dont l’arbre se
souviendra », où il enserre le tronc d’un arbre dans un lacir de fer, dessinant le contour de
son corps. L’arbre, en grandissant, se modifie à la suite de ce contact. Dans cette modification, il épouse la forme humaine et celle-ci se confond avec le feuillage et l’ensemble de
l’arbre.
Je souhaite à présent relier ces deux artistes avec des faits historiques qui relatent de la
disparition suggérée comme trace. Il s’agit tout d’abord de la catastrophe causée par l’explosion de la première bombe atomique sur Hiroshima, le 6 aout 1945. L’explosion et ses
retombées avaient dissout les corps rendant les rares survivants aveugles. Dans un texte,
paru en automne 2005 dans la revue Inventaire/Invention, David Collin raconte, après
s’être rendu sur les lieux, l’histoire d’une petite fille qui se trouvait dans la rue au moment
de l’explosion et qui avait été protégée par une femme qui se trouvait devant elle. Cette
femme avait été réduite en poussière en l’espace de quelques secondes.
Aujourd’hui, on retrouve encore des traces, des empreintes de corps sur les murs, l’ombre
d’un corps sur les marches d’une banque, trace de la désintégration d’un être humain en
ce lieu.
On remarque également que la surface du sol, conserva en certains endroits, des traces
d’objets ou de personnes, dont le contour était totalement visible tandis que les corps
avaient été désintégrés par l’explosion. Une photographie, exposée au musée de Nagasaki,
montre sur un mur, l’empreinte d’une scène de vie, immortalisée dans la matière. On
voit un homme debout, un soldat tenant une échelle et on perçoit de nombreux détails,
celle de son ceinturon par exemple. Comme la trace d’une vie figée à jamais, des corps
en action surpris par la mort et dont il ne reste plus rien que cette empreinte anonyme.
De plus, toutes les montres trouvées sur place marquent la même heure, 8 h 15, celle de
l’explosion.
David Collin explique par ailleurs que nous portons tous une trace de ces bombardements
dans notre métabolisme.
« Tous les enfants nés après Hiroshima et Nagasaki, dans le monde, portent dans leur squelette une marque nouvelle, qui permet aux paléopathologistes de savoir, après coup, si tel corps
retrouvé est né avant ou après la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi malgré la stratégie habituelle
d’effacement des traces, il existe une preuve inaltérable en chacun de nous de l’utilisation des
bombes. Nous sommes tous des survivants de l’effroyable, nous en portons les stigmates en nous.»
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Aussi, l’éruption volcanique du Vésuve, le 24 aout 79, avait enseveli Pompéi et ses habitants
sous une épaisse couche de cendres. La ville fut laissée à l’abandon pendant des centaines
d’années. Les fouilles ont permis de redécouvrir cette ville morte, abandonnée avec tous
ces corps durcis par la cendre. On retrouve les repas et les outils à l’endroit où ils se
trouvaient lors de la catastrophe, tous recouverts de cendre comme d’un manteau de
neige. Les meubles et les corps ensevelis sous les cendres chaudes ont laissé la place à des
cavités vides en se décomposant. La cendre solidifiée est alors le témoin d’un corps qui a
disparu. Grâce à une ancienne technique de moulage, les archéologues coulèrent du plâtre
à l’intérieur de ces formes de corps vide pour reconstituer les dernières expressions des
Pompéiens et restituer la forme des disparus. Ces moulages représentent alors la forme
des corps des habitants. Ils deviennent l’empreinte d’une ville figée dans le temps, comme
la conservation de quelque chose qui n’est plus.
«Bientôt des flammes et une odeur de soufre qui en annonçait l’approche, mirent
tout le monde en fuite, et forcèrent mon oncle à se lever. Il se lève appuyé sur deux
jeunes esclaves, et au même instant il tombe mort. J’imagine que cette épaisse
vapeur arrêta sa respiration et le suffoqua. Lorsque la lumière reparut, on retrouva
son corps entier, sans blessure. Rien n’était changé dans l’état de son vêtement, et
son attitude était celle du sommeil plutôt que de la mort.» Lettre de Pline Le Jeune
à Tacite sur l’éruption du Vésuve, 79
D’autres empreintes ont été retrouvées dans la Grotte de Cosquer, découverte en 1985, à
Marseille et située en dessous du niveau de la mer. Malgré les destructions marines, cette
grotte fait partie des rares sites où l’on recense soixante-cinq mains d’individus, représentées en négatif sur les murs et dont on ne retrouve aucune trace d’ossements. De plus,
il a été découvert la trace de plusieurs pieds nus, dans un sol argileux à l’époque, devenu
pierre depuis. Ces empreintes datent de 27000 ans avant notre ère.
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Yves Klein , les Anthropométries de l’époque bleue,1960
155x281 cm
Catastrophe de Hiroshima, 6 aout 1945
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Eruption volcanique du Vésuve, 24 aout 79
Trace de pas, grotte de Cosquer, 1985
LA MISE EN SCENE DE SON PROPRE CORPS
« L’art étant lié à la façon dont l’homme pense sa propre disparition, il se transforme en fonction
de l’évolution de cette pensée. » Catherine Millet, De l’objet à l’œuvre. Les espaces utopiques
de l’art.
Nous allons à présent aborder la notion de disparition par la mise en scène de son propre
corps, que ce soit, par la disparition corporelle, par la performance, ou par la vision de soi
comme d’une matière expérimentale. La disparition du corps peut être traitée différemment selon les artistes. Certains décident de disparaître visuellement dans un lieu choisi,
d’autres encore font de leur dissimulation corporelle, le moteur principal de leur travail.
Nous allons donc parler de différents artistes qui traitent cette notion, afin de montrer
leur façon d’aborder l’absence.
Chris Burden, par exemple, a une façon tout à fait singulière de mettre en scène sa disparition. Dans Dead man,1972 il se fait enfermer dans un sac et déposer sur une autoroute
californienne. Il était conscient de mettre sa vie en jeu mais il voulait que cela fasse partie
de l’oeuvre et que cela suscite une réaction. D’où le titre de son oeuvre qui annonce une
fin tragique de l’artiste Deadman. En se dissimulant dans un sac, il sait que l’attention des
conducteurs sera beaucoup moins importante que si ils voyaient le corps de l’artiste.
L’automobiliste ne pense pas une seconde que dans ce sac se trouve un homme en vie. Il
donne l’illusion d’un sac abandonné, la prise de risque est maximale. C’est l’expérience de
l’artiste qui constitue l’oeuvre. Il travaille sur le corps mais surtout par le corps.
Dans une autre oeuvre intitulée Oh Dracula,1974, Chris Burden déclare :
« Le directeur, du musée de l’Utah, m’avait invité à faire une pièce dans le hall d’entrée du musée. Le lieu était plein de tableaux religieux de la Renaissance. En utilisant des bandes adhésives,
j’ai fait un grand cocon de façon à pouvoir tenir dedans. Fixé en hauteur sur le mur, je prenais la
place d’un des tableaux. Une bougie allumée était placée sur le sol sous ma tête et une autre à
mes pieds. Une plaque placée au mur, identique aux cartels des autres tableaux, indiquait mon
nom, le titre de la pièce et la date. Je suis resté dans le cocon pendant les heures d’ouverture du
musée, de 9 heures à 17 heures ».
Ici, par les expérimentations physiques, Chris Burden développe le concept de présence/
absence de son corps et de sa disparition. Lors de White Light/White Heat ,1975, chez son
galeriste Ronald Feldman, à New-York, il s’allonge sur une plate-forme triangulaire située à
trois mètres du sol, de telle façon qu’il ne puisse voir personne et que personne ne puisse
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Chris Burden, Dead man,1972
Chris Burden, Oh Dracula,1974,
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le voir, pendant 22 jours, le temps de l’exposition. Il est à ce moment à la fois présent et
invisible, les visiteurs ignorant la présence de l’artiste ne perçoivent de cette exposition
qu’une plate-forme blanche dans un angle de la galerie.
Mais, il y a d’autres façons d’aborder la disparition de son propre corps chez les artistes.
C’est le cas d’Ana Mendieta par exemple. Elle travaille avant tout sur le corps et la trace
et est très attachée à la matière de la terre. A partir de 1975, elle décide de se consacrer
à des travaux sur la nature, car elle a le désir de «faire corps » avec le paysage. Elle revendique ses racines cubaines et développe une réflexion sur le thème de l’exil. Dans la série
Arbol de la Vida, (arbre de vie), elle a couvert son corps nu de boue et s’est placée contre
un arbre. Elle est ainsi visuellement unie à l’arbre. Le corps de l’artiste fusionne avec les
éléments. Elle s’intègre au paysage, par un procédé de camouflage discret et éphémère de
son corps. « A travers mes sculptures terre/corps, je me rattache complètement à la terre. Je me
transforme en une extension de la nature et la nature se transforme en une extension de mon
corps. Cet acte obsessionnel réaffirmation de mes liens est la réactivation de croyances primitives
en une forme féminine omniprésente. »
Son corps déguisé, transformé, semble chercher une place dans un espace qui l’accepte.
Elle est en relation directe avec la nature. La fabrication de sa silhouette dans la nature est
signe de transition entre sa terre natale et sa nouvelle patrie. « L’exploration de la relation
entre la nature et moi-même, que je réalise à travers mon art, est le résultat évident du fait d’avoir
été arrachée de ma terre dans mon adolescence. Tracer ma silhouette dans la nature crée la
transition entre ma patrie et mon nouveau foyer. »
Dans une lettre datant du début des années 1980, Ana Mendieta décrit une coutume africaine, récupérée d’un ouvrage de Lévi-bruhl. « Les hommes de Kimberley sortent du village
pour chercher leurs mariées. Quand l’homme amène une nouvelle femme à la maison, la femme
amène avec elle un sac de terre de sa patrie et, chaque nuit, elle mange un peu de cette terre. La
terre l’aidera à faire la transition entre sa patrie et son nouveau chez soi. » Ici, l’artiste assimile
ce mythe à sa propre histoire.
Enfin, nous allons aborder les œuvres de l’artiste contemporain chinois, Liu Bolin. Depuis
2005, l’artiste se penche sur le travail en camouflage. Son idée lui est apparue suite à la
dégradation volontaire de son atelier, causée par le gouvernement chinois qui était contre
ses idées. « C’est à ce moment-là qu’est né en moi le concept de disparition de l’individu ».
Par un jeu d’apparitions et de disparitions, Liu Bolin se cache dans des décors urbains. En
peignant ses vêtements et son corps de manière à se camoufler dans le paysage, l’artistecaméléon questionne les rapports du corps et de son environnement.
L’artiste est l’auteur de l’idée de se rendre invisible mais il a besoin d’une équipe présente
à ses cotés afin de l’aider à peindre ses vêtements et son visage, pour se camoufler. Ce
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travail lui demande une immobilité parfaite pendant plusieurs heures (parfois jusqu’à dix
heures de patience) afin que les peintres puissent être les plus précis possible. Une fois le
travail de peinture terminé, l’artiste reste immobile, presque totalement invisible, comme
le témoin d’une présence-absence. Le corps est silencieux, les yeux sont clos, comme une
inquiétante apparition fantomatique. Par ses interventions, il pose la question du corps
dans son environnement.
Lors d’une interview avec Pauline de la Boulaye, l’artiste parle de son rapport entre le
corps et son environnement : « Comme à la guerre, mon corps et mon visage sont maquillés pour mieux me protéger de l’ennemi, en me cachant autant que possible. » Dans un
entretien pour AFPtv, Liu Bolin souligne: « Le rôle du corps est une partie très importante
de mon travail. Mon oeuvre représente le lien entre l’homme et l’environnement. Je disparais volontairement et l’environnement s’empare de moi. Mais chacun à sa propre interprétation de ce que je fais. » Il ajoute, dans le communiqué de presse de Paris Beijing qui
l’accueille en 2011 : « Je ne voulais pas me fondre dans le paysage, mais au contraire, c’est
l’environnement qui m’a envahi ».
Nous venons de voir différentes façons, pour les artistes de faire disparaître leur corps, et
de se placer dans la limite du visible et de l’invisible, de la présence et de l’absence. Nous
allons à présent parler d’artistes, dont le choix a été de ne pas montrer la performance,
mais de nous forcer à constater, une action disparue et le moment « après » l’action. C’est
une nouvelle vision de la disparition que nous apporte cette contre-performance puisque
l’artiste ne nous permet pas de voir son travail. Il nous place face à la frustration de ne
pas pouvoir rendre compte de ce qui a eu lieu. C’est ici, une autre façon de dissimuler son
corps que de choisir de ne pas le représenter. Nous allons voir aussi comment l’artiste
peut s’effacer dans la performance, au profit de ce qui est primordial pour lui, la matière.
C’est le cas pour l’artiste Guillaume Leblon dans la vidéo Notes, 2007. L’artiste nous offre,
par cette vidéo, une scène primitive de l’artiste au travail : il fait déverser deux tonnes de
boue dans son atelier et tente de travailler dans cet espace qui modifie ses gestes et qui ralentissent ses mouvements. L’artiste lutte pour essayer de travailler normalement dans un
espace qui le contraint physiquement. Il établit un contact direct avec la matière et affirme
que son lieu est avant tout l’atelier. Dans cet espace, l’artiste est presque impuissant face
à la matière et tente par une sorte d’acceptation, de « faire avec », en essayant d’altérer
ses gestes le moins possible. Il admet les circonstances qui l’entourent. Ici, il travaille en
s’impliquant physiquement dans la matière et dans la fabrication de l’œuvre.
36
Durant 7 minutes 22, l’artiste évolue sur un terrain informe. La vidéo, quasi muette, reste
sans commentaire. Guillaume Leblon ne tient pas à communiquer, ni à montrer son visage,
marquant ainsi son effacement au profit de la pratique. Pourtant, son corps est le moteur
principal de l’action. Sans sa présence corporelle, la performance n’aurait pas lieu. La performance n’est ici qu’évoquée. L’artiste choisit de faire disparaître son corps, au profit
d’une pratique ralentie par la boue, dont il avoue ne pas avoir de dessein précis. Notes est
une « suite d’actions sans but réel et sans réelles connexions entre elles : rouler au sol
un gros tuyau encombré, maculer de terre une sphère percée, l’arroser avec une louche
géante, grimper sur un treillage de bois pour y déplier un drap blanc». Guillaume Leblon
questionne l’emprise du lieu sur nos déplacements, transforme la fonction et la perception
de l’espace. La trace de la performance est suggérée par six objets moulés à partir de cette
performance. Ces reliques s’exposent au sol, sur un feutre blanc, comme les restes d’une
action passée et disparue.
Un autre artiste caractéristique de l’idée de la performance seulement évoquée est Jonathan Binet. C’est un artiste qui a pour médium la peinture. Il constitue des traces sur le
mur, organisées comme un parcours dans l’espace. Les travaux de Jonathan Binet sont
les traces d’expériences, réalisées pour la plupart dans l’espace d’exposition. L’artiste se
met en scène dans l’espace et pose la question du support de la peinture, en débordant
sur tout l’espace d’exposition, comme un jeu entre son corps, la matière et l’espace. « En
haut d’un mur, des taches de peinture noire sont le fruit d’un exercice d’acrobatie, celui de
Jonathan Binet qui a sauté «le plus haut possible» et laissé des traces de pieds, sur le mur
blanc, pour réaliser son œuvre ». Les traces de peintures réalisées à la bombe aérosol sont
les scénarios des déplacements de son corps et des acrobaties qu’il exécute dans les lieux
qu’il traverse. Pour apprécier son travail, il faut être attentif aux traces de pas sur les murs
et autres salissures qu’il laisse, un peu partout, comme autant d’indices de son passage.
Lors d’une exposition qui eu lieu en juin 2011, le critique d’art et commissaire d’exposition Gallien Déjean explique : « Mon idée, au départ, était d’organiser une exposition
chez TREIZE qui brise un peu la frontière entre l’espace d’exposition du rez-de-chaussée
et les espaces de production du premier étage. Les murs de mon bureau sont souillés, les
plinthes ont été arrachées. Je suis content, Jonathan Binet a réussi sa mission».
Ses mises en scène spatiales sont les traces d’une performance qu’il n’a pas montré, façon
de faire disparaître son corps au profit de la matière. Ainsi les spectateurs sont contraints
de constater les traces d’une performance absente, sans avoir de réels indices sur sa façon
de procéder. Ils se retrouvent face à la disparition.
37
Guillaume Leblon, Notes, 2007
Jonathan Binet Untitled, wall. 2011
38
CC, Frapper jusqu’à épuisement, 2011
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« L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art » Nietzsche.
Le corps est le point de mire d’un grand nombre de travaux de recherches scientifiques et
ce depuis de longues années. Depuis toujours et à travers toutes les civilisations, le corps
fascine en ce qu’il constitue la surface physique qui incarne l’être humain, lui donnant une
existence «matérielle», une consistance charnelle. L’artiste de la performance propose son
corps comme matière première de l’art. Le statut de l’objet d’art disparaît pour donner
une autre forme artistique plus personnelle et interne. Car l’art performance est un art
éphémère qui ne laisse que très peu d’objets derrière lui. Le corps est ainsi utilisé comme
support d’une action à intention artistique. Dans Bed piece,1972, Chris Burden s’expose
lui-même, restant au lit pendant vingt-deux jours et déclare : « Je n’ai parlé avec personne,
je passais la plupart de mon temps au lit. Ils me laissaient de la nourriture, mais souvent,
je n’avais rien à manger parce que, dans leur esprit, j’étais devenu un objet ». Nous
allons donc voir comment le corps peut-il devenir une oeuvre d’art, avec une forte charge
émotionnelle, et comment le statut d’objet d’art est il remis en cause. Peut-il disparaître
totalement du milieu artistique ? Avec la performance, on se retrouve face à la captation
d’un moment, d’une action passée ou en train de se passer. Nous verrons deux artistes qui
abordent ces notions et qui perçoivent leur corps comme une matière exploitable: Gina
Pane et Orlan.
Marcel Mauss a justement fait remarquer que « le corps est le premier et le plus naturel
instrument de l’homme ». Les artistes du Body art sont la représentation de la mise en
pratique de l’usage du corps en tant qu’instrument d’expression. Apparenté à l’art conceptuel et précurseur direct de la performance, l’art corporel prend en effet le corps comme
support de l’expression artistique. « Le territoire physique de la performance est, avant
tout autre, le corps, le corps même du performer ». Cette pensée, de Paul Ardenne résume
à la place centrale occupée par le corps au sein de la démarche artistique. Les artistes de
l’art performance mettent en pratique une affirmation du corps même comme matériau
artistique tangible. Le Body art met en scène le seuil de tolérance physique du corps. A
travers la souffrance physique à laquelle il s’expose, l’artiste cherche à souligner la réalité
et la vulnérabilité du corps.
Gina Pane est une artiste qui illustre bien les propos précédents. Elle s’exprime à travers
des performances qu’elle nomme plutôt « actions ». L’artiste met en scène le seuil de
tolérance du corps, «dernier repère pour dessiner la frontière entre l’art et le monde »,
comme le souligne Catherine Millet. Par ses performances d’automutilations, Gina Pane
cherche à réveiller notre sensibilité. Nous restons indifférents face à la souffrance, à la violence de certains évènements dramatiques qui surviennent chaque jour. L’artiste tente de
nous remettre en question et nous place face à la fragilité du corps. Pour elle, le corps est
« le dernier repère pour dessiner la frontière entre l’art et le monde ».
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Gina Pane renie l’importance de l’objet dans l’art et utilise son corps comme un extraordinaire champ d’expérience. Son mode d’expression s’exprime sous la forme de longues
actions, silencieuses, animées de gestes rares et lents, dans lesquelles la souffrance, la douleur, les blessures prennent part de la puissance expressive du langage artistique. Gina pane
exerce son geste sur son propre corps. Un corps dont elle inflige des blessures superficielles soulignant sa vulnérabilité.
Dans Escalade non anesthésiée,1971, Gina Pane gravit une échelle de lames de rasoir. Un
panneau de photographies noir et blanc et un bâti métallique retracent l’action de l’artiste,
pieds et mains nus en train de monter les barreaux tranchants de la structure métallique.
La souffrance offerte en direct au public est photographiée. L’œuvre, qui ne se veut pas
éphémère, reste comme une trace, de la même façon que les blessures laissées sur le
corps seront la « mémoire du corps ». Gina Pane souligne, par la souffrance physique à
laquelle elle s’expose, la réalité, la fragilité du corps.
Surprenant chez Gina Pane, son profond silence pendant chacune de ces actions. C’est ainsi qu’elle aborde une nouvelle étape dans l’élaboration d’un autre langage. Un langage qui
soit capable de dévoiler les problèmes de l’homme aliéné « et l’injustice morale qui existe
dans notre société ». Cette absence de sons, de paroles renforce le caractère inquiétant et
place le spectateur dans un état de voyeurisme difficilement soutenable. Le spectateur est
là pour voir, la mise en scène de la souffrance. Dans lettre à un(e) inconnu(e),de décembre
1974, l’artiste déclare « C’est à vous que je m’adresse parce que vous êtes cette unité de mon
travail : l’autre ». « La mise en forme de « notre corps » se fait selon les exigences normatives
de la Société, les valeurs qu’elle véhicule à travers lui, conditionnent notre comportement : par
la censure intérieure qu’elles y exercent, par la culpabilité qu’elles y suscitent ». Lors d’une de
ses actions face aux spectateurs, le mal être de voir la souffrance en direct et le silence
insoutenable rendaient l’atmosphère particulièrement tendue. Un des spectateur de la
salle s’est levé et a essayé de déconcentrer l’artiste en lui lançant « une blague », comme
s’il n’assumait pas de regarder la douleur que s’infligeait l’artiste, comme si cette action
pesait trop sur sa conscience. Malgré tout, Gina Pane est restée concentrée et a terminé
son action. Ce silence renforce la difficulté d’être spectateur de l’action .
Nous avons tous déjà regardé des images insoutenables à la télévision, tout en étant avertit et en sachant que nous détournerions surement son regard. Nous avons tous un coté
« voyeur », le désir de voir l’insoutenable. Les actions d’automutilations de Gina Pane, face
aux spectateurs, rappellent une fausse émission qui a fait scandale en 2010. Cette fausse
émission de télé-réalité se basait sur la célèbre expérience de Stanley Milgram réalisée
dans les années 1960. Stanley Milgram était un psychologue américain qui a voulu tester
sur des Cobayes humains volontaires, le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il jugeait légitime. L’expérience consistait d’ordonner à cette personne volontaire,
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d’envoyer des décharges électriques de plus en plus forte sur une autre personne qui
se trouvait dans une salle annexe. L’expérience a montré que dans la majorité des cas,
ces individus obéissaient aux ordres donnés et envoyaient, délibérément, ces décharges
électriques tout en étant conscient de faire souffrir la personne en face. Il s’agissait bien
entendu, d’une fausse expérience, aidée par un acteur qui ne recevait aucune décharge.
Cette expérience a été réadaptée, en 2010, et intitulée « La zone extrême », réalisée par
Christophe Nick. Une mise à mort télévisée en guise de divertissement qui jouait sur le
degré de passivité du public face à une scène de souffrance extrême. Les spectateurs et
les candidats ignorent que la personne censée recevoir des décharges électriques est en
fait un acteur. Les spectateurs scandent « le châtiment ! » à chaque mauvaises réponses,
signe d’une décharge de plus en plus forte « infligée » à cet acteur. Pour pouvoir gagner de
l’argent, les candidats n’hésitent pas à «l’électrocuter » sous les cris déchainés des spectateurs, envieux de voir cette souffrance en direct. Il à été déclaré que 80% des candidats
se sont révélés comme de possibles tortionnaires et ont envoyé sur un inconnu, heureusement acteur, une décharge électrique qui, dans de vrais circonstances, l’aurait tué. On se
retrouve face à une situation vraiment inquiétante : des spectateurs, totalement complices
et des candidats qui n’éprouvaient aucune compassion et aucun regret à avoir commis de
tels actes. Ici, les spectateurs n’étaient pas mal à l’aise de voir la souffrance en direct et la
personne censée recevoir les décharges était « volontaire ».
Gina Pane, par ses automutilations, cherche à réveiller notre conscience. Nous restons
indifférents face à la souffrance, à la violence, car notre sensibilité est « anesthésiée ».
L’exemple donné ci-dessus illustre bien ses propos.
Orlan, quant à elle, est dans un perpétuel travail de modelage et remodelage de son
propre corps. C’est dans les années 1960 que cette artiste commence à utiliser son corps
comme support. En 1990, Orlan commence sa série de performances chirurgicales. C’est
la première artiste à utiliser la chirurgie dans une finalité artistique, à travers laquelle elle
dénonce « les pressions sociales exercées sur le corps, plus particulièrement celui de la
femme ». Lors de sa septième opération, Orlan se fait implanter deux bosses en silicone de
chaque côté du front. Chez Orlan, donc, le recours à la chirurgie esthétique, est envisagé
comme un art et comme un moyen de transformation du corps. « Mon travail est une
lutte contre l’inné, l’inexorable, le programmé » dit-elle lors d’une interview. Elle qualifie le
corps de mutant. Orlan utilise son corps comme outil de son art. Son travail est principalement axé autour de la modification corporelle de son propre corps, par les techniques
permises par la chirurgie plastique, notamment en utilisant des implants en silicone.
Par leurs actions, Orlan et Gina Pane cherchent à lutter contre la mort, leur propre dis-
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parition. En changeant et en utilisant leur corps comme support, ces artistes cherchent à
lutter contre cette fatalité qui nous touche tous : la mort. Le fait d’utiliser un corps, comme
support et non une toile, est une tentative de combattre cette destinée. Orlan, en modifiant sans cesse son corps, cherche à renaitre et donc à lutter contre la mort. Ainsi, son
corps initial disparaît peu à peu pour laisser place à un corps totalement mutant, fabriqué,
transformé. Thomas Edison disait que « le corps est seulement ce qui sert à transporter
le cerveau », et Orlan, par ses interventions montre clairement que le corps est factice,
ce n’est pas le plus important en nous. Nous sommes prisonniers de ce corps, qui nous
contraint à des besoins primaires pour survivre (boire, manger …). Seul l’être humain possède la conscience de son propre corps. La peau acquiert de ce fait une importance particulière, c’est l’ultime enveloppe qui sépare le « moi » du monde extérieur. C’est certainement pourquoi, de nombreux peuples utilisent l’épiderme comme support d’expression.
La décoration du corps indique non seulement les différentes phases de la vie d’une
personne, mais aussi sa position sociale, politique et sa réussite. Elle illustre également
les stades de la vie d’un homme en société. Les interventions chirurgicales de Orlan rappellent l’extension corporelle des femmes-girafes ou des femmes à plateau. La pratique
des femmes-girafes modifie une partie du corps, ici le cou au moyen d’anneaux de bronze.
Ces colliers peuvent peser jusqu’à treize kilogrammes et ont pour effet de distendre les
vertèbres du cou. Leur modification commence, très tôt, vers l’age de cinq ans et est irréversible. Les femmes qui les ont portés toute leur vie ne peuvent pas retirer ces anneaux,
elles s’étoufferaient sans eux, leurs muscles ont perdu toute leur force. Dans bien des
tribus africaines, il est aussi d’usage de se parer le corps de cicatrices en relief formant des
motifs extrêmement variés. Les premières incisions sont souvent faites aux enfants dès la
naissance.
En Chine, pendant plusieurs siècles, une des traditions consistait à attacher les pieds de la
petite fille pour empêcher qu’ils grandissent. Quand les petites filles avaient entre 3 et 8
ans, leurs mères leurs cassaient les doigts de pied et les attachaient sous la plante avec des
bandes en lin. Parfois, on forçait les petites à marcher ainsi pendant longtemps pour que
leurs propres pieds brisent les doigts.
Ces plaies douloureuses sont considérées comme des embellissements du corps. Le corps
initial est transformé, disparaît par « des codes de beauté », dont les souffrances infligées
sont extrêmes et obligatoires pour être un « vrai » homme ou une « vraie » femme.
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Gina Pane, Escalade non anesthésiée,1971.
323 x 320 x 23 cm
« J’ai travaillé un langage qui m’a donné des possibilités de penser l’art d’une façon nouvelle. Celui
du corps, mon geste radical : le corps devenait le matériau et l’objet du discours. » Gina Pane
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S’AFFRANCHIR DE L’OBJET D’ART
Le philosophe américain John Dewey, dans son ouvrage, l’esthétique Art as experience, demandait aux artistes « de rétablir la continuité entre les œuvres d’art et les événements,
actes et souffrances du quotidien qui sont universellement reconnus comme constituant
l’expérience ». Selon sa thèse, les artistes sont coupés des activités sociales aux dépens de
leurs créations artistiques, trop marquées d’un « singulier individualisme esthétique » qui
ne cesse de creuser le fossé entre eux et les spectateurs. Afin de restaurer ce lien affaibli
entre l’art et le monde social, John Dewey « engageait les artistes à regarder au-delà de
l’objet, vers ce qu’il nommait, l’expérience esthétique sur le vif ». Dès l’aube du XXème
siècle, les avants gardes ont rejeté l’art académique en faveur de l’expérience réelle, voulant
rapprocher l’art et la vie.
Peu à peu, les artistes cherchent à s’affranchir de l’objet d’art et remettent en cause leur
rapport au public. Il s’installe alors une nouvelle conception de l’art qui remet donc en
cause le statut d’objet d’art et son identité. Apparaît alors une autre forme de vision artistique, basée sur une pratique quotidienne et qui invite tout le monde à devenir artiste : la
pratique de la marche. Considérer la marche comme oeuvre artistique, c’est reconsidérer
l’objet d’art, car la marche est revendiquée comme une oeuvre d’art. L’art n’aboutit plus
forcément sur un objet physique (Jochen Gerz, Crier jusqu’à l’épuisement,1972 ; Chris Burden Velvet water, 1974). Le statut d’objet d’art disparaît, les pratiques itinérantes deviennent
des œuvres d’art à part entières. Les révolutionnaires de 1968 voient la marche comme un
moyen de changer le monde.
Avec l’arrivée de l’art conceptuel qui fait primer l’idée à la réalisation, on assiste à une
dématérialisation de l’oeuvre d’art. L’art conceptuel repose sur trois points fondamentaux
: l’artiste peut réaliser sa pièce, la pièce peut être réalisée par quelqu’un d’autre, et la pièce
ne peut pas nécessairement être réalisée. L’artiste fait participer d’avantage le spectateur
pour la réalisation de travaux artistiques. La marche est, alors, un cheminement dans l’espace naturel, constitutive de l’oeuvre et est pensée comme principe et partie intégrante
du travail.
Dès les années 1960, beaucoup d’artistes perçoivent le déplacement comme essence même
de l’oeuvre. C’est en fait entre les années 1960 et 1970, que naît la marche en tant que médium artistique à proprement parler. Ils conçoivent l’art comme une pratique quotidienne.
Il s’agît alors pour les artistes de marcher pour créer des formes et du sens, pour faire
œuvre. Non pas seulement de marcher pour bénéficier des bienfaits de la promenade, mais
de faire usage direct du processus même de la marche comme médium de l’art. La relation
qu’ils entretiennent avec les musées change et ils éprouvent le besoin de se sortir des lieux
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d’expositions dans lesquels ils ont été contraints jusqu’alors. C’est cette émancipation des
musées qui conduit les artistes à se déplacer, déambuler dans la ville, choisir leurs propres
espaces et, surtout, voir la marche comme processus créateur principal de leur travail.
Hamish Fulton déclare que sans marche, il n’y a aucun accomplissement possible (« no
walk, no work »)
André Cadere fait parti des artistes de la mobilité. Il ne dépend pas du lieu d’exposition et
cherche à créer un art « indépendant ».
A partir des années 70, André Cadéré présente la barre de bois rond . Il a fait de cet objet
un acte de performance dans la durée, squattant les lieux d’expositions, pour y promener,
ou simplement y déposer sa barre parasite, volant parfois la vedette aux artistes exposés. Il
en produira environ deux cents, composées de segments colorés variables. Paradoxalement
aux tableaux, ce travail n’a ni endroit ni envers ; il n’a donc pas besoin d’être suspendu pour
exister. C’est un objet nomade, par sa forme ronde, déplacé de lieux en lieux. En déambulant avec sa barre de bois rond, il s’adapte au contexte dans lequel il se trouve, contexte
qui détermine le dialogue à propos de l’objet. Ce bâton incarnait son passage, enregistrait
son action comme un témoin, la mémoire de sa marche. Son travail est à la fois fascinant,
novateur et déroutant. Il va à l’encontre des idées artistiques de son époque, propose une
nouvelle vision de l’art, de l’oeuvre d’art et de l’artiste lui même. Il ne touche pas spécialement les amateur d’arts. Par ses déambulations, il se place dans la foule, engage des discussions avec tous types de personnes, et son bâton devient un prétexte à des rencontres.
Comme lui, d’autres artistes ont cherché à faire intervenir le spectateur, parfois même,
c’est le public qui devient auteur de l’oeuvre. On en vient ainsi à s’interroger sur la question de l’identité de l’oeuvre et de l’artiste. Stanley Brown, par exemple, sollicite les passants pour leur demander de lui faire un croquis de la ville. Pour lui, le concept prime sur
l’exécution. Il est l’auteur du protocole mais pas de la réalisation des dessins. Sans public,
ce travail n’existerait pas. C’est aussi le cas dans l’exposition de neufs pièces vides à Beaubourg, dans laquelle le «vide » est exposé. Le spectateur qui déambule à travers ces pièces
devient lui même une oeuvre d’art. Ici, comme pour André Cadere, la relation au public
est très importante.
Il n’est plus nécessaire de créer pour faire de l’art, ni de s’enfermer dans un lieu d’exposition pour qu’un travail soit vu comme tel. Il critique le pouvoir exercé par les musées
qui orientent la lecture de l’objet (il suffit de prendre n’importe quel objet, de le placer
dans un musée et il devient oeuvre d’art : Ready made de Marcel Duchamp). Aussi simple
soit elle, la marche permet un autre rapport à l’espace mais aussi, de vivre physiquement
un travail, de s’impliquer personnellement. Il y a moins de distance entre l’artiste et son
oeuvre qui se questionne sur son propre rapport à l’oeuvre. André Cadere est différent
des artistes qui font de l’art pour l’art, il explore les champs de possibilités que nous
laissent notre propre corps, aussi simples soient elles. Son corps devient alors un outil
important, voire quasiment fondamental. Le statut de l’objet d’art disparaît alors pour en
faire sublimer la pratique et le relationnel.
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Francis Alys utilise la ville comme une matière, un espace à traverser par des actions
brèves impliquant un engagement de son propre corps. En sortant et en mettant son corps
en mouvement, l’artiste interroge le statut de l’œuvre statique et figée, ainsi que son rapport frontal au spectateur. « Pour l’artiste, mettre l’œuvre d’art en mouvement, c’est aussi
forcer l’occasion d’expérimenter des phénomènes qui ne sont pas d’ordinaire le propre du
champ de la création artistique. Entrent alors en jeu des notions telles que la rencontre, le
déplacement topographique, la délocalisation, la vitesse ». La base de ses activités trouve
sa source dans ses promenades à travers la ville. La ville comme un lieu de sentiments
et de conflits. Avec des actions simples, ironiques et significatives, il étudie l’influence de
l’art sur la vie dans la ville. C’est un artiste toujours en mouvement. Ce qui compte, pour
lui, c’est l’effort. Des efforts souvent inutiles semble t-il, car il aime se donner des projets
impossibles. Dans son travail, le relationnel est très important. Dans la foi qui déplace des
montagnes, Francis Alÿs embauche 500 étudiants péruviens, qui, munis de pelles, ont pelleté
du sable toute une journée et ont ainsi, par leur courage et leur motivation, déplacé de 10
centimètres une dune de 500 m de long: acte gratuit, performance collective, absurde et
joyeuse, un maximum d’efforts pour un résultat minime.
On pourrait ici faire référence à l’étude de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Dans
Phénoménologie de la Perception (1945), le philosophe explique que, percevoir le monde,
c’est le percevoir à travers un corps mobile. Cette phénoménologie part, non pas de la
Francis Alys, la foi qui déplace des montagnes, 2002
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conscience, mais du corps. Le processus, dans la perception d’un espace peut être appliqué
seulement s’il implique le corps en mouvement. « Il n’y aurait d’espace si je n’avais de corps ».
C’est la manière dont le monde nous apparaît à la conscience. La mobilité constitue, pour
la conscience, l’espace comme un ensemble basé sur la mémoire.
D’après Merleau-Ponty, les actions humaines ne se limitent pas à une utilisation uniquement première du corps.«L’usage qu’un homme fera de son corps est transcendant à l’égard
de ce corps comme être simplement biologique ».
Il affirme que rien n’existe de manière absolument naturelle chez l’homme. En effet, le
corps est utilisé à des fins bien plus importantes que ce que l’organisme se résoudrait à
faire de manière naturelle. La réflexion de Merleau-Ponty porte donc sur l’utilisation que
l’homme fait de son corps. Chez Merleau-Ponty, la réflexion sur le corps est au coeur du
questionnement philosophique et se pose ainsi la question de l’identité humaine. L’art
participatif implique son public dans la création physique de l’oeuvre conférant ainsi un
nouveau statut à l’oeuvre, au spectateur et à l’artiste. A travers cette participation, nous ne
sommes plus devant l’oeuvre, en tant que «regardeur», mais bien dedans.
La nature même de l’art est un processus élaboré qui suppose une action physique du
public. L’action aléatoire du public que présume la forme participative nécessite une évolution du statut d’artiste : il devient organisateur. Une condition indispensable pour une
oeuvre vouée à un minimum de pérennité. «Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous
voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir » (Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, 1964, )
On l’a vu, l’artiste cherche de plus en plus à faire intervenir le spectateur, parfois même,
c’est le public qui devient l’oeuvre d’art de l’artiste. Le spectateur est en effet davantage
sollicité, afin de l’impliquer plus personnellement dans le monde artistique. C’est une façon
de montrer que l’art peut être ouvert à tous et devient universel, grâce à des artistes
déterminés à changer certaines visions pessimistes de l’art.
Piero Manzoni en est l’exemple type dans Socle du monde, ou encore Sculpture vivante,1961. A travers ces deux œuvres, Piero Manzoni offre la possibilité à tous de devenir
des œuvres d’art. En se plaçant sur le socle pour la première ou en étant signé de la main de
l’artiste dans la seconde. Ses « sculptures vivantes » sont donc des personnes, sur le corps
desquels il a apposé sa signature et, à qui il a délivré des « certificats d’authenticités ». La
simple signature de l’artiste apposée sur le corps donne à ce dernier un statut artistique. Il
devient oeuvre d’art jusqu’à sa mort. La participation est autant celle de l’artiste que celle
du « modèle-sculpture » vivant. Dans socle du monde et Sculpture vivante, les personnes
sont ainsi ramenées au rang d’objet d’art. « Vous avez pris place sur le «Socle magique».
Vous êtes une sculpture vivante en ce moment mais dès que vous allez vous relever, tout
sera fini... L’art est éphémère, n’est-ce pas ? » Duchamp, avant lui, a signé des objets (ready-
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made) pour leur donner le statut d’œuvre d’art. Pour Piero Manzoni, il s’agit d’introduire
le vivant dans l’art, un corps humain désidentifié, pour rejouer le concept de sculpture. Il
remet alors en question le statut de l’artiste et celui de l’oeuvre.
Un autre artiste représentatif de l’oeuvre participative est Lawrence Weiner. En ne présentant qu’une seule phrase, il invite le spectateur à la réaliser lui même. Lawrence Weiner
utilise des phrases sous formes d’énoncés, permettant des jeux descriptifs et perceptifs.
Ces énoncés peuvent être écrits sur un support (le mur) ou, peuvent être réalisés dans
l’espace. Le travail de cet artiste repose sur un programme, qu’il a énoncé en 1968, qui se
base sur trois principes : l’artiste peut construire la pièce, la pièce peut être fabriquée, la
pièce peut ne pas être réalisée. La pièce existe, qu’elle soit matérialisée par l’artiste, par
quelqu’un d’autre ou qu’elle soit seulement imaginée. Elle n’a pas même besoin d’être
matérialisée pour exister. Dans un entretien il dit : «Pour posséder une de mes pièces il
suffit de s’en souvenir.» Pour donner un exemple de ses énoncés, celui ci a été réalisé par
l’artiste lui même dans un espace ex situ :
« Une série de piquets plantés dans le sol à intervalles réguliers. Pour former un rectangle
une ficelle tendue de piquet en piquet. Pour délimiter une grille un rectangle retranché de ce
rectangle. »
Gênés par la sculpture, des étudiants coupent les fils qui relient les piquets entre eux.
Mais Lawrence Weiner ne considère pas la pièce comme détruite. Pour lui ce n’est pas un
in-situ et la pièce peut être refaite partout où il y a un terrain plat. C’est à partir de cet
événement que l’artiste décide de ne plus obligatoirement construire les pièces et ainsi,
de laisser le choix au public de les réaliser ou pas. Aucune forme, aucune matérialisation
n’est l’œuvre d’art totalement. Il est important qu’il n’y ait pas de forme fixe, qu’il n’y ait
pas d’objet. L’énoncé contient tout ce qu’il y a à transmettre. Mais les énoncés ne sont ni
des ordres, ni des conseils, encore moins des poèmes. Toutes les choses décrites par Lawrence Weiner ont déjà été réalisées. L’utilisation des articles indéfinis et de la voix passive
indiquent que la pièce a déjà été faite et que par conséquent elle peut être refaite.
L’historien d’art, Jean Marc Poinsot souligne à propos des œuvres de l’artiste : « Cette
généralité est aussi la qualité qui permet à ces énoncés d’être confiés à ceux qui les lisent
pour qu’ils assurent la responsabilité d’en rester à la lecture ou de pourvoir à leur matérialisation. ». Les énoncés désignent des objets standards ou mettent en jeu des objets ou
des actions ordinaires si bien qu’on peut souvent voir dans les choses ou dans les gestes
de tous les jours des matérialisations possibles des énoncés. Dans un entretien avec Michel
Claura, Lawrence Weiner déclare : « L’art est un fait, ou bien l’on en fait usage, ou bien on
choisit de l’ignorer ». Le spectateur a le choix, il est libre d’exécuter, ou non, l’énoncé de
l’artiste. C’est une façon d’impliquer personnellement et physiquement le public dans l’art
contemporain.
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D’autres artistes proposent, sur un site internet appelé « pratiques hybrides », de nombreux énoncés qu’ils nomment « protocoles expérimentales ». Il s’agit pour ce protocole, d’un scénario de dérive que d’autres personnes pourront expérimenter. C’est un
ensemble de règles qu’un ou plusieurs artistes se donnent pour réaliser une œuvre, une
performance ou une action. L’emploi d’instructions permet à l’artiste de faire exécuter son
œuvre par un autre.
Dans Histoire d’eau de Mathieu Van Eyck, l’auteur nous propose :
« Allez jusqu’en haut de l’avenue et redescendez-la. A chaque flaque d’eau que vous rencontrez
versez quelques gouttes d’encres de couleur à l’intérieur. Amusez-vous à faire votre parcours de
couleurs et si l’on vous demande ce que vous faites, dites simplement que vous mettez de la
couleur dans votre vie. »
D’autres dérives sont proposées, telles que par exemple :
« Essayez de suivre la direction de votre ombre, jusqu’à ce que vous voyez un homme avec une
cravate. Demandez à un passant la direction de la banque la plus proche et prendre la direction
inverse.Tournez à la première gauche dès que vous rencontrez un animal (hors pigeons). »
Ces énoncés offrent au public la possibilité, la liberté de réaliser ou non les indications
proposées.
Enfin, une autre forme d’art participatif serait les expositions vides initiées par Yves Klein.
C’est sans doute à cet artiste que l’on doit les premières tentatives de présenter le vide. En
1957, il expose à la galerie Colette Allendy à Paris. Une salle y est laissée vide. Elle renferme,
dit-il, « l’origine immatérielle de l’art ». L’année suivante, lors d’une exposition collective,
il ne montrera rien, se contentant au vernissage de troquer une phrase de Bachelard qu’il
lira contre un lingot d’or. L’idée d’exposer le vide est récurrente dans l’histoire de l’art de
ces cinquante dernières années.
Pour Vides. Une rétrospective, au Centre Pompidou, 2009, le spectateur expérimente le vide,
ou advient la conscience de son propre corps dans l’espace. Il s’agit d’une rétrospective de
différents « vides », auxquels les dix artistes réunis ont abouti au terme d’une démarche
propre. Chaque salle abrite donc la même « œuvre », mais le processus qui y a mené, diffère. Ces multiples salles, vides de toute oeuvre d’art, exposent l’absence. Le spectateur
devient alors présence matérielle dans un espace « immatériel ». Par ses déambulations
dans l’espace, il devient lui même constitutif d’une oeuvre d’art. Le vide, comme le silence
prolongé, est difficile à supporter alors le regard s’accroche à n’importe quoi, l’esprit transforme ce vide en plein et cette absence en présence.
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Les artistes cherchent à faire d’avantage participer le spectateur dans leurs œuvres, en
donnant à ce dernier, le statut d’objet d’art comme Piero Manzoni, ou, en lui proposant
des énoncés qu’il est libre d’exécuter. L’artiste invite désormais à une vraie interaction
sociale entre la communauté artistique et le public. Il permet de s’interroger sur la valeur
des œuvres d’arts inachevées ou entièrement réalisées par l’artiste, les rôles de l’art, de
l’artiste et celui des spectateurs devenus participants. Nous allons à présent voir, comment les artistes peuvent ils placer le spectateur face à l’inattendu. Comment arrivent ils
à dépasser les limites de l’art contemporain et jusqu’où sont ils capables d’aller. Ne rien
montrer. Montrer le monde tel qu’il est. Démontrer l’insignifiance de l’art. Montrer du rien,
du vent, de l’air, comme le fit Duchamp avec L’Air de Paris enfermé dans un flacon. Montrer
trois fois rien ou des documents décrivant et témoignant des œuvres. Ne rien montrer
pour désigner autre chose, un contexte, une odeur, un son, une idée, ou même la fin de
quelque chose. On peut désormais se passer de l’œuvre et de sa réalisation. On peut se
passer de la voir. On peut même parfois se passer de l’artiste. Les nombreuses approches
possibles, bien loin d’exprimer les mêmes propos, engendrent une réflexion sur la nature
polymorphe de l’oeuvre.
Dans Stealing the Mona Lisa, Darian Leader explique, en 1911, lorsque la Mona Lisa a été
volée, des milliers de personnes sont venues voir le mur vide, pour voir ce qui n’était plus
là, ce qu’il n’était plus possible de voir… Quelle est cette fascination à vouloir voir ce qui
n’est plus, comme un besoin de constater, d’être témoin de la disparition du plus célèbre
tableau au monde.
Robert Barry s’aventure, dans la fin des années 1960, dans des expériences formelles
comme les gaz inertes Inert Gas Series qui fut la première série de Robert Barry qui
s’apparente au champ de l’invisible, les fréquences ultrasons et tout ce qui touche au
domaine de l’immatériel. Mais ses expériences ne sont pour lui pas encore à la hauteur
de son intérêt pour l’oeuvre et sa valeur. Il décide alors de faire des mots : son langage
artistique car ils sont immatériels et universels. On observe ainsi une absence picturale, de
matière et de dimension spatiale, façon pour lui de se sortir de toute formalité. En 1969,
à Amsterdam, Robert Barry annonce : « Pendant l’exposition, la galerie sera fermée. » Il
n’y montrera rien. Il tenta aussi de communiquer télépathiquement une œuvre dans une
exposition de groupe. Toutes ces expériences forment un autre langage allusif, perçues de
différentes façons selon les personnes. Portées par des vecteurs invisibles, elles ouvrent
sur un nouveau champ de perception de l’oeuvre ainsi que sur sa signification (ce qu’elle
dit).
La même année, le marchand d’art New-Yorkais Seth Siegelaub, dont les livres apportent
un renouveau sur le concept d’oeuvre d’art, montait une exposition dont l’élément premier était le catalogue, que l’on pouvait feuilleter dans l’espace d’exposition. C’est, pour lui,
une façon de rapprocher les artistes et le public en supprimant l’intermédiaire des musées.
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Dans un entretien avec Hans Ulrich Obrist en 2008, il dit vouloir « échapper à la routine
du monde de l’art », il veut échapper à la « fatalité de l’objet d’art » par la dématérialisation
de ce dernier. D’ordinaire, l’exposition dans un espace en trois dimensions prime sur la
documentation. La publication accompagne, documente mais reste en marge, subordonnée à l’exposition. Avec les catalogues de Seth Siegelaub, la tendance s’inverse pour faire
passer la publication au premier rang. La publication est, alors, le lieu d’existence privilégié
des œuvres. « Deux travaux de chaque artiste étaient également présentés sur les murs.
Mais dans mon esprit, l’exposition existait absolument dans le catalogue ». Les œuvres
présentes dans ce livre d’artiste, sont des œuvres éphémères (Land art, performances) qui
ne peuvent être présentées dans la galerie comme un besoin de pérenniser les œuvres
issues du livre.
Piero Manzoni projeta de condamner une salle d’exposition barrée de l’information suivante: « À l’intérieur repose l’esprit de l’artiste ». Michael Asher, lui, retira la cloison séparant l’intendance de l’espace d’exposition (à la Claire Copley Gallery à Los Angeles en
1974), exposant finalement le contexte économique des lieux.
Dans Exposing The Foundation Of The Museum, Chris Burden révèle les fondations du
musée d’exposition en creusant à travers le plancher de la galerie, plaçant le spectateur
face à l’inattendu.
À la question de savoir si les œuvres d’art existent, la réponse semble positive, surtout
lorsqu’elle est posée dans un musée, avec des œuvres autour de nous. Cependant, s’il n’y
avait personne pour regarder un tableau, une sculpture, une performance ... comme des
œuvres d’art, le seraient elles encore ? Est-ce alors notre regard qui fait de quelque chose
une œuvre d’art ? Les œuvres d’art existent par l’attention que nous leur portons, par la
valeur que nous lui donnons. Toutes ces propositions ont en commun de s’attaquer à la
matérialité de l’objet, à son autonomie. Elles offrent une ouverture vers de nouveaux territoires artistiques : le langage, le flux, le geste, le contexte, l’espace d’exposition. Elles ont
aussi en commun de désorienter le spectateur, de le placer face à l’imperceptible. Il peut
finalement s’interroger sur le statut de l’objet d’art, la place et le rôle de l’art ainsi que ses
potentielles limites.
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Stealing the Mona Lisa, 1911
From the Mary Evans Picture Library/The
Image Works.
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CONCLUSION
Nous venons de voir les différentes façons qu’ont trouvé les artistes pour aborder, de près
ou de loin, la disparition. Utiliser une matière qui le substituerait à son espace, aborder
des thèmes personnels ou qui suscitent la mémoire collective, voir son corps comme une
matière exploitable, ou s’affranchir de l’objet d’art vu comme tel, sont des visions totalement différentes de la disparition. Ainsi : « on aura assisté à un mouvement continu qui a
commencé pour le peintre par déborder sa toile et peindre sur un mur, puis entrer dans
sa peinture à trois dimensions, y habiter, mais aussi entrer dans la toile, en la transperçant
d’un stylet ou même de son corps et pour en arriver enfin à ce que l’œuvre d’art ne soit
plus une métaphore du corps mais bien le corps lui-même : soit par des calligraphies, soit
par des tatouages, soit par des auto ou hétéros-lacérations ou par mutilations diverses ».
Le corps devient un outil au service de la liberté d’expression, le support de manifestations
d’idéaux, de contestations ou même de provocations. « Avec l’art corporel et les performances artistiques, le corps se fait œuvre vivante. Au lieu d’être parlé, il devient langage ».
Il en résulte des œuvres d’art éphémères, des actions, des performances, qui engagent le
corps, utilisent des outils, laissent des traces, des signes,se mettent en action. Comment
dès lors exposer de tels artistes ? Que présenter ? De quelle manière ? Que signifie ce
qui est exposé ? Autant de questions qui laissent une ouverture sur d’autres horizons à
exploiter.
Dans mon travail, j’essaie de jouer avec l’espace sensible, avoir un rapport différent des
choses qui m’entourent et les appréhender d’une autre manière que dans le monde dans
lequel nous vivons. J’essaie d’aborder un travail comme une expérience sensible, jouant
avec nos sens et notre rapport à l’espace.
Mon attirance pour certaines matières et formes me pousse à dépasser le domaine du
possible et m’amène à expérimenter des choses qui pourraient ne pas fonctionner. Ce
qui m’intéresse, c’est l’expérimentation. « Tenter en risquant d’échouer » c’est ça le véritable moteur de mon travail. C’est cette obsession permanente qui m’anime me poussant
à dépasser les limites du réalisable et à travailler une matière toujours plus délicate et
contraignante. La peur d’échouer, entre la conception théorique et le passage à la pratique
d’un travail, cette prise de risque sans savoir si cela va fonctionner, et de pouvoir aller au
delà une fois le travail aboutit, est devenu chez moi une obsession. Pour moi, l’art est une
recherche permanente de ses propres limites, ainsi que celles de la matière. Il faut toujours
se surpasser pour toucher le plaisir de l’aboutissement d’un travail. Je veux me l’imprégner,
le ressentir, je veux qu’il soit une obsession constante comme si j’étais la matière ou l’objet.
L’ensemble de mes travaux aborde la question du temps. La disparition, la fragilité, le temps
sont des thèmes inconsciemment récurrents et qui m’amènent à me questionner sur mon
propre rapport au temps et à la mort.
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Concentrée sur un travail qui ne me faisait pas prendre de risques, j’ai travaillé pendant
mes trois premières années d’étude à l’école des beaux arts, sur des projets à petite
échelle, sans oser m’ouvrir à d’autres choses. Mes premières performances m’ont poussée vers l’inconnu et sur les sensations que l’on peut éprouver en mettant en scène son
propre corps. C’est ce qui m’a donné la conviction de repousser encore plus mes limites
pour que mon corps ressente les choses au plus profond.
J’observe un réel changement dans mon travail depuis plusieurs mois, comme une ouverture d’esprit différente dans mon rapport à l’art. Ne plus voir le travail comme une
contrainte mais comme un jeu. Un besoin de s’exalter, de s’exprimer, de m’imprégner de
mon travail. Je suis passée d’une série de recouvrement de petits objets dans un atelier, à
une envie de travailler à l’échelle du corps, et encore plus. Un besoin de m’imposer et de
montrer mes capacités nouvelles. Comme un renouveau artistique, je cherche à susciter
des émotions en m’approchant d’un monde sensible. Mais je veux aussi ressentir ce que je
fais, le vivre vraiment. Je suis dans la recherche perpétuelle d’une nouvelle matière à exploiter, à mettre en scène dans un espace. Je veux ne faire qu’un avec mon travail.
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Louise Bourgeois, Entretien avec Suzanne Pagé1995
Louise Bourgeois, Entretien avec Vincent Katz ,Juillet 95, The Print Collector
58
ET AUSSI
Gabriel Orozco
Annette Messager
Francesca Woodman
Sophie Calle
Joseph Beuys
Damien Hirst
Nathalie Hervieux
Michel Blazy
Jean Pierre Reynaud
Eva Hesse
Tatiana Trouvé
Absalon
Roger Hiorns
Bill Viola
Zilvinas Kempinas
Mona Hatoum
Cornelia Parker
Duane Michals
Jochen Gertz
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REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier l’ensemble des techniciens, plus spécialement Christian Gabard, technicien
«matériaux composites» pour son aide précieuse dans la réalisation de mes projets en goudron,
ainsi que Thierry Topic. Je souhaite aussi remercier l’ensemble de mes professeurs de l’ESAM dont
mon tuteur Jean Jacques Passera, de l’ex ESBACO anciennement (Ecole des Beaux Arts de Cherbourg-Octeville) et plus particulièrement à Marc Louveau et Phil Stephens. Je tiens à remercier
Francis Lefèvre, artisan verrier avec qui j’ai pu découvrir les techniques du verre et mener à bien
plusieurs travaux personnels, pendant plus d’un an. Et enfin, toutes les personnes qui ont contribué
de près ou de loin à la réalisation de mes projets.