la voix Des morTs - Institut de l`entreprise

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la voix Des morTs - Institut de l`entreprise
Nazi Germany and the Jews,
Vol. 2, The Years of Extermination
Saul Friedländer
La voix des morts
Florent Brayard
Chercheur au CNRS, affecté au Centre Marc Bloch à Berlin
Saul Friedländer achève, avec le second volume de L’Allemagne nazie et les juifs,
sa monumentale histoire de la persécution et de l’extermination des juifs sous le
IIIe Reich. Une œuvre portée pendant trente ans et qui se distingue, par bien des
aspects, des travaux qui l’ont précédé. Un nouveau regard porté sur la Shoah.
U
n des chapitres des Mémoires, à la fois beaux et amers, de Raul Hilberg
s’intitule : « La guerre de trente ans ». C’était, selon l’historien américain
d’origine allemande, le temps qu’il avait fallu pour que son chef-d’œuvre, La Destruction des juifs d’Europe, publié pour la première fois en
1961, s’imposât comme une référence, trente ans pendant lesquels il avait été « presque enseveli sous une avalanche de reproches1. » Trente ans, c’est aussi le temps qu’il aura
fallu, depuis la conception jusqu’aux dernières retouches, à Saul Friedländer, professeur à l’université de Los Angeles, pour achever son histoire en deux tomes de ce
qu’on appelle ici Shoah et là Holocauste : la persécution et l’extermination des juifs
par le régime nazi. En 1997 paraissait le premier volume2, consacré aux « Années de
1. Raul Hilberg, La Politique de la mémoire, Paris, Gallimard, 1996, p. 130.
2. Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les juifs. 1. Les Années de persécution (1933-1939), Paris, Seuil, 1997. L’idée
d’une telle entreprise avait été formulée dès le milieu des années 1970, voir Saul Friedländer, « L’extermination des
Juifs d’Europe, pour une histoire globale », in Revue des études juives, C. XXXV (1-3) janvier-septembre 1976, cité
dans Maxime Steinberg, L’Etoile et le fusil. La traque des juifs. 1942-1944, Bruxelles, Vie ouvrière, 1986.
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persécution », entre 1933 et 1939. Dix ans plus tard, voici qu’est publié en anglais le
second volume, Les Années d’extermination, couvrant la période 1939-1945. Sa sortie
a été saluée par un concert immédiat et unanime de louanges. Saul Friedländer s’est
d’ailleurs vu décerner, après Susan Sontag, Fritz Stern, Jürgen Habermas ou Váklav
Havel, le prestigieux Prix de la Paix des libraires allemands : c’était couronner là l’œuvre d’une vie et signifier quelle importance elle occupe dans le paysage intellectuel.
Trente ans : dans les années 1970, Friedländer avait fait un constat et en avait tiré les
conséquences. La persécution des juifs avait donné naissance à deux historiographies
qui ne se recoupaient jamais : il y avait d’une part une histoire racontée du point de
vue des bourreaux, dont Hilberg était le paradigme (quoiqu’il y eût dans son ouvrage
des analyses sur le rôle des conseils juifs, les Judenräte, qui n’ont pas contribué à la
sérénité de son accueil) ; et d’autre part une histoire décrite seulement du point de
vue des victimes juives, comme la pratiquait un courant important de l’historiographie. Ce qu’il fallait, c’était inventer une autre voie pour raconter cette histoire tragique en alternant les différents points de vue, ceux des bourreaux, ceux des victimes
– ou plus exactement encore, en les intégrant, les faisant jouer entre eux, au sein d’un
même récit, d’une unique trame. Ce constat, trente ans plus tard, reste encore d’actualité et le nouveau livre de Friedländer est, une fois encore, la démonstration de la
fécondité d’une approche intégrée.
Nouvelle voie
Cette pluralité des approches – nous y reviendrons – n’est pas la seule singularité de
ce livre, par rapport aux autres synthèses disponibles sur l’extermination des juifs.
Friedländer a choisi de donner une autre réponse au problème auquel ses devanciers
s’étaient également trouvés confrontés. Comment, en effet, organiser le récit à partir
du moment où la mise en œuvre de la « solution finale de la question juive » ne se
limite plus à cette portion déjà gigantesque du continent européen qu’étaient les territoires occupés par l’Allemagne, mais qu’elle déborde, à partir du printemps 1942, sur
tous les pays satellites ou alliés du Reich ? Raul Hilberg, Leni Yahil3 ou encore, mais
dans une moindre mesure, Peter Longerich4 avaient choisi de construire leur récit
suivant une logique essentiellement territoriale : en clair, à partir du moment où la
« solution finale » devenait un phénomène européen, le récit perd son fil conducteur,
devient une succession de chapitres nationaux, chacun décrivant la mise en œuvre
des persécutions dans un pays particulier (quant à Christopher Browning, dont vien3. Leni Yahil, The Holocaust. The Fate of European Jewry. 1932-1945, New York, 1990.
4. Peter Longerich, Politik der Vernichtung. Eine Gesamtdastellung der nationalsozialistischen Judenverfolgung, Munich,
Piper, 1998.
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nent de paraître Les Origines de la solution finale5, il arrête curieusement son récit en
mars 1942, si bien que le problème, évidemment, ne se pose pas). Friedländer, au
contraire, s’est tenu à une structure strictement chronologique : d’ailleurs, si les titres
des trois parties successives sont évocateurs – « Terreur », « Meurtre de masse »,
« Shoah » – et témoignent de la radicalisation progressive de la politique antijuive,
les titres des chapitres, eux, sont de simples intervalles de temps : « juillet 1942-mars
1943 », etc. Sans doute, cela n’a l’air de rien et pourtant, cela change tout. Car l’expérience de la lecture, ce temps dense de la lecture, se trouve redoublé ou comme
épaissi par le temps de l’histoire, celle qui est racontée : le lecteur se trouve emporté
dans un continuum tragique, et pour chaque période, c’est le sort de toutes les communautés juives d’Europe, de la Grèce à la Norvège, de l’URSS à la France, qu’il
embrasse simultanément. Et à ce continuum, ce lecteur ne peut se soustraire, sauf à
fermer le livre : il saura tout, jusqu’à la fin.
C’est cette structure linéaire qui permet également de mieux saisir les flux et les
reflux de l’expression publique de l’antisémitisme, dans les discours de Hitler ou des
principaux dirigeants nazis ou dans la propagande. Suivant les moments, les invectives contre les juifs seront mises en sourdine ou au contraire exacerbées. Dans tous
les cas, Friedländer aborde cette question, à laquelle il porte une attention plus soutenue que cela n’est habituellement le cas6, à partir d’un double postulat. D’une part,
cette parole publique antisémite avait une visée, une fonction, celle de contribuer à
la mobilisation du peuple allemand dans une époque de guerre rapidement totale.
D’autre part et surtout, ces discours exprimaient sans beaucoup de fard ce qui était
au cœur de la politique antijuive : une idéologie à la fois sommaire et raffinée qui faisait des juifs – des juifs sous toutes les formes, « ploutocratiques » ou bolcheviques,
assimilés ou orthodoxes, riches ou pauvres – les responsables de tout : la guerre, le
marché noir, la corruption, les réticences croissantes des pays alliés de l’Allemagne
et les responsables par avance de la possible défaite allemande. En quelques pages
saisissantes, portant sur l’automne 1941, un moment clé dans la radicalisation de
la politique antijuive, Friedländer fait la liste des déclarations haineuses envers les
juifs qui, « torrentielles », se déversent de la bouche du Führer : il semble presque
qu’il ne parle que de ça, c’est une obsession qui est en train de devenir meurtrière,
il en parle ou l’écrit à tout le monde, au peuple allemand dans ses discours publics,
à Himmler ou Heydrich, les grands ordonnateurs de la « solution finale », à ses
convives pour le déjeuner, à d’autres pour le dîner, à ses vieux compagnons de lutte
nationale-socialiste, aux généraux de l’état-major, à Goebbels et Rosenberg, à Pétain,
à Antonescu, au grand Mufti de Jérusalem, à son dentiste même. Le 12 décembre
5. Christopher R. Browning, Les origines de la solution f inale. L’évolution de la politique antijuive des nazis.
Septembre 1939-mars 1942, Paris, Les belles lettres, 2007.
6. Voir cependant Jeffrey Herf, The Jewish Enemy. Nazi Propaganda During World War II and the Holocaust,
Cambridge, Mass., The Belknap Press of Harvard University Press, 2006.
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1941, après l’entrée en guerre des états-Unis, Hitler évoque les juifs à nouveau, dans
un discours secret aux plus hauts responsables du Parti, comme le rapporte Goebbels
dans son Journal : « Pour ce qui concerne la question juive, le Führer est résolu à faire
table rase. Il a prophétisé aux juifs qu’ils subiraient la destruction s’ils provoquaient
encore une guerre mondiale. Cela n’était pas qu’une phrase. La guerre mondiale est
là, la destruction des juifs doit en être la conséquence nécessaire. » Une semaine plus
tard, il revient sur la question lors d’une réunion avec Himmler, qui prit des notes
succinctes. L’une indiquait : « Question juive | à exterminer en tant que partisans ».
À ce moment, le sort des juifs était arrêté : il s’agissait d’un arrêt de mort.
écrire une telle histoire, c’est aussi en proposer un découpage chronologique, un
déroulement probable. Rarement un événement de cette importance aura été l’objet de tant d’incertitudes. En quelques décennies, on est ainsi passé d’un génocide
conçu dès avant la guerre (parfois bien avant la guerre) comme un projet politique
dont la mise en œuvre était inconditionnelle, à une vision beaucoup plus évolutive suivant laquelle de nombreuses étapes – les projets de transplantation totale du
judaïsme européen à Madagascar ou en URSS par exemple – avaient été nécessaires
avant d’arriver, à la fin de l’année 1941 donc, au moment de l’entrée en guerre des
états-Unis, à un projet de meurtre indiscriminé. Ces aléas de l’historiographie, ces
hésitations dans l’interprétation et l’âpreté même des débats, sont en quelque sorte
le contrecoup de la pauvreté singulière des sources : les archives les plus importantes,
celles de l’Office central de sécurité du Reich par exemple, ont été systématiquement
détruites et les responsables les plus importants sont morts ou disparus : Hitler,
Himmler, Heydrich, Müller, le chef de la Gestapo, ou encore Globocnik, qui, responsable des camps de Belzec, Sobibor et Treblinka, avait liquidé en quelques mois un
million et demi de juifs sur les territoires anciennement polonais du Gouvernement
général. Quant aux responsables survivants, le commandant d’Auschwitz Rudolf
Höss, ou Adolf Eichmann, le moins que l’on puisse dire, c’est que leur mémoire,
de manière involontaire ou non, était pour le moins défaillante. La reconstruction
que propose Friedländer, avec une prudence mesurée, de l’évolution de la politique
antijuive nazie est en accord avec les hypothèses qui circulaient de manière de plus
en plus insistante depuis plusieurs années7. L’historiographie semble parvenue, sur
ce point, à maturité, ou si l’on veut à un point de stabilité autour duquel un consensus assez large des historiens se dégage – ce qui signifie cependant a contrario que
cet accord n’est pas total et que certains historiens, comme Browning par exemple,
campent sur des positions relativement différentes. Pour tous, cependant, le rôle de
Hitler est central : en cela, on peut dire que l’opposition classique entre historiens
intentionnalistes et fonctionnalistes (pour lesquels Hitler était un dictateur faible et
7. Outre l’ouvrage de Peter Longerich cité ci-dessus, voir Christian Gerlach, Sur la conférence de Wannsee, Paris, Liana
Levi, 1999 ou encore, de Dieter Pohl, Holocaust, Die Ursachen, das Geschehen, die Folgen, Freiburg in Breisgau, 2000 et
Verfolgung und Massenmord in der NS-Zeit 1933-1945, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003.
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l’extermination un engrenage fatal qui s’alimentait lui-même sans qu’un arbitrage
au plus haut niveau de l’État fût nécessaire) a perdu toute sa pertinence. Les massacres de grande ampleur commis par les Einsatzgruppen durant l’été et l’automne
1941 n’étaient sans doute pas assimilables à un projet d’extermination totale de la
population juive soviétique. Décembre 1941 marque le basculement vers le meurtre
de tous les juifs d’Europe, sans pour autant que les plans eussent déjà été dressés ou
plus encore les préparatifs effectués – Friedländer insiste sur le caractère improvisé
des propositions faites par Heydrich lors de la conférence de Wannsee. C’est au
printemps suivant, entre avril et le début du mois de juin 1942, qu’une accélération
fulgurante se produisit, sous la pression de différents facteurs internes, en particulier
l’attentat contre Heydrich, à la fin du mois de mai. La « solution finale » devint alors
une entreprise européenne devant être mise en œuvre à marche forcée.
Largeur de spectre
Si la compréhension de la machine génocidaire nazie est un élément central et structurant du livre de Friedländer, force est de constater cependant que ce livre ne se
réduit pas à ça, tant s’en faut. Car l’apport de l’historien est justement de n’avoir
pas limité son entreprise aux seuls responsables, à tous les niveaux, de l’entreprise
de persécution. Ce que Friedländer propose, c’est en somme une narration totale
de l’événement. Car la « solution finale » n’était pas une pièce de théâtre macabre
jouée par Hitler et ses comparses dans la pièce close d’un bunker : elle nécessitait
la collaboration de milliers et de milliers d’hommes, la neutralité ou l’assentiment
de populations entières, en Allemagne ou dans les pays occupés ou alliés, l’accord
des gouvernements pro-allemands ou leurs initiatives autonomes ; les victimes se
comptaient par millions, aux quatre coins du continent, et la persécution prenait
toutes les formes, des chicaneries administratives aux ghettoïsations, de la spoliation sauvage ou organisée au port de l’étoile jaune et au travail forcé, de l’insulte
à la déportation et au meurtre ; enfin, le sort des juifs soulevait à des degrés divers
ou, pire encore, ne soulevait pas l’intérêt et l’inquiétude de puissances tierces : le
Vatican, institution supranationale dont l’autorité morale incontestée rend d’autant
plus scandaleux la réserve de Pie XII, les États-Unis et l’Angleterre, les institutions
sionistes de Palestine. Cet enchevêtrement d’actions et de réactions, Friedländer en
rend compte en alternant les points de vue, en variant les échelles, en changeant les
vitesses de narration. Car, en écrivain, il peut relater en quelques lignes l’expérimentation avortée de création d’une réserve juive à Nisko sur la ligne de démarcation
germano-soviétique, en plein cœur de l’ancienne Pologne démantelée, à l’automne
1939, souvent présentée comme une matrice des déportations à venir, mais aussi
réserver trois pages à deux journées : celles du 20 et 21 septembre 1942.
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C’était Yom Kippur, le nouvel an juif, deux journées au cours desquelles, pourraiton dire, il ne se passa rien de remarquable au regard de l’histoire conçue comme
un grand récit : un couvre-feu pour les juifs fut établi à Paris ; comme par un fait
exprès, un dernier convoi quitta Varsovie pour Treblinka, emportant 2 196 juifs, mais
des dizaines de convois et des dizaines de milliers et des dizaines de juifs avaient
été déportés de l’ancienne capitale polonaise au cours des semaines précédentes.
Ces journées, cependant, tous les persécutés, ceux qui n’étaient pas déjà morts, les
avaient vécues et quelques-uns avaient écrit dans leur Journal ce qu’elles avaient été
pour eux. Jacques Biélinki, à Paris, notait que beaucoup de juifs s’étaient rendus à
la synagogue, malgré le couvre-feu. à Varsovie, Abraham Lewin relevait que des
juifs priaient dans sa cour, « déversant leurs attentions vers le Créateur » et Peretz
Oposzynski relevait que la journée était chômée pour faire « croire que la religion
juive est tolérée », que, selon la rumeur, les Allemands avaient quitté le ghetto, ce que
semblait confirmer la mise en œuvre de la dernière « action » par les seuls services
de sécurité juifs. à Kovno, les juifs devaient travailler comme un autre jour, écrivait
Abraham Tory, et malgré l’interdiction de prier en public, on voyait dans la rue des
groupes de juifs récitant leurs prières. à Vilnius, Hermann Kruk avait assisté à la
cérémonie dans le hall du théâtre du ghetto, il y avait un chœur, on commença par
réciter le Kaddish pour les morts, un responsable fit un discours déchirant ; le jeune
Itzhok Rudashevski, 14 ans, n’était pas allé à l’office, il se sentait loin de la religion,
mais l’humeur maussade du ghetto le rattrapait, les gens restaient assis, à pleurer en
pensant au passé. Fonda Redlich, à Theresienstadt, releva qu’un convoi était arrivé
de Berlin : « Ils ont voyagé tout le Yom Kippur. Pourtant, certaines femmes ont
jeûné toute la journée. » Victor Klemperer, à Leipzig, nota que vingt-six vieillards,
les tout derniers, étaient assis dans la maison de la communauté en attendant leur
déportation, le lendemain. Puis il alla voir des amis : on se questionna sur l’au-delà et
ce qu’il advenait du corps, après la mort, on parla du grand pardon, de l’amour que
rien n’oblige à porter à l’ennemi. « Le moral de tous les juifs ici est sans exception le
même : la terrible fin est imminente. Ils vont périr, mais peut-être, probablement, ils
auront le temps de nous exterminer avant. »
Présence
C’est avec ces voix venues du passé que le livre prend une profondeur, une intensité qu’il est rare de trouver dans la littérature historique. Car quel autre historien
aurait l’audace de construire un récit à ce point traversé, transpercé, criblé, troué de
voix : la voix des morts. Par cet exercice de montage, dans ce concert de voix, et pas
uniquement celles des victimes, Friedländer parvient à réincarner, un instant, dans
un éclair, une histoire trop souvent déréalisée, aseptisée par les conventions ordinai-
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res des historiens, leur défiance vis-à-vis de l’émotion, ou de la brutalité, tout aussi
bien. Ce sont les voix des morts, à peu d’exception près. Klemperer a survécu. Mais
Biélinki, Lewin, Oposzynski, Tory, Kruk, Redlich et le petit Rudashevski, comme
des millions d’autres juifs, sont morts : à un moment, au milieu d’une phrase parfois,
leur Journal s’est arrêté. C’est sur l’évocation de ces morts que s’achève d’ailleurs
le livre. Il ne reste plus qu’un paragraphe qui parle des survivants. Et soudain, l’on
comprend qui parle, quelle est cette voix qui rassemble en elle d’autres voix, leur fait
cortège. Car Saul Friedländer n’est pas un historien comme un autre : Les Années
d’extermination est sans doute le dernier grand livre écrit par un rescapé. En 1942,
il avait à peu près le même âge que Rudashevski. Ses parents l’avaient caché dans
une institution catholique où il fut baptisé, mais sauvé. Eux, c’est à Auschwitz qu’ils
moururent. En lisant ce livre, en se remémorant cet autre livre, les Mémoires très
émouvant qu’il avait fait paraître il y a presque trente ans, Quand vient le souvenir8,
le lecteur se demande parfois, dans ses passages où l’histoire qu’il raconte croise
très exactement la sienne, si, par une remarque, par l’emploi soudain de la première
personne, il fera se croiser les deux trames. Et puis non. Dans le dernier paragraphe
non plus, il ne dira pas « je ». Il écrira : « Parmi les quelques centaines de milliers de
juifs qui sont restés en Europe occupée et ont survécu, la plupart ont pris racine dans
de nouveaux environnements, par nécessité ou par choix ; ils ont construit leur vie,
caché résolument leurs cicatrices et ont partagé le sort commun, avec ses joies et ses
peines, de l’expérience quotidienne. Pendant plusieurs décades, c’est entre eux que
beaucoup ont évoqué le passé, derrière les portes fermées, pour ainsi dire ; certains
ont témoigné de temps en temps ; d’autres ont opté pour le silence. Cependant, quel
que soit le chemin qu’ils ont choisi, pour tous, ces années sont restées la période la
plus importante de leur vie. Ils sont piégés en elle : régulièrement, elle les repoussait
en arrière vers une terreur écrasante et, toujours, malgré le passage du temps, elle
portait avec elle la mémoire indélébile des morts. »
Bien sûr, il parle de beaucoup d’autres. Il parle de lui.
Le livre et son auteur
Saul Friedländer : The Years of extermination. Nazi Germany and the Jews. 1939-1945,
New York, HarperCollins, 2007, 870 pages.
8. Saul Friedländer, Quand vient le souvenir. Mémoires d’un enfant juif, Paris, Seuil, 1978, disponible dans la collection Point Seuil.
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