Le jardin qui avait voulu la faute - Site des Lettres Académie de Rouen

Transcription

Le jardin qui avait voulu la faute - Site des Lettres Académie de Rouen
Nature et artifices : Jardins jungles et fleurs
La Guyane selon Florent dans Le ventre de Paris (1873)
— Quand l’homme eut enterré son camarade dans le sable, reprit Florent lentement, il s’en alla
seul, droit devant lui. La Guyane hollandaise, où il se trouvait, est un pays de forêts, coupé de fleuves et
de marécages. L’homme marcha pendant plus de huit jours, sans rencontrer une habitation. Tout autour de
lui, il sentait la mort qui l’attendait. Souvent, l’estomac tenaillé par la faim, il n’osait mordre aux fruits
éclatants qui pendaient des arbres ; il avait peur de ces baies aux reflets métalliques, dont les bosses
noueuses suaient le poison. Pendant des journées entières, il marchait sous des voûtes de branches
épaisses, sans apercevoir un coin de ciel, au milieu d’une ombre verdâtre, toute pleine d’une horreur
vivante. De grands oiseaux s’envolaient sur sa tête, avec un bruit d’ailes terrible et des cris subits qui
ressemblaient à des râles de mort ; des sauts de singes, des galops de bêtes traversaient les fourrés, devant
lui, pliant les tiges, faisant tomber une pluie de feuilles, comme sous un coup de vent ; et c’était surtout
les serpents qui le glaçaient, quand il posait le pied sur le sol mouvant de feuilles sèches, et qu’il voyait
des têtes minces filer entre les enlacements monstrueux des racines. Certains coins, les coins d’ombre
humide, grouillaient d’un pullulement de reptiles, noirs, jaunes, violacés, zébrés, tigrés, pareils à des
herbes mortes, brusquement réveillées et fuyantes. Alors, il s’arrêtait, il cherchait une pierre pour sortir de
cette terre molle où il enfonçait ; il restait là des heures, avec l’épouvante de quelque boa, entrevu au fond
d’une clairière, la queue roulée, la tête droite, se balançant comme un tronc énorme, taché de plaques
d’or. La nuit, il dormait sur les arbres, inquiété par le moindre frôlement, croyant entendre des écailles
sans fin glisser dans les ténèbres. Il étouffait sous ces feuillages interminables ; l’ombre y prenait une
chaleur renfermée de fournaise, une moiteur d’humidité, une sueur pestilentielle, chargée des arômes
rudes des bois odorants et des fleurs puantes. Puis, lorsqu’il se dégageait enfin, lorsque, au bout de
longues heures de marche, il revoyait le ciel, l’homme se trouvait en face de larges rivières qui lui
barraient la route ; il les descendait, surveillant les échines grises des caïmans, fouillant du regard les
herbes charriées, passant à la nage, quand il avait trouvé des eaux plus rassurantes. Au delà, les forêts
recommençaient. D’autres fois, c’était de vastes plaines grasses, des lieues couvertes d’une végétation
drue, bleuies de loin en loin du miroir clair d’un petit lac. Alors, l’homme faisait un grand détour, il
n’avançait plus qu’en tâtant le terrain, ayant failli mourir, enseveli sous une de ces plaines riantes qu’il
entendait craquer à chaque pas. L’herbe géante, nourrie par l’humus amassé, recouvre des marécages
empestés, des profondeurs de boue liquide ; et il n’y a, parmi les nappes de verdure, s’allongeant sur
l’immensité glauque, jusqu’au bord de l’horizon, que d’étroites jetées de terre ferme, qu’il faut connaître
si l’on ne veut pas disparaître à jamais. L’homme, un soir, s’était enfoncé jusqu’au ventre. À chaque
secousse qu’il tentait pour se dégager, la boue semblait monter à sa bouche. Il resta tranquille pendant
près de deux heures. Comme la lune se levait, il put heureusement saisir une branche d’arbre, au-dessus
de sa tête. Le jour où il arriva à une habitation, ses pieds et ses mains saignaient, meurtris, gonflés par des
piqûres mauvaises. Il était si pitoyable, si affamé, qu’on eut peur de lui. On lui jeta à manger à cinquante
pas de la maison, pendant que le maître gardait sa porte avec un fusil.
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Le Paradou dans La faute de l’abbé Mouret : « Le jardin qui avait voulu la faute » (1875)
C’était le jardin qui avait voulu la faute. Pendant des semaines, il s’était prêté au lent
apprentissage de leur tendresse. Puis, au dernier jour, il venait de les conduire dans l’alcôve
verte. Maintenant, il était le tentateur, dont toutes les voix enseignaient l’amour. Du parterre,
arrivaient des odeurs de fleurs pâmées, un long chuchotement, qui contait les noces des roses, les
voluptés des violettes ; et jamais les sollicitations des héliotropes n’avaient eu une ardeur plus
sensuelle. Du verger, c’étaient des bouffées de fruits mûrs que le vent apportait, une senteur
grasse de fécondité, la vanille des abricots, le musc des oranges. Les prairies élevaient une voix
plus profonde, faite des soupirs des millions d’herbes que le soleil baisait, large plainte d’une
foule innombrable en rut, qu’attendrissaient les caresses fraîches des rivières, les nudités des
eaux courantes, au bord desquelles les saules rêvaient tout haut de désir. La forêt soufflait la
passion géante des chênes, les chants d’orgue des hautes futaies, une musique solennelle, menant
le mariage des frênes, des bouleaux, des charmes, des platanes, au fond des sanctuaires de
feuillage ; tandis que les buissons, les jeunes taillis étaient pleins d’une polissonnerie adorable,
d’un vacarme d’amants se poursuivant, se jetant au bord des fossés, se volant le plaisir, au milieu
d’un grand froissement de branches. Et, dans cet accouplement du parc entier, les étreintes les
plus rudes s’entendaient au loin, sur les roches, là où la chaleur faisait éclater les pierres gonflées
de passion, où les plantes épineuses aimaient d’une façon tragique, sans que les sources voisines
pussent les soulager, tout allumées elles-mêmes par l’astre qui descendait dans leur lit. - Que
disent-ils ? murmura Serge, éperdu. Que veulent-ils de nous, à nous supplier ainsi ? Albine, sans
parler, le serra contre elle. [...]
Alors, Albine et Serge entendirent. Il ne dit rien, il la lia de ses bras, toujours plus étroitement.
La fatalité de la génération les entourait. Ils cédèrent aux exigences du jardin. Ce fut l’arbre qui
confia à l’oreille d’Albine ce que les mères murmurent aux épousées, le soir des noces.
Albine se livra. Serge la posséda.
Et le jardin entier s’abîma avec le couple, dans un dernier cri de passion. Les troncs se ployèrent
comme sous un grand vent ; les herbes laissèrent échapper un sanglot d’ivresse ; les fleurs,
évanouies, les lèvres ouvertes, exhalèrent leur âme ; le ciel lui-même, tout embrasé d’un coucher
d’astre, eut des nuages immobiles, des nuages pâmés, d’où tombait un ravissement surhumain. Et
c’était une victoire pour les bêtes, les plantes, les choses, qui avaient voulu l’entrée de ces deux
enfants dans l’éternité de la vie. Le parc applaudissait formidablement.
La mort d’Albine
Abandonnée par Serge, Albine erre dans le Paradou avant de se donner la mort.
A cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînant l’agonie muette d’une bête
blessée. Elle ne pleurait plus. Elle avait un visage blanc, traversé au front d’un grand pli.
Pourquoi donc souffrait-elle toute cette mort ? De quelle faute était-elle coupable, pour que,
brusquement, le jardin ne lui tint plus les promesses qu’il lui faisait depuis l’enfance. Et elle
s’interrogeait, allant devant elle, sans voir les allées où l’ombre coulait peu à peu. Pourtant, elle
avait toujours obéi aux arbres. Elle ne se souvenait pas d’avoir cassé une fleur. Elle était restée la
fille aimée des verdures, les écoutant avec soumission, s’abandonnant à elles, pleine de foi dans
les bonheurs qu’elles lui réservaient. Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crié de se
coucher sous l’arbre géant, elle s’était couchée, elle avait ouvert les bras, répétant la leçon
soufflée par les herbes. Alors, si elle ne trouvait rien à se reprocher, c’était donc le jardin qui la
trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voir souffrir.
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Elle s’arrêta, elle regarda autour d’elle. Les grandes masses sombres des feuillages gardaient un
silence recueilli, les sentiers, où des murs noirs se bâtissaient, devenaient des impasses de
ténèbres ; les nappes de gazon, au loin, endormaient les vents qui les effleuraient. Et elle tendit
les mains désespérément, elle eut un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Mais sa voix
s’étouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elle conjura le Paradou de répondre, sans qu’une
explication lui vînt des hautes branches, sans qu’une seule feuille la prît en pitié. Puis, quand elle
se fut remise à rôder, elle se sentit marcher dans la fatalité de l’hiver. Maintenant qu’elle ne
questionnait plus la terre en créature révoltée, elle entendait une voix basse courant au ras du sol,
la voix d’adieu des plantes, qui se souhaitaient une mort heureuse. Avoir bu le soleil de toute une
saison, avoir vécu toujours en fleurs, s’être exhalé en un parfum continu, puis s’en aller au
premier tourment, avec l’espoir de repousser quelque part, n’était-ce pas une vie assez longue,
une vie bien remplie, que gâterait un entêtement à vivre davantage ? Ah ! comme on devait être
bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, pour songer à la courte journée vécue, pour en
fixer éternellement les joies fugitives !
Elle s’arrêta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieu du grand recueillement du
Paradou. Elle croyait comprendre, à cette heure. Sans doute, le jardin lui ménageait la mort
comme une jouissance suprême. C’était à la mort qu’il l’avait conduite d’une si tendre façon.
Après l’amour, il n’y avait plus que la mort. Et jamais le jardin ne l’avait tant aimée ; elle s’était
montrée ingrate en l’accusant, elle restait sa fille la plus chère. Les feuillages silencieux, les
sentiers barrés de ténèbres, les pelouses où le vent s’assoupissait, ne se taisaient que pour
l’inviter à la joie d’un long silence. Ils la voulaient avec eux, dans le repos du froid ; ils rêvaient
de l’emporter, roulée parmi les feuilles sèches, les yeux glacés comme l’eau des sources, les
membres raidis comme les branches nues, le sang dormant le sommeil de la sève. Elle vivrait
leur existence jusqu’au bout, jusqu’à leur mort. Peut-être avaient-ils déjà résolu qu’à la saison
prochaine elle serait un rosier du parterre, un saule blond des prairies, ou un jeune bouleau de la
forêt. C’était la grande loi de la vie : elle allait mourir.
Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers le jardin, en quête de la mort. Quelle plante
odorante avait besoin de ses cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles ? Quelle fleur lui
demandait le don de sa peau de satin, la blancheur pure de ses bras, la laque tendre de sa gorge ?
A quel arbuste malade devait-elle offrir son jeune sang ? Elle aurait voulu être utile aux herbes
qui végétaient sur le bord des allées, se tuer là, pour qu’une verdure poussât d’elle, superbe,
grasse, pleine d’oiseaux en mai et ardemment caressée du soleil. Mais le Paradou resta muet
longtemps encore, ne se décidant pas à lui confier dans quel dernier baiser il l’emporterait. Elle
dut retourner partout, refaire le pèlerinage de ses promenades. La nuit était presque entièrement
tombée, et il lui semblait qu’elle entrait peu à peu dans la terre. Elle monta aux grandes roches,
les interrogeant, leur demandant si c’était sur leurs lits de cailloux qu’il lui fallait expirer. Elle
traversa la forêt, attendant, avec un désir qui ralentissait sa marche, que quelque chêne s’écroulât
et l’ensevelît dans la majesté de sa chute. Elle longea les rivières des prairies, se penchant
presque à chaque pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui était pas préparée, parmi
les nénuphars. Nulle part, la mort ne l’appelait, ne lui tendait ses mains fraîches. Cependant, elle
ne se trompait point. C’était bien le Paradou qui allait lui apprendre à mourir, comme il lui avait
appris à aimer. Elle recommença à battre les buissons, plus affamée qu’aux matinées tièdes où
elle cherchait l’amour. Et, tout d’un coup, au moment où elle arrivait au parterre, elle surprit la
mort, dans les parfums du soir. Elle courut, elle eut un rire de volupté. Elle devait mourir avec les
fleurs.
D’abord, elle courut au bois de roses. Là, dans la dernière lueur du crépuscule, elle fouilla les
massifs, elle cueillit toutes les roses qui s’alanguissaient aux approches de l’hiver. Elle les
cueillait à terre, sans se soucier des épines ; elle les cueillait devant elle, des deux mains ; elle les
cueillait au-dessus d’elle, se haussant sur les pieds, ployant les arbustes. Une telle hâte la
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poussait, qu’elle cassait les branches, elle qui avait le respect des moindres brins d’herbe. Bientôt
elle eut des roses plein les bras, un fardeau de roses sous lequel elle chancelait. Puis, elle rentra
au pavillon, ayant dépouillé le bois, emportant jusqu’aux pétales tombés ; et quand elle eut laissé
glisser sa charge de roses sur le carreau de la chambre au plafond bleu, elle redescendit dans le
parterre.
Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquets énormes qu’elle serrait un à un
contre sa poitrine. Ensuite, elle chercha les oeillets, coupant tout jusqu’aux boutons, liant des
gerbes géantes d’œillets blancs, pareilles à des jattes de lait, des gerbes géantes d’œillets rouges,
pareilles à des jattes de sang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles-de-nuit, les
héliotropes, les lis ; elle prenait à poignée les dernières tiges épanouies des quarantaines, dont
elle froissait sans pitié les ruches de satin ; elle dévastait les corbeilles de belles-de-nuit, ouvertes
à peine à l’air du soir ; elle fauchait le champ des héliotropes, ramassant en tas sa moisson de
fleurs ; elle mettait sous ses bras des paquets de lis, comme des paquets de roseaux. Lorsqu’elle
fut de nouveau chargée, elle remonta au pavillon jeter, à côté des roses, les violettes, les oeillets,
les quarantaines, les belles-de-nuit, les héliotropes, les lis. Et, sans reprendre haleine, elle
redescendit.
Cette fois, elle se rendit à ce coin mélancolique qui était comme le cimetière du parterre. Un
automne brûlant y avait mis une seconde poussée des fleurs du printemps. Elle s’acharna surtout
sur des plates-bandes de tubéreuses et de jacinthes, à genoux au milieu des herbes, menant sa
récolte avec des précautions d’avare. Les tubéreuses semblaient pour elle des fleurs précieuses,
qui devaient distiller goutte à goutte de l’or, des richesses, des biens extraordinaires. Les
jacinthes, toutes perlées de leurs grains fleuris, étaient comme des colliers dont chaque perle
allait lui verser des joies ignorées aux hommes. Et, bien qu’elle disparût dans la brassée de
jacinthes et de tubéreuses qu’elle avait coupée, elle ravagea plus loin un champ de pavots, elle
trouva moyen de raser encore un champ de soucis. Par-dessus les tubéreuses, par-dessus les
jacinthes, les soucis et les pavots s’entassèrent. Elle revint en courant se décharger dans la
chambre au plafond bleu, veillant à ce que le vent ne lui volât pas un pistil. Elle redescendit.
Qu’allait-elle cueillir maintenant ? Elle avait moissonné le parterre entier. Quand elle se haussait
sur les pieds, elle ne voyait plus, sous l’ombre encore grise, que le parterre mort, n’ayant plus les
yeux tendres de ses roses, le rire rouge de ses oeillets, les cheveux parfumés de ses héliotropes.
Pourtant, elle ne pouvait remonter les bras vides. Et elle s’attaqua aux herbes, aux verdures ; elle
rampa, la poitrine contre le sol, cherchant dans une suprême étreinte de passion à emporter la
terre elle-même. Ce fut la moisson des plantes odorantes, les citronnelles, les menthes, les
verveines, dont elle emplissait sa jupe. Elle rencontra une bordure de baume et n’en laissa pas
une feuille. Elle prit même deux grands fenouils, qu’elle jeta sur ses épaules, ainsi que deux
arbres. Si elle avait pu, entre ses dents serrées, elle aurait emmené derrière elle toute la nappe
verte du parterre. Puis, au seuil du pavillon, elle se tourna, elle jeta un dernier regard sur le
Paradou. Il était noir ; la nuit, tombée complètement, lui avait jeté un drap noir sur la face. Et elle
monta, pour ne plus redescendre.
La grande chambre, bientôt, fut parée. Elle avait posé une lampe allumée sur la console. Elle
triait les fleurs amoncelées au milieu du carreau, elle en faisait de grosses touffes qu’elle
distribuait à tous les coins. D’abord, derrière la lampe sur la console, elle mit les lis, une haute
dentelle qui attendrissait la lumière de sa pureté blanche. Puis, elle porta des poignées d’œillets
et de quarantaines sur le vieux canapé, dont l’étoffe peinte était déjà semée de bouquets rouges,
fanés depuis cent ans ; et l’étoffe disparut, le canapé allongea contre le mur un massif de
quarantaines hérissé d’œillets. Elle rangea alors les quatre fauteuils devant l’alcôve ; elle emplit
le premier de soucis, le second de pavots, le troisième de belles-de-nuit, le quatrième
d’héliotropes ; les fauteuils, noyés, ne montrant que des bouts de leurs bras, semblaient des
bornes de fleurs. Enfin, elle songea au lit. Elle roula près du chevet une petite table, sur laquelle
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elle dressa un tas énorme de violettes. Et, à larges brassées, elle couvrit entièrement le lit de
toutes les jacinthes et de toutes les tubéreuses qu’elle avait apportées ; la couche était si épaisse,
qu’elle débordait sur le devant, aux pieds, à la tête, dans la ruelle, laissant couler des traînées de
grappes. Le lit n’était plus qu’une grande floraison. Cependant, les roses restaient. Elle les jeta au
hasard, un peu partout ; elle ne regardait même pas où elles tombaient ; la console, le canapé, les
fauteuils, en reçurent ; un coin du lit en fut inondé. Pendant quelques minutes, il plut des roses, à
grosses touffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d’orage, qui faisaient des mares
dans les trous du carreau. Mais le tas ne diminuant guère, elle finit par en tresser des guirlandes
qu’elle pendit aux murs. Les Amours de plâtre qui polissonnaient au-dessus de l’alcôve eurent
des guirlandes de roses au cou, aux bras, autour des reins ; leurs ventres nus, leurs culs nus furent
tout habillés de roses. Le plafond bleu, les panneaux ovales encadrés de nœuds de ruban couleur
chair, les peintures érotiques mangées par le temps, se trouvèrent tendus d’un manteau de roses,
d’une draperie de roses. La grande chambre était parée. Maintenant, elle pouvait y mourir. Un
instant, elle resta debout, regardant autour d’elle. Elle songeait, elle cherchait si la mort était là.
Et elle ramassa les verdures odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, les baumes,
les fenouils ; elle les tordit, les plia, en fabriqua des tampons, à l’aide desquels elle alla boucher
les moindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenêtres. Puis, elle tira les rideaux de
calicot blanc, cousus à gros points. Et, muette, sans un soupir, elle se coucha sur le lit, sur la
floraison des jacinthes et des tubéreuses.
Là, ce fut une volupté dernière. Les yeux grands ouverts, elle souriait à la chambre. Comme elle
avait aimé, dans cette chambre ! Comme elle y mourait heureuse ! A cette heure, rien d’impur ne
lui venait plus des Amours de plâtre, rien de troublant ne descendait plus des peintures, où des
membres de femme se vautraient. Il n’y avait, sous le plafond bleu, que le parfum étouffant des
fleurs. Et il semblait que ce parfum ne fût autre que l’odeur d’amour ancien dont l’alcôve était
toujours restée tiède, une odeur grandie, centuplée, devenue si forte, qu’elle soufflait l’asphyxie.
Peut-être était-ce l’haleine de la dame morte là, il y avait un siècle. Elle se trouvait ravie à son
tour, dans cette haleine. Ne bougeant point, les mains jointes sur son cœur, elle continuait à
sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une
musique étrange de senteurs qui l’endormait lentement, très doucement. D’abord, c’était un
prélude gai, enfantin : ses mains, qui avaient tordu les verdures odorantes, exhalaient l’âpreté des
herbes foulées, lui contaient ses courses de gamine au milieu des sauvageries du Paradou.
Ensuite, un chant de flûte se faisait entendre, de petites notes musquées qui s’égrenaient du tas de
violettes posé sur la table, près du chevet ; et cette flûte, brodant sa mélodie sur l’haleine calme,
l’accompagnement régulier des lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour, le
premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la passion arrivait
avec l’éclat brusque des oeillets, à l’odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait un moment
toutes les autres. Elle croyait qu’elle allait agoniser dans la phrase maladive des soucis et des
pavots, qui lui rappelait les tourments de ses désirs. Et, brusquement, tout s’apaisait, elle respirait
plus librement, elle glissait à une douceur plus grande, bercée par une gamme descendante des
quarantaines, se ralentissant, se noyant, jusqu’à un cantique adorable des héliotropes, dont les
haleines de vanille disaient l’approche des noces. Les belles-de-nuit piquaient çà et là un trille
discret. Puis, il y eut un silence. Les roses, languissamment, firent leur entrée. Du plafond
coulèrent des voix, un choeur lointain. C’était un ensemble large, qu’elle écouta au début avec un
léger frisson. Le choeur s’enfla, elle fut bientôt tout vibrante des sonorités prodigieuses qui
éclataient autour d’elle. Les noces étaient venues, les fanfares des roses annonçaient l’instant
redoutable. Elle, les mains de plus en plus serrées contre son cœur, pâmée, mourante, haletait.
Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l’étouffer, quand les jacinthes et les
tubéreuses fumèrent, l’enveloppèrent d’un dernier soupir, si profond, qu’il couvrit le chœur des
roses. Albine était morte dans le hoquet suprême des fleurs.
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La faute de l’abbé Mouret
Documents annexes (Textes écrits par Zola)
Annexe 1. Schéma du jardin du Paradou, issu du manuscrit de Zola pour La Faute de l’abbé Mouret
Emile Zola, manuscrit de La Faute de l’abbé Mouret, Bibliothèque nationale, NAF 10294, f° 44.
Accessible dans : Emile Zola, volume II, Editions Bouquins, Robert Laffont, 1991, page 1233.
Annexe 2. Manuscrit de Zola pour La Faute de l’abbé Mouret Un bois de tournesols. Buis
Ne Pas oublier les orties
Jasmin de Virginie (arbuste)
Glycine de la Chine. - Le lierre
Acanthe du Portugal, à larges feuilles = Ageratum houpettes bleu céleste, bleu de ciel nain, bleuâtre lilacé rose =
Agrostis une pluie de vert avec des pointes jaunes = Amarante crête-de-coq, cramoisi, violette, rouge, jaune, rose, à
3 couleurs, à feuilles rouges, gigantesque, queue de renard = Ancolie rose, violet sombre, blanche = Anémone, fleur
de deuil < tragique > avec un pistil à grains noirs, bleuâtre, violâtre, jaunâtre = Asphodèle, bâton jaune d’or =
Aperala sentant bon = Balsamine bleu foncé, feu, jaune paille, grlis de lin, fleur de pêche, blanc lavé de rose, rouge
cuivré, couleur chair, ponctué de rose, cramoisi ponctué de blanc = Balsamines naines = Belles de jour, belles-denuit = Calendrinia en ombrelle = Campanules de toutes sortes (49) = Capucine = Chèvrefeuille = Clématites = Les
Coquelourdes = Corbeille d’or, corbeille d’argent = Les Datura, violets, blancs = Digitales pourpres = Giroflées des
murailles = Quarantaine = Les Glayeuls = Les Haricots d’Espagne = Hibiscus = les Iris = Les Juliennes = Mimulus
ponctué, strié, cuivré, cinabre, musqué, cardinal, rose = Muguet = Myosotis = Œillets, dentelés, mignardise, toutes
rouleurs = Roses trémières = Pensées à grandes macules = Pavot = Pervenche de Madagascar = Phlox, blanc et
violet, pourpre noir, saumon, écarlate œil noir = Pieds d’alouette = Pivoines = Pois de senteur = Primevère frangée
blanche, cuivrée, striée = Reines-marguerites = Renoncule = < Rose charnue, violâtre, rose panachée > = Réséda =
Riesis sanguin = Scabieuse rose, lilas, pourpre étoilée = Sensitive = Souci = Tulipe = Véronique = Verveine =
Violette = Volubilis = Zinnia blanc, violet, jaune, lilas, orange =
Oignons = Amaryllis : lis Saint-Jacques = Lis = Anémone = Jacinthes = Tubéreuses = Glaïeuls.
[N.B. : L’italique indique les noms biffés par Zola après qu’il les ait utilisés.]
Réception du roman de Zola
Barbey d’Aurevilly. Les Œuvres et les hommes, 1869
Son livre semble n’avoir pour but que de peindre la nature et d’exalter les forces physiques de la vie. C’est un livre
d’intention scélérate, sous le désintéressement apparent de ses peintures. Il est tout simplement la vieille idée
païenne, battue par le christianisme et revenant à la charge. C’est le naturalisme de la bête, mis sans honte et sans
vergogne, au-dessus du noble spiritualisme chrétien !
Tel est le dessous et tel est le crapaud de ce livre. Tous ces gens qui ne comprennent rien au catholicisme, qu’ils ne
savent pas et qu’ils n’ont point étudié, n’ont qu’une seule façon de procéder contre lui, mais cette façon ne manque
jamais son coup sur les imbéciles. C’est l’attaque au prêtre et le déshonneur du prêtre. Le prêtre, autrefois, vivait de
l’autel, et il n’existait que pour l’autel, mais à présent l’autel doit mourir par le prêtre... Et voilà pourquoi le prêtre,
haï et méprisé, et dont on ne devrait même plus parler si les religions - comme ils le disent - étaient finies, tient tant
de place dans l’irréligieuse littérature de ce temps.
Ainsi, première cause du succès de M. Zola : le déshonneur d’un prêtre catholique, qui jette sa soutane aux rosiers et
fait l’amour comme les satyres le faisaient autrefois avec les nymphes, dans les mythologies... Cette malhonnêteté
cinglée à la face de la sainte Eglise catholique, paraît très piquante à tous les libres-penseurs de cette époque
d’impiété et de décadence ; mais il n’y a pas que cela qui fasse la fortune du livre de M. Zola. Il y a, dans La Faute
de l’abbé Mouret, en dehors de son intention outrageante contre la religion, une autre cause de succès, bien plus
générale, encore... Je l’ai dit plus haut, c’est la bassesse de l’inspiration. Je ne crois point que, dans ce temps de
choses basses, on ait encore rien écrit de plus bas dans l’ensemble, les détails et la langue, que La Faute de l’abbé
Mouret. C’est l’apothéose du rut universel dans la création. C’est la divinisation dans l’homme de la bête, c’est
l’accouplement des animaux sur toute la ligne, avec une technique chauffée au désir de produire de l’effet, qui doit
être le grand et peut-être le seul désir de M. Zola. Voilà ce qui fait de ce livre quelque chose d’une indécence
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particulière...Avec le XVIIIème siècle derrière nous, nous avions vu toutes sortes d’indécences. Nous avions eu
l’indécence naïve, l’indécence voluptueuse, l’indécence polissonne, l’indécence cynique. Mais l’indécence
scientifique nous manquant, et c’est M. Zola qui a l’honneur de nous la donner... Blasés sur toutes les autres, nus
n’étions pas blasés sur celle-là. M. Emile Zola, du reste, convenait merveilleusement, de facultés et de goût, à cette
besogne. Il n’a point d’idéal dans la tête, et comme son siècle, il aime les choses basses, signe du temps, et ne peut
s’empêcher d’aller à elles.
Louis Desprez. L’Evolution naturaliste, 1884
Ce paradou - qui l’aurait cru ? - c’est le paradis terrestre, vierge et luxuriant, où Albine - l’Eve nouvelle - attend
Serge, l’Adam nouveau. M. Zola a écrit beaucoup moins une étude de mœurs qu’un poème en prose. L’abbé Mouret
n’est pas un vulgaire desservant, de race paysanne, au sang chaud, dont la chasteté succombe sous les attaques de la
première Jeanneton venue. C’est l’ignorance de l’homme primitif conduite par l’astucieuse curiosité de la femme
sous l’arbre de la faute. La vie représentée par Albine et par les végétations du Paradou lutte contre la mort,
symbolisée par l’église où Serge se lamente et par l’épouvantable Archangias dans le dos duquel deux grandes ailes
noires palpitent. Comme la foi d prêtre, le vieil édifice craque sous la poussée des plantes envahissantes. Les
végétaux s’animent, agissent ; ils jettent Serge dans les bras d’Albine. Il y a dans les descriptions du Paradou un
panthéisme débordant.
Huysmans, À Rebours - Chapitre VIII (1884)
Il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette passion qui, pendant ses séjours à Jutigny, s'était
tout d'abord étendue à la fleur, sans distinction ni d'espèces ni de genres, avait fini par s'épurer,
par se préciser sur une seule caste.
Depuis longtemps déjà, il méprisait la vulgaire plante qui s'épanouit sur les éventaires des
marchés parisiens, dans des pots mouillés, sous de vertes bannes ou sous de rougeâtres parasols.
En même temps que ses goûts littéraires, que ses préoccupations d'art, s'étaient affinés, ne
s'attachant plus qu'aux oeuvres triées à l'étamine, distillées par des cerveaux tourmentés et
subtils; en même temps aussi que sa lassitude des idées répandues s'était affirmée, son affection
pour les fleurs s'était dégagée de tout résidu, de toute lie, s'était clarifiée, en quelque sorte,
rectifiée.
Il assimilait volontiers le magasin d'un horticulteur à un microcosme où étaient représentées
toutes les catégories de la société: les fleurs pauvres et canailles, les fleurs de bouge, qui ne sont
dans leur vrai milieu que lorsqu'elles reposent sur des rebords de mansardes, les racines tassées
dans des boîtes au lait et de vieilles terrines, la giroflée, par exemple; les fleurs prétentieuses,
convenues, bêtes, dont la place est seulement dans des cache-pots de porcelaine peints par des
jeunes filles, telles que la rose; enfin les fleurs de haute lignée telles que les orchidées, délicates
et charmantes, palpitantes et frileuses; les fleurs exotiques, exilées à Paris, au chaud dans des
palais de verre; les princesses du règne végétal, vivant à l'écart, n'ayant plus rien de commun
avec les plantes de la rue et les flores bourgeoises.
En somme, il ne laissait pas que d'éprouver un certain intérêt, une certaine pitié, pour les fleurs
populacières exténuées par les haleines des égouts et des plombs, dans les quartiers pauvres; il
exécrait, en revanche, les bouquets en accord avec les salons crème et or des maisons neuves; il
réservait enfin, pour l'entière joie de ses yeux, les plantes distinguées, rares, venues de loin,
entretenues avec des soins rusés, sous de faux équateurs produits par les souffles dosés des
poêles.
Mais ce choix définitivement posé sur la fleur de serre s'était lui-même modifié sous l'influence
de ses idées générales, de ses opinions maintenant arrêtées sur toute chose; autrefois, à Paris, son
penchant naturel vers l'artifice l'avait conduit à délaisser la véritable fleur pour son image
fidèlement exécutée, grâce aux miracles des caoutchoucs et des fils, des percalines et des
taffetas, des papiers et des velours.
Il possédait ainsi une merveilleuse collection de plantes des Tropiques, ouvrées par les doigts de
profonds artistes, suivant la nature pas à pas, la créant à nouveau, prenant la fleur dès sa
naissance, la menant à maturité, la simulant jusqu'à son déclin; arrivant à noter les nuances les
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plus infinies, les traits les plus fugitifs de son réveil ou de son repos; observant la tenue de ses
pétales, retroussés par le vent ou fripés par la pluie; jetant sur ses corolles matineuses, des
gouttes de rosée en gomme; la façonnant, en pleine floraison, alors que les branches se courbent
sous le poids de la sève, ou élançant sa tige sèche, sa cupule racornie, quand les calices se
dépouillent et quand les feuilles tombent.
Cet art admirable l'avait longtemps séduit, mais il rêvait maintenant à la combinaison d'une autre
flore.
Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des
fleurs fausses.
Il dirigea ses pensées dans ce sens; il n'eut point à chercher longtemps, à aller loin, puisque sa
maison était située au beau milieu du pays des grands horticulteurs. Il s'en fut tout bonnement
visiter les serres de l'avenue de Châtillon et de la vallée d'Aunay, revint éreinté, la bourse vide,
émerveillé des folies de végétation qu'il avait vues, ne pensant plus qu'aux espèces qu'il avait
acquises, hanté sans trêve par des souvenirs de corbeilles magnifiques et bizarres.
Deux jours après, les voitures arrivèrent.
Sa liste à la main, des Esseintes appelait, vérifiait ses emplettes, une à une.
Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une collection de Caladiums qui appuyaient sur des
tiges turgides et velues d'énormes feuilles, de la forme d'un coeur; tout en conservant entre eux
un air de parenté, aucun ne se répétait.
Il y en avait d'extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui semblait découpé dans de la
toile vernie, dans du taffetas gommé d'Angleterre; de tout blancs, tels que l'Albane, qui paraissait
taillé dans la plèvre transparente d'un bœuf, dans la vessie diaphane d'un porc; quelques-uns,
surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé, teints
en vert empereur, salis par des gouttes de peinture à l'huile, par des taches de minium et de
céruse; ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l'illusion d'un calicot empesé, caillouté de
cramoisi et de vert myrte; ceux-là, comme l'Aurore Boréale, étalaient une feuille couleur de
viande crue, striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu
et le sang.
Avec l'Albane, l'Aurore présentait les deux notes extrêmes du tempérament, l'apoplexie et la
chlorose de cette plante.
Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles variétés; elles affectaient, cette fois, une
apparence de peau factice sillonnée de fausses veines; et, la plupart, comme rongées par des
syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres;
d'autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se
forment; d'autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures; d'autres
encore montraient des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres;
quelques-unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements, plaquées d'axonge noire mercurielle,
d'onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre
d'iodoforme.
Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant des Esseintes, plus monstrueuses que lorsqu'il les
avait surprises, confondues avec d'autres, ainsi que dans un hôpital, parmi les salles vitrées des
serres.
- Sapristi! fit-il enthousiasmé.
Une nouvelle plante, d'un modèle similaire à celui des Caladiums, l'« Alosacia Metallica »,
l'exalta encore. Celle-là était enduite d'une couche de vert bronze sur laquelle glissaient des
reflets d'argent; elle était le chef-d'oeuvre du factice; on eût dit d'un morceau de tuyau de poêle,
découpé en fer de pique, par un fumiste.
Les hommes débarquèrent ensuite des touffes de feuilles, losangées, vert-bouteille; au milieu
s'élevait une baguette au bout de laquelle tremblotait un grand as de coeur, aussi vernissé qu'un
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piment; comme pour narguer tous les aspects connus des plantes, du milieu de cet as d'un
vermillon intense, jaillissait une queue charnue, cotonneuse, blanche et jaune, droite chez les
unes, tire-bouchonnée, tout en haut du coeur, de même qu'une queue de cochon, chez les autres.
C'était l'Anthurium, une aroïdée récemment importée de Colombie en France; elle faisait partie
d'un lot de cette famille à laquelle appartenait aussi un Amorphophallus, une plante de
Cochinchine, aux feuilles taillées en truelles à poissons, aux longues tiges noires couturées de
balafres, pareilles à des membres endommagés de nègre.
Des Esseintes exultait.
On descendait des voitures une nouvelle fournée de monstres: des Echinopsis, sortant de
compresses en ouate des fleurs d'un rose de moignon ignoble; des Nidularium, ouvrant, dans des
lames de sabres, des fondements écorchés et béants; des « Tillandsia Lindeni » tirant des
grattoirs ébréchés, couleur de moût de vin; des Cypripedium, aux contours compliqués,
incohérents, imaginés par un inventeur en démence. Ils ressemblaient à un sabot, à un videpoche, au-dessus duquel se retrousserait une langue humaine, au filet tendu, telle qu'on en voit
dessinées sur les planches des ouvrages traitant des affections de la gorge et de la bouche; deux
petites ailettes, rouge de jujube, qui paraissaient empruntées à un moulin d'enfant, complétaient
ce baroque assemblage d'un dessous de langue, couleur de lie et d'ardoise, et d'une pochette
lustrée dont la doublure suintait une visqueuse colle.
Il ne pouvait détacher ses yeux de cette invraisemblable orchidée issue de l'Inde; les jardiniers
que ces lenteurs ennuyaient se mirent à annoncer, eux-mêmes, à haute voix, les étiquettes
piquées dans les pots qu'ils apportaient.
Des Esseintes regardait, effaré, écoutant sonner les noms rébarbatifs des plantes vertes: l' «
Encephalarios horridus », un gigantesque artichaut de fer, peint en rouille, tel qu'on en met aux
portes des châteaux, afin d'empêcher les escalades; le « Cocos Micania », une sorte de palmier,
dentelé et grêle, entouré, de toutes parts, par de hautes feuilles semblables à des pagaies et à des
rames; le « Zamia Lehmanni », un immense ananas, un prodigieux pain de Chester, planté dans
de la terre de bruyère et hérissé, à son sommet, de javelots barbelés et de flèches sauvages; le «
Cibotium Spectabile », enchérissant sur ses congénères, par la folie de sa structure, jetant un défi
au rêve, en élançant dans un feuillage palmé, une énorme queue d'orang-outang, une queue velue
et brune au bout contourné en crosse d'évêque.
Mais il les contemplait à peine, attendait avec impatience la série des plantes qui le séduisaient,
entre toutes, les goules végétales, les plantes carnivores, le Gobe-Mouche des Antilles, au limbe
pelucheux, sécrétant un liquide digestif, muni d'épines courbes se repliant, les unes sur les autres,
formant une grille au-dessus de l'insecte qu'il emprisonne; les Drosera des tourbières garnis de
crins glanduleux, les Sarracena, les Cephalothus, ouvrant de voraces cornets capables de digérer,
d'absorber, de véritables viandes; enfin le Népenthès dont la fantaisie dépasse les limites connues
des excentriques formes.
Il ne put se lasser de tourner et de retourner entre ses mains, le pot où s'agitait cette extravagance
de la flore. Elle imitait le caoutchouc dont elle avait la feuille allongée, d'un vert métallique et
sombre, mais du bout de cette feuille pendait une ficelle verte, descendait un cordon ombilical
supportant une urne verdâtre, jaspée de violet, une espèce de pipe allemande en porcelaine, un
nid d'oiseau singulier, qui se balançait, tranquille, montrant un intérieur tapissé de poils.
- Celle-là va loin, murmura des Esseintes.
Il dut s'arracher à son allégresse, car les jardiniers, pressés de partir, vidaient le fond de leurs
charrettes, plaçaient pêle-mêle, des Bégonias tubéreux et des Crotons noirs tachetés de rouge de
saturne, en tôle.
Alors il s'aperçut qu'un nom restait encore sur sa liste, le Cattleya de la Nouvelle-Grenade; on lui
désigna une clochette ailée d'un lilas effacé, d'un mauve presque éteint; il s'approcha, mit son nez
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dessus et recula brusquement; elle exhalait une odeur de sapin verni, de boîte à jouets, évoquait
les horreurs d'un jour de l'an.
Il pensa qu'il ferait bien de se défier d'elle, regretta presque d'avoir admis parmi les plantes
inodores qu'il possédait, cette orchidée qui fleurait les plus désagréables des souvenirs.
Une fois seul, il regarda cette marée de végétaux qui déferlait dans son vestibule; ils se mêlaient,
les uns aux autres, croisaient leurs épées, leurs kriss, leurs fers de lances, dessinaient un faisceau
d'armes vertes, au-dessus duquel flottaient, ainsi que des fanions barbares, des fleurs aux tons
aveuglants et durs.
L'air de la pièce se raréfiait; bientôt, dans l'obscurité d'une encoignure, près du parquet, une
lumière rampa, blanche et douce, Il l'atteignit et s'aperçut que c'étaient des Rhizomorphes qui
jetaient en respirant ces lueurs de veilleuses.
Ces plantes sont tout de même stupéfiantes, se dit-il; puis il se recula et en couvrit d'un coup
d'oeil l'amas: son but était atteint; aucune ne semblait réelle; l'étoffe, le papier, la porcelaine, le
métal, paraissaient avoir été prêtés par l'homme à la nature pour lui permettre de créer ses
monstres, Quand elle n'avait pu imiter l'oeuvre humaine, elle avait été réduite à recopier les
membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs chairs en pourriture,
les magnifiques hideurs de leurs gangrènes.
Tout n'est que syphilis, songea des Esseintes, l'oeil attiré, rivé sur les horribles tigrures des
Caladium que caressait un rayon de jour. Et il eut la brusque vision d'une humanité sans cesse
travaillée par le virus des anciens âges. Depuis le commencement du monde, de pères en fils,
toutes les créatures se transmettaient l'inusable héritage, l'éternelle maladie qui a ravagé les
ancêtres de l'homme, qui a creusé jusqu'aux os maintenant exhumés des vieux fossiles!
Elle avait couru, sans jamais s'épuiser à travers les siècles; aujourd'hui encore, elle sévissait, se
dérobant en de sournoises souffrances, se dissimulant sous les symptômes des migraines et des
bronchites, des vapeurs et des gouttes; de temps à autre, elle grimpait à la surface, s'attaquant de
préférence aux gens mal soignés, mal nourris, éclatant en pièces d'or, mettant, par ironie, une
parure de sequins d'almée sur le front des pauvres diables, leur gravant, pour comble de misère,
sur l'épiderme, l'image de l'argent et du bien-être!
Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur première, sur les feuillages colorés des plantes!
- Il est vrai, poursuivit des Esseintes, revenant au point de départ de son raisonnement, il est vrai
que la plupart du temps la nature est, à elle seule, incapable de procréer des espèces aussi
malsaines et aussi perverses; elle fournit la matière première, le germe et le sol, la matrice
nourricière et les éléments de la plante que l'homme élève, modèle, peint, sculpte ensuite à sa
guise.
Si entêtée, si confuse, si bornée qu'elle soit, elle s'est enfin soumise, et son maître est parvenu à
changer par des réactions chimiques les substances de la terre, à user de combinaisons
longuement mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servir de savantes boutures, de
méthodiques greffes, et il lui fait maintenant pousser des fleurs de couleurs différentes sur la
même branche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, la forme séculaire de ses
plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches, les marques de son étampe, leur imprime son
cachet d'art.
Il n'y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions; l'homme, peut en quelques années amener une
sélection que la paresseuse nature ne peut jamais produire qu'après des siècles; décidément, par
le temps qui court, les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes.
Il était un peu las et il étouffait dans cette atmosphère de plantes enfermées; les courses qu'il
avait effectuées, depuis quelques jours, l'avaient rompu; le passage entre le grand air et la tiédeur
du logis, entre l'immobilité d'une vie recluse et le mouvement d'une existence libérée, avait été
trop brusque; il quitta son vestibule et fut s'étendre sur son lit; mais, absorbé par un sujet unique,
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comme monté par un ressort, l'esprit, bien qu'endormi, continua de dévider sa chaîne, et bientôt il
roula dans les sombres folies d'un cauchemar.
Il se trouvait, au milieu d'une allée en plein bois, au crépuscule; il marchait à côté d'une femme
qu'il n'avait jamais ni connue, ni vue; elle était efflanquée, avait des cheveux filasse, une face de
bouledogue, des points de son sur les joues, des dents de travers lancées en avant sous un nez
camus. Elle portait un tablier blanc de bonne, un long fichu écartelé en buffleterie sur la poitrine,
des demi-bottes de soldat prussien, un bonnet noir orné de ruches et garni d'un chou.
Elle avait l'air d'une foraine, l'apparence d'une saltimbanque de foire.
Il se demanda quelle était cette femme qu'il sentait entrée, implantée depuis longtemps déjà dans
son intimité et dans sa vie; il cherchait en vain son origine, son nom, son métier, sa raison d'être;
aucun souvenir ne lui revenait de cette liaison inexplicable et pourtant certaine.
Il scrutait encore sa mémoire, lorsque soudain une étrange figure parut devant eux, à cheval,
trotta pendant une minute et se retourna sur sa selle.
Alors, son sang ne fit qu'un tour et il resta cloué, par l'horreur, sur place. Cette figure ambiguë,
sans sexe, était verte et elle ouvrait dans des paupières violettes, des yeux d'un bleu clair et froid,
terribles; des boutons entouraient sa bouche; des bras extraordinairement maigres, des bras de
squelette, nus jusqu'aux coudes, sortaient de manches en haillons, tremblaient de fièvre, et les
cuisses décharnées grelottaient dans des bottes à chaudron, trop larges.
L'affreux regard s'attachait à des Esseintes, le pénétrait le glaçait jusqu'aux moelles - plus affolée
encore, la femme bouledogue se serra contre lui et hurla à la mort, la tête renversée sur son cou
roide.
Et aussitôt il comprit le sens de l'épouvantable vision. Il avait devant les yeux l'image de la
Grande Vérole.
Talonné par la peur, hors de lui, il enfila un sentier de traverse, gagna, à toutes jambes, un
pavillon qui se dressait parmi de faux ébéniers, à gauche; là, il se laissa tomber sur une chaise,
dans un couloir.
Après quelques instants, alors qu'il commençait à reprendre haleine, des sanglots lui avaient fait
lever la tête; la femme bouledogue était devant lui; et, lamentable et grotesque, elle pleurait à
chaudes larmes, disant qu'elle avait perdu ses dents pendant la fuite, tirant de la poche de son
tablier de bonne, des pipes en terre, les cassant et s'enfonçant des morceaux de tuyaux blancs
dans les trous de ses gencives.
- Ah! çà, mais elle est absurde, se disait des Esseintes jamais ces tuyaux ne pourront tenir - et, en
effet, tous coulaient de la mâchoire, les uns après les autres.
À ce moment, le galop d'un cheval s'approcha. Une effroyable terreur poigna des Esseintes; ses
jambes se dérobèrent; le galop se précipitait; le désespoir le releva comme d'un coup de fouet; il
se jeta sur la femme qui piétinait maintenant les fourneaux des pipes, la supplia de se taire, de ne
pas les dénoncer par le bruit de ses bottes. Elle se débattait, il l'entraîna au fond du corridor,
l'étranglant pour l'empêcher de crier, il aperçut, tout à coup, une porte d'estaminet, à persiennes
peintes en vert, sans loquet, la poussa, prit son élan et s'arrêta.
Devant lui, au milieu d'une vaste clairière, d'immenses et blancs pierrots faisaient des sauts de
lapins, dans des rayons de lune.
Des larmes de découragement lui montèrent aux yeux; jamais, non, jamais il ne pourrait franchir
le seuil de la porte - je serais écrasé, pensait-il, - et, comme pour justifier ses craintes, la série des
pierrots immenses se multipliait; leurs culbutes emplissaient maintenant tout l'horizon, tout le
ciel qu'ils cognaient alternativement, avec leurs pieds et avec leurs têtes.
Alors les pas du cheval s'arrêtèrent. Il était là, derrière une lucarne ronde, dans le couloir; plus
mort que vif, des Esseintes se retourna, vit par l'oeil-de-boeuf des oreilles droites, des dents
jaunes, des naseaux soufflant deux jets de vapeur qui puaient le phénol.
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Il s'affaissa, renonçant à la lutte, à la fuite; il ferma les yeux pour ne pas apercevoir l'affreux
regard de la Syphilis qui pesait sur lui, au travers du mur, qu'il croisait quand même sous ses
paupières closes, qu'il sentait glisser sur son échine moite, sur son corps dont les poils se
hérissaient dans des mares de sueur froide. Il s'attendait à tout, espérait même pour en finir le
coup de grâce; un siècle, qui dura sans doute une minute, s'écoula; il rouvrit, en frissonnant, les
yeux. Tout s'était évanoui; sans transition, ainsi que par un changement à vue, par un truc de
décor, un paysage minéral atroce fuyait au loin, un paysage blafard, désert, raviné, mort; une
lumière éclairait ce site désolé, une lumière tranquille, blanche, rappelant les lueurs du phosphore
dissous dans l'huile.
Sur le sol quelque chose remua qui devint une femme très pâle, nue, les jambes moulées dans des
bas de soie verts.
Il la contempla curieusement; semblables à des crins crespelés par des fers trop chauds, ses
cheveux frisaient en se cassant du bout; des urnes de Népenthès pendaient à ses oreilles; des tons
de veau cuit brillaient dans ses narines entrouvertes. Les yeux pâmés, elle l'appela tout bas.
Il n'eut pas le temps de répondre, car déjà la femme changeait; des couleurs flamboyantes
passaient dans ses prunelles; ses lèvres se teignaient du rouge furieux des Anthurium, les boutons
de ses seins éclataient, vernis tels que deux gousses de piment rouge.
Une soudaine intuition lui vint: c'est la Fleur, se dit-il; et la manie raisonnante persista dans le
cauchemar, dériva de même que pendant la journée de la végétation sur le Virus.
Alors il observa l'effrayante irritation. des seins et de la bouche, découvrit sur la peau du corps
des macules de bistre et de cuivre, recula, égaré, mais l'oeil de la femme le fascinait et il avançait
lentement, essayant de s'enfoncer les talons dans la terre pour ne pas marcher, se laissant choir,
se relevant quand même pour aller vers elle; il la touchait presque lorsque de noirs
Amorphophallus jaillirent de toutes parts, s'élancèrent vers ce ventre qui se soulevait et
s'abaissait comme une mer. Il les avait écartés, repoussés, éprouvant un dégoût sans borne à voir
grouiller entre ses doigts ces tiges tièdes et fermes; puis subitement, les odieuses plantes avaient
disparu et deux bras cherchaient à l'enlacer; une épouvantable angoisse lui fit sonner le coeur à
grands coups, car les yeux, les affreux yeux de la femme étaient devenus d'un bleu clair et froid,
terribles. Il fit un effort surhumain pour se dégager de ses étreintes, mais d'un geste irrésistible,
elle le retint, le saisit et, hagard, il vit s'épanouir sous les cuisses à l'air, le farouche Nidularium
qui bâillait, en saignant, dans des lames de sabre.
Il frôlait avec son corps la blessure hideuse de cette plante; il se sentit mourir, s'éveilla dans un
sursaut, suffoqué, glacé, fou de peur, soupirant: - Ah! ce n'est, Dieu merci, qu'un rêve.
Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas (1901)
Monsieur de Phocas, alias le Duc de Fréneuse, vient de rentrer à son domicile parisien dans
le Faubourg Saint germain.
Avril, Paris
Thyrses de crêpe éclos en calices funèbres,
Je suis, fiers iris noirs, épris de vos ténèbres.
Fleurs d’angoisse et de songe, un monstrueux désir
Gonfle vos tiges d’ombre et les fait à plaisir
Vibrantes d’un étrange et lourd ferment de vie.
Vous vivez dans la fièvre, étant inassouvie,
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Et bien plus fortement, le Mal étant en vous,
Que les autres iris, les chastes et les doux.
Une lente agonie étreint vos cœurs hostiles.
Vous êtes à la fois cruelles et subtiles,
O douloureuses fleurs de lune et de velours :
Les projets avortés, les rancunes farouches,
Les mornes trahisons des regards et des bouches
Sommeillent dans la nuit de vos pétales lourds.
Turgides floraisons d’un jardin de supplices,
Mon âme trouve en vous des sœurs et des complices
De son rêve obsédé d’effarantes amours !
Ces vers, je les ai commis au temps de ma jeunesse , à la gloire des iris noirs (car, moi
aussi, j’ai été un peu poète aux environs de ma vingtième année : l’apparente complication du jeu
des rimes et des rythmes devait séduire mon âme puérile et complexe, amuser de ses difficultés
vaincues l’enfant barbare qui fut toujours en moi). Les iris noirs ! Et il faut que ce soit leur
souvenir qui m’accueille au retour.
Une main inconnue a fleuri de leurs monstrueux calices tout le rez-de-chaussée de la rue
de Varennes. De l’antichambre au petit salon qui sert ici de parloir c’est, à travers l’enfilade des
pièces, une inquiétant floraison de ténèbres, un jaillissement muet de larges et longs pétales de
crêpe grisâtre, l’air de chauve-souris figées dans l’éclosion d’une fleur. Il y en a dans les grands
vases cloisonnés du hall, il y en a dans les urnes de Sèvres blanc du grand salon et dans les
satzuma de mon cabinet de travail. Des narcisses entêtants se mêlent à leurs calices par touffes,
et c’est comme une pluie d’étoiles lumineuses et candides dans tout ce deuil extravagant et noir.
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