Contre les peintres d`aujourd`hui

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Contre les peintres d`aujourd`hui
« J’avais la plus grande admiration pour Soutine ; je vis chez eux ses meilleures oeuvres et
plus je les vis, plus je me persuadai qu’il était un des seuls peintres sérieux de notre époque et
celui dont l’oeuvre supporterait le mieux la comparaison avec celle des maîtres de
l’Impressionnisme. Je trouvai dans ses toiles une distorsion involontaire, terrible, subie avec
effroi et que tout son effort tentait d’assagir. (Et combien je préfère un homme extrême qui se
contient, se discipline, s’oblige courageusement vers les frontières des achèvements
classiques, à celui qui se force à l’originalité et finit par cela même dans la mode) ; j’y voyais
aussi un amour têtu, amer et mélancolique de l’homme, une compréhension pleine à la fois
de tendresse et de violence de toute la nature: arbres, ciels, animaux, un grand sentiment du
tragique, un sens exceptionnel des couleurs et le goût anxieux du vrai qui l’apparentait (d’un
peu loin peut-être mais quand même, à l’inégalable Rembrandt), c’était de quoi me
passionner pour son oeuvre, et j’étais heureux de pouvoir parler de lui avec les Castaing qui
avaient vendu toute une importante collection de tableaux modernes pour consacrer le capital
à l’achat des peintures de Soutine.
J’ai rencontré deux fois Soutine chez eux. La première il ne m’adressa pas la parole, la
seconde nous échangeâmes quelques mots. Je crus remarquer que mon admiration le gênait,
et je me suis confirmé dans cette opinion lorsque j’ai remarqué après la parution d’un article
où je le louai autant qu’on peut louer (et combien sincèrement) qu’il évitait de me voir quand
il nous arrivait de nous croiser dans Paris.
On me dit que cette attitude était chez lui habituelle et sans doute imposée par quelque force
intérieure plus ou moins consciente, car il en usa de même avec Elie Faure, dont il avait été
l’ami, et qui lui avait consacré un ouvrage extrêmement louangeur.
Les deux fois où je vis Soutine, je fus ému par son regard doux et sauvage. C’était, quand je
le rencontrai un homme de trente-cinq ans peut-être, au teint pâle. Son visage plat de Russe
du Sud était couronné de cheveux noirs lisses et tombants. Il avait, à la fois, de la noblesse et
l’air traqué comme certains fiers animaux des solitudes que les pas de l’homme horrifient,
mais qui ne dérogent ni à leurs lois secrètes, ni à la fierté de leur race. Et c’était bien cela son
caractère. On m’a rapporté que lorsqu’il était encore très jeune, et vivant dans la plus affreuse
misère qui se puisse imaginer, se nourrissant de pain dur, rêvant de deux ou trois francs
comme d’une aubaine, un collectionneur demanda à voir ses toiles : Soutine en apporta une.
— Je ne l’aime pas, dit le collectionneur, mais voici cent francs; vous m’en apporterez une
autre.
Soutine ne daigna même pas baisser les yeux sur le billet de banque.
— Puisque vous ne l’aimez pas! dit-il.
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On ne le revit pas.
Mais à Lèves, où il a peint quelquefois, les habitants stupéfaits l’ont vu à genoux dans le
lavoir suppliant une blanchisseuse de reprendre la pose qu’éreintée elle a quitté; ou courant
les rues derrière son modèle suivi, comme Jean-Jacques, de la racaille des gosses du village
qui jettent des pierres et crient à la chienlit. Que lui importe quand il n’importe que de
peindre.
On lui prête un atelier dans Paris; il y fait porter un grand boeuf écorché pris aux abattoirs,
peint jusqu’à ce que l’odeur l’incommode et part avec trois toiles. Mais il oublie le boeuf
pendu dans l’atelier jusqu’à ce que la puanteur de la charogne ameute le voisinage.
Il s’installe, déménage, ne se plaît nulle part, quitte Paris, y revient, craint le poison, se
nourrit de pâtes, se ruine chez les psychiatres, s’en lasse, économise, court les marchands
pour racheter ses mauvaises toiles de jeunesse. Si l’on refuse de les lui vendre pour un prix
qui lui paraît justifié la rage le prend; il les lacère, les arrache de la cimaise, en envoie une
nouvelle en dédommagement. Il rentre harassé, se met à lire; quelquefois on l’aperçoit le soir
à Montparnasse, assis à ces mêmes terrasses qu’il fréquentait avec Modigliani et riant. Mais
poète triste et descendant de cette race légendaire des peintres maudits dont Rembrandt fut le
plus grand, — légion tantôt obscure, tantôt brillante, où Van Gogh met du pittoresque, Utrillo
de la candeur et Modigliani de la grâce, — Soutine entre mystérieusement et secrètement
dans la gloire. »
Le Sabbat, pp. 256-258
« Soutine à ses commencements avait bien deux choses contre lui: il était slave, il était juif.
Dans l’histoire de l’art on ne connaît pas de très grands peintres slaves (les peintres d’icônes
ne sont guère « peintres » et leur oeuvre ne vaut que pour d’autres raisons), on ne connaît pas
non plus de très grands peintres juifs. Les israélites qui aiment tant la peinture n’ont jamais
été capables d’en faire (il y aurait fort à dire sur cette question de l’amateur opposé au
créateur, sur les tendances qui vont toutes à l’abstrait d’une race que le concret même de la
peinture et de sa matière semble gêner pour produire. Mais cela est hors du sujet présent). »
« L’oeuvre de Soutine, après la guerre, ne contenait que des promesses, mais quelles
promesses pour qui avait l’oeil peintre! Ses paysages et ses portraits de cette époque-là [après
la guerre] étaient sans mesure. On aurait dit qu’il peignait dans un état d’affolement lyrique.
Le sujet (selon l’expression consacrée, mais au pied de la lettre) débordait le cadre. Une si
grande fièvre était en lui qu’elle déformait tout à l’excès. Les maisons quittaient terre, les
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arbres semblaient voler. Il y avait déjà là de profondes qualités de matière. Il n’y avait pas
encore de rigueur.
Avec un tempérament comme le sien, l’appétit de peindre qui le jetait furieusement à sa toile,
les difficultés raciales qui étaient siennes, c’est presque un miracle que Soutine soit devenu le
peintre qu’il est.
Pourtant il est le plus grand peintre d’aujourd’hui, le seul dont l’oeuvre placée près de celle
de Rembrandt supportera d’y être comparée.
Cette ascension incomparable, il faut en chercher les causes dans la compréhension qu’a
Soutine de la matière, dans l’excellente influence que la mesure française a eue sur son
tempérament fougueux, enfin dans ce que nous appelons le génie d’un homme, le feu secret
dont il brûle.
Soutine est un peintre admirable parce que son oeil voit juste, que sa main peint ferme et
grand et que la matière de sa peinture est toute allumée dans l’audace : parce qu’une toile de
lui est austère, riche et lumineuse, parce que sa peinture enfin est chair.
C’est dans l’ordre profane même, la transsubstantiation qui fait la beauté la plus émouvante.
Toute peinture échoue, qui ne peut donner vie à la matière de sa peinture par la
transsubstantiation de ses forces innées dans l’amas, sans cela mort, de ses couleurs. Soutine
le peut : et qui donne ainsi la vie survivra lui-même. »
Contre les peintres d’aujourd’hui, N.R.F., juillet 1934, p. 39.
En 1932, Maurice Sachs écrit un long article sur Soutine qui paraîtra à New York en
décembre de la même année dans Creative Art, dont il envoya une traduction à ses amis
Castaing, développant les rapports chez Soutine entre peinture et judéité :
« Voilà un peintre juif, voilà un peintre slave, voilà un peintre français (…) Il n’y a pas de
peintre sémite (j’entends de grands peintres), Elie Faure, aussi, en faisait la remarque à
propos de Soutine, mais son oeuvre porte en elle toute la passion du grand peuple élu : la
détresse, la finesse, la rage de détruire, mais aussi l’amour de l’humain et la tendresse qui
s’ajoute, et cette profonde perspicacité qui fait l’oeil juif si perçant. Soutine a porté vers
l’Occident chrétien la grande flamme orientale par quoi l’on se souvient toujours que la Cité
d’Israël était en Palestine. Ce que le ghetto natal a versé de son sang ne lui sera jamais retiré:
c’est la souffrance, car à celle de la pauvreté, à celle de la maladie, il faut additionner ici la
souffrance raciale, celle dont on ne se défait jamais. Israël, c’est le malheur qui a de la
chance, le malheur qui a réussi (...) On s’étonne que sa peinture soit « déformée », on
s’étonne qu’elle regorge de sang et de désastres. Mais qu’a donc été sa vie, d’où vient-il
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donc, pour qu’on attende de lui les jeux d’escarpolette aux clairs de lune de Versailles. Non!
Non! C’est la grande fièvre héréditaire, le grand drame d’Israël qui se joue ici. »
Page admirable, dont on se demande quelle est la part, chez Sachs, et toutes proportions
gardées, d’une identification juive à Soutine. Parlant de ce peintre, ce n’est pas pur
mimétisme chez Sachs : il ne fait pas que répéter ce qu’il a lu chez Elie Faure ou Waldemar
George qui écrivirent avant lui sur cet artiste, ou encore les propos de Marcellin Castaing. Il y
a plus : non seulement l’admiration sincère pour les oeuvres de Soutine qu’il a pu voir à
Lèves, mais aussi une compréhension profonde de l’âme Soutine. La judéité du peintre —
souffrance « raciale » (vocabulaire daté de l’époque), sang, désastres, fièvre « héréditaire »
(notion que Sachs affectionne tout particulièrement d’abord pour ce qui concerne son propre
cas), drame enfin — nul doute que Sachs en perçoive ici, de façon privilégiée, toutes les
implications. Car, s’il s’est toujours porté la plus grande aversion, il n’a jamais méprisé,
rejeté le Juif en lui. Pendant la guerre, et jusqu’au service des nazis, on le verra devenir un
lecteur singulièrement passionné de l’Ancien Testament.
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