ROAD MOVES VIE english version 07 aout 14

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ROAD MOVES VIE english version 07 aout 14
« ROAD MOVES VIE »
Dominique Frot l’actrice est aussi loin de moi que l’est Dominique Frot
femme active. C’est seulement et uniquement quand je suis sur certains
plateaux, que cet éloignement cède la place à une cohérence, une qualité
humaine. C’est mon seul vrai travail. Il y a une part d’inconscient et une
part de lucidité à laquelle j’accepte alors de m’abandonner. Je tends tout le
temps vers ca : qu’est ce qui se passe, qu’est ce qui s’est passé, à quoi aspire
la vie, quels sont les processus qui l’en empêchent. C’est un espoir, c’est une
passion, la seule façon de maitriser la peur et la joie qui me dépasse Mais je
ne peux m’approcher de ces questions que sur certains plateaux, pas tous
du tout. C’est la face cachée de mon métier. J’aime bien l’autre aussi. Elles
sont siamoises. Avec Larry Clark, je retrouve la face cachée.
Sur cette face, la présence des autres me défend de moi-même, et, ce faisant,
de leur capacité à l’assimilation. C’est nécessaire car certes, on représente
l’homme soumis à la brutalité, mais personne ou exceptionnellement rares
(ou sont ils ?) sont ceux capables d’exister hors d’elle et d’être en mesure de
la juger. Car cette brutalité implique une adaptation quasi-totale. Donc,
parmi les autres, qui, en quelque sorte, m’empêchent, le monde reste en
ordre. Cet ordre me protège des conséquences d’un bras de fer quelque fois
gagné pourtant, sur l’aberration totale. C’est ma façon d’écrire. Le plateau
c’est le papier ; mon corps est le stylo. Si je devais écrire, ca serait le même
travail. Mais sans les autres qui vous retiennent. Au dessus du gouffre tout
est terriblement réel. Mais sans parapet, plus de gouffre du tout.
Quand Larry Clark m’offrit ce rôle, j’entendis au travers de la scène des
essais d’abord puis dans le scénario, qu’il était possible là de retrouver la
face cachée de mon travail à laquelle est reliée ma vie. Je ne peux la
cantonner à une suite de conjonctures arbitraires quand elle aspire à une
succession de prises de conscience. Le sentiment de retrouver ce coté là de
mon travail, se confirma lors de ma rencontre avec Clark. Je suis arrivée
chez lui : le premier assistant aussi accueillant que l’appartement dans lequel
il m’introduisit. Des sourires, qui ne se targuent pas de ne rien cacher. Des
mouvements qui n’interrompent pas l’immobilité, des échanges qui n’effacent
pas le silence. Ca va. Les deux jeunes gens choisis pour les rôles sont là.
Larry filme la scène. Rien ne commence. Tout arrive. La présence d’un de ces
deux jeunes est si forte qu’elle efface l’idée de «l’acteur ». Tout roule. Larry est
content. Echange posé de quelques propos. Je fume à la fenêtre ma première
cigarette de la journée. Il est 19.30. Je sors. Je suis munie. Je pourrais
marcher toute la nuit dans Paris.
On vit dans un contexte brutal rendu possible par une certaine culture. La
culture ce n’est donc pas la cerise sur le gâteau, c’est encore et toujours un
lieu de conflit ou l’histoire même prend forme, aussi cynique soit-elle.
Quand tu arrives sur un tournage tu peux avoir l’impression de vivre comme
dans la montagne, lorsque la corde est usée, sur le point de casser, mais on
l’ignore on continue, sur de soi. Presque tout sur un tournage, est là, qui te
fait croire que tout va bien. L’assistant(e) qui retient à portée de main
l’acteur aussi longtemps que se doit, afin qu’il puisse être présent à la
seconde même ou on le réclame sur le plateau, n’entend rien de ce que la
corde est usée. Or cet appel vient de plus loin que la table régie et autres
boisson ou il tente de scotcher l’acteur. Il aura fait son travail, son bout de
corde à lui tiendra peut être le coup un temps encore. Le film regarde la
corde en son entier. L’acteur le sait : L’important c’est de naviguer. Sans
ancre, pas de navigation. Sans navigation, pas d’ancre.
Certaines choses sont inimaginables, certains scénarios donnent à lire de
l’inimaginable, dont on sent qu’il rejoint l’inquiétude de notre propre présent.
Je m’efforce d’imaginer ces choses d’autant plus qu’elles sont inimaginables.
En rester à cette impasse de l’imagination, laisserait croitre l’inimaginable.
Le tournage de tels scénarios sert à cela, tenter de partager l’inimaginable, et
en quoi ce qui s’y joue rejoint l’inquiétude du présent de chacun. Merci donc
à la production qui engage et rend possible ce partage. Quand bien même le
cinéma devient l’image de ce qu’il est devenu impossible de dire.
Afin d’être en état de faire mon travail d’actrice, je dois faire en sorte, au
moment ou l’on dit « moteur », d’arriver avec, des pieds à la tête, une
perception, de ce à quoi me renvoie le contenu du scénario. C’est toujours de
l’écriture, et l’écriture vient de loin, un état de conscience dont on ignore le
logement. Il fait ressurgir de moi une angoisse, qui tient à la vie très fort, et
qui croit en une joie puissante, continuelle. Sensation d’étonnement, je me
sens imperceptible, dans un corps aux frontières très floues, quasi fluide,
d’autant plus vivante que ma vie donne sensation de tenir à très peu de
choses et que je doute de sa réalité autant que de celle et ceux qui
m’entourent. Je serais comme la transposition de la vie qui existe quelque
part, un fragment qui me serait attribué par hasard, et se trouverait là par
hasard. Et là, l’évidence : une erreur s’est glissée dans tout, plus
vertigineuse que le cosmos. On aurait pu inventer l’identité, comme les
gares, pour se reconnaitre et s’en amuser. Nous sommes une personne qu’on
nomme « x », nous ne sommes pas « x » Nous ne sommes pas, on nous fait
être. De toute évidence, ma vie, n’est pas la mienne bien que ce soit moi qui
la vive et finirai par en mourir. Avec le même sens que celui des aveugles,
mon mutisme me donne une drôle de parole, hachée ; j’entends des suites
fluides de mots qui me lacèrent, comme un ordre qui vient combler un vide.
Et me voilà comme quelqu’un qui veut faire autre chose à l’intérieur d’un
corps qui apparait. L’acteur sait qu’il y a toujours quelque chose de mieux à
faire que de faire quelque chose. Ne rien dire de qui et quoi, coupable ou
non. J’avance à l’intérieur du rôle, condamnée à l’interpréter, comme si je
voulais m’en défaire et entrer en solitude publiquement, au travers de« la
mère de Math ». Alors j’ai soudain le sentiment d’être à égale distance de
toutes choses. Je suis à égale distance du sommeil et de la mémoire, de la
femme et de l’homme, de l’éphémère et de l’immortalité des images du
monde dévoré.
Penchée sur Math, je vois à travers les yeux de sa mère, une maison qui a
reçu la foudre. Je cherche dans les décombres ; je vois des millions
d’hommes qui ne comprennent pas et qui tendent leurs bras dans le vide.
Les os du crâne de l’enfant mal soudés laissent entrevoir un monde
inconnu : une peur qui englobe toutes les autres comme une forme de vie
plus ancienne que la pensée.
D’urgence, sortir de sa peau. Sport amour ascèse orgie, peu importe, mais
sortir. Tout la nie. Ou que ce soit : partir. Ce qui semble ne pas pouvoir
exister elle veut pouvoir dire « je l’ai pensé » .Cette mère est comme certaines
personnes qui n’ont pas été enfants mais qui le deviennent lentement et qui
descendent en elles chaque jour davantage.
Percevoir ce que la vie aspire à atteindre, je veux connaitre cet espoir.
Je fais l’acteur (j’ai du mal avec le féminin de ce mot) pour ca, je balance
mon corps dans la communauté, pour voir comment on pourrait se
démerder autrement. C’est de l’écriture.
Le tournage, vu de l’extérieur, de la séquence : « Mère de Math » : plusieurs
prises. Vu que Larry Clark a plutôt comprimé les phrases de la séquence, je
n’imagine pas qu’il puisse souhaiter davantage de mots. Et puis aussi, l’un
des acteurs, qui n’avait jamais appris un texte jusqu’à ce jour m’a-t-il dit,
restait, lors du
tournage lui-même, encore étranger au phénomène de
« répétition » de gestes et phrases données. J’ai du accueillir un flottement de
terrain : tempo, mots, entrées, sorties, tout cela débordait une partition. Du
coup, ma partition est devenue le silence, celui duquel la parole surgit sans
savoir d’où elle vient, et le fait qu’il y ait certainement mieux à faire que de
faire quelque chose. La troisième prise en cours, après un temps certain, je me
retrouvai assise sur le canapé, avec un vide et un ennui intérieur que je
n’avais jamais connu devant une caméra. Et, curieusement, Larry laissait
tourner la caméra. Quelques longues secondes passèrent, cette caméra
tournait toujours et mon vide frôlait le fou rire sec. J’aurais pu faire n’importe
quoi. Il n’y avait juste rien. Il a du se passer quelque chose car la caméra
tourna longtemps encore, et le verre que j’avais à la main finit en éclat ; mais
je ne me souviens pas.
C’est en jouant que j’écris. Larry Clark écrit en filmant. L’écriture oblige à
passer certaines frontières. On est confronté au pourquoi comment et pour
convenir à qui, nous avons nous-mêmes accepté ces murs, offerts par
l’amour sous l’étendard duquel est donnée l’éducation, comme naturels.
Cri folie écrire crime, ca déchire de la raison, d’écrire. C’est dans le travail
que peut se libérer ce besoin de quelque chose d’illimité et d’interdit.
Un scénario tel que celui de « The smell of us » donne la force à nouveau de
passer au-delà de ces frontières, admises, oubliées au point d’avoir oublié
qu’on les a oubliées. J’affronte à nouveau ce qui me les fait accepter par
période. C’est violent. Mon travail n’est pas un « boulot ». Il est la
construction d’une lucidité croissante si tant est que je peux la supporter. Il
me sauve, même si c’est par et pour la destruction. C’est comme les mômes
de Clark, ils s’éloignent, ils passent au-delà de, et simultanément, ils se
détruisent, pour expulser ce qui les retient de passer au-delà. Ce scénario
fait écho à l’acteur. Ses allers retours. Par période seulement, tu peux
supporter de savoir que la corde est usée et sur le point de casser. Par
période, les enfants de « The smell », redescendent, telles les victimes qui
cherchent les bras de leur bourreau, dans les appartements de la cité : des
caves déjà enfouies, ou on parle une langue qui n’existe plus. Ou, le temps
d’un souffle on peut être là, comme si la corde n’était pas usée. Les jeunes
gens de « The smell » oscillent entre une vie au dessus du bitume, et une en
dessous, dans les appartements caves familiaux. Ce monde dévoré par les
images est le souffle aussi des adultes, lorsqu’ils reviennent d’une apnée
dans une obscurité de lumière sans fond. Plusieurs séquences de « The
smell » évoquent ce chassé croisé de « souffles » ; cette « pose », fondée sur
un malentendu mythique.
L’homme ca se réinvente tout le temps, c’est tout neuf à chaque respiration.
Comment se fait il qu’après le sommeil qui a démonté tous les rouages de
l'esprit, de la mémoire, de la volonté, le re-montage ne se fasse pas
exactement de la même façon et que ne se reforme pas un personnage
différent, un autre moi ? Même les industriels vivent parfois, agrandis, des
instants immédiats coupés ou séparés de ce qui les précède, et de ce qui les
suit.
Chaque individu, est le fruit du rapport d’un être limité avec la sensation
qu’il a de l’illimité. L’homme sait ne pas être le centre du monde, il peut
concevoir l’illimité, mais il lui est interdit de le vivre, de vivre au-delà de. Il
fait sienne l’interdiction du dépassement de soi. Il est un lapin qu’éclairent
des phares de bagnole. Nous sommes la flamme de la bougie. Chaque
individu se plie à n’être que la bougie elle-même. Les chaises sont là pour ca,
ainsi que les noms, les identités, les postes, et les frontières. Ces objets font
l’Histoire, et l’homme ne peut se passer d’histoire. La flamme elle, a ceci
pour elle, qu’on ne peut la faire sienne. Or l’image du visage humain que l’on
croit avoir, pense porter, demande périodiquement à être gommé. Chaque
individu mène un combat sans fin entre ce qui l'arrête, le fige, le fixe et ce
qui, au contraire, le change, le renouvelle, le fait partir, le pousse à cent
existences etc. L’institution, le « poste », et tous que nous sommes, devons
nous débrouiller avec cette donnée. La vie imprévue, le moi profond,
disparaissent sous la vie prévue, le moi construit par le monde extérieur, la
vie comme étonnement, violente, devenu inatteignable, disparait sous la
sécurité et norme des choses, pour exterminer tout ce qui n’est pas
raisonnable
Je suis revenue sur le tournage de « The Smell of us », après avoir accompli
le travail qu’on attendait de moi. J’étais tentée d’être là pour rien. Voir si
c’est possible. Etre là « sans fonction », « sans justification ». Porter de l’
« inclassable », du « sans raison », inutile à la toile. Derrière chaque
personne, dans ou hors d’un scénario, filmée ou non, il y a plus qu’une
personne qui remplit les 36 rôles privés et professionnels, qui le rassurent et
son entourage avec lui. Il y a un être humain bouche bée, même s’il ne se
donne plus le temps de le savoir. Tous, acteurs, techniciens,
administrateurs, personnages, bouche bée.
A l’opposé, il y a la peur, celle organisée par l’être humain lui- même, afin
d’étouffer ce joyeux effroi : Chacun regarde l’autre du regard illicite qui le
protège de tous les regards illicites qu’il peut imaginer qu’on porte sur lui,
susceptibles de faire remonter la boue au fond d’un verre d’eau. Ca, c’est la
fiction. L’aberration. Moins terrible que l’effroi sans doute, c’est pour cela
qu’on la crée en permanence. Derrière cela il y a chacun immobile. Car dit
on d’un homme qui traverse l’antarctique en avion qu’il est à tel moment sur
la banquise ou au cœur tumultueux de l’océan ? Entre ce qui s'agite en
chacun de nous dans le silence et ce qui se manifeste dans la clarté de la
conscience, il y a une tension. L’arrêt de l’action, l’éclipse, permet d’accueillir
cette tension et les conflits auxquels elle donne lieu. Dans la distance et le
silence, on ne trouve pas ce qu’on cherche mais on y trouve ce qu’on ne
cherche pas. L’éloignement c’est comme le vent : il éteint une bougie, mais il
attise les flammes (j’ai lu ca quelque part). Si les étoiles devaient se croiser
tous les jours…
Ce qu’on croyait être venu filmer, peut révéler à sa
périphérie ce qui pourrait être l’apprentissage d’une autre manière de voir et
de filmer Ainsi la périphérie est importante. Le temps d’éloignement du
tournage. Je rêve du tournage d’un film, dilaté sur un an, ou on ait le temps
d’affronter une autre interprétation de ce qui est entrain de se jouer et
d’avoir lieu. Il se passe toujours autre chose, tout fait partie de quelque
chose d’autre. En communauté, quelque fondement qui en soit la source, il
s’agit toujours un peu de l’invention d'un monde possible, pour le confronter
au monde réel. C’est ce que font à mes yeux les jeunes gens de « The Smell
of us », même s’ils se détruisent. C’est ce qui peut avoir lieu sur un tournage
s’il n’est pas préconçu ou figé. L’équipe est un peu sur des skates.
Nous tous savons des choses, non pas parce que nous pouvons les lire ou
démontrer, mais simplement parce que ca existe. A ma surprise ceux qui
atteignent l’inattendu, inventent le possible, ce ne sont pas seulement des
hommes de savoir et méthode. Ce sont surtout des esprits insolites, des
êtres à vision saugrenue.
En m’endormant, la peur de me trouver une autre en me réveillant.
L’étonnement de me retrouver la même. Comment se fait il qu’entre les mille
personnes que je pourrais être, ce soit toujours la même qui débarque ? Le
sommeil démonte tous les rouages, et pourtant, le lendemain, c’est la veille
qui débarque. Assimilation aux rapports existants, quels qu’ils soient ?
La vie donc… celle qui prendrait cela en compte, tout en menant de front la
continuité d’une fiction, d’une connaissance, d’une identité, du « reconnu » ;
et qui accueillerait cette co existence paradoxale, comme la création
surprenante d’un pont entre l’enfant qu’un jour chacun aurait été, et l’adulte
que nous sommes devenus. Car le « connu », n’est pas « reconnu » et le
« reconnu » n’est pas « connu ». Si les étoiles se voulaient « rondes », au lieu
de vivre de la « diffusion » de leur lumière…
Bref la décision de faire un film pourrait ouvrir les portes de quelque chose
qui dépasse de loin le but qu’est le film. Le tournage permet un dialogue
sans fin entre l'imagination et l'expérience, qui permet de se former une
représentation toujours plus fine de ce que l'on appelle « la réalité ».
« Vie » et, « évolution » sont quasi synonymes ; car une vie qui n’évolue pas
est bien morte. Un tournage dont tout est connu d’avance est mort. Les
personnages à l’intérieur du scénario font ce qu’ils font, justement parce que
ce qu’ils vivent à l’intérieur, leur « connu », n’est pas « reconnu ». Ils
faufilent leur « connu », leur « vivant vécu » au sein du « reconnu », mort on
va dire (pour simplifier) et quelque fois ca fait des étincelles. Leur « faux »
secret est un chemin pour trouver mesure équilibre entre leur « connu »,
intime, et leur « reconnu » accepté, critiqué, recensé par leur entourage.
Leur vrai secret est ce qu’ils perçoivent pouvoir connaitre de ce qui ne se lit
nulle part, et ne se laisse percevoir que du fait que ca existe. Chacun
nécessite de se reconnaitre sur le visage de l’autre, et ainsi de se retenir aux
autres, en figeant-liant les identités. C’est ainsi qu’il y a du reconnu, auquel
il est possible de revenir afin de se retenir. Pourtant tout est en mouvement.
La vie ainsi que la science, sont une recherche.
Les enfants de Clark s’échappent régulièrement de façon ondulatoire de leur
maison famille. La maison est le résumé sombre. La maison est le souvenir.
L’apparente solidité de la maison est irréelle. Le box office aussi.
Ils sont sur des skates. Ils vivent en mouvement. Leur équilibre est obtenu
au prix de mobilité constante. Ils avancent, noyés par la vitesse sur un
support qui fragilise la terre, espoir peut être de court-circuiter de
l’inconnu. La transgression d’un interdit est comme un passage obligé.
Volonté obscure de tuer quelque chose. Sans doute pour faire surgir de
l’inconnu.
En même temps qu’ils inventent ils se détruisent, probablement afin
d’oublier ce qui les retient de franchir certaines frontières au-delà desquelles
ils peuvent affronter ce qui existe et non ce qui est consensuel. Chaque
sensation est une porte qui existait jadis. Par leur mouvement permanent ils
s’éloignent d’eux mêmes tout en se reconnaissant les uns sur les autres,
cherchant à inventer, créer, re créer, échapper mais aussi se retenir à l’image
des fictions recensées par la culture de laquelle ils sont issus.
Comme certains auteurs, ils nous entrainent, pour les suivre, à passer ces
limites, à les toucher au moins, si on se donne la liberté d’aller jusque là.
J’ai pris le numéro de portable de certains skateurs. On s’est mis d’accord
de s’appeler un jour.
En guise de récréation, juste une association de pensée avec un souvenir :
A une période, je participai à des Marathons, sans aucune idée de record,
mais dans l’idée de la vie commune en mouvement. A la même période, je
jouai à Chaillot, dans « Le parc », de Botho Strauss, le rôle d’une petite punk
qui vit en bande. J’avais entrainé dans l’aventure, en les présentant au
metteur en scène, des techniciens du TGP qui vivaient dans les cités. Leur
groupe indissociable suivait les désirs tantôt de l’un tantôt de l’autre, sans
jamais se séparer, même dans les affaires les plus intimes. Ils attendaient
toute la nuit s’il le fallait, sur le tapis de la pièce d’à coté, celui ou celle dont le
désir avait été maitre ce jour là. L’un a fini par tourner avec Besson. Je l’ai
retrouvé un jour. Il était retourné radicalement à sa bande de potes.
Nous sommes les mêmes. Une équipe de tournage est exactement à l’image
de ces skateurs. Tout est fragile, en mouvement, fragilisé par le parcage, au
sein d’une production, de tout ce que nous faisons là ; mais aussi forts et
heureux de ce parcage, car la désobéissance a besoin d’un cadre pour que le
monde se remette en ordre. Nous sommes là pour capter un acte de victoire
sur l’aberration totale que chacun nourrit par ailleurs dans le but de sa
survie. Mais nous le faisons, heureux d’être parqués. A l’extérieur on vous
envie, on croit savoir ou vous êtes, on vous respecte, voir, on attend que
vous vous fassiez foutre dehors, ce qui confirmerait le pouvoir qu’on est en
droit d’avoir sur vous. Ou encore on craint que votre bonne tenue dans ce
partage fasse perdre le pouvoir qu’on a sur vous dans la vie privée. Parfois
les histoires que nous racontons sont les récits de ce qui s’est passé ; parfois
elles sont l’image de ce que nous aurions souhaité voir se passer, les
justifications inconscientes des vies que nous avons fini par vivre. La
violence physique, avouée dans une certaine limite, est moins terrible que
les violences psychologiques issues de son camouflage.
La vie professionnelle devient la bande skate de la vie privée, le privé du
privé. Mais ce n’est pas si simple : On y essaye de choper sur les visages
comment nous pourrions faire autrement que de nourrir l’aberration. Capter
un acte de victoire, dont l’Art est la source, sur cette aberration, permettrait,
au-delà du film, de nous reconnaitre, autrement que dans l’échange de bon
procédé.
La vie sociale ne prend jamais en compte les découvertes et le progrès qu’elle
impose. Aujourd’hui, la permanence de l’évolution des moyens de la
communication, fait sombrer littéralement un pan de nos valeurs, tel le
naufrage du Titanic. Or nous vivons et devons vivre, comme si nous n’étions
pas sur un bateau qui coule. Chaque enfant dont le regard et les actions
nous rappelle que nous y sommes, va se faire figer, oblitérer, épingler autant
dire emprisonner de façon à ce que les murs ne soient plus nécessaires.
Nous sommes de nouveau nomades, mais emprisonnés dans chacun de nos
pas, au lieu de gouter la métamorphose que le chemin parcouru nous offre.
Les visages des premiers plans de la soirée Hollywood peu avant l’irruption
des Wassup rockers sont terribles. Dans l’élan, quelques plans reviennent :
les conséquences de cette irruption. Le masque. La traque. Le retour chez
eux en skate. La scène magnifique entre Kiko et une fille. La musique de
Jonathan. Et dans Bully: glaçant, la stratégie évoquée en sortant de la
voiture, et aussitôt l’écho de sa mise en œuvre.
Quand j’arrive sur un tournage j’arrive en manque de cette dimension ou
l’illimité est là, ou nous hésitons à nous reconnaitre, ou si je croise des
connaissances je pourrais leur passer devant sans sourciller, ou alors avec
une joie démentielle les « reconnaitre ». Une joie de l’ordre de celle que l’on
ressent lorsqu’on s’est éloigné de soi même. J’arrive, et je considère cela
comme mon travail, en manque et en observation du processus qui interdit
ce dépassement de soi.
On a beau parler d’amour ou de viol… cet illimité en chacun de nous, n’a
pas imprégné le langage et l’inhibition qu’est le quotidien. Intentions, sens,
regard illicite font leur loi. Ce qui dépasse l’information se focalise sur les
sexes ; et crée toutes les fictions qui cadrent les corps, renforcent la prison
de l’identité, de la propriété. Lapin dans les phares de bagnole. Les corps se
retenant ainsi l’un à l’autre, par tendresse, par haine de l’extérieur ensuite,
puis par haine l’un de l’autre, créent un autre être. La carte « fils » devra
jouer gros pour justifier le père, sinon le venger. Cet enfant à peine né, on le
rétrécira, on le nommera afin qu’il soit avant que d’être, on l’épinglera ainsi
qu’un papillon sous verre. Le fait de ne pas connaitre certaines histoires,
l’intrication de certaines histoires qui à notre insu forment le présent, peut
être une grave erreur.
Toutes les vies s’additionnent dans unique cauchemar.
« The smell of us » après bien des détours sur skate, en révèle la généalogie.
Les séquences centrées sur le père et le fils, ainsi que la séquence avec Ken
Park lui-même, qui clôt cet autre film de Clark, sont celles qui me restent
avant toutes. Je le dis avant la fin de ces lignes, mon métier n’est que cette
question : la névrose est elle la seule survie possible, l’inimaginable son
aboutissement ?
La recherche, dans quelque domaine que ce soit, représente à mes yeux la
forme la plus exaltante de la révolte contre l’incohérence de l’univers. Quand
j’arrive sur un plateau, mon travail est d’avoir tout oublié, je crois que faire
quelque chose, commence par tout oublier, venir pour rien. Mon premier rôle
est celui d’être une actrice. J’ai l’apparente visée de tenir un rôle. C’est une
visée sans visée : jouer les visées d’un personnage qui s’en perçoit une qui
est au-delà de toutes celles recensées. Ma fonction me donne le droit d’être
là. Le personnage que je joue a toujours une situation, faite de multiples
rôles qui lui donnent une raison de souffrir ou de vouloir dans tel sens
plutôt que dans tel autre. Ce sont les rôles qui lui sont donnés dans les
différents cadres ou il vit, dans lesquels on a besoin de le cadrer, au travers
desquels il peut percevoir qu’il ne vit pas de ces souffrances ou joies là,
reconnues, mais d’autres interdites. Elles les effacent en cessant de le définir
et le limiter. Elles sont silencieuses et restent impartagées, parce que
commune à tous. Il ne fait partout que passer, sans aucune intention, sous
toutes les intentions qui justifient sa présence ou son renvoi. Et lui et moi
nous retrouvons, là, autant injustifié l’un que l’autre, à nous demander
comment, en nous faisant exister l’un l’autre, nous nous nions l’un l’autre,
mutuellement. Comment, en nous niant mutuellement, nous nous faisons
exister l’un l’autre et ce faisant, donnons existence et par là même négation
des et aux gens postés qui nous entourent, nous filment, et partagent la
même condition : existence/reniement. Ainsi je cherche ce qui me pousse et
mon rôle avec moi, telle une foule trop lente à fuir, vers les autres à corps
perdu, afin que cette drôle de réalité, laisse planer sa face cachée. La nature
répète éternellement les mêmes notes, qui nous parviennent diffuses, sans
mélodie. Nous l’avons cherchée sur la terre, jusqu’à nous apercevoir que
c’est à nous d’écrire la partition, de donner aux sons, une forme que sans
nous ils n’ont pas. Ca peut être le sens d’une vie humaine.
Pour moi travailler sur cette face là, c’est toujours un micro attentat.
M’approcher de Clark par son travail, comme d’un écrit, c’est pressentir que
je vais, là, retrouver la sensation que tout me nie, et que si la vie est une
prise de conscience, et pas une suite de conjonctures, je veux bien reprendre
le « road moves la vie » de mes prises de conscience successives. Mon travail
me sauve, même s’il ne me sauve que par la destruction.
CONCLUSION
Arrivée sur le lieu du tournage : la position de l’immeuble en question, par
rapport au parc Monceau : je suis déjà venue là ! Un souvenir total effacé !
L’appartement confirme ce sentiment. J’avais 20 ans. Une amie, une sœur, et
moi, avions, par le truchement d’un archéologue, passé là plusieurs heures à
écouter et contempler les fruits de déjà longues années de recherches, étalés
sur une grande table de la longueur de la pièce. A la lumière de « The Smell »,
et plus particulièrement d’une des séquences au tournage de laquelle
j’assistai en direct sur le combo ou je fus invitée à porter mon regard, ce
souvenir subit changea catégoriquement de visage.
La différence de potentiel entre la personne que j’étais alors et celle que je suis
devenue, rendait impensable aujourd’hui l’existence actuelle de cette frangine
qui, à l’époque, partagea ce moment archéologique. Issues toutes les deux
d’une enceinte à deux pas du tournage de « The smell », nous étions liées par
la musique, qu’elle se joue ou pas. Quelques mois avant l’irruption de ce
souvenir face à l’immeuble de « The smell », nous nous sommes rencontrées.
Impensable pour moi ! Différence de potentiel insolvable entre celle que je fus
et celle que je suis. Et pourtant : Phénix de nos musiques, de nos ballades.
L’appartement dans lequel je pénétrai pour le tournage de« The smell » devait
être l’analogue, à l’étage inférieur, de celui archéologique. Deux pianos dont un
à queue étaient là. La propriétaire avait de très belles mains désarticulées par
l’arthrose. Son regard emportait partout. Le monde entier l’avait produite en
tant que pianiste concertiste. Elle était heureuse de partager ce lointain
souvenir, sans le ternir d’aucune nostalgie. Mêmes diplômes que moi, même
grande école de musique qui se trouvait à deux pas de cet appartement de
« The smell ». Son prof était Cortot, Louis Jouvet de la musique, le prof de mon
prof à moi. Je suis capable de reporter, pousser à des milliers de kilomètres,
des lieux qui représentent une période improbable de ma vie en regard de ce
que je suis devenue. Confondre l’espace et le temps est une solution. La
rencontre de cette dame pianiste me vrillait la tête. J’ai pris 10 minutes, je me
suis éloignée de l’immeuble de « The smell ». Je me suis retrouvée dans
l’enceinte citée plus haut, l’école normale supérieure de musique, à deux pas
du tournage. Derrière les portes, on jouait des multiples pianos. J’entendis une
musique insensée pour moi. Je suis retournée vers « The Smell » : le scénario
est sorte de lien entre l’enfant que chacun est et l’adulte qu’il deviendra. La
propriétaire me prêta sa chambre pour l‘attente ; une grande bibliothèque
avec toutes les partitions de mon adolescence. De quoi faire exploser ma tète.
Après quelque temps, Clark annonce qu’il me visite avec son assistant, dans
cette chambre qu’on lui indique, afin de parler de la scène que nous allons
tourner. Je dis peu, j’écoute. Je sens qu’il fait débarquer avec lui, sa musique
à lui, son archéologie à lui, et son omelette de l’espace et du temps. Me reste
plus qu’à me taper l’omelette de « la mère de Math ». La casserole est trop
petite.
Dominique Frot, le 8 août 2014
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