Les images sont-elles toutes de la même famille ? De l`unité de l

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Les images sont-elles toutes de la même famille ? De l`unité de l
ER.
Philippe Cabestan
D E L ’ UNITÉ
DE L’ IMAG IN ATION
Essais et Recherches
Ce texte est la republication d’une contribution parue dans la
Revue Alter
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N°4 Espace et imagination
(Vrin)
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© Philippe Cabestan – Revue Alter
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ER.
Les images sont-elles toutes de la même famille ?
De l’unité de l’imagination
Je contemple “la” gravure de Dürer1 ; puis, l'abandonnant,
j'imagine un chevalier affrontant la mort ; enfin je m'assoupis et
voici que ce que je contemplais ou imaginais, je le rêve. Le sujet visé
mis à part, quoi de commun entre ces différents actes de ma conscience ? L'un suppose le sommeil et les deux autres un état de veille.
Dans un cas nous fait face une feuille de papier recouverte de traits
noirs et inscrite dans l’espace de la perception, dans les deux autres
la conscience forme, indépendamment semble-t-il de tout support,
une image de son choix. Ne doit-on pas seulement dans ces deux
derniers cas parler au sens propre de re-présentation (Vergegenwärtigung) ou, selon la traduction adoptée par Sartre que nous conserverons dans cette étude, de présentification2 ? Est-il possible dans ces
conditions d'invoquer à chaque fois une seule et même fonction de
la conscience ? Ne faut-il pas au contraire soigneusement distinguer
On trouvera une reproduction de la gravure de Dürer, « Le chevalier, la mort et le diable » (1513), par exemple, p. 18 du numéro 7 de la revue La part de l’œil, Dossier : Art
et phénoménologie, gravure qui, comme le remarque Fr. Dastur dans un article de ce
volume, Husserl et la neutralité de l’art, p. 19, constitue l’une des rares œuvres d’art
analysées par Husserl.
1
Nous nous conformerons, d’une manière générale, au lexique arrêté en commun pour
les traductions des textes en langue allemande de ce volume IV de la revue. Une exception toutefois : nous conservons dans cette étude le terme allemand de Phantasie,
au pluriel Phantasien, qui désigne, disons, “l’image mentale” par opposition à “l’image
matérielle” (Bildbewußtsein), afin de conserver imagination pour le terme Imagination
utilisé par Fink en un sens générique pour les différents types de présentification.
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entre une conscience d'image à partir d'un support matériel perceptible dans l’espace objectif et l'image mentale ? La spatialité de l’une
est-elle la spatialité de l’autre ?
Et pourtant si on dit “voir” ou “regarder” un portrait, des photographies, une gravure, nul ne dira que le chevalier de Dürer est
perçu. Ni perçu, ni signifié, c'est-à-dire visé à vide, doit-on dire
alors que dans le rêve, dans l'imagination comme dans la “perception” de la gravure, le chevalier est donné en image ? Et dans un
même mouvement ne doit-on pas élargir le champ de l'imagination
et y introduire toutes ces “images” que sont le reflet de mon visage
dans un miroir ou à la surface de l'eau, l'ombre d'un corps ou d'une
maison engendrée par la lumière du soleil, le visage que je découvre
dans les arabesques du tapis ou dans les volutes d'un nuage, etc. ?
Dans son livre consacré à L'Imagination selon Husserl, Maria
Manuela Saraiva indique d'emblée ce qui fait l'intérêt et la nouveauté à ses yeux de la réflexion phénoménologique de Husserl sur
l'imagination3. Ce dernier serait le premier à rassembler en une
seule théorie, ces deux espèces d'image que sont l'image mentale
(Phantasie) et l'image physique (Bildbewußtsein) et, ce, grâce à la
théorie de l'intentionnalité constituante : c'est une même intentionnalité, une même attitude qui constitue comme images certaines représentations internes et certains objets du monde4 ; il y aurait
par conséquent des structures de base communes à toutes les espèces d'imagination que la phénoménologie aurait pour tâche de dégager. Ainsi Husserl rassemblerait-il deux problématiques jusqu'alors distinctes : d'une part, une problématique aristotélicienne
pour laquelle l'imagination désigne un acte psychique déterminé
par une faculté intermédiaire entre la perception et l'abstraction des
idées universelles ; d'autrepart, une problématique platonicienne selon laquelle une chose se donne comme image d'une autre chose et
renvoie par ressemblance à la réalité primitive ; c'est ainsi que dans
le Timée ou la République l'idée est le paradigme et la réalité mondaine son image ou copie.
Maria Manuela Saraiva, L'Imagination selon Husserl, Martinus Nijhoff, La Haye 1970,
Phænomenologica 34, p. 22.
4 Ibidem, p. 55.
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Mais n'est-ce pas plutôt Sartre qui soutient cette conception
unitaire de l'imagination bien qu’elle paraisse aux yeux de M. M.
Saraiva la contribution essentielle de Husserl à la théorie de l'imagination ? En effet, L'imaginaire étudie comme appartenant à la
même famille — que Sartre dénomme précisément la famille de
l'image 5 — aussi bien le portrait, la caricature que l'image mentale
ou encore l’image onirique, et s’emploie essentiellement à en établir
la parenté afin de dégager dans toute son ampleur la fonction imageante. Pourtant, nous allons le voir, cette approche ne va pas de
soi. Peut-on réellement identifier l'image mentale (Phantasie) et la
conscience d'image (Bildbewußtsein), c'est-à-dire l'image matérielle ? La spatialisation de l’image, sa “réalisation” ou son “incarnation” n’implique-t-elle pas une altération en profondeur, via
l’intervention de la perception, de la conscience imageante ? Est-ce
bien là la thèse constante et l'œuvre de Husserl ? Ne doit-on pas au
contraire, en suivant en particulier la perspective d'Eugen Fink, qui,
rappelons le, fut dès 1928 l'assistant privé de Husserl et qui demeura jusqu'à la mort de ce dernier “son collaborateur le plus proche”6,
séparer profondément ces deux types de conscience ? Avons nous
même bien affaire, dans le cas de la Phantasie comme dans celui de
la conscience d'image, à deux types de présentification (Vergegenwärtigung) ?
Nés tous deux en 1905, Eugen Fink et Jean-Paul Sartre lurent,
avant la seconde guerre mondiale, aussi bien les Logische Untersuchungen, les Ideen que Sein und Zeit ; et ils ont tous les deux à l'intérieur d'une même décennie, 1930-40, tenté d'aborder en phénoménologue la question de l'imagination et de l'irréalité de son corrélat. E. Fink publie en 1930 dans le Jahrbuch für Philosophie und
Phänomenologische forschung, XI, une étude consacrée à l'imagination et à la conscience d'image, et quelques années plus tard, L'imagination (1936) et L'imaginaire (1940) témoignent des mêmes pré-
J.-P. Sartre, L’imaginaire, Gallimard, 1940. La famille de l’image est le titre du ch. 2 de
la première partie.
5
F. Dastur, article sur Husserl in La philosophie allemande de Kant à Heidegger, p. 289,
sous la direction de D. Folscheid, Puf 1993.
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occupations chez J.-P. Sartre7. Mais si tous deux se réclament de
Husserl il ne s’agit pas exactement du même auteur. Symptomatique de la manière créative dont les philosophes se lisent, Sartre évoque dans L’imagination, à l’appui de sa conception unitaire de la
conscience imageante et comme son “amorce”, « un passage des
“Ideen” qui mérite de rester classique » et au cours duquel Husserl
analyse l’appréhension intentionnelle d’une gravure de Dürer8.
Pourtant, au cours de ce fameux paragraphe 111 des Ideen I, Husserl analyse la contemplation de la gravure de Dürer afin, précisément, d’établir une différence d’une « importance capitale », écrit-il,
entre la modification neutralisante du souvenir qui caractérise
l'imagination et la modification de neutralité appliquée à tout vécu
positionnel, dont relève la modification de neutralité de la perception qui est constitutive de la conscience d’image. De son côté, Fink
— dénonçant « la conception fatale qui interprète la présentification
<et donc la Phantasie> par analogie avec une conscience d’image », et
renvoyant à ce même paragraphe des Ideen I, intitulé : « La modification de neutralité et la Phantasie (Neutralitätsmodifikation und
Phantasie)9 » — reproche à Husserl de ne pas distinguer entre la
neutralité de l’accomplissement et la neutralité de la teneur, et de
confondre ce faisant la conscience d’image et l'imagination10. Certes, Husserl n’a pas toujours soutenu la même conception de
l’imagination, et peut-être n’est-ce pas sans raison que Fink et Sartre ont pu à partir de Husserl développer deux phénoménologies de
l’imagination radicalement opposées dans la mesure où le second
7 E. Fink, Vergegenwärtigung und Bild, Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, Band 11, 1930, Max Niemeyer Verlag, Présentification et image, tf. par
D. Franck, De la Phénoménologie, Minuit, 1966. J.-P. Sartre, L’imagination, Puf 1936,
L’imaginaire, Gallimard, 1940. W. Biemel signale dans un article intitulé Réflexions sur
l’interprétation du Bild par Roman Ingarden, in La part de l’œil, Art et phénoménologie,
1991, N°7, p. 63-4, qu’en un sens le travail de R. Ingarden, Das litterarische Kunstwerk,
paru en 1931, est à l’origine du texte de Fink car Husserl avait été si intéressé par la réflexion de R. Ingarden qu’il donna à Fink comme thème de sa dissertation doctorale
l’analyse de l’image.
8 L’imagination, p. 149.
9
Husserl, Ideen I, tf. P. Ricœur, § 111, Gallimard, collection TEL, 1950.
Fink, op. cit., p. 85, p. 71.
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tombe précisément dans l’équivoque (Aquivokation) que condamne
et s’efforce d’élucider (aufklären) le premier11.
Nous voudrions dans cette étude examiner l'approfondissement de la théorie husserlienne de l'imagination par E. Fink et J.-P.
Sartre, en nous interrogeant avant tout sur l'unité du concept
d'imagination : imaginer, rêver, contempler une oeuvre d'art sontils des actes apparentés, ressortissant donc à une même famille ?
S’agit-il à chaque fois d’un type de présentification ? Nous étudierons dans un premier temps la thèse de Fink, puis, dans un
deuxième temps celle de Sartre, enfin nous tenterons très brièvement en conclusion de situer ces deux thèses à la fois l’une par rapport à l’autre et dans leur commune filiation aux recherches husserliennes.
I. Phantasie et conscience d'image, présentification (Vergegenwärtigung) et présentation (Gegenwärtigung)
L’étude de Fink consacrée à l’imagination, Présentification et
image (Vergegenwärtigung und Bild), est malheureusement pour l'essentiel inachevée ou, du moins, n'a bénéficié que d'une publication
partielle ; et la deuxième partie, inédite, incontestablement la plus
importante aux yeux de l’auteur qui, à plusieurs reprises, y renvoie
pour la solution de telle ou telle difficulté, devait exposer
l’interprétation temporelle-constitutive de la présentification et de
l’image12. Cette étude n'en reste pas moins extrêmement riche,
11
Ibidem, p. 16.
Ibidem, p. 33. Il est possible toutefois, comme le signale D. Franck dans l'avertissement qui précède la traduction (p. 8, note 1), de retrouver dans Das Spiel als Weltsymbol, Le Jeu comme Symbole du Monde, pages 67 sq. de la traduction, un prolongement
de cette étude. On sera toutefois un peu déçu dans la mesure où ce texte n'étudie, en
ce qui nous concerne, que le caractère d'irréalité du jeu (§ 6). Ainsi, parce que le ludique est une catégorie du faire comme-si (p. 75), et plus précisément, comme nous le
verrons, parce qu'il suppose une neutralisation de la teneur que l'on rencontre, de
même, dans la conscience d'image, la question de l'imagination et celle du jeu se rejoignent.
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dense, parfois difficile à suivre mais claire, nous semble-t-il, dans
son projet d'ensemble. Sans pouvoir en reprendre ici tous les éléments, nous voudrions plus précisément esquisser et tenter de comprendre la séparation radicale que Fink établit entre d'une part
l'imagination, au sens large, qui est dans son vocabulaire synonyme
de présentification et dont l'imagination, au sens étroit, ou Phantasie est un type et, d'autre part, la conscience d'image (Bildbewußtsein).
En effet, tandis que la première ressortit à l'ordre des présentifications (Vergegenwärtigungen), la seconde est un acte présentant,
une présentation (Gegenwärtigung). Le plan de la première partie de
l'étude de Fink manifeste d'ailleurs sans ambiguité cette rigoureuse
séparation en proposant dans la première section « une analyse provisoire des présentifications », comprenant une analyse de la Phantasie, et dans la deuxième section « une analyse provisoire de la conscience d'image ». Fink veut élucider l'équivoque qui, tout en trouvant sa source dans la structure de l’image, est elle-même un fait
historique qui domine l'interprétation quotidienne et philosophique de la présentification et de l'image. L'image (Bild) n'est pas une
présentification. Nous suivrons ici la démarche de Fink en examinant dans un premier temps la Phantasie et le rêve en tant que présentification puis, dans un deuxième temps, la conscience d’image.
Précisons au préalable le statut phénoménologique de ces analyses.
Fink inscrit naturellement ses travaux « dans l’espace de la recherche phénoménologique inauguré par les travaux fondamentaux de
Husserl ». Mais, lecteur attentif de Heidegger, Fink situe également
son travail par rapport à certaines thèses exposées par Sein und Zeit.
A cet égard ainsi que dans la perspective d’une confrontation de la
démarche finkéenne et de la psychologie phénoménologique sartrienne de la conscience imageante, il est intéressant de noter les relations qu’établit Fink entre « l’ontologie de l’homme », la psychologie, la phénoménologie transcendantale et la psychologie phénoménologique.
Il faut partir de l’attitude quotidienne ou ordinaire de l’homme
vis-à-vis du monde — qui n’est pas l’attitude naturelle dans la mesure où cette dernière est l’attitude appartenant à la nature de
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l’homme et constitue l’être-homme même13 — à l’intérieur de laquelle nous rencontrons les phénomènes de présentification et
d’image
et
en
avons
une
« compréhension
pratique
d’accomplissement ». De cette auto-compréhension factuelle de
l’homme résulte un savoir immédiat qui n’est pas encore un savoir
théorique et qui suffit aux exigences de la vie quotidienne. Il va de
soi pour Fink que la psychologie n’acquiert sa dignité scientifique
qu’en se dégageant de l’attitude quotidienne et de la compréhension
qui lui est corrélative, et en lui substituant une attitude théorique
entièrement nouvelle qui ébranle l’auto-compréhension immédiate
de l’homme. Bref, la psychologie n’est une science que par la formation de l’ontologie matérielle qui lui correspond et, plus généralement, par une ontologie ou métaphysique de l’homme14. Parce que
cette dernière a pour cadre le monde, l’analyse phénoménologique
la précède nécessairement par son questionnement à rebours pardelà la mondanéité des vécus afin de les saisir dans la pureté originaire de la vie transcendantale. Fink décompose alors l’analyse phénoménologique en analytique constitutive des vécus mêmes et en
théorie constitutive de la mondanéisation (Verweltlichung) du sujet
transcendantal qui est eo ipso consititution de sa finitude et de son
« humanité » et dont résulte l’ontologie de l’homme15.
Nous pouvons désormais situer la psychologie phénoménologique ou « analytique psychologique des vécus » : elle coïncide,
nous dit Fink dans ce même § 3, avec « l’analytique phénoménologique des vécus lorsqu’elle n’est pas encore incluse dans la théorie
constitutive de la mondanéisation ». Nous retrouvons, d’une part, le
fameux thème du parallélisme, évoqué par Husserl à plusieurs repriIbidem, p. 25. Lorsque Fink dénonce la confusion des notions husserliennes d’attitude
naturelle et d’attitude quotidienne, il n’introduit nullement une distinction qui lui est propre quoiqu’il n’en soit pas question dans la description de l’attitude naturelle des Ideen I
(Section 2, Chapitre 1). Ideen II, en effet, distingue nettement deux attitudes naturelles :
l’attitude naturaliste et l’attitude personnaliste, et c’est cette dernière qui est dite
l’attitude quotidienne, attitude dans laquelle « nous sommes à tout moment, quand nous
vivons ensemble, (..), quand nous sommes en rapport les uns avec les autres dans
l’amour et l’aversion, le sentiment et l’action, la parole et la discussion » (Ideen II, p.
183, tf. E. Escoubas, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Puf 1982).
13
14
15
Ibidem, p. 22-3.
Ibidem.
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ses, et au nom duquel Fink déclare que les analyses phénoménologiques de cette étude sont aussi bien des analyses psychologiques au
sens d’une psychologie phénoménologique et, ce, même si elles sont
accomplies en régime réductif à partir d’une réduction à la subjectivité égologique et si elles relèvent, par conséquent, d’une analytique
transcendantale16. D’autre part, située parallèlement à l’analytique
transcendantale, la psychologie phénoménologique occupe une
place tout à fait distincte de la psychologie tout court, si on peut
dire, qui vient “après” l’ontologie de l’homme, de son autoaperception comme « essence humaine finie », elle-même “postérieure” à la phénoménologie transcendantale et à la psychologie
phénoménologique 17. En outre, cette architectonique, par la place
qu’elle confère à « l’ontologie de l’homme », c’est-à-dire pour Fink à
l’analytique existentiale heideggerienne, rappelle, pour l’essentiel et
même si elle lui est postérieure, la conférence de Husserl consacrée à
la critique de l’anthropologisme heideggerien 18. Enfin, en raison du
niveau réductif adopté dans cette étude, en d’autres termes parce
Signalons juste que J. Derrida dans La voix et le phénomène consacre plusieurs pages de son introduction, p. 10 et sq., Puf 1967, à la question de la psychologie phénoménologique et du parallélisme, ainsi que l’article de J. Benoist, Sujet phénoménologique et sujet psychologique, in Autour de Husserl, Vrin, 1994, p. 160 et sq.
17 Fink, op. cit., p. 27.
16
Dans cette conférence prononcée en juin 1931, Husserl déclare : « la phénoménologie originaire, mûrie en phénoménologie transcendantale, refuse à la science de
l’homme, quelle qu’elle soit, toute participation à la fondation de la philosophie et combat à titre d’anthropologisme ou de psychologisme toutes les tentatives qui s’y emploient ». Husserliana XXVII, Vorträge und Aufsätze, (1922-38), tf. D. Franck, Phénoménologie et anthropologie, E. Husserl, Notes sur Heidegger, Minuit, p. 57. Ainsi, ce
que Fink appelle l’ontologie de l’homme ne saurait prendre la place de la phénoménologie transcendantale, et c’est la raison pour laquelle la question du sens existential de
l’imagination concernant « l’insouciance » de l’imagination ainsi que la question de savoir si l’imagination n’est pas entièrement située dans l’arbitraire de l’ego et si l’ego
pourrait s’abstenir de toute imagination, prend place dans la théorie constitutive de la
mondanéisation (Verweltlichung) (p. 68) ou ontologie de l’homme, par conséquent après
l’analytique phénoménologique (ou psychologique) des vécus. Remarquons que, de
manière analogue, Sartre se pose exactement la même question au terme de sa psychologie phénoménologique de la conscience imageante : « la fonction d'imaginer estelle une spécification contingente et métaphysique de l'essence "conscience" ou bien au
contraire doit-elle être décrite comme une structure constitutive de cette essence ? Autrement dit : peut-on concevoir une conscience qui n'imaginerait jamais ? (L’imaginaire,
p. 344) »
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qu’il s’en tient ici à la voie dite cartésienne et que ses analyses demeurent dans le cadre de l’égologie transcendantale, Fink considère
celles-ci comme provisoires car elles peuvent être « transformées,
voire relevées, par le passage à la problématique intersubjective »19.
Ces études sont donc inachevées en raison de leur caractère uniquement égologique ; elles n’en présentent pas moins un remarquable intérêt.
A. Le possible et l’imaginaire
« C’est l’imagination qui étend pour nous
la mesure des possibles20 »
La définition par Fink des présentations et des présentifications, des actes présentants et les actes présentifiants est à première
vue des plus orthodoxes. Les actes présentants ne sont pas seulement les actes présents mais « tous les actes où une objectivité intentionnelle apparaît elle-même, où a donc lieu une auto-donation originaire, non modifiée, d'un étant »21, et dont le corrélat intentionnel
est caractérisé comme présence-même (Selbstanwesenheit), comme
présentation (Gegenwärtigung) et non simplement comme présent.
Les actes présentifiants sont par essence des présentifications d'actes
présentants passés ou possibles, nous soulignons, dont le noème apparaît avec l'index présentifié et se donne en lui-même comme modification (Modifikation) d’un autre noème22 ; ou encore ils peuvent
19 Ibidem, p. 31. L'égologie transcendantale précède, écrit-il, « en tant qu'ouverture de
l'archi-fondement, tout déploiement de l'intersubjectivité transcendantale »(§ 4). Que
Fink évoque la nécessité d'une réduction non cartésienne qui s'étendrait au-delà de la
sphère des données absolues et qui réduirait non seulement les vécus actuels du moi
dans son maintenant ponctuel, mais encore les vécus inactuels, ne peut nous surprendre dans un texte dont la première partie est consacrée aux différents types de présentification qui s'articulent, comme nous le verrons, selon la multiplicité des horizons de
temps, c'est-à-dire pour Fink, selon la multiplicité des dé-présentations. Sur la réduction
intersubjective cf. F. Dastur, Husserl, Réduction et Intersubjectivité, p. 58-64 .
20
21
J.-J. Rousseau, Emile, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, t.4, p. 304.
op. cit., p. 35.
Fink définit la présentification comme présentification d'actes présentants passés ou
possibles. Ainsi le souvenir du passé est-il relatif à un acte présentant passé. En revan22
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être définis comme des quasi-accomplissements d'actes présentants.
Mais Fink modifie profondément cette première définition en introduisant la notion de dé-présentation (Entgegenwäritgung), et il
nous faut alors comprendre que la présentification « n’est autre
qu’une présentation d’un dé-présenté (eine Gegenwärtigung eines
Entgegenwärtigung) »23.
Dans ce § 9 au cours duquel Fink « risque l’expression » de déprésentation, l’auteur s’interroge sur ces intentionnalités comme les
rétentions, les protentions et les apprésentations. Nous ne pouvons
pas les appeler des présentifications, qui sont des vécus autonomes,
alors que ces intentions sont dépendantes ; en outre, la présentification suppose un premier acte présentant dont ces intentionnalités
sont la condition ; enfin, cela reviendrait à tomber dans l’erreur de
Brentano c’est-à-dire à ne pas distinguer rétention et présentification et à considérer que l’imagination en tant que présentification
est au principe de l’appréhension du temps. Il ne s’agit pas non plus
de présentations car, d’une part, elles participent à la constitution
du présent vivant, dont l’archi-impression est la limite, sans avoir
d’unité intentionnelle, et ne sont pas des actes où une objectité intentionnelle apparaît elle-même ; d’autre part, rétention et protenche, dans le cas de la Phantasie, on a affaire à la présentification d'un acte présentant
possible.
ce concept de dé-présentation — dans Entgegenwärtigung il faut entendre l’élément
“ent” comme dans enthüllen où hüllen signifie voiler et ent-hüllen dé-voiler — se rencontre dans Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, Husserliana VI, 1954, § 54b, tf. G. Granel, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1976, p. 211. Husserl y écrit : « L’autotemporalisation pour ainsi dire par dé-présentation (par re-souvenir) a son analogue
dans mon aliénation (Ent-fremdung) (intropathie en tant que dé-présentation d’ordre supérieur, dé-présentation de mon archi-présence en archi-présence re-présentée) » (tf.
de D. Frank, p. 9 note 3 de l’avertissement à la traduction française de De la phénoménologie de E. Fink). L’usage par Husserl du terme de dé-présentation est ainsi commenté par N. Depraz in Transcendance et incarnation, Vrin, 1996, p. 249 : « Husserl fait
usage du terme Entgegenwärtigung pour caractériser l’auto-temporalisation elle-même,
en l’affectant cependant d’un « pour ainsi dire », soit pour souligner le caractère insolite
de la notion, soit pour indiquer qu’il emprunte ce concept à Fink ». Nous ne saurions
trancher cette alternative. Si nous avons le sentiment que, pour l’essentiel, Fink met en
forme ce qui se trouve inchoativement chez Husserl, il faudrait étudier de ce point de
vue les manuscrits sur le temps qu’il s’agisse des Bernauer Manuskripte, des Analysen
zur passiven Synthesis ou des manuscripts du groupe C.
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tion, loin d'avoir selon Fink le caractère d'un présenter (gegenwärtigen) ont tout au contraire pour fonction originaire de dé-présenter
(entgegenwärtigen), d'éloigner (fernhalten). Fink écrit : « l'intention
rétentionnelle (..) est dans son essence la plus authentique régression
continue (Fortrückung) de ce qui est impressionnellement conscient
dans l'horizon du passé. La protentionnalité est de même et primairement éloignement (Fernhaltung)24 ». Aussi Fink introduit-il, afin
précisément de souligner une différence d'essence, ce terme de déprésentation, et les “dé-présentations formatrices d'horizon” sont
donc un mode de temporalisation de la temporalité originaire ellemême.
Ainsi, à partir de la théorie de la modification conjuguée à une
réélaboration de la notion husserlienne de présentification et à un
élargissement de son extension, Fink dégage, « conformément à la
multiplicité des horizons de temps (nach der Mannigfaltigkeit der Zeithorizonte) dans lesquels se tient a priori la vie active présentante (Gegenwartigendes Aktleben) », six types fondamentaux de présentification qu'il dénomme aussi types fondamentaux de l'imagination
(die Grundarten der Imagination) : d'une part, nous avons le resouvenir (Wiedererinnerung), ou la présentification d'actes présentants passés qui ont sombré dans l’horizon de passé rétentionnel,
étudié au cours des § 10-16— le re-souvenir sert dans cette étude
comme de fil conducteur pour établir certains moments communs à
toutes les présentifications 25 ; d'autre part, les présentifications d'actes présentants possibles, c’est-à-dire le pro-souvenir, le souvenir du
présent et la Phantasie. Dans le pro-souvenir (Vorerinnerung) la présentification est référée à l’avenir en tant que possible, et le prosouvenir est la présentification de l’attendu protentionnel (§ 17)26 ;
le souvenir du présent (Gegenwartserinnerung) ou présentification
relative à l’horizon de présent (co-présentification) dont relève, par
24Ibidem,
25
p. 38.
Il faudrait distinguer entre le re-souvenir (Wiedererinnerung) et le souvenir (Erinnern).
Fink donne l'exemple suivant : « Je me réjouis de re-voir quelque chose. Dans cette
joie, je me figure ce qui sera. A ce moment, il n'y a pas encore de “re-voir” ; je n'en ai
qu'une anticipation et cette anticipation de la présence du re-voir est située dans le
monde du pro-souvenir. Dans le pro-souvenir est maintenant présent ce qui, en vérité,
n'est pas encore » (p. 54).
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exemple, le verso (possible) du livre que je lis et que je co-constitue
dans une apprésentation 27 ; le rêve (§ 26) et la Phantasie, (§ 20-23)
que nous voudrions étudier ici plus précisément — mais pour être
exhaustif il nous faut indiquer le sixième type : les présentifications
simplement signitives, non susceptibles d'intuition, telles que tenter
de présentifier un décaèdre régulier ou une surface sans couleur, et
dont les intentionnalités constituent les horizons des impossibilités
intuitives (§ 25). Si, conformément à l'essence intentionnelle des
présentifications, l'objet visé dans la Phantasie ne se montre pas
dans sa présence même en chair et en os (in leibhaftiger Selbstanwesenheit)28, comment peut-on, en revanche, considèrer la Phantasie
comme une présentification et donc comme un acte renvoyant, selon la redéfinition finkéenne de la présentification, à une déprésentation (Entgegenwärtigung) ? De même, de quelle manière le
rêve se rapporte-t-il à l’un des horizons quelconques de temps de la
vie présentante ? Nous allons étudier ces deux types de présentification que sont la Phantasie et le rêve — mais les traits dégagés s'appliquent mutatis mutandis aux différents types de présentification — en insistant sur leur dimension temporelle qui est essentielle
aux yeux de Fink.
Le rapport de la Phantasie au temps et, plus précisément à un
horizon temporel originaire, n’est en rien manifeste. A quel horizon
temporel correspond Phantasie ? De quelle manière la Phantasie estelle une présentification, une présentation d’un déprésenté ? Nous
pouvons déjà répondre en invoquant d’une manière générale
l’horizon du possible mais ajoutons immédiatement que Fink ne
nous offre, au cours en particulier des paragraphes 20 et 24, qu'un
Ibidem, § 18-9. Le souvenir du présent se rapporte à l'exploration de l'horizon de présent ouvert et donc non perçu, à la totalité mondiale de la présence, et cette exploration
peut être une “exploration” simplement re-présentée comme c'est le cas lorsque je me
re-présente le verso de l’objet que je regarde.
27
28 Exception faite toutefois du re-souvenir qui, parmi les présentifications, occupe une
position unique par le fait qu'il est la seule présentification auto-donatrice au sens où le
re-souvenir est le mode originaire dans lequel le passé peut se montrer en chair et en
os.
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début de réponse et que seule la deuxième partie inédite de
l’ouvrage en tant qu’interprétation temporelle-constitutive, pourrait
nous découvrir véritablement l’horizontalité de la temporalité qui
fonde la Phantasie.
Réveil des intentions d'horizon, les présentifications peuvent
être dites en en un sens large, conscience originaire d'accès aux horizons de temps 29. Ainsi le re-souvenir devient-il la conscience originaire d'accès au passé. En ce qui concerne le pro-souvenir, le souvenir du présent et la Phantasie, chacun est à sa manière conscience
originaire d'accès au possible comme tel : dans chacun de ces types
de présentification il n’est question que de ce qui est problématiquement, de ce qui peut être et non de ce qui est ou de ce qui fut. Il
nous faut alors déterminer la sphère du possible propre à la Phantasie. Fink distingue la Phantasie localisée et la pure Phantasie. Le cas
de la pure Phantasie est à la fois le plus simple et le plus obscur dans
la mesure où, au lieu d’être référée au monde factuel, la pure Phantasie se meut librement, soumises aux seules lois a priori de
l’intuitivité en général, dans la sphère du possible. Mais, se demande alors Fink, « est-il essentiellement nécessaire qu’une déprésentation déterminée soit à la base de toute présentification ; et
quelle serait dans ce cas la dé-présentation de la possibilité pure ? » En
d’autres termes, Fink se demande comment rattacher la pure Phantasie à sa conception de la présentification et des horizons temporels ; et répond en renvoyant la question aux analyses tempoconstitutives qui font précisément défaut.
Dans le cas de la Phantasie localisée, nous avons affaire à des
fictions (Umfiktionen) qui modifient des déterminations du monde
factuel donné — on peut alors considérer, même si Fink n’en dit
rien, la pure Phantasie comme la limite de la Phantasie localisée,
dans laquelle toutes les déterminations du monde donné sont transformées. Les fictions sont soit fictions de l’avenir, du co-présent inconnu, soit fictions du présent ou du passé. Nous pouvons illustrer
en nous inspirant du personnage d’A. Jarry les différents cas envisa29 Certes, la conscience originaire, au sens le plus originaire, ne signifie jamais que
conscience présentante (p. 72) ; mais la présentification est bien conscience originaire
dans la mesure où par elle « quelque chose en tant que tel s'exhibe », où elle donne
accès à quelque chose, qu'il s'agisse du passé ou du possible.
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gés en imaginant : 1. que Ubu sera le prochain chef de l’Etat français (fiction de l’avenir), 2. que Ubu est le chef d’un Etat quelconque de ce monde (fiction du co-présent inconnu), 3. que Ubu
est le chef de l’Etat français (fiction du présent), 4. que Ubu fut le
chef de L’Etat français (fiction du passé). La difficulté surgit immédiatement : comment distinguer nettement la Phantasie en tant que
fiction de l’avenir et fiction du co-présent inconnu, et certaines
formes de souvenirs telles que le pro-souvenir et le souvenir du présent qui, avons nous dit, sont des consciences originaires d’accès au
possible ? L’ambiguité entre les deux types de présentification, entre
le souvenir du présent et la fiction du co-présent inconnu apparaît
de manière beaucoup plus manifeste lorsque nous “imaginons”,
mieux, nous présentifions un Etat gouverné par un malade. Soit
l’affirmation : il est possible que demain l’Etat soit dirigé par un
malade, s’agit-il d’un pro-souvenir ou d’une fiction de l’avenir ?
Ceci conduit Fink à envisager deux éventuelles redéfinitions de
la Phantasie30. On peut tout d’abord vouloir en réduire l’extension à
partir de l’idée qu’il n’y a de fiction que par rapport à ce qui est, et
dès lors les horizons temporels de la Phantasie sont les possibles du
présent et du passé. Par conséquent les fictions de l’avenir et du coprésent seraient des pro-souvenirs et des souvenirs du présents. Mais
Fink envisage aussi une extension du concept de Phantasie qui
s’élargirait à toutes les présentifications référées à des possibles, et
qui engloberait alors pro-souvenir et souvenir du présent. Enfin,
pour éviter la réduction comme l’extension évoquées, Fink propose
de considérer les pro-souvenirs et souvenirs du présent « non préfigurants » comme des Phantasien. Mais cette solution elle-même ne
le satisfait pas entièrement, en raison de sa relativité, bien qu’elle
permette de retrouver sa première définition de la Phantasie.
Il nous semble que c’est à partir de ces réflexions qu’il nous
faut comprendre la relative incertitude quant au caractère positionnel de la Phantasie. Fink écrit : « On a l’habitude d’opposer la Phantasie aux autres présentifications comme une présentification non posante. Laissons provisoirement de côté la question de savoir jusqu’à quel
point la différence entre présentification posante et non posante est légi30
Ibidem, § 20, p. 61.
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time31 ». Auparavant, la Phantasie est explicitement opposée en tant
que présentification non posante aux présentifications posantes que
sont le re-souvenir, le pro-souvenir et le souvenir du présent. Enfin,
à propos de la Phantasie localisée, rejetant son caractère mixte, à la
fois posant et non posant, Fink déclare qu’elle n’est pas « une forme
mixte de moments posants et non posants, mais possède en totalité un
monde possible32 ». Si on s’en tient à la définition de la Phantasie
comme présentification du possible, ainsi qu’à la théorie husserlienne des caractères d’être 33, il faut alors rappeler que la négation
n’est pas la suppression mais la modification de la position et, de
manière analogue, que « le “possible” équivaut en soi même à : “étant
possible”34 ». Autrement dit la Phantasie ou présentification du possible est alors nécessairement une présentification posante. Toutefois, si on parvient à distinguer rigoureusement la présentification
pré-figurante et non pré-figurante du possible, en d’autres termes,
entre un possible réal et un possible neutralisé, la Phantasie serait
alors une présentification non posante. En dépit de sa parenté en
tant que présentification avec les différentes formes de souvenir et,
par conséquent, avec la perception, elle conserverait alors une singularité qui la distinguerait des autres présentifications. Il nous semble
que Fink retient cette dernière solution comme cela ressort de sa
conception de l’espace et du temps de la Phantasie pure ou localisée.
En effet, à la Phantasie pure comme à toutes les autres présentifications s’applique la distinction entre la vie actuelle dans l'accomplissement de la présentification et la vie dans le monde de la présentification, entre l'ego qui accomplit actuellement la présentification et l'ego du monde de la présentification 35. De ce point de vue,
nous ne saurions confondre l'espace, le temps et l'ego propre à chaque monde, au monde présentifié et au monde présenté, quelles que
soient les règles qui déterminent leurs relations et qui varient suivant le type de présentification. Dans le cas de la Phantasie, le temps
31
Ibidem, p. 60.
32
Ibidem, p. 43, p. 62. Cf. également p. 67.
Ideen I, § 103 et sq.
33
34
35
Ideen I, § 104.
Ibidem, § 11.
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et l’espace du monde de la présentification ne coïncident pas avec
ceux du monde originaire de l'ego réel. Renvoyant sur ce point aux
Leçons pour une Phénoménologie de la Conscience intime du Temps,
Fink oppose le monde du souvenir qui est, conformément à son caractère positionnel, orienté vers le monde actuel — et ceci s'applique aussi bien au re-souvenir et au pro-souvenir qu'au souvenir du
présent — et le monde de la Phantasie. Dans le premier cas, la temporalité et la spatialité du monde du souvenir s'insèrent dans celle
de l'ego actuel en sorte que, par exemple, le présent du monde de
souvenir coïncide avec un point du passé de l'ego actuel. En revanche, s'il y a bien dans le monde de la Phantasie un flux de présent
qui s'écoule, toutefois ce temps « n'a aucune relation d'orientation à
ce présent au sein duquel se constitue le vécu de la Phantasie 36 ».
Cette thèse s’applique également au cas où la Phantasie est localisée, c'est-à-dire lorsque le monde de la Phantasie coïncide avec le
monde réel, lorsque j'imagine, nous reprenons l'exemple de Fink,
un homme sur la lune — il vaudrait mieux choisir Mars ou Sirius
afin d’éviter aujourd’hui toute équivoque avec le re-souvenir. En
opposition aux pures Phantasien, Fink définit les Phantasien localisées comme « des fictions (Umfiktionen) du monde donné et factuel
qui en transforment les déterminités isolées tout en conservant la totalité
des autres37 ». Il ne faut pas dire alors que le monde de la Phantasie
est partie monde réel partie monde imaginaire, parties qui posséderaient leur temporalité respective, et qu'il s'agit là d'une forme
mixte de moments posants et non posants, mais que la fiction
« possède un monde clos, en soi complètement déterminé, dans lequel la
teneur de détermination du monde réel est neutralisée, c'est-à-dire non
posée comme réelle 38 ». Localisé ou non, le monde de la Phantasie est
un monde de part en part imaginaire. Pure ou non, la Phantasie
possède son propre temps et son propre espace sans que le moment
présent de l'image et que son lieu aient une quelconque relation
d'orientation au présent et à l'espace du monde réal.
36
Ibidem, p. 60-1.
37
Ibidem, p. 61.
Ibidem, p. 62.
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En dépit de la proximité de la Phantasie et du souvenir en
général, plus précisément, de la Phantasie et du pro-souvenir
comme du souvenir du présent, nous pouvons dégager la spécificité
de ces différents types de présentification, et définir la Phantasie
comme une présentification non préfigurante d’un possible neutralisé. Avant d’abandonner le domaine des présentifications, nous
voudrions auparavant envisager le cas du rêve.
B. Le rêve
Si le caractère présentifiant et spécifique de la Phantasie ainsi
que sa genèse à partir de l’expérience impressionnelle et de ses horizons temporels ne vont pas toujours de soi, il en va a fortiori de
même pour le rêve à propos duquel Fink déclare : « Ce paragraphe
où le rêve est considéré comme une présentification ne peut tout d’abord
expliciter cette thèse ». On peut d’autant plus le regretter que le rêve
est dit « un type fondamental et essentiel de présentification 39 », et Fink
ne nous donne que quelques indications renvoyant de nouveau à
l’analyse tempo-constitutive et à la phénoménologie génétique le
soin d’appuyer ses affirmations. Aussi cette étude se limite-t-elle à
présenter le rêve sans nous indiquer le type de dé-présentation et
l’horizon temporel — vraisemblablement il faut chercher du côté
du possible —auxquels il serait possible de le rapporter. Il nous est
donc difficile de comprendre véritablement le caractère présentifiant du rêve et nous devons nous contenter d’exposer les traits qu’il
partage avec les autres présentifications. Mais cette subsomption du
rêve sous la notion de présentification nous concerne dans la mesure où, en un sens, elle rejoint la conception sartrienne selon laquelle la conscience onirique et la Phantasie sont de la même famille
et relèvent également de la conscience imageante40. En outre,
39
Ibidem, § 26, p. 77.
On peut remarquer au passage que Fink, même s’il en reporte la justification à la
deuxième partie, rejette tout aussi vigoureusement que Sartre la thèse d’une indiscernabilité du rêve et de la veille. « La question courante de savoir si finalement la présentation (das Gegenwärtigen) ne serait pas un rêve d’où je pourrais me “réveiller” est une
absurdité de principe (p. 81) ». Mais l’argument sceptique n’en conserve pas moins
40
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l’étude du rêve va nous permettre de dégager certains traits caractéristiques de la Phantasie et des présentifications en général du point
de vue de leur irréalité et de la liberté de l’ego.
Le rêve est bien une présentification s’il est vrai qu'il présente
toutes les structures communes aux différents types de présentification. On peut également distinguer dans le rêve entre le vécu du
rêve et le monde du rêve, entre l'ego du monde de rêve, ego éveillé
qui vit dans son monde, et l'ego dormant, etc. A l'instar des autres
types de présentification qui possèdent toujours la possibilité d'une
itération, c'est-à-dire d'une présentification de la présentification,
de même le rêve, parce qu'il est, nous dit Fink, une présentification,
est itérable, et les relations itératives dans le rêve sont les mêmes que
dans la Phantasie : je puis, par exemple, rêver que je rêve ou encore
me souvenir en rêve, etc.41. Néanmoins le rêve est, comme nous
voudrions le montrer à présent, un type déterminé de présentification.
On peut tout d'abord le définir comme « Phantasie absorbée
(versunkene Phantasie) », et cette absorption (Versunkenheit) la plus
extrême qui ne peut s’accomplir que dans le sommeil et la perte du
monde, permet de comprendre « l’apparence du présenter » dans le
rêve que l’on retrouve également dans l’hallucination ou d’autres
formes d’imagination pathologique 42. En effet, « l’irréalité » ou le
caractère “comme si” de la présentification — qu’il ne faut pas
confondre avec le caractère posant ou non posant, positionnel ou
neutralisé de la Phantasie que nous avons examiné plus haut — ne
résulterait-il pas du contraste entre le monde de la présentification
et le monde originaire de l’ego réel, entre « l’intuitivité imaginative
et l’intuitivité originaire »43 ? La question se décide selon Fink sur le
toute sa force : que l’on puisse distinguer l’état vigile et l’état onirique ne tranche nullement la question du caractère illusoire ou non de (l’un de) ces deux états.
41 Cette affirmation ne contredit nullement la thèse sartienne selon laquelle la conscience onirique ne peut pas se souvenir — le souvenir supposerait le réveil et le retour à
la réalité dont il relève alors que la conscience onirique est captive de l’imaginaire — car
les souvenirs envisagés par Fink sont des souvenirs imaginaires.
Absorption et « apparence du présenter » que Sartre étudie de même dans
L’imaginaire lorsqu’il s’interroge sur la « captivité » de la conscience onirique ou de la
conscience hallucinatoire.
43 Ibidem, p. 69-70.
42
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plan de l’affection et selon le principe que « plus grande est
l’absorption, plus se forme l’apparence du présenter ». En d’autres termes, plus grande est l’affection qu’exerce une présentification sur
l’ego, plus faible est l’affection impressionnelle du monde du présent ainsi que le caractère “comme si” de la présentification ; et réciproquement plus le monde réel s’impose violemment, moins l’ego
s’oublie dans sa présentification et l’apparence du présenter se dissipe d’autant. Ainsi un souvenir peut-il nous prendre au point que
l’ego en oublie son présent originaire en sorte que le caractère présentifiant du souvenir s’estompe ; mais un coup de feu nous rappelle à la réalité, la fictivité du fictum est alors mise en relief. Si la
condition du caractère “comme si” de la présentification est bien
l’état d’éveil de l’ego, l’ouverture de l’ego à son présent impressionnel et le contraste du présentifié — présentifié neutralisé puisque le
rêve est Phantasie absorbée — et du présenté, nous comprenons que
dans le rêve ce caractère “comme si” disparaisse et que le rêve passe
pour une présentation.
Peut-on dire pour autant que le rêveur qui est nécessairement
un dormeur soit sans monde ? Quelle est la signification de cette
absence de monde (Weltlosigkeit), sur laquelle s’interrogent aussi
bien Sartre que Médard Boss 44 ? Notre étude ne nous offre sur ce
point que quelques indications et en appelle à de vastes recherches ;
naturellement cette “absence” de monde ne saurait être assimilée à
celle de la pierre — au sens où Heidegger affirme que la pierre est
sans monde45. Elle est, écrit Fink, « un mode déterminé de la posses44 L’imaginaire, p. 254, p. 261, p. 322, p. 329. M. Boss, Es traümte mir vergangene
Nacht, Verlag Hans Hubert, Berne 1975, tf. Il m’est venu en rêve…, Puf 1989.
45 Cf. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde-FinitudeSolitude, Paris Gallimard, 1992, p. 267 : La pierre est sans monde, l’animal pauvre en
monde, et l’homme configurateur de monde. Resurgie de nouveau la discussion des
thèses heidegeriennes, Sein und Zeit § 12, et, plus précisément, de l’analyse de l’êtreau-monde comme constitution fondamentale du Dasein. Et on peut de nouveau remarquer que, loin de reprendre les analyses heideggeriennes, Fink marque sa distance en
définissant l’absence de monde (Weltlosigkeit) du dormeur par « un avoir perdu le
monde » à partir de la « possession du monde », comme s’il tenait, semble-t-il, l’avoir un
monde et l’être-au-monde pour synonyme et refusait de reconnaître l’être-au-monde
pour constitutif de l’être de la conscience — ce qui s’accorderait avec sa conception de
la mondanéisation et de l’ontologie de l’homme ; pour Heidegger « L’ “avoir” d’après sa
possibilité repose sur la constitution existentiale de l’être-au » (tf. p. 91).
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sion de monde » car le refus du monde impressionnel est un comportement à l’égard du monde. En outre, le dormeur loin d’être sans
monde (au sens d’une « pure et simple immanence sans orientation
constitutive du sens vers le “monde” ») est absorbé à un degré extême
dans son monde, affirmation qui n’est pas sans rappeler celle quasi
contemporaine de Binswanger selon laquelle le rêve et la vigilance
s’oppose comme la révélation au monde singulier et au monde universel46. Et par ce monde qui est son monde il faut entendre le
monde de l’ego du monde de rêve, ego éveillé distinct de l’ego qui
dort et rêve.
Le rêve se distingue des autres types de présentification, en outre, par sa passivité. D'une manière générale la liberté caractérise les
actes présentifiants et particulièrement ceux de la Phantasie. La
constitution originaire du monde pré-donné dans les perceptions,
ou archi-constitution, est passive et soustraite à la volonté de l'ego
qui ne jouit en conséquence que d’une liberté conditionnée. Tout
autre est la liberté de l’ego dans le cas des présentifications. En effet
l'ego y possède une entière liberté de mise en scène. Celle-ci, d’une
part, concerne la possibilité de “séjourner” plus ou moins longtemps dans le monde de la Phantasie (ou du souvenir au sens large)
ainsi que, d’autre part, son tempo. Certes, l'ego ne peut pas régler le
tempo de l'expérience originale qui est la vitesse du temps transcendantal du pur flux de vécus lui-même ; il ne peut pas plus régler le
tempo du présentifier qui, en tant qu'acte, ressortit au même temps
originaire, c'est-à-dire au temps transcendantal du pur flux de vécus. Et pourtant je peux imaginer qu'une succession se déroule plus
ou moins rapidement, de même que je puis laisser s'écouler un souvenir, nous dit Fink, tantôt rapidement tantôt lentement.
A chaque fois le tempo renvoient au rapport entre le temps du
vécu, du présentifier, et le temps du monde de la présentification, le
temps non orienté du monde de la Phantasie ; de manière identique, le tempo du souvenir désigne un rapport entre le temps du souvenir et le temps remémoré. Nous retrouvons bien dans un cas
comme dans l'autre une relation originaire entre les deux temps qui
46 Binswanger, Le rêve et l’existence, p. 223, article de 1930, Introduction à l’analyse
exitentielle, Minuit, 1971.
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détermine les termes de rapide et lent47. Et même si Fink ne les développe pas, il va de soi que ces mêmes analyses pourraient être appliquées à l’espace. Nous pourrions alors, en concevant l'espacement comme l'analogon du tempo, souligner la liberté de l'ego dans
l'espacement présentifiant qu’il s’agisse de l’espacement dans le souvenir ou de l’espacement imaginaire : par exemple, mettre Paris
dans une bouteille. L’ego peut conférer librement à ce qu’il présentifie les proportions spatio-temporelles de son choix.
L’ego ne jouit néanmoins pas de la même liberté selon les types
de présentification, et on peut remarquer que celle-ci est plus
grande dans la Phantasie que dans le souvenir entendu au sens large
des présentifications positionnelles où l'ego n'est pas libre quant au
contenu du souvenir et se trouve lié à la rétentionnalité comme à la
protentionnalité ; tandis que le souvenir dépend de l'archiconstitution, la Phantasie dispose du champ des possibles, et le
monde de la Phantasie est la libre création de l’ego. Mais, ajoute
Fink, « cette liberté de mise en scène se réduit à mesure que l’absorption
augmente 48 ». En d’autres termes, d’une manière qui rappelle la passivité de la constitution originaire du monde pré-donné dans les
perceptions, l’ego perd dans le rêve cette liberté qui lui permet dans
la Phantasie de régler le tempo, l’espacement, le monde lui-même ;
l’ego n’y dispose même pas de cette relative liberté de l’attention
dont il bénéficie dans la perception.
De l'aveu même de Fink, cette conception du rêve et de la
Phantasie comme deux types de présentification soulève de nombreuses difficultés ou, tout du moins, mériterait d'être développée et
approfondie.
En ce qui concerne le rapport de la Phantasie au possible, en
quel sens le centaure que j'imagine est-il possible ? S’il est vrai que
le centaure ne se confond pas avec les présentifications signitives,
telle la surface sans couleur, dont l'impossibilité en interdit toute intuition, pouvons-nous admettre qu'impossible selon les lois de notre nature, le centaure soit possible à l'intérieur d'un autre monde
47
48
op. cit., p. 68.
op. cit., p. 80.
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— au sens où Leibniz envisage d'autres mondes possibles au sein
desquels ce qui ne l'est pas dans le nôtre le deviendrait ? Fink nous
dit : « toutes les possibilités sont essentiellement référées au monde factuel (..), tous les mondes possibles sont référés au monde factuel. Mais
cette référence pose à l'évidence un problème difficile 49 ». En outre,
avons-nous rigoureusement distinguer entre le possible du prosouvenir et du souvenir du présent, et le possible de la Phantasie ?
Enfin et surtout, quel rapport entretient le possible avec l'horizon
du présent ? Si le possible n’est apparemment pas une détermination temporelle mais logique, reste à montrer comment le possible
forme un horizon temporel originaire, bref à rattacher le possible au
présent en tant que dé-présentation.
En ce qui concerne le rêve, il faut rappeler que ces analyses
sont, selon Fink, provisoires et qu’il envisage en outre, annonçant
ce faisant un renversement qu’il n’explicite malheureusement pas
du tout, la possibilité de montrer que le sommeil est un mode déterminé du présenter (ein bestimmtes Modus des Gegenwärtigens)50 —
et dans ce cas Fink se rapprocherait curieusement de la conception
de M. Boss concernant les rapports du rêve et de l’état vigile — et
que l’egoïté n’est qu’une propriété de la subjectivité éveillée.
En dépit de ces difficultés, nous avons vu que la Phantasie et le
rêve sont distincts l’un de l’autre du point de vue de la neutralité, de
l’irréalité, de l’absorption et de la liberté de l’ego mais n’en sont pas
moins deux types de présentification et, serions-nous tenter de dire
bien que Fink ne l’affirme pas explicitement, deux types particulièrement proches : outre les traits communs à toutes les présentifications, non seulement le rêve est défini comme une Phantasie absorbée (versunkene Phantasie) mais, de plus, le rêve et la Phantasie présentifient, semble-t-il, le même possible : le possible imaginaire en
opposition au possible réal.
49
50
op. cit., p. 73.
op. cit.,p. 79.
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C. La conscience d'image
« La perception de l'image est un mode déterminé de la perception51 ». Ainsi, parce que la conscience d’image ressortit à la conscience perceptive, elle ne peut être confondue avec la Phantasie.
Comment devons-nous entendre une telle affirmation ? Fink peut-il
véritablement, donnant ainsi raison au sens commun qui voit un
film, une photographie, un tableau, qui le regarde et donc le perçois, considérer que l’image (Bild) est un corrélat perceptif et, par
conséquent, la conscience d’image un type de présentation ?
Que la confusion de la Phantasie et de la conscience d’image
soit fréquente s’explique, selon Fink, à partir de la structure élémentaire de la conscience d’image. En effet, le regard analytique fait
bien souvent abstraction du support réal de la conscience d’image,
de ce que Husserl dans les Leçons de 1904-5 appelle l'image physique en opposition à l'image-objet (Bildobjekt) et l'image-sujet (Bildsubjekt)52. Pourtant l'image (Bild) doit être définie comme
« l'ensemble unitaire, homogène quant au sens, d'un support réal et du
monde d'image qu'il porte 53 ». L'image, plus précisément, implique
toujours et essentiellement un support réal, c'est-à-dire la chose, la
toile, le cadre et, plus précisément, la réalité dans la mesure où elle
coïncide avec le monde d'image, avec l'irréalité présentée dans
l'image au sens complet du terme : la toile sur laquelle le “paysage”
est représenté, l’eau dans laquelle l’arbre se reflète. L’erreur est donc
d’omettre (übersehen) le support, ce qui se laisse comprendre aisément dans la mesure où l’intérêt thématique de la conscience
d’image est orienté exclusivement sur le monde d’image et non sur
le support lui-même dont la dissimulation (Verdeckheit) est, par
conséquent, le mode authentique de sa donnée, ou encore, le mode
51
op. cit., p. 90.
Husserl, Phantasie, Bildbewußtsein, Erinnerung : Zur Phänomenologie der Anschaulichen Vergegenwärtigung, Husserliana 23, M. Nijhoff, 1980.
53 op. cit., p. 89.
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phénoménal de sa présence dans la conscience d’image 54. Cette
omission et cette dissimulation, qui n’est toutefois pas l’invisibilité,
ouvrent la voie à la confusion, que cet article de Fink se propose
justement de dissiper entre la Phantasie et la conscience d'image : en
oubliant le support dans l'image on omet le caractère perceptif de la
conscience d'image. Ainsi et contrairement à ce que nous laisse entendre la langue française, jamais l’imagination, au sens de la Phantasie, ne nous donnera une image (Bild)55.
De la définition de la conscience d’image rappelée dans l’alinéa
précédant il résulte que la conception de l'image comme d’un mode
déterminé de perception ne doit pas s'entendre au sens où, à la perception d'un support s'ajouterait, reposant sur lui, un acte d'imagination : comme si, du point de vue noématique, au donné perceptif
c'est-à-dire le support, venait se joindre le monde d'image. Et si la
conscience d'image est bien conscience perceptive c'est parce que,
nous dit Fink, « l'intuitivité du monde d'image est essentiellement une
intuitivité impressionnelle présentative, la conscience d'image est une
conscience présentante56 ». Ainsi, dans le cas de la perception d'un objet réal comme dans celui de la perception d'image, y a-t-il toujours
intuitivité impressionnelle puisque l'image comprend essentiellement un support. En outre, comme n'importe quelle perception, la
perception ou conscience d'image est présentante. Alors que les différents types de présentification, comme nous l'avons vu, sont des
présentifications du passé, du présent, du futur ou du possible, le
54 Naturellement, un intérêt thématique pour le support est toujours possible comme
lorsqu’on s’interroge à propos d’un tableau sur le traitement des matériaux, à propos
d’une pièce de théâtre sur les décors, les costumes, la mise en scène, etc.
55 Pour éviter toute équivoque, souligons que cette phénoménologie de l’image
concerne les images formées par l'activité humaine : oeuvre d'art, photographie, film,
etc., comme celles qui n'en résultent pas : reflet d'un arbre dans l'eau, ombre, mirage
(Fata Morgana). Il faut alors ne pas confondre, dans cette perspective, le mirage (Fata
Morgana, Luftspiegelung) qui suppose, comme dans le cas de l'oasis que je perçois en
plein désert, un support naturel (la réfraction inégale des rayons lumineux dans des
couches d'air inégalement chaudes), et l'hallucination, définie traditionnellement — bien
que de manière contestable s’il est vrai, comme le montre Sartre dans L’imaginaire, que
l’hallucination ressortit à la conscience imageante — comme une « perception pathologique de faits, d'objets qui n'existent pas, en l'absence de tout stimulus extérieur », dictionnaire Robert, ou une quelconque présentification.
56 op. cit., p. 90.
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monde de l'image est présent et accessible en lui-même57. Analysant
le tableau intitulé “Le bûcheron” de Ferdinand Hodler58, Fink montre qu'un présent est constamment au principe du monde d'image
et qu'un passé et un futur appartiennent à ce présent : le bûcheron
brandit sa hache et s'apprête à frapper le tronc de l'arbre dont la
taille indique déjà le grand âge, etc.
Cependant il va de soi que ce présent du monde de la perception d'image ne se confond pas avec le présent de la perception d'un
objet du monde réal. Il s'agit de deux temporalités distinctes ; et il
en va exactement de même pour l'espace de l'image qui, y distinguerait-on également une sphère de proximité et un horizon ouvert,
n’en est pas moins tout autre que l'espace du monde réal. Est-ce à
dire que l’irréalité de la Phantasie et de la Bildbewußtsein sont de
même nature ? La conscience d'image est présentante, elle est un
mode de perception, mais le monde d'image est évidemment irréel.
L'image de la conscience d'image est bien une présentation mais
présentation du présent d'un irréel dans un espace irréel. Pour
comprendre cette spécificité de la perception de l’image, il faut distinguer l'irréalité dans une conscience d'image, l'irréalité de la
Phantasie et l’irréalité des présentifications en général ; et ne pas
confondre le comme-si neutre dans l'image qui résulte d'un type de
modification de neutralité, le comme-si neutre de la Phantasie et le
comme-si de la présentification en tant qu’il résulte non pas, nous
l’avons vu, d'une modification de neutralité mais du contraste à
l’état vigile entre le présentifié et le présenté 59.
L'image n'est pas une pure irréalité mais elle est selon son sens
ontologique un étant individuel concret. Aussi l'irréalité dans
l'image est-elle le moment abstrait, parce qu'inséparable d'une réalité déterminée : le support ; et l'irréalité désigne le non-être coappréhendé dans les objets visés eux-mêmes tels que la gravure de
Dürer. En revanche, dans les présentifications en général ou imagi57 Le souvenir du présent se rapporte au présent et non au passé ou au futur ; toutefois
il s'agit bien d'une présentification dans la mesure où l'objet n'apparaît pas lui-même et
où il s'agit du présent qui n'est pas accessible lui-même.
58
F. Hodler, peintre et sculpteur suisse, 1853-1918.
N'oublions pas que dans cette étude, pour Fink, « le problème directeur de toute notre
recherche est la question du sens phénoménologique de l'irréalité » p. 81.
59
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nations (Imaginationen), et nous laissons provisoirement de côté
dans cet alinéa la spécificité de la Phantasie, l'irréalité a une toute
autre signification. En effet dans la présentification « les vécus montrent un irréel, un non-présent comme s'il était là, présent60 », il y a
apparence de présentation et le caractère de l'irréalité suppose le
contraste avec le présent de la perception d'un ego éveillé — dans le
rêve, comme nous l'avons vu, ce caractère disparaît. L'irréalité de
l'image se rapporte à l'essence des objets thématiques et l'irréalité de
la présentification donc de la Phantasie à l'essence de la temporalité.
En d'autres termes la Phantasie, le re-souvenir, etc. sont synonymes
d'irréalité parce qu'ils sont des présentifications (Vergegenwärtigungen) de ce qui précisément n'est pas présenté (gegenwärtigt) dans
une conscience originaire, et l'irréalité tient bien à l'essence de la
temporalité. De son côté, l'image (Bild), dépourvue de cette modification propre aux présentifications, est irréelle parce qu'apparaît
en elle une objectité intentionnelle qui est par essence irréelle, qui
est une apparence au sens où l'art est le monde de l'apparence.
Même si la formule est approximative, ne confondons pas l'apparence de la présence dans le cas de la présentification — apparence,
en fait, que le contraste avec l'intuitivité originaire d'un ego éveillé
dissipe pour révéler l'irréalité, le caractère comme-si de la présentification — et la présence de l'apparence dans le cas de la conscience
d'image et, par conséquent, la conscience du caractère irréel,
comme-si — mais il s’agit d’un comme-si neutre dont la neutralité
ressortit à un type de modification de neutralité — de l'image.
Pour cerner cette modification de neutralité qui caractérise la
conscience d'image, il nous faut alors ne pas faire comme Husserl et
distinguer soigneusement entre la neutralité de l'accomplissement
(Vollzugsneutralität) et la neutralité de la teneur (Neutralität des Gehalts)61. En effet, Fink note dans ce paragraphe 29 que la modification de neutralité décrite par Husserl dans les Ideen I est le plus
souvent la neutralité de l'accomplissement, mais que Husserl semble
confondre parfois l'une et l'autre modification de neutralité. Par
exemple, le § 111, consacré selon son titre à « La modification de
60
61
Ibidem, p. 82.
Ibidem, § 29.
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neutralité et la Phantasie (Neutralitätsmodifikation und Phantasie) », analyse soigneusement la gravure de Dürer donc non pas une
présentification qui relèverait de la Phantasie et de la neutralité
d’accomplissement, mais au contraire l'image d'une conscience
d'image (Bildbewußtsein) où la modification de neutralité à l'œuvre,
selon Fink, est la neutralité de la teneur — reconnaissons que nous
dépassons quelque peu sinon l’esprit du moins la lettre du texte de
Fink qui est quant à la neutralité même de la Phantasie plus prudent
que ne le laisse entendre notre présentation systématique.
Si, d'une manière générale, la modification de neutralité signifie “mettre entre parenthèses”, “priver de validité” voire d'authenticité, dans le cas de la neutralité d'accomplissement la constitution
est apparente comme, par exemple, dans le cas de la Phantasie ou
lorsque la croyance en l’expérience est suspendue ou encore, autre
mode de la neutralité d’accomplissement, lorsque le deuil, la compassion, etc, ne sont pas réellement éprouvés et sont neutralisés ; en
revanche dans la neutralité de la teneur que l'on rencontre dans la
conscience d'image mais aussi dans l'aperception du jeu, il ne s'agit
pas d'une apparente constitution mais d'une constitution de l'apparence c'est-à-dire, exprimé de manière abstraite, de la constitution
d'une simple réalité et d'une irréalité simultanément co-donnée.
Cette théorie de la modification de neutralité s’inscrit dans une
suite de distinctions que Fink rapporte à celle de l’existence et de
l’essence saisie phénoménologiquement. En effet, si l’on distingue le
quid et le quomodo, le noyau de sens noématique et ses caractères
thétiques, on peut alors considérer la neutralité de la teneur comme
une neutralité du quid et la neutralité de l’accomplissement comme
celle du quomodo. Relisant dans cette perspective les Recherches logiques, Fink rattache la neutralité de l’accomplissement à la théorie de
la modification qualitative tandis que la neutralité de la teneur
« n’est pas, dans la terminologie des Recherches logiques, une modification “qualitative” mais plutôt une modification de la “matière” (Materie)62 ». Nous avons donc bien trois formes d’irréalité : l’irréalité
des présentifications dont la conscience du caractère comme-si sup62 Ibidem, p. 86. Cf. les cinquièmes Recherches logiques, § 39, ainsi que R. Bernet, E.
Marbach, I. Kern, Edmund Husserl, Darstellung seines Denkens, p. 136-7, texte traduit
dans ce numéro de la revue.
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pose le contraste, l’irréalité de la Phantasie ou présentification dont
la neutralité relève de la neutralité d’accomplissement et concerne la
modification présentifiante, et d’autre part la conscience d’image
dont l’irréalité résulte d’une neutralisation de la teneur.
Nous pouvons alors comprendre que, comme l'aperception du
jeu, la conscience d'image relève de ce que Fink dénomme les actes
médiaux. Il faut entendre par là ces actes spécifiques qui instaure un
medium réel pour l'apparaître d'une irréalité. Dans le cas de l'image,
le support est le medium de l'apparaître du monde d'image, la gravure de l'apparaître du chevalier, de la mort et du diable, et l’espace
du monde d’image avec ses objets et leurs proportions coïncide avec
l’espace du support. Ainsi, de même qu'une fenêtre est comme l'interface entre un monde intérieur et un monde extérieur, et permet
d'apercevoir au-dehors le paysage, de même l'image présente une
face réelle, dissimulée ou omise en raison de l’intérêt thématique du
spectateur, et une face irréelle dans la mesure où des déterminations
formant la teneur de la face réelle sont neutralisés. Ces deux faces
sont inséparables dans la conscience d’image, ce que Fink dénomme
métaphoriquement la “fenestrité” (Fensterhaftigkeit) de l'image.
Tentons à présent de récapituler l'oppositon finkéenne de la
Phantasie et de la conscience d'image. La Phantasie se rapporte à
l'horizon du possible. Aussi la Phantasie peut-elle être définie
comme présentation d'un dé-présenté ou présentification, et à la
différence du rêve, elle possède cette irréalité qui caractérise les autres types de présentification. Ce possible n’est toutefois pas un possible tel que celui du pro-souvenir ou du souvenir du présent dont
le caractère positionnel n’est pas en question ; il s’agit d’un possible
imaginaire, non figuratif dont le caractère positionnel est neutralisé.
Mais cette irréalité que la Phantasie partage avec toutes les présentifications accomplies par un ego éveillé, est d'une toute autre nature
que celle de l'image (Bild). L’image, en effet, est une présentation et
la conscience d'image une conscience perceptive : il faut donc dire
que nous percevons, nous regardons une gravure, et l'image, à la
différence de la Phantasie, est inséparable d'un support réal. Le
comme-si, dans ce dernier cas, indépendant de la temporalité, ré-
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sulte d'une modification de neutralité non de l’accomplissement
mais de la teneur.
II. La Famille de l'image
Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht ? —
Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht ?
Den Erlenkönig mit Kron' und schweif ? —
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif. —
(..)
Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht,
Was Erlenkönig mir leise verspricht ? —
Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind ?
In dürren Blättern säuselt der Wind63.
Au début de son ouvrage, M. M. Saraiva regrette que L'imaginaire de J.-P Sartre passe pour un commentaire de la théorie husserlienne de l'image telle qu'elle est exposée, en particulier, dans les
Ideen I, et cite la phrase de P. Ricoeur qui, en note de sa traduction,
écrit : « Le meilleur commentaire sur l'image est à prendre dans L'imaginaire de J.-P. Sartre 64 ». De fait, dans L'imagination Sartre se réfère
explicitement à Husserl au sujet duquel il écrit : « En ce qui concerne
le problème de l'image, Husserl ne se contente pas de nous fournir une
méthode : il y a dans les Ideen les bases d'une théorie des images entièrement neuve ». Mais Sartre ajoute immédiatement après : « A vrai
dire, Husserl n'aborde la question qu'en passant et, d'ailleurs, comme
on le verra, nous ne sommes pas d'accord avec lui en tous points65 ».
Nous ne trouverons donc pas dans L'imaginaire un simple dévelopErlkönig, J. W. Goethe, Anthologie bilingue de la poésie allemande, Bibliothèque de la
Pléiade, p. 400-1, traduction française par j.-P. Lefebvre. « Pourquoi, mon fils cacher si
peureusement ton visage ?/ — Père, ne vois-tu pas le Roi des aulnes ? / Le Roi des
aulnes avec sa traîne et sa couronne ? / — Mon fils, c'est une banc de brouillard. (..) —
Mon père, mon père, quoi ? tu n'entends donc pas / Ce que le Roi des aulnes me promet à voix basse ? / — Du calme, du calme, sois tranquille, mon enfant ? / C'est le vent
qui murmure dans les feuillages secs ».
63
64
65
Ideen I, tf., p. 348, note 1.
L'imagination, p. 143.
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pement — somme toute extrêmement réduit quand on songe à
l’exposé de plus de cent pages des leçons de 1904-5 — de la théorie
de l’imagination des Ideen I.
Le travail de Sartre n'en est pas
moins un essai de phénoménologie et, plus précisément, de “psychologie phénoménologique” ; ce qui signifie qu’il s'agit tout d'abord
pour Sartre, indépendamment de toute réduction transcendantale,
de constituer sur le plan mondain et réflexif une “eidétique de
l'image”66 . La conception sartrienne de la psychologie
phénoménologique ne coïncide pas non plus avec celle de Husserl
et, comme nous l’avons vu, de Fink qui lui reprocheraient son
caractère
mondain
alors
que
la
réduction
psychophénoménologique doit mettre hors jeu le monde qui vaut pour
l’âme. Sur ce point Sartre est plus proche de Heidegger qui critiqua
précisément cette conception de la réduction psychophénoménologique en écrivant à ce propos : « Que signifie “mettre
hors de considération” ? Est-ce la réduction ? Si oui, je n’ai pas dans
l’âme pure l’a priori de l’âme en général »67. De manière comparable,
Sartre, sceptique quant à la possibilité même de la réduction
transcendantale, refuse cette mise entre parenthèses du monde qui
permettrait de dégager le sol de la psychologie phénoménologique.
Afin d’indiquer dans quelle mesure Sartre se sépare de Fink et
développe une conception de l'imaginaire qui lui est propre, nous
voudrions, dans un premier temps, tenter de comprendre comment
Sartre peut réunir les différents types d'image en une seule et même
famille qui, tout entière, relèverait de la fonction irréalisante de la
conscience, c'est-à-dire de la conscience imageante. Ce faisant nous
rencontrerons la question de la hylè ou matière de l'image qui occupe dans la théorie sartrienne de l’imagination une place essentielle, aussi l'examinerons-nous dans un deuxième temps 68.
66
Ibidem..
Cf. Husserliana IX, p. 271 et sq., tf. Husserl, Notes sur Heidegger, p. 108-9, Minuit,
1993.
67
Signalons la thèse (1992) de Fr. Noudelmann, L'Incarnation imaginaire, l'image dans
la pensée de Sartre, et, en particulier, le ch.2, intitulé L'image, de la première partie, et
son livre, Sartre : l’incarnation imaginaire, L’harmattan, 1996.
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A. Images matérielles et images mentales
Reprenons les caractéristiques de l’image acquises, selon Sartre,
à partir des seules données de la réflexion concernant l’image mentale. Sartre en retient quatre qui s'appliquent aussi bien, nous allons
essayer de le montrer, aux images matérielles qu'aux images mentales69.
L'image, tout d'abord, n'est pas une chose dans la conscience,
un simulacre, mais elle est une conscience spécifique dont la structure est intentionnelle ; elle est donc un rapport et l'image est une
certaine manière, distincte de la perception, de se rapporter à un
objet : je puis percevoir Pierre, je puis l'imaginer, l'objet est toujours le même mais non le rapport. De ce point de vue, Sartre dénonce “l'illusion d'immanence”, illusion du sens commun, des psychologues et des philosophes tels que Hume qui pensent en termes
d'espace, chosifie l’image comme si elle pouvait s’accomplir indépendamment de toute conscience intentionnelle, et introduisent
l’image (cette chose) dans (l’espace de) la conscience — on voit
d’emblée combien, dans cette pespective phénoménologique, l’idée
d’image inconsciente est absurde, comment elle est un pur produit
de l’illusion d’immanence : l’image serait une chose dans le psychisme qui ressortirait soit au système conscient soit à l’inconscient.
Afin de se garder d'une telle illusion, Sartre propose l'expression de
“conscience imageante”, qui a le double mérite de ne plus faire de
l'image une chose, comme dans l'expression conscience d'image, et
de souligner l'activité, la spontanéité de cette conscience.
En outre, deuxième caractéristique, si l'objet, comme dans la
perception, se donne dans la conscience imageante par Abschattungen, il faut remarquer que l'image, à la différence de la perception,
ne m'apprend rien ; je peux observer aussi longtemps que je veux
une image : je n'y trouverai jamais que ce que j'y ai mis, que ce que
j'en sais. L'observation d'une image est une “quasi-observation”. Par
là Sartre rejoint cette « doctrine de l’imagination qui nous refuse le
pouvoir, tant célébré, de contempler la forme et la couleur des objets absents », et pour la défense de laquelle Alain propose la fameuse expé69
L'imaginaire, p. 17-36.
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rience du dénombrement des colonnes du Panthéon à partir de son
image, expérience que Sartre lui-même rappelle dans L’imaginaire.
Mais Sartre refuserait, naturellement, la définition par Alain de
l’imagination comme perception fausse. La conscience est ou imageante ou perceptive70.
On pourrait objecter que cette deuxième caractéristique — la
pauvreté essentielle de l'image qui ne fait jamais l'objet que d'une
quasi-observation — ne s'applique qu'aux images mentales et non
aux images matérielles qui, semble-t-il, sont aisément et véritablement observables. Ainsi, contemplant la gravure de Dürer, je puis y
découvrir tel et tel détail qui m'avaient jusqu'alors échappé, et il
m’est aisé à partir d’une photographie de compter les colonnes du
Panthéon. Ne faut-il pas alors réserver le phénomène de quasiobservation aux images pauvres en matière, c’est-à-dire et en admettant que l’image mentale s’accomplit grâce à une matière, aux seules
images mentales ? Pauvreté de l'image et pauvreté de la matière seraient corrélatives, et dans ce cas le phénomène de quasi-observation
serait une caractéristique de la seule image mentale.
Il y a, nous dit L’imaginaire, quasi-observation lorsqu’on « ne
lit sur la matière (visage de l’imitateur, lignes du dessin schématique)
rien d’autre que ce qu’on y met71 ». En d’autres termes, la pauvreté de
l’image et le phénomène de quasi-observation concernent également
les images matérielles pour l’accomplissement desquelles intervient
également ce que Sartre dénomme le savoir imageant. De même la
contemplation d’une gravure implique un savoir imageant qui vient
combler la déficience de la copie, c’est-à-dire la pauvreté de
l’analogon et, par exemple, l’imprécision de la gravuve ne me permet pas de détailler le fronton triangulaire du Panthéon que je puis
néanmoins me représenter à partir de ma connaissance de celui-ci.
Certes, on peut concevoir le cas limite d’une conscience d’image
matérielle libre de tout savoir imageant, et tel est le cas lorsque nous
prenons une attitude esthétique à l’égard d’un objet réel, c’est-à-dire
lorsque l’objet fonctionne comme analogon de lui-même : nul savoir
70 Le système des beaux-arts, Gallimard, p. 345, note du livre I chapitre III — Sur les
images, et p. 25 pour la définition de l’imagination comme perception fausse.
L’imaginaire, p.174.
71 L’imaginaire, p. 107.
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imageant n’est alors nécessaire afin de combler la “pauvreté” matérielle de l’image et le phénomène de quasi-observation s’évanouit 72.
La pauvreté de la conscience imageante est donc bien fonction de la
richesse ou de la pauvreté de sa matière et, par conséquent, nullement une propriété de la seule Phantasie.
En raison de son importance et des propos apparemment
contradictoires de Sartre à son égard, la troisième caractéristique
mérite que l’on s’y attarde un peu longuement. D’une manière générale, Sartre refuse cette conception qui constitue l'image sur le
type de la perception et qui la replace ensuite à son rang d'image
« comme si quelque chose (réducteur, savoir, etc.) intervenait ensuite.
(..) l'objet en image serait donc constitué d'abord dans le monde des
choses, pour être après coup, chassé de ce monde 73 ». Certes, Sartre ne
vise pas nommément Husserl et le terme “réducteur” de la phrase
citée renvoie essentiellement à Taine et à sa théorie de l’image. Mais
cette remarque pourrait concerner également, nous semble-t-il, la
théorie husserlienne de la Phantasie dans la mesure où la modification de neutralité retire l'image du monde des choses, entendu au
sens large du monde des choses réales présentes et passées, auquel
l'image appartient d'une certaine manière en tant qu'elle est liée au
souvenir, en tant qu’elle définit par les Ideen I comme une présentification positionnelle neutralisée, comme une modification de neutralité du souvenir au sens large 74.
A cette conception qui introduit réducteur, savoir ou, ajouterions-nous, modification de neutralité, L'imaginaire oppose deux
arguments : d'une part cette thèse ne cadre pas avec les données de
la description phénoménologique, elle ne correspond pas à l'expérience ; d'autre part elle manque, et telle est l'une des thèses essentielles de Sartre dans L'imaginaire, le caractère sui generis de la conscience imageante qui se distingue radicalement — en sorte que
72
73
Ibidem, p. 372.
L'Imaginaire, p. 31, et p. 171.
« Näher ausgeführt, ist das Phantasieren überhaupt die Neutralitätsmodifikation der
“setzenden” Vergegenwärtigung, also der Erinnerung im denkbar weitesten Sinne (Plus
exactement, la Phantasie en général est la modification de neutralité de la présentification “positionnelle”, donc du souvenir au sens le plus large qu’on puisse concevoir »,
Ideen I, § 111.
74
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l’une ne saurait d’une quelconque manière dériver de l’autre —, intrinsèquement et immédiatement de la conscience perceptive, ce
qui explique qu'on ne les confonde habituellement pas 75. En outre,
comme il nous faut le voir plus précisément, l'objet de la conscience
imageante n'est pas toujours neutralisé, et cela dépend du caractère
thétique de l'intention.
Il y a dans toute image une détermination positionnelle qui ne
saurait se confondre avec celle de la perception qui pose son objet
comme existant réellement : « La conscience imageante pose son objet
comme néant76 ». Afin de saisir correctement la conception sartrienne de la thèse propre à une conscience imageante, il faut abstraitement décomposer l’acte de position en deux moments qui
sont, en réalité, inséparables 77. Il est alors possible de distinguer,
75 A charge pour Sartre d'expliquer des phénomènes tels que l'hallucination, le rêve et
certaines pathologies de l'imagination, c'est-à-dire des cas où le sujet prend l'image
pour la réalité. Sartre souligne lui-même la difficulté en écrivant : « Ayant assimilé
l'image à la sensation, Taine n'a aucune peine à expliquer l'hallucination : en effet, la
perception est déjà une “hallucination vraie”. Il ne trouvera de difficultés que lorsqu'il
faudra expliquer comment parmi toutes ces hallucinations, les unes vraies, les autres
fausses, nous distinguons d'une façon immédiate les images et les perceptions. Inversement nous <Sartre> (..) ne risquons-nous pas de trouver dans le problème de l'hallucination notre pierre d'achoppement ?(p. 286-7) ».
76
ibidem, p. 30.
Ce que ne fait pas Sartre explicitement cf. p. 32 et sq. L’imaginaire donne alors
l’impression de se contredire et de s’en tenir à l’idée que l’image est « une synthèse irrationnelle et difficilement exprimable » (p. 52). Par exemple, Sartre écrit que neutraliser
signifie « ne pas poser son objet comme existant », mais il précise dans une note en
bas de la même page que « cette suspension de la croyance demeure un acte positionnel » (p. 32). Comment dans ces conditions la conscience imageante peut-elle poser et
ne pas poser son objet ? De même, Sartre affirme que « dans toute image, même dans
celle qui ne pose pas son objet comme existant < neutralisée>, il y a une détermination
positionnelle » (p. 52). Si, en revanche, on distingue deux moments, on peut sans
contradiction affirmer que la conscience imageante pose son objet comme irréel —
tandis que la conscience perceptive le pose comme réel et que la conscience de signe
est dépourvue de tout caractère positionnel (p. 52) — et, d’autre part, que l’objet posé
comme irréel existe ailleurs (Pierre à Taiwan) ou bien qu’il n’est pas posé comme existant : la thèse présente bien alors deux aspects et le second n’a de sens que sur la base
du premier. Cette dualité est sous-jacente à l’analyse de l’image portrait de Charles VIII
(p. 53), et se retrouve dans la double fonction des lèvres du roi qui correspond au double moment de l’acte positionnel : « Ainsi ces lèvres ont une double fonction simultanée : d’une part elles renvoient à des lèvres réelles, depuis longtemps poussière, et ne
prennent leur sens que par là ; mais, d’autre part, elle agissent directement sur ma sen77
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d’une part, un premier acte positionnel, ou thèse fondamentale, qui
est celui de toute conscience imageante, y compris de la conscience
hypnagogique comme de la conscience onirique, et de ce point de
vue la conscience imageante, comme nous allons le voir, s’opposent
à la conscience perceptive comme à la conscience de signe ; et,
d’autre part, un “deuxième” acte lié synthétiquement au premier, et
c’est ce second acte qui permet de spécifier selon l’une de ses quatre
formes possibles l’acte positionnel de la conscience imageante.
A la différence de la conscience imageante ou de la conscience
perceptive, la conscience de signe est dépourvue de tout caractère
positionnel — Sartre écrit : « lire sur une pancarte « bureau du souschef », ce n’est rien poser du tout 78 ». Dans le cas de la perception, la
conscience perceptive pose son objet comme existant réellement et
l’objet est présent en personne ; la table que je perçois est là en personne avec évidence. Au contraire, dans toute conscience imageante
les objets ne sont pas présents en personne à mon intuition ; aussi
pose-t-elle son objet comme un néant. Mais ceci ne signifie pas que
l’objet de la conscience imageante n’existe pas, qu’on ne lui confère
aucun type d’existence ; simplement l’objet de la conscience imageante existe comme irréel. Il faut ici rappeler la formule de Sartre :
l'image est la « façon dont l'objet se donne, absent, à travers une présence79 ». L'imaginaire ne reprend donc pas exactement ici la fameuse définition kantienne de l’imagination (Einbildungskraft)
comme « pouvoir de se représenter dans l'intuition un objet même en
son absence 80 ». Sartre souligne la présence, présence de l’irréel grâce
à son analogon tandis que Kant rappelle que l’imagination peut
donner l’intuition d’un objet sans la présence de celui-ci, que toute
intuition sensible n’est pas pour autant l’indication d’une présence
— qui ne peut donc être, pour l’auteur de la Critique de la raison
pure, que la présence d’un objet de la perception. En écho à la
sibilité, parce qu’elles sont un trompe-l’œil, parce que les taches colorées du tableau se
donnent aux yeux comme un front, comme des lèvres ».
78
Ibidem, p. 52.
79
Ibidem, p. 170.
« Einbildungskraft ist das Vermögen, einen Gengenstand auch ohne dessen Gegenwart in der Anschauung vorzustellen », Kant, Critique de la raison pure, Analytique
transcendantale, I, ch. II, §24.
80
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conception sartrienne, il faut bien plutôt entendre la formule pascalienne à propos de l’image “qui porte absence et présence”. Commentant en opposition au signe cette caractérisation de l’image, E.
Martineau écrit : « Ce “et”, cette coordination est éloquente, signifiant
que, dans son portrait, la présence de Mallarmé et l’absence de Mallarmé ne constituent point une alternative 81 ».
Mais, deuxième moment, souligner que l’image est un mixte
de présence et d’absence ne suffit pas à définir la thèse de l’image.
Reste à préciser la nature de cette absence, de ce néant qui habite
l’objet de la conscience imageante. Par exemple, la conscience onirique, comme toute conscience imageante, présente sur la base de
cet acte positionnel d’une présence-absence, un caractère plus spécifique. En effet Sartre, au début de L'imaginaire, distingue quatre
manières pour une conscience imageante de poser son objet comme
irréel. L’acte positionnel de la conscience imageante peut poser
l’objet irréel soit comme inexistant, et tel est le cas de la conscience
de chimère ou de centaure, soit comme absent (Pierre n’est pas là),
ou comme existant ailleurs (Pierre est en Chine) ; il peut aussi ne
pas poser l’existence de l’objet posé comme irréel. Cet acte — pour
la description duquel Sartre reprend la théorie husserlienne de la
suspension ou neutralisation de la thèse 82 — est une neutralisation
de la thèse relative à l’objet posé comme irréel par la conscience
imageante. Tel est le cas, par exemple, lorsque, face à des photos de
personnes que je ne connais pas et dont le visage ne “me dit rien”,
E. Martineau, Le plan de l’image, p. 3, article à paraître. Il y écrit de même : « L’image
n’a rien à voir avec un signe, précisons : un signe désignatif. En effet, elle ne présente
point cette configuration qu’on appelle le renvoi (..). Que ce portrait de Manet soit le portrait de Mallarmé ne veut pas dire qu’il “renvoie” à Mallarmé. Car justement, dans son
portrait, le poête et là, en image. “En image” s’oppose à “en chair et en os”, à Mallarmé
perçu — Mallarmé en image est irréel. Soit ? Mais gare au confusion : ce qui est là irréellement n’en est pas moins là (..). Le vide de l’image se révèle comme essentiellement plein (p. 3) ».
81
82 Sartre ne reprend pas véritablement la conception husserlienne de la neutralisation
dans la mesure où pour lui la suspension de croyance qui caractérise certaines consciences imageantes demeure un acte positionnel tandis que pour Ideen I la conscience
est soit positionnelle soit neutralisation ou modification neutralisante d’un acte positionnel cf Ideen I, § 103-114. Ce faisant il s'oppose à la thèse des Ideen I qui présente
l'imagination comme une modification de neutralité appliquée au souvenir en tant que
présentification.
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je les regarde sans faire de position d’existence quoique, en même
temps, je pose ces mêmes personnes comme irréelles 83. Il en va de
même, mutatis mutandis, en ce qui concerne le rêve. Sartre note que
fréquemment ses rêves « se donnent d’abord comme une histoire que je
lis ou qu’on me raconte 84 ». Dans ce cas la thèse présente explicitement un caractère neutralisé : ce qui est posé dans le rêve comme irréel n’est posé ni comme irréel existant ni comme irréel inexistant
ni comme irréel absent ou existant ailleurs mais l’existence de ce qui
est posé comme irréel est mise entre parenthèses. Plus généralement,
on peut considérer que dans tous les rêves — s’il est vrai comme
l’écrit Sartre en conclusion que le rêve « est avant tout une histoire »
et qu’il est vécu comme fiction 85 — l’existence de ce qui est rêvé est
neutralisée.
Nous ne saurions assimiler l’image à la perception — ni même
à un souvenir voire à un souvenir neutralisé ou encore à une présentification neutralisée. Image et perception relèvent de deux consciences radicalement distinctes qui ne présentent pas la même thèse.
Tandis que la conscience perceptive pose son corrélat comme existant réellement, la conscience imageante pose son objet comme un
irréel et, en outre, comme un irréel dont la position d’existence doit
elle-même être déterminée selon le cas en question.
Enfin, quatrième caractéristique, la conscience imageante, à la
différence de la conscience perceptive qui s'apparaît comme passivité, se donne à elle-même comme une spontanéité qui produit et
conserve son objet en image86. A nouveau, cette dernière caratérisiIbidem, p. 55. Il en va de même lorsque je contemple le Chevalier, la Mort et le Diable
de Dürer (p. 55). Lorsque je contemple une tache sur le mur et que je déclare : c’est un
homme accroupi (p. 77), j’opère, nous dit Sartre, « une double neutralisation de thèse
la tache n’est pas posée comme ayant des propriétés représentatives » — l’homme accroupi imaginé ne renvoie pas à un homme accroupi déterminé qui aurait existé ou qui
existerait ailleurs, tandis que dans le cas d’un portrait, au contraire, je puis dire : voilà
Pierre qui est en Chine actuellement —, et « l’objet de l’image n’est pas posé comme
existant », l’homme accroupi est posé comme un irréel (p. 79).
84 Ibidem, p. 320.
83
85
Ibidem, p. 338.
Kant écrit dans une perspective tout à fait comparable, même s’il pense la sensibilité
comme réceptivité ou passivité, que toute notre intuition (Anschauung) est sensible
(sinnlich), que l’imagination (Einbildungskraft) appartient à la sensibilité (Sinnlichkeit)
mais que sa synthèse est un exercice de la spontanéité (Spontaneität), qui est détermi86
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que s'applique-t-elle bien à toutes les images de la conscience imageante au sens large où l'entend Sartre ? On pourrait objecter que
dans le cas des images matérielles la conscience imageante n'est pas
une pure spontanéité mais manifeste une passivité qui est comme à
mi-chemin de la Phantasie et de la perception. Il faudrait alors répondre en distinguant tout d’abord la pure spontanéité au sens
transcendantal exposé dans La transcendance de l’ego, et dans ce cas
la conscience en tant que spontanéité « est ce qu’elle produit et ne
peut rien être d’autre87 », et la spontanéité au sens de la psychologie
phénoménologique, qui se définit alors dans l’attitude naturelle en
opposition à la passivité de la conscience perceptive88. Puis, il
conviendrait d’ajouter que l'image mentale comme — nous allons
le voir à présent de manière plus détaillée — l'image matérielle possède une matière ; et que, dans un cas comme dans l'autre, immanente ou transcendante, cette matière n'entame pas véritablement la
spontanéité, au sens de la psychologie phénoménologique, de la
conscience imageante s’il est vrai que ce n'est jamais la rencontre
d'une matière qui provoque la production d'une image.
Narcisse, dit-on, contemple et meurt amoureux de son image
quoique son regard ne porte que sur des reflets à la surface de l'eau.
Si les quatre caractéristiques envisagées sont bien mutatis mutandis
celles de toute conscience imageante il faut inscrire ces “reflets” ainsi que tout ce qu’on appelle image matérielle au registre de l’image
en général ; et que ces caractéristiques s’appliquent à toutes les images ne saurait nous surprendre dans la mesure où elles sont des déteminations essentielles dégagées par la réduction eidétique et où les
images appartiennent à une seule et même famille. Nous n’avons
cependant pas pour autant établi le véritable fondement de l’unité
de la conscience imageante. Reste à préciser dans quelle mesure il
est possible d’assimiler le support matériel de la conscience d’image
à la matière de l’image mentale qui, apparemment et phénoménologiquement tout du moins, en est dépourvue.
nante et non pas simplement déterminable comme le sens (Sinn), Critique de la raison
pure, Analytique transcendantale, I, ch. II, § 24.
87
88
La transcendance de l’ego, p. 62.
L’imaginaire, p. 35.
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B. La matière de la Phantasie
Si Sartre peut classer la conscience imageante à l’intérieur
d’une famille plus large c’est grâce à une hypothèse sur sa nature intime qui sort de la phénoménologie proprement dite et relève de
l’induction. Il nous faut en effet quitter le terrain du certain pour
celui du probable89. Dans L’imagination, p. 143, Sartre annonce le
plan de L’imaginaire en ces termes :
« Un travail sur l’image doit donc se présenter comme un essai
pour réaliser sur un point particulier la psychologie phénoménologique.
On doit chercher à constituer une eidétique de l’image, c’est-à-dire à
fixer et à décrire l’essence de cette structure psychologique telle qu’elle
apparaît à l’intuition réflexive. Puis, lorsqu’on aura déterminé
l’ensemble des conditions qu’un état psychique doit nécessairement remplir pour être image, alors seulement il faudra passer du certain au probable et demander à l’expérience ce qu’elle peut nous apprendre sur les
images telles qu’elles se présentent dans une conscience humaine
contemporaine ».
L’imagination, p.143.
Cette phrase nous permet de préciser le statut des considérations qui vont suivre sur la matière de la Phantasie. Elles ne relèvent
pas de la psychologie phénoménologique proprement dite —
encore moins, cela va sans dire, de la phénoménologie transcendantale — qui est description éidétique à partir de l’intuition réflexive
sur le plan mondain mais de la psychologie empirique qui n’a de validité que dans la mesure où ses recherches se subordonnent à
l’eidétique de l’image. Dès lors ce sont également les images d’une
conscience contemporaine que le psychologue interroge, et les données de cette psychologie empirique ne ressortissent pas à l’évidence
de l’intuition réflexive ; elles ne sont que probables ainsi que les induction que l’on peut en tirer.
Il faut, de plus, bien comprendre la nécessité de quitter le
champ de la psychologie phénoménologique afin d’aborder la question de la matière de la Phantasie. Certes, le phénoménologue peut
89
L’imaginaire, p. 16-7.
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affirmer avec certitude que l’image mentale vise une chose à travers
un contenu psychique — à la suite, semble-t-il, d’un curieux lapsus
Sartre affirme qu’il y a « dans l’image mentale un donné physique 90 » — car il s’agit alors d’une nécessité d’essence : une conscience qui viserait la chose à vide serait une pure conscience de signification. Mais la description réflexive ne nous renseigne pas directement sur la matière représentative de l’image mentale. En ce
qui concerne la Phantasie il n’y a pas d’hylétique possible pour Sartre, tout du moins d’un point de vue strictement phénoménologique, alors que la description du résidu sensible dans le cas de la
conscience d’image (Bildbewußtsein) est toujours possible91. —
Dans la mesure où elle décide des limites de la phénoménologie
comme du statut de la phénoménologie génétique, la question de la
possibilité d’une hylétique mériterait à coup sûr d’être approfondie
en dépit de la rareté des considérations méthodologiques sartriennes. Peut-être nous conduirait-elle à nous interroger sur certains aspects et sur la valeur de l’hylétique husserlienne.
L’hypothèse est bien connue : l'image mentale possède également sa matière ou hylé ou support qui, de la même manière que les
traits noirs sur le papier d’une gravure, serait un analogon plus ou
moins ressemblant ; en d'autres termes, cette matière serait un
contenu immanent présentant quelque analogie avec l'objet visé en
image. Si je veux me représenter le visage d'une personne que je ne
connais pas, je puis soit en produire une image, soit regarder sa
photographie, ou encore sa caricature. Dans ces trois cas la matière
est différente mais, même si des variations de la matière découlent
des différences qui s'étendent jusqu'à la structure de l'image,
« originellement nous avons affaire à des intentions de la même
classe 92 ». La conscience est à chaque fois conscience imageante d'un
objet visé à partir d'une matière, d'un analogon. Dès lors que ce soit
une caricature, une pièce de théâtre ou la VIIe Symphonie de Bee90
L’imaginaire, p.111.
Selon Husserl, l’hylétique pure (die reine Hyletik) est une discipline autonome qui
fournit une matière (Stoffe) possible pour des formations (Formungen) intentionnelles,
cf. Ideen I, p. 178 ; elle est à la noétique comme la matière à la forme, écrit P. Ricœur,
note 1, p. 287 de sa traduction des Ideen I.
92 Ibidem, p. 43.
91
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thoven, mais également un rêve, une hallucination, etc., dans chaque cas un irréel est visé et posé à partir d'un analogon et relève de
l’imaginaire93.
Mais quel est, dans le cas de l'image mentale, l'équivalent de la
chose gravure, c'est-à-dire de la feuille de papier avec ses traits noirs
que nous appréhendons pour constituer l'apparition du chevalier,
de la mort et du diable ? Sartre se révèle-t-il en mesure de relever le
défi que Fink d’une certaine manière lui adresse lorqu’il affirme :
« Notre dessein nous conduit à souligner une chose essentielle. Les déterminations du monde d’image dépendent esentiellement des déterminations réales du support. Si on appréhende les présentifications (Vergengenwärtigungen) comme une conscience d’image (Bildbewußtsein), il faut commencer par démontrer que nous n’avons pas seulement
un support impressionnel, mais aussi que les données présentifiées se reflètent dans les données hylétiques impressionnelles 94 ». Quelle est la nature de ce grâce à quoi quelque chose de non présent peut parvenir
à la présence-absence de l’imaginaire ? Nous examinerons successivement les réponses de L'imagination puis de L'imaginaire et, en
conclusion, de L’être et le néant.
Le dernier paragraphe de L'imagination indique les requisits
auxquels devra satisfaire une phénoménologie de l’image, dont le
dernier s’énonce ainsi : « Enfin et surtout il faudra étudier la hylé
propre de l’image mentale 95 ». Manifestement, cette étude est déjà
bien entamée dans L'imagination dont le quatrième et dernier chapitre est au fond entièrement consacré à la question de la matière de
la Phantasie chez Husserl. Sartre en effet, à partir de la critique des
thèses husserliennes, y esquisse une réponse apparemment contradictoire et, anticipant nettement ses futurs travaux, affirme : la matière de l’image mentale doit être une « spontanéité, mais une spontanéité d’un type inférieur96 ».
93
94
95
96
Ibidem, p. 367, p. 369 et sq.
Fink, op. cit. p. 92.
L’imagination, p. 159.
Ibidem, p. 158.
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Contre le psychologisme selon lequel « le monde est notre représentation », contre l’immanentisme dont l’idéalisme de Berkeley est
une variante, contre la fameuse philosophie dénoncée dans l’article
de 1939, philosophie alimentaire et digestive qui dissout les choses
dans la conscience97, L'imagination refuse déjà d’assimiler l’arbre
que je perçois à un contenu de conscience. Acquis fondamental de
l’intentionnalité, l’arbre est par principe hors de la conscience : il est
transcendant98. Toutefois, s’empresse d’ajouter Sartre, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de « contenus de conscience » comme pourrait
le penser un réalisme naïf. Sartre renvoie au § 41 des Ideen I —
intitulé : « La composition réelle (reelle) de la perception et son objet
transcendant » — et reprend la distinction husserlienne entre le
rouge, qualité transcendante, et l’impression subjective qui, sans
doute, est “analogue” au rouge de la chose et n’est qu’un “quasirouge”99.
Appliquée à la Phantasie cette thèse signifie de manière analogue que, d’un côté, l’image ne se réduit pas à un vécu psychique,
elle n’est pas dans la conscience et, de l’autre, qu’il n’y a pas d’image
sans un contenu psychique : « Husserl, comme dans une perception,
distinguera une intention imageante et une “hylé” que l’intention vient
“animer”100 ». Et deux erreurs doivent alors être évitées : ne retenir
que la transcendance de ce qui est imaginé (le centaure par exemple) et désincarner l’image en lui retirant toute “réalité” psychique
au point d’en faire un simple signe à l’instar de « la psychologie anglaise et française contemporaine 101 », ou bien, comme le font
l’immanentisme et le psychologisme, réduire l’image à sa matière de
telle sorte que l’image de mon ami Pierre ne serait qu’une « vague
97Situations
I, Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl :
l’intentionnalité, p. 38-9, Idées Gallimard.
98 L’imagination, p. 144.
E. Lévinas, dans un article intitulé Intentionnalité et sensation, déplore et dénonce
cette idée « d’une ressemblance entre les sensations et les qualités objectives, comme
si ressemblance et analogie ne supposait pas déjà un plan objectif et constitué », article
de 1965, repris dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 149-50,
Vrin 1988.
99
100
101
L’imagination, p. 146.
Ibidem, p. 152, note 1.
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phosphorescence, un sillage laissé dans ma conscience » ou un
« simulacre (..), “Pierre en format réduit”102 ». Dès lors, en opposition
au psychologisme qui sépare radicalement l’imagination et la conscience d’image, L'imagination affirme à partir des Ideen I l’unité de
la conscience imageante dans la mesure où l’imagination est une
certaine manière d’animer intentionnellement un contenu hylétique.
Tout ce qui précède, Sartre l’emprunte ou croit pouvoir en lire
l’esquisse dans l’œuvre de Husserl. La deuxième partie de ce chapitre IV de L'imagination 103, en revanche, est consacrée à la critique
de la conception husserlienne de la matière de la conscience imageante. D’une manière générale, Sartre se demande si Husserl ne
demeure pas prisonnier de l’ancienne conception, tout du moins en
ce qui concerne la hylé de l’image qui, comme chez Descartes et
Spinoza, resterait chez lui l’impression sensible renaissante. Ainsi
« Le centaure serait constitué par la synthèse spontanée d'une perception
renaissante de cheval et d'une perception renaissante d'homme104 ». Sartre répond, non sans prudence, de manière affirmative en invoquant
deux textes. D’une part, les Recherches logiques et, plus précisément,
la thèse de la transformation d’une conscience signifiante ou vide en
une conscience intuitive par son remplissement au moyen soit de
l’image soit de la perception, inquiète Sartre : « Ce remplissement de
la signification par l’image semble indiquer que l’image possède une
matière impressionnelle concrète et qu’elle est elle-même un plein,
comme la perception (p.151) ». En d’autres termes, penser
l’imagination et la perception comme remplissement, affirmer
l’égale plénitude de l’imagination et de la perception revient à manquer — même si ce faisant on évite la désincarnation de l’image réduite au signe — le caractère analogique et, surtout, la pauvreté de
Ibidem, p. 148. Même s’il ne s’agit pas là d’un écho direct du § 112 des Ideen I, ce
terme de simulacre de Pierre en format réduit rappelle naturellement la mise en garde
de Husserl écrivant : « Aussi longtemps qu’on traitera les vécus conme des “contenus”
ou des “éléments” psychiques et qu’on (..) continuera de les considérer comme des sortes de choses en miniature (Sächelchen), (..) on ne peut entrevoir aucun progrès »,
Ideen I, § 112.
102
103
104
Ibidem, p. 150-59.
Ibidem, p. 157.
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la matière de l’imagination, et à lui attribuer une matière impressionnelle concrète identique à celle de la perception ; on s’approche
alors dangereusement de la thèse classique de « l’impression sensible
renaissante » : la hylé n’est pas encore identique numériquement
mais déjà spécifiquement. Pourtant l’imagination ne peut prétendre
“remplir” de la même manière la conscience vide de signification.
Voir une alouette n’est pas l’imaginer ; non seulement les intentions
différent mais en outre la matière.
De même les Leçons sur la conscience intime du temps sont pour
Sartre d’une regrettable ambiguïté. En effet, le souvenir y est la reproduction de la perception, par exemple, du théâtre éclairé et
l’image-souvenir une conscience perceptive modifiée, c’est-à-dire
explique Sartre, affectée d’un coefficient de passé105. Certes, il ne
s’agit pas ici de l’imagination cependant on comprend facilement
que la question de la matière du souvenir et de l’imagination est
identique. Comme l’établit Le § 28 des Leçons, qui opposent la
conscience d’image (Bildbewußtsein) aux reproductions, ces dernières ou présentifications en personne appartiennent à un même
genre et « se subdivisent selon qu’elles sont thétiques ou non thétiques
(“pures” Phantasien) ». Autant dire que nous retrouvons à nouveau
en ce qui concerne les reproductions ou présentifications et la théorie de la modification la conception dénoncée de l’impression sensible renaissante106.
Or la thèse selon laquelle la hylé perceptive serait au fond identique à la hylé de la Phantasie est pour Sartre inadmissible : elles sont
nécessairement radicalement distinctes. L'imagination consacre
quelques quatre pages à la réfutation de cette thèse, mais nous nous
105 Sartre s’appuie manifestement sur le § 27 des Leçons au cours duquel Husserl à
partir de l’exemple du théâtre éclairé souligne que « le souvenir implique donc réellement une reproduction de la perception antérieure » ; Husserl ajoute : « Je me souviens
du théâtre illuminé d’hier, cela veut dire : j’accomplis une « reproduction » de la perception du théâtre, et alors le théâtre flotte devant moi dans la représentation comme un
présent » (§ 27).
106 Sartre reste circonspect et souligne l’ambiguïté des textes de Husserl sur ce point. Il
a pu lire en effet le § 19 des Leçons consacré à La différence entre rétention et reproduction (souvenir primaire et souvenir secondaire, ou Phantasie) qui admet une différence d’essence entre sensations et phantasmes.
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contenterons ici d’en indiquer l’argument essentiel107. Au cours de
la première partie de ce chapitre, Sartre a souligné la spécificité de la
structure intentionnelle de la conscience imageante par rapport à la
perception ; il écrit même à propos de la conscience d’image : « Il
nous suffit que la matière à elle seule ne puisse distinguer l’image de la
perception. Tout dépend du mode d’animation de cette matière108 ».
Désormais, afin d’établir la nécessaire différence de nature entre la
matière de la perception et celle de la Phantasie, Sartre montre, ce
qui n’est nullement contradictoire, que l’intentionnalité à elle seule
ne suffit pas non plus, et que si la hylé de la perception et celle de la
Phantasie étaient les mêmes alors on ne pourrait pas non plus distinguer ces deux types de conscience. D’une part, en effet, rappelons que la matière de la Phantasie ne peut devenir la matière d’une
perception : elle n’offre pas cette ambivalence hylétique caractéristique de la conscience d’image — et qu’illustre si magnifiquement le
poème de Gœthe dont nous avons repris quelques strophes en exergue de cette deuxième partie109. D’autre part, en admettant dans le
cas de la Phantasie une telle ambivalence hylétique, on aboutit alors
à un problème insoluble. Alors que des motifs extrinsèques suscitent
telle ou telle attitude face à une gravure, un tableau, etc., quels seraient les motifs dans le cas de la Phantasie d’informer la matière en
image mentale plutôt qu’en perception ? Sartre répond : « si les matières sont de même nature il ne peut y avoir aucun motif valable110 ».
Il faut donc que les matières diffèrent.
— Cette réfutation par l’absurde est-elle convaincante ? Sartre
donne, il est vrai, l’impression de vouloir coûte que coûte établir
une thèse pour laquelle il ne dispose pas d’un grand nombre
107 Qu’avons-nous besoin ici, en phénoménologie, de réfutation ? N’oublions pas que la
question de la matière de la conscience imageante ne relève pas de la description phénoménologique.
108
L’imagination, p. 150.
Comme l’explique L’imagination, nous pouvons à notre gré « percevoir » la gravure
de Dürer comme objet-chose ou objet-image (p. 156). Remarquons combien une telle
explicitation “sent” encore fortement son Husserl. L’imaginaire distinguera beaucoup
plus radicalement la conscience imageante et la conscience perceptive, et seule cette
dernière est dite percevoir.
110 L’imagination, p.156.
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d’arguments. Finalement, l’intentionnalité ne suffit-elle pas à distinguer les deux types de conscience et à éviter l’impasse de la théorie classique de l’impression sensible renaissante qui échoue à trouver les caractéristiques de l’image vraie, c’est-à-dire de la perception ? La difficulté ou l’habileté de la réfutation sartrienne réside,
nous semble-t-il, dans le fait que ce n’est pas la matière de l’image
mentale quelle que soit sa nature qui motive positivement l’attitude
imageante. On pourrait donc être tenté de répondre à Sartre que la
matière de l’image mentale fût-elle différente de celle de la conscience perceptive ne fournirait pas pour autant un motif pour ne
pas être informée en perception. On manquerait cependant
l’argument de Sartre : de fait, il est impossible de percevoir à partir
du contenu psychique de la Phantasie, il faut donc bien que par nature sa matière s’oppose à une telle animation. Par conséquent, la
matière de la Phantasie même si elle ne motive pas l’attitude imageante fournit en raison de sa nature même un motif suffisant pour
ne pas être informée en perception.
Il y aurait pourtant chez Husserl et, plus précisément, dans certains passages des Ideen I et des Méditations cartésiennes « l’amorce »
d’une solution, à partir en particulier de la distinction entre synthèse passive et synthèse active111. Dès lors deux voies s’offriraient à
nous. Tout d’abord la voie classique pour laquelle la Phantasie serait
une synthèse active d’une matière passive, c’est-à-dire des impressions sensibles renaissantes. Nous avons vu comment Sartre réfute
cette solution. Mais s’y ajoute un autre argument. En effet, appliquée au souvenir, la distinction entre syntèse passive et synthèse active conduit, si toutefois on s’en tient à la définition du souvenir
dans les Leçons sur le temps comme présentification ou reproduction de la perception, à considérer que le souvenir ressortit ainsi que
la perception aux synthèses passives. Dès lors il faut admettre entre
le souvenir et la Phantasie une « séparation radicale », qui est celle de
la passivité et de l’activité. Mais n’est-ce pas absurde compte tenu de
la proximité de « l’image-souvenir » et de « l’image-fiction » que ma111 Ibidem, p. 157-8. Cette distinction, exposée au cours des Cartesianische Meditationem, § 38, Husserliana I, tf. Méditations cartésiennes, Puf 1994, est mise par Sartre en
relation directe avec l’opposition entre la spontanéité de la fiction (Fiktum), de l’idéation,
etc. et la passivité de la conscience empirique au cours du § 23 de sIdeen .
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nifestent les images intermédiaires ? Il faut bien plutôt les penser solidairement comme des formes soit de la synthèse passive soit de la
synthèse active. La spontanéité de la Phantasie commande que le
souvenir lui-même soit délivré de ses liens avec la passivité et la perception.
Il faut dans ce cas inaugurer une nouvelle voie et, tout d’abord,
« il faut abandonner la théorie de la “ présentification”, au moins sous
la forme que Husserl lui donne dans ses Leçons sur la conscience interne du temps 112 ». En d’autres termes, la théorie de la présentification (Vergegenwärtigung), parce qu’elle rattache le souvenir — et,
via le souvenir, la Phantasie elle-même — à la perception et aux
synthèses passives, ne nous permet pas, bien au contraire, de saisir la
spontanéité de la Phantasie comme du souvenir. En outre, cette
nouvelle voie exige, afin de distinguer la Phantasie de la perception,
que l’on reconnaisse à la Phantasie (et, ajouterions-nous volontiers
même si Sartre ne le dit pas explicitement, au souvenir) une matière
radicalement différente en sorte qu’elle ne serait plus synthèse active
d’une matière passive mais une conscience qui serait de part en part
spontanéité et dont la matière par conséquent serait elle-même
« une spontanéité, mais une spontanéité d’un type inférieur ». Comment concilier matière et spontanéité ? En quoi consiste précisément cette matière de la Phantasie (et du souvenir) si elle est distincte de la matière impressionnelle de la perception ? Que devonsnous entendre par cette idée d’infériorité, de dégradation et de
spontanéité inférieure ou dégradée ? Nous allons tenter de répondre
à ces questions en nous tournant désormais vers L'imaginaire.
La deuxième partie de L'imaginaire est consacrée tout entière à
éclaircir « la nature de l'analogon dans l'image mentale ». Sartre poursuit désormais son étude en s'appuyant sur les données de la psychologie expérimentale. Nous savons par une nécessité d'essence
qu'il doit y avoir dans l'image un contenu psychique. Reste à découvrir ce donné, et ainsi à fournir un contenu à la notion d'analogon. Différents éléments participent à sa constitution et, en particulier, l'affectivité et les mouvements — nous laissons de côté dans
112
L’imaginaire, p. 158.
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cette étude le rôle du langage. Examinons, par conséquent, la manière dont ils se combinent, et quels sont leurs rôles au sein de la
conscience imageante.
Pour comprendre la conception sartrienne de la hylé de la
Phantasie, il faut rappeler au préalable qu’imaginer suppose un certain savoir concernant ce qu'on imagine, comme nous l’avons vu à
propos du phénomène de quasi-observation. Mais le savoir d’une
conscience imageante n'est pas le savoir signifiant et le savoir n’y est
pas un pur “meaning”113. En effet, le savoir de la conscience d’image
subit — mieux : « se donne », comme Sartre nous le précise en note,
et ainsi la spontanéité de la conscience est-elle sauvegardée114 — une
dégradation. Par exemple, le clou n’est pas une petite tige de métal
qui sert à fixer, assembler, suspendre ainsi que me l’apprend le dictionnaire, mais se donne comme quelque chose de long et pointu ;
plus précisément, le savoir imageant est comme en attente du visuel
et on le rencontre dans la lecture de roman où il suffit d'un moment d'inattention pour que ce savoir devienne images, celles précisément suggérées par le romancier. Mais pour comprendre cette dégradation qui est en un sens une incarnation, il faut désormais introduire le premier éléments constitutif de la matière de la Phantasie : l'affectivité.
En effet, qu'est-ce que l'image ? « Une synthèse, nous dit Sartre,
de l'affectivité et du savoir. (..) Une conscience cognitive-affective ». Le
savoir imageant forme donc une synthèse que Sartre nomme également « affectivo-cognitive 115 ». De quoi s’agit-il ? Pour comprendre
ce point, il faut partir de l’intention qui, à l’origine, « c’est-à-dire
lorsqu’elle jaillit de notre spontanéité116 », est un certain savoir ; plus
précisément, il faut partir du savoir imageant, de ce savoir « qui
cherche à se transcender (..) en posant, écrit Sartre, son contenu comme
existant à travers une certaine épaisseur de réel qui lui sert de représentant117 ». Selon Sartre, l’épaisseur de réel, cette matière est d’abord
113
Ibidem, p. 129.
114
L'imaginaire, p. 121, note 1.
Ibidem, p. 143-5. Notons qu'à proprement parler le savoir imageant n'est pas matière
mais forme, sens du substitut affectif.
115
116
117
Ibidem, p. 115.
Ibidem, p. 132.
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un analogon affectif, et par ce terme il faut entendre la tonalité, le
sens affectif ou encore la structure affective de l’objet intentionné.
Renvoyant le lecteur à son Esquisse d'une théorie des émotions, Sartre
rappelle que l'amour, la haine ne sont pas des états affectifs, encore
moins des passions de l'âme, mais plutôt des actions de l'âme ou, en
langage phénoménologique, des intentionnalités spéciales qui visent
à leur manière un objet : « Le sentiment de haine n'est pas conscience
de haine. Il est conscience de Paul comme haïssable». Si Sartre se refuse
à saisir le sentiment, l'affectivité coupés de leur objet, de leur signification, ceci ne signifie pas que le sentiment, la conscience affective
ne puisse pas se produire indépendamment de l’objet qu’il vise, et
nous savons qu'en l'absence d'une personne le sentiment pour celleci peut réapparaître. Dès lors le sentiment peut lui-même se présenter comme équivalent, substitut affectif de l'objet visé.
Ainsi, lorsque nous “produisons” une conscience affective en
l’absence de l’objet qu’elle vise, la tonalité présente peut venir remplir le savoir imageant et, ce faisant, elle devient l’équivalent affectif
de l’objet que je puis alors viser en image. En d’autres termes, la
synthèse affectivo-cognitive est donc ce remplissement (Erfüllung)
— ou synthèse de remplissement — grâce auquel un savoir imageant vide ou aurore d’image parvient à se donner un objet en
image à partir, donc, d’un représentant affectif. Reprenons, quitte à
le simplifier, l'exemple de Sartre : j'aime les longues mains blanches
et fines de telle personne, je les désire. Mon désir, en leur absence,
se porte alors sur leur substitut affectif à partir duquel le désir vise
les mains de la personne aimée, et dès lors je les imagine. Telle est la
structure profonde de la conscience d'image. Cependant Sartre invoque un autre élément afin de rendre compte de la matière de la
Phantasie : les mouvements ou impressions kinesthésiques.
Pour comprendre, dans son principe, le rôle des impressions
kinesthésiques, il suffit peut-être de reprendre l'exemple de l'escarpolette118. Sartre nous rapporte en effet que, tandis qu'il tentait de
se représenter une escarpolette animée d'un mouvement assez vif, il
eut l'impression de déplacer légèrement ses globes oculaires, et que,
118 Sartre pense-t-il indirectement à ce tableau de J.-H. Fragonard : « Les hasards heureux de l’escarpolette », (1766), Wallace collection, Londres ?
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gardant les yeux immobiles, il ne parvint plus à imaginer le mouvement de l'escarpolette. En d'autres termes et plus généralement,
les impressions kinesthésiques valent comme substitut analogique
d'une forme visuelle119. Dans ce cas, le savoir imageant n'a plus
pour corrélat un substitut affectif mais un analogon kinesthésique ;
ou plutôt, l'image complète comprend un analogon affectif qui rend
présent (gegenwärtigen) l'objet et un analogon kinesthésique qui
l'“extériorise”, qui permet d'appréhender la fome spatiale de l'objet,
indique ses mouvements, etc., et lui confère une sorte de “visualité”,
c’est-à-dire d’intuitivité visuelle 120.
Dans la mesure où la famille de l’image englobe des conscience
telles que le rêve ou l’hallucination, la théorie sartrienne de la hylé
s’attache à rendre compte également de ces types de conscience
imageante. Ainsi le rêve s’accomplit-il grâce à la même matière que
la conscience hypnagogique, cette conscience dont les images se
forment dans un état de demi-sommeil ou de somnolence et qui est,
selon Sartre, une conscience ne parvenant pas à s’enfoncer dans son
rêve comme si celui-ci ne réussissait pas à prendre. S’appuyant sur
119 Remarquons, d'ailleurs, que dans le cas d'un dessin schématique Sartre avait déjà
invoqué le mouvement occulaire en tant que complément “matériel” pour une conscience imageante. Ibidem, p. 64 et sq. Il nous faut prendre garde à ce que la distinction
« de droit » ne nous conduise pas à méconnaître l’enchevêtrement « de fait » et, réciproquement, l’enchevêtrement de fait la distinction de droit. Comme le rappelle R. Bernet dans sa lecture critique du livre de J. Derrida, La voix et le phénomène, cf. La vie du
sujet, p. 275, l’enchevêtrement ne remet nullement en question la distinction d’essence.
Certes la matière, selon sa diversité, permet de spécifier les images. Ainsi Sartre distingue-t-il tout d'abord deux espèces : les images dont la matière est empruntée au monde
des choses, et celles dont la matière ne l’est pas. Il ne faut pas, toutefois, considérer
ces deux espèces de manière rigoureusement tranchée. C'est progressivement qu'on
passe de l'une à l'autre, et il existe des types intermédiaires qui présentent, écrit Sartre,
« des synthèses d'éléments extérieurs et d'éléments psychiques, comme lorsqu'on voit
un visage dans la flamme, dans les arabesques d'une tapisserie ».
Ibidem, p. 161-2. Sartre refuse la conception bergsonienne de l’image comme
« représentation dont les parties se juxtaposent » (p. 174-5), et souligne que l’objet en
image est à la fois un tout indifférencié et fait de parties juxtaposées ; on pourrait ajouter
que l’image est à la fois indifférenciation et juxtaposition dans la mesure précisément où
son analogon est affectivité et kinesthèse. En effet, parce qu’elles esquissent d’emblée
un espace qui est celui de la chair, du Leib pour Husserl, les kinesthèses fournissent à
l’image une certaine spatialité. Sur ce rapport des kinesthèses à la spatialité, cf. R. Bernet, Die kinästhetische Motivation der Konstitution von Ding und Raum, in E. Husserl
Darsellung seines Denkens, texte traduit dans ce numéro de la revue.
120
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différents travaux de psychologie expérimentale, Sartre s’intéresse en
particulier aux lueurs entoptiques ou phosphènes, c’est-à-dire à ces
sensations lumineuses situées dans le globe oculaire qui ne résultent
pas de la lumière. Certes, il n’y a guère de ressemblance entre, par
exemple, les lueurs entoptiques et la figure en dents de scie
qu’appréhende la conscience hypnagogique alors que dans la conscience de portrait la conscience est sollicitée par une forte ressemblance. Mais à cette objection on peut répondre qu’au fur et à mesure que la matière de la conscience imageante s’éloigne davantage
de la matière de la perception, la matière intuitive présente, non
plus un rapport de ressemblance, mais des rapports d’équivalence 121.
Ainsi le mouvement d’une tache lumineuse est-il saisi comme équivalent d’une forme, par exemple, d’une figure en dents de scie. En
même temps, le savoir de ce qui est imaginé, qu’enveloppe la conscience imageante, joue un rôle d’autant plus important que la matière intuitive est pauvre. Tel est le cas, à l’état vigile, lors de
l’appréhension d’une caricature où mon savoir complète les rares
traits dessinés ; dans la conscience hypnagogique, dans le rêve, le savoir se substitue à l’intuition d’une matière ressemblante, et une
matière présentant des rapports d’équivalence peut suffire. En outre, dans la conscience hypnagogique ou onirique, les impressions
kinesthésiques ont également un rôle lié à leur caractère à la fois
transcendant et extérieur : les kinesthéses “extériorisent” l’objet onirique122. Ainsi, en tant que conscience imageante, la conscience
peut-elle saisir une suite d’impessions kinesthésiques, par exemple le
déplacement des globes oculaires durant le sommeil, comme analogon pour une trajectoire qu’un mobile décrit ou encore pour la figure d’un objet donné123.
121
Ibidem, p. 107.
122
Ibidem, p. 161.
On pourrait relire dans cette perspective les travaux aux Etats-Unis de Dement,
Kleitmanet Aserinsky, évidemment postérieurs à l’étude de Sartre puisqu’ils datent de
1953-5 (on peut trouver les références de ces travaux dans Il m’est venu en rêve… de
M. Boss, op. cit., p. 32), et qui ont montré l’existence de deux sommeils : le sommeil
avec des mouvements oculaires rapides et concomitants — rapid-eye-movement,
REM — et le sommeil non REM. Mais précise Yves Pélicier, dans sa présentation du livre de Médard Boss, Il m’est venu en rêve, p. 13, le schéma rêve = sommeil paradoxal
ou phase REM du sommeil, n’est pas exact : le rêve peut survenir à n’importe quel mo123
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L'eidétique de l'image exige que l'image mentale possède quelque chose comme une matière analogue au support de l'image matérielle, et il nous est apparu que cette matière ne pouvait pas être,
d’une manière ou d’une autre, identique à celle de la perception.
C’est pourquoi, abandonnant le champ de la psychologie phénoménologique nous nous sommes efforcés de donner un contenu
spécifique à cette matière que L'imaginaire constitue, pour
l’esssentiel, à partir de l’affectivité et des impressions kinesthésiques.
Nous avons souligné, en outre, à la lecture de L'imagination, que
cette matière ou hylé doit être une spontanéité si l'on veut véritablement distinguer entre la perception et l'image. Nous pouvons,
enfin, ajouter un troisième réquisit, énoncé dans L'Etre et le Néant,
et qui se confond avec le précédent : s'interdire toute conception de
la matière qui, telle la hylé husserlienne, ruinerait la spontanéité du
pour soi. L'être et le néant déclare : « En donnant à la hylé les caractères de la chose et les caractères de la conscience, Husserl a cru faciliter le
passage de l'une à l'autre, mais il n'est arrivé qu'à créer un être hybride
que la conscience refuse et qui ne saurait faire partie du monde 124 ».
Nous faut-il alors concevoir la conscience imageante indépendamment de toute matière s’il est vrai que la matière est par définition
passive et de l’ordre de l’en soi ? Sartre renierait-il en 1943 ce qu’il
écrivait quelques années auparavant ?
Nous voudrions ici esquisser l’idée, qui mériterait sans aucun
doute un exposé beaucoup plus approfondi, que la matière de
l'image mentale, telle que l'expose L'imaginaire, remplit non seulement, comme nous l’avons vu, la première mais en outre la seconde
et la troisième de ces conditions. Q'il s'agisse de l'affectivité ou des
impressions kinesthésiques, nous ne pouvons attribuer à aucun des
ment du sommeil. De même M. Boss écrit que « les résultats obtenus jusqu’à présent
ne permettent aucunement de conclure que le temps de sommeil sans mouvements
oculaires rapides se déroulerait factuellement sans rêve aucun (p. 33) ». Il semble seulement que le sujet se souvienne moins bien de son rêve lorsqu’il est éveillé au cours
d’une phase de sommeil non REM. Toutefois Y. Pélicier note que l’on a remarqué des
différences qualitatives entre les rêves REM et les rêves non REM. Ainsi le rêve REM
serait plus élaboré, mieux construit et comporterait beaucoup plus d’aspects gestuels,
moteurs, visuels, émotionnels
124 L’être et le néant, p. 26.
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ces éléments, considérés séparément et abstraitement ou synthétiquement et concrètement, une quelconque passivité, et ils n’ont pas
non plus l’opacité de l’en soi ou de la chose. Pour admettre cette
thèse il est nécessaire de se rappeler, comme l'a déjà établi Sartre
dans l’Esquisse d'une Théorie des Emotions pour l'affectivité, qu’il n’y
a pas d’états affectifs, c’est-à-dire « de contenus inertes qui seraient
charriés par le fleuve de la conscience », et que nous “produisons” une
conscience affective125. De même, les impressions kinesthésiques ne
doivent pas être considérées comme l’effet, par exemple, des mouvements des globes oculaires qui, on ne sait pourquoi, s’agiteraient
pendant le sommeil, mais il faut comprendre ces impressions kinesthésiques du point de vue de la critique de la notion de sensation et
de la conception du corps sous-jacente à l’Esquisse d’une théorie des
émotions et exposée dans L'Etre et le Néant126.
Il faut donc replacer les kinesthèses au sein de la première dimension du corps ou “corps pour-soi”, et on peut alors considérer
qu’à la différence de la pseudo sensation du quasi-vert que je ne saisis jamais et qui est une invention de psychologue, les impressions
kinesthésiques loin d’être en elles-mêmes insaisissables par la rélexion relèvent — comme, d’une certaine manière, la douleur — de
l’affectivité originelle. En revanche, en tant que mouvements physiques les “kinesthèses” ressortissent à la deuxième dimension du
corps ou corps pour-autrui. En se plaçant du point de vue du corps
pour-soi, on peut admettre par induction que, probablement, les kinesthèses accompagnent la conscience imageante, et qu’elles
l’accompagnent spontanément : de même que dans l'émotion la
125 L’imaginaire, p. 137, Nous nous permettons de simplifier cette question qu’il faudrait
appronfondir en tenant compte de ce que Sartre nomme l’affectivité originelle qui est endeçà de la liberté (L’être et le néant, p. 379) et qu’il faudrait ressaisir à partir du couple
transcendance et facticité.
126 Sartre consacre le chapitre 2 de la troisième partie de L'Etre et le Néant au corps. Il
distingue trois étapes ou dimensions dans la constitution de celui-ci : le corps comme
être-pour-soi, le corps-pour-autrui et la troisième dimension du corps ou mon coprsobjet-pour-moi. Au cours de ce chapitre, Sartre souligne à plusieurs reprises l'importance de l'ordre dans la constitution du corps. Ainsi, mélanger les dimensions du corps,
attribuer au corps pour-soi ce qui ressortit au corps pour-autrui, par exemple : les mouvements physiques dans l'espace, alors que seules les sensations kinesthésiques relèvent du corps pour-soi, est-ce se condamner à ne rien comprendre à la question du
corps.
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conscience s'évanouit spontanément — ce qui, évidemment, ne signifie pas volontairement —, de même la conscience imageante
peut modifier spontanément son corps en tant que corps pour-soi,
ce qui se manifeste, du point de vue du corps pour-autrui, par des
phénomènes physiques observables par autrui tels que le déplacement des globes oculaires dans l'exemple de l'escarpolette. Les impressions kinesthésiques participent donc de la spontanéité de la
conscience, et la matière de l'image est bien, comme le demandait
déjà en 1936 L'imagination, spontanéité127. Elle n’est pas non plus,
s’il est vrai que les kinesthèses appartiennent au corps pour-soi, ce
mixte impossible de pour-soi et d'en-soi que dénonce Sartre dans
L'Etre et le Néant128.
Bildbewußtsein et Phantasie. Prises dans toute leur diversité, ces
deux espèces de conscience imageante forment bien une seule et
127 Ces considérations ne visent pas à gommer l’incontestable évolution philosophique
de Sartre entre les rédactions de L’imagination et de L’être et le néant. De nombreuses
formules comme celles qui témoignent, dans L’imaginaire encore, de la dépendance de
Sartre à l’égard de la conception husserlienne de la conscience intime du temps (par
exemple : « Les impressions kinesthésiques sont unifiées, elles aussi, par des actes rétentionnels et protentionnels », L’imaginaire, p. 153) mais à établir qu’en 1943 Sartre
peut conserver inchangée pour l’essentiel sa conception de la conscience imageante en
dépit des remaniements théoriques qu’il impose à la phénoménologie et, en particulier,
à la conception husserlienne de la hylé.
128 L'Etre et le Néant, p. 379. Mais pourquoi l’Imagination ajoute-t-elle que cette spontanéité est « d’un type inférieur » ? Il nous semble possible d’en rendre compte à partir de
la notion de dégradation et de l’axiologie au sein de laquelle elle s’inscrit. En effet, le savoir en devenant savoir imageant subit une modification radicale, qui ne se confond pas
avec le remplissement husserlien, et qui est une “dégradation” comme le dit Sartre à
plusieurs reprises (L’imaginaire, p. 118, p. 120, p. 134, etc.). De même l’Esquisse définit
l’émotion comme une « chute » (p. 62), comme « une dégradation spontanée et vécue
de la conscience en face du monde » (p. 54 et p. 53). Et d’une manière ou d’une autre
interviennent le sensible et la corporéité que cela soit, pour le savoir imageant, sous la
forme d’une intuition sensible (imageante) grâce à un analogon, à une matière ou encore, pour l’émotion, sous la forme d’un obscurcissement du point de vue de la conscience sur les choses qui se présente également comme un boulversement du corpspour-autrui. Ainsi l’émotion comme l’image sont-elles des consciences et en tant que telles des consciences spontanées mais — comment ne pas entendre ici un écho de
l’axiologie platonicienne — d’un type inférieur parce que s’engluant spontanément dans
le sensible dont elle demeure parfois captive comme en témoigne l’aliénation émotionnelle.
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même famille : la famille de l’image. Nous avons vu que les déterminations éidétiques de l’image dite mentale s’appliquent également à la conscience d’image, que dans un cas comme dans l’autre,
l’image n’est pas une chose mais une conscience imageante qui pose
son objet comme néant, autrement dit une intention imageante
dont le corrélat est un irréel, et que l’image en raison de sa spontanéité et de sa pauvreté n’a, par conséquent, ni la passivité ni la richesse de la perception. En outre, nous avons cru pouvoir dégager
pour la Phantasie une matière spécifique, distincte des Empfindungsdata de la hylé husserlienne, et étrangère à toute passivité dans la
mesure où elle participe de la spontanéité de la conscience. Certes,
cette matière n’a pas la transcendance de la chose-image (Bildding)
que l’on rencontre dans toute conscience d’image ; aussi qui unifie
la conscience imageante ne doit pas, emporté dans son élan, négliger les différences qui résultent à chaque fois de la nature de
l’analogon : la conscience d’image, comme nous l’avons vu, n’a pas
tout à fait le même type de spontanéité, au sens psychophénoménologique, et, dans certains cas, le même degré de pauvreté que la Phantasie. C’est bien pourquoi, selon Sartre, les images ne
sont pas d’une seule et même espèce mais appartiennent à une famille comprenant différents membres ou types d’image.
Conclusion
Parce qu’il est difficile de dégager une doctrine husserlienne arrêtée de l’imagination — y compris sur la question, plus limitée et
au centre de cette étude, de l’unité de l’imagination 129 — il ne saurait être ici question de situer les thèses de Fink comme la théorie
sartrienne de la conscience imageante par rapport à l’ensemble des
travaux de Husserl. Une telle entreprise exigerait tout d’abord de
suivre pas à pas les inlassables recherches de Husserl et les multiples
remaniements théoriques qu’elles entrainèrent, et déborderait largement le cadre de cette étude. On peut, néanmoins, tenter de
129 comme en témoignent les fréquentes oscillations terminologiques des manuscrits de
Husserl, cf. Marbach, op. cit., p. 133, note.
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prendre la mesure de certains écarts en se référant à quelques textes
déterminés, et surtout essayer d’entrevoir les choix théoriques fondamentaux qui conduisirent Fink et Sartre à nous proposer deux
descriptions psycho-phénoménologiques de l’imagination à ce point
différentes l’une de l’autre. Dans cette perspective nous examinerons dans un premier temps de quelle manière Fink approfondit et
systématise les travaux de Husserl tout en s’en séparant sur quelques
points ; puis, dans un deuxième temps, comment Sartre d’emblée
s’éloigne de la perspective husserlienne pour développer une
conception originale de la conscience imageante. Ceci enfin devrait
nous permettre de comprendre ce qui sépare fondamentalement les
phénoménologies finkéennes et husserliennes, d’une part, et sartriennes, d’autre part, de la conscience imageante.
La conception finkéenne de la Phantasie nous semble reprendre
pour l’essentiel ce que Husserl avait déjà élaboré. En effet, pour
Husserl et Fink la Phantasie est un type de présentification et Fink
peut reprendre, avec quelques précisions, la définition de la Phantasie des Ideen I comme modification de neutralité de la présentification positionnelle, donc du souvenir au sens le plus large 130. Si le
concept de dé-présentation, que l’on rencontre sous la plume de
Husserl mais dont l’élaboration semble l’œuvre de Fink, distingue
la théorie de ce dernier, en revanche la paternité de l’étroite relation
entre la temporalité, le possible et la Phantasie revient à Husserl.
Dans les Ideen I, Husserl distingue pour chaque maintenant un horizon d’antériorité, un horizon de postériorité et un horizon
d’originarité (Originaritätshorizont), « son maintenant-de-conscience
total et originaire (sein gesamtes originäres Bewußtsein-jetzt)131 » ; et
dans Philosophie première, au cours de la 49e leçon intitulée : « Les
horizons du flux du présent vivant », Husserl à partir des concepts
d’horizon externe et de préfiguration oppose, de manière peut-être
encore plus nette que Fink lui-même, les possibilités imaginaires,
dites non préfigurantes par Fink, et les possibilités qui ont comme
130
131
Ideen I, § 111.
Ibidem, § 82.
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support une conscience de validité positionnelle132. Nous permettant, ce faisant, de distinguer entre un possible imaginaire et un
possible réel, Husserl écrit : « il n’y a pas de chemins de l’expérience, il
n’y a pas de chemins tracés par un “je peux” regarder, je peux acquérir
des connaissances empiriques et décider, qui conduiraient au royaume
des fictions (Fiktionen) pour ainsi dire absolues, des fictions qui ne sont
pas dessinées dans l’espace de l’univers ». A l’opposé, il existe des chemins de l’expérience pour vérifier si, nous reprenons l’exemple de
Husserl, des êtres humains vivent sur Sirius. Dans un cas nous
avons des possibles imaginaires dans l’autre des possibles réels.
Peut-être est-ce bien plutôt l’opposition de la Phantasie à la
conscience d’image qui sépare Fink de son maître et qui constitue
l’originalité de sa contribution à une psychologie phénoménologique de la conscience imageante — il nous faut avancer néanmoins
prudemment tant « la théorie husserlienne de la conscience d’image a
bien souvent sérieusement varié133 ». Husserl rassemble tout d’abord,
dans les années quatre-vingt-dix, sous le terme de « représentations
intuitives (anschaulichen Vorstellungen) » aussi bien la conscience
d’image, les représentations de la Phantasie, au sens large englobant
les représentations du souvenir et de l’attente, que les représentations de la perception et, ce, en opposition aux « représentations
conceptuelles (begrifflichen Vorstellungen)134 ». Mais Husserl
s’attache également à mettre en évidence les différences et, en particulier dans les Leçons de l’hiver 1904-5, souligne la spécificité de la
Phantasie par rapport à la conscience d’image. A la question de savoir si l'apparition de l'image (Bild) se fonde sur celle du “support”,
ce qui signifierait deux appréhensions “étagées” l'une sur l'autre et
la perception comme condition de la conscience d'image (Bild),
Husserl répond, dans le cours de 1904-05, que les contenus des
deux apparitions sont identiques mais non leurs appréhensions et
que suivant les cas c'est l'une, l’appréhension imageante, ou l'autre,
l’appréhension perceptive, qui domine sans que l’une ou l'autre disHusserlianan VIII, Erste Philosophie (1923-4), zweiter Teil : Theorie der phänomenologischen Reduktion, M. Nijhoff, 1959, p. 148, tf. par Arion L. Kelkel, Philosophie première, t 2, Puf 1972.
132
133
134
Marbach, op. cit., p. 140.
op. cit., p.131.
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paraisse purement et simplement 135. Marbach présente ainsi, en
renvoyant notamment aux textes N°16 et N°18a de 1918136 — le
texte N°18 est traduit dans ce volume de la revue —, l’évolution de
Husserl : « La différence grosse de difficultés à l’époque des Recherches
logiques entre la pure Phantasie et la conscience d’image (Bildbewußtsein) normale est finalement généralisée terminologiquement comme
différence entre la Phantasie reproductive (ou présentification) et
Phantasie perceptive, c’est-à-dire la présentification dans une image,
dans une figuration imagée (d. h. Vergegenwärtigung im Bilde, in
bildlicher Darstellung)137 ». En d’autres termes, alors que la Phantasie est une conscience purement reproductive, la conscience d’image
est une conscience reproductive fondée de manière perceptive.
Ainsi, à l’opposé de Fink et de la séparation rigoureuse qu’il
s’efforce d’établir entre présentification et présentation, Phantasie et
conscience d’image, la conscience d’image est définie par Husserl
comme Phantasie perceptive et comme présentification. Cet écart
doit être mis en relation avec la distinction entre neutralité
d’accomplissement et neutralité de la teneur qui permet, justement,
à Fink d’opposer Phantasie et Bildbewußtsein, et de saisir la conscience d’image comme un certain type de conscience perceptive
dont l’irréalité spécifique résulte d’un type déterminé de modification de neutralité : la modification de la teneur. Ce serait alors, dans
le cadre problématique des Leçons sur le temps de Husserl,
l’approndissement de la théorie de la modification et, plus précisément, de la modification de neutralité qui, en conduisant à opposer
la Phantasie en tant que présentification et la conscience d’image en
tant que présentation, constituerait peut-être l’apport spécifique de
Fink. Incontestablement, Fink se révèle ici fidèle à la pensée de
J. Sallis, op. cit., p. 78-9. Pour Sartre, au contraire, les deux types d'appréhension
s'excluent et il faut choisir : ou percevoir ou imaginer. Husserl conserve la simultanéité
des deux appréhensions dans la mesure où sur la présence réelle (wirkliche Gegenwart) repose le caractère comme-si de l'image. Husserl écrit : « L'environnement est réel ; aussi le papier est-il une présence réelle (wirkliche Gegenwart). L'image apparaît,
mais elle est en conflit avec la présence réelle, et c'est pourquoi elle est une pure
image ; en dépit de son apparition, un rien (ein Nichts) » Husserliana XXIII, p.46.
135
136
137
Husserliana XXIII.
op. cit., p.134.
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Husserl dont il fixe les hésitations en un tout systématique dont il
resterait encore à interroger l’inachèvement.
Nous ne retrouvons certainement pas la même fidélité chez
Sartre. Tout d’abord, tandis que Sartre unifie sans ambiguïté sous le
titre de conscience imageante la conscience d'image et la Phantasie
les Ideen I instaure, certes, entre « la perception d'un côté et la représentation symbolique par image ou par signe de l'autre (bildlichsymbolischer oder signitiv-symbolischer Vorstellung), une différence
éidétique infranchissable (unüberbrückbarer Wesen-unterschied) »,
mais rapproche la Phantasie de la perception et du souvenir qui
n’ont précisément ni l’une ni l’autre la structure de l’image (Bild)138.
En outre, nous avons vu que, selon Sartre, qui veut distinguer
radicalement la perception de la Phantasie doit alors reconnaître à la
Phantasie sa propre matière. Sartre, en un sens, est fidèle à Husserl
mais, si l’on peut dire, au premier Husserl qui reconnaît à la Phantasie un contenu (Inhalt) spécifique qu’il dénomme Phantasma ou
complexe de Phantasmen qui sont à la Phantasie ce que les Empfindungsdata sont à la perception, conformément au schéma général de
l’intentionnalité au sein duquel Husserl distingue : l’acte
d’appréhension, le contenu sensible vécu, et l’objet intentionnel139.
Mais Husserl, comme le signale J. Sallis, formule dès 1909 de
« sérieuses réserves sur le schéma appréhension/contenu140 » ; et dans un
manuscrit plus tardif qui n'est pas contenu dans le volume XXIII
des Husserliana, Husserl déclare : « Il était erroné de considérer la
Phantasie comme un mode d'appréhension particulier dont le contenu
d'appréhension (dessen Auffassungsinhalte) serait les “phantasmes”
(Phantasmen). La Phantasie est une modification de la perception correspondante, les contenus de la Phantasie sont des modifications de
données sensorielles correspondantes (Modifikate entsprechender
Empfindungsdaten)141 ». En d'autres termes, il faut abandonner le
138
Ideen I, § 43, p. 79.
139
Husserliana XXIII, § 10, p. 22.
J. Sallis, op. cit., p. 73 et p. 83 note 1.
140
J. Sallis, op. cit. p.84. Dans un même esprit, Husserl nous dit dans les Ideen I : « le
Phantasma n'est pas un simple datum de sensation (Empfindungsdatum) décoloré,
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parallélisme de la Phantasie et de la perception, et comprendre, avec
cette théorie de la modification (Modifikation), que l'imagination
trouve sa matière dans la modification imageante des données sensorielles. Comme l’écrit Fr. Dastur : « Si c’est bien dans les profondeurs de la hylé qu’il faut chercher le phénoménologique comme tel, cela
implique l’abandon du Inhalts-Auffassungs-Schema, c’est-à-dire de
l’oppositon stricte entre le moment intentionnel et le moment hylétique
qui a gouverné juque-là les analyses de Husserl142 ».
Sartre refuse à sa manière ce tournant de la pensée husserlienne
et conserve à la Phantasie une matière spécifique en sorte qu’elle diffère de la conscience perceptive non seulement par son intentionnalité mais aussi par sa matière143. Et cette différence trouve son principe, nous semble-t-il, dans un désaccord plus fondamental concernant les relations entre la conscience imageante, la temporalité, la
modification reproductive et la définition husserlienne de la Phantasie comme présentification. Rappelons-nous cette déclaration de
L’imagination : « il faut abandonner la théorie de la “présentification”,
au moins sous la forme que Husserl lui donne dans ses Leçons sur la
conscience interne du temps 144 ». Dès lors Sartre rompt « l’étroite
connexion entre les actes intuitifs et la conscience du temps » dont la reconnaissance, selon Marbach, fut décisive pour Husserl à partir des
Leçons du semestre d’hiver 1904-1905145 ; et, ce faisant, Sartre refuse de décrire la conscience imageante dans les termes de la théorie
de la modification. La Phantasie n’est pas une quelconque modifica-
mais il est par essence la Phantasie du datum de sensation correspondant (Phantasie
von dem entsprechenden Empfindungsdatum) » (p.227, §112).
142 Fr. Dastur, Husserl et la neutralité de l’art, p. 22, op. cit.
143 Peut-on dire pour autant que demeure chez Sartre des restes d’empirisme dont Husserl aurait su se délivrer. Fr. Dastur écrit : « On peut en effet voir dans cette théorie une
persistance de ce qui catactèrise l’attitude naturelle dans sa tendance réificatrice : le
contenu sensible, isolé de l’intentionnalité qu’il supporte, y est considéré come
une”chose en miniature” », op. cit., p.22-3 ? Nous ne le pensons pas, compte tenu de
cette conception sartrienne très particulière de la matière comme spontanéité dégradée
que nous avons tenté d’exposer et qui implique, précisément, que cette matière n’est
pas un contenu sensible, isolé de l’intentionnalité.
144
145
L’imagination, p.158.
Marbach, op. cit., p.134. Husserliana X, p.394.
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tion de la perception mais elle est en tant que conscience imageante
une fonction radicalement autre de la conscience.
Commentant son évolution intellectuelle au cours de l’année
1937 et de la rédaction en trois mois des quatre cents pages de La
Psyché, Sartre déclare dans les Carnets :
« Et puis peu à peu, sans trop que je m’en rendisse compte, les difficultés s’accumulaient, un fossé de plus en plus profond me séparait de
Husserl : sa philosophie évoluait au fond vers l’idéalisme, ce que je ne
pouvais pas admettre et surtout, (..), sa philosophie avait sa matière
passive, sa “Hylé”, qu’une forme vient façonner (catégories kantiennes
ou intentionnalités). je songeais à écrire sur cette notion de passivité si
essentielle dans la philosophie moderne. En même temps, à mesure que
je m’éloignais de La Psyché, elle cessait de me satisfaire. D’abord à
cause du problème de la “Hylé” que j’avais éludé (..) ».
Carnets de la drôle de guerre, p. 226, Gallimard
Nous serions tenté de dire que L’imaginaire se donne, entre autres, la tâche de combler cette lacune à propos de la conscience imageante. Mais si la hylé est bien au cœur du différend qui oppose Sartre
à Husserl, c’est déjà, plus fondamentalement, via la théorie de la modification, la question de la temporalité qui sépare les deux phénoménologies de la conscience imageante.
Même s’il n’en dit mot et ne le cite jamais, on peut penser que
Sartre, à l’occasion ou à la suite de son séjour à Berlin et de sa découverte de la phénoménologie husserlienne, a lu le texte de Fink
avant d’écrire L’imaginaire. Mais ce travail ne pouvait guère présenter d’intérêt à ses yeux. Non pas uniquement parce que Fink sépare
ce qui ne l’est pas à ce point chez Husserl et que Sartre cherche à
rassembler dans une même famille : les différentes formes de la
conscience imageante ; mais surtout parce que Fink, fidèle en cela à
son maître s’évertue à rattacher, selon une modalité spécifique à
chacun de ces types de conscience, la Phantasie et la conscience
d’image à la perception. A l’opposé, tout l’effort de Sartre consiste à
rompre les liens qui pourraient rattacher la conscience imageante à
la conscience perceptive. En outre, loin de conserver une dépendance quelconque à l’égard de la conscience perceptive et du présent vivant dont elle serait une modification reproductive et qualita© Philippe Cabestan
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tive, la conscience imageante sartrienne renonce à se saisir comme
présentification à partir du présent vivant, de ses horizons et du
souvenir au sens large. S'il est vrai que, comme le souligne J. Sallis,
« dans l'histoire de la métaphysique, l’imagination n'aurait pu être
comprise autrement qu'en référence à la présence, comme l'intuition
d'une présence secondaire, partielle ou en quelque sorte dégradée », et
que néanmoins « on ne peut penser L'imagination sans référence à la
présence, ce serait totalement absurde, i.e. impensable146 », on pourrait
se demander dans quelle mesure la conception sartrienne de la
conscience imageante se dégage de l’impératif du présent-vivant,
« concept fondateur de la phénoménologie comme métaphysique147 ».
Une telle interrogation ne devrait toutefois pas masquer à quel
point Sartre, en parvenant à distinguer rigoureusement entre la
conscience imageante considérée dans toute son extension et la
conscience perceptive, est éloigné d’une pensée de la « différance »
qui conteste la philosophie de la présence au nom non pas de
l’absence, mais de l’« enchevêtrement » indissoluble de la présence et
de l’absence, de l’essence et du fait, de la perception et de
l’imagination148.
146
J. Sallis, l’espacement de l’imagination, op. cit., p. 87.
147
J. Derrida, La voix et le phénomène, p. 111, Puf 1967.
R. Bernet, La voix de son maître, Revue philosphique, N° 2, Puf 1990, p. 147-166,
repris dans La vie du sujet, op. cit., p. 270.
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