litterature, sociologie et sociologie de la litterature
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litterature, sociologie et sociologie de la litterature
Florent Champy CNRS – CESTA Paru dans Revue française de sociologie Volume. 41, 2000, n° 2, p. 345-3641, Contact : [email protected] LITTERATURE, SOCIOLOGIE ET SOCIOLOGIE DE LA LITTERATURE A propos de lectures sociologiques de A la Recherche du Temps perdu Peut-on mettre en évidence une théorie sociologique sous-jacente à un texte littéraire ? A partir de l'analyse de trois ouvrages récents proposant des interprétations sociologiques de A la Recherche du Temps perdu, de Proust, l'auteur montre qu'une telle entreprise aurait gagné à être précédée d'une réflexion sur l'écriture littéraire et l'écriture sociologique ainsi que sur les visées de l'écrivain. Cet élargissement des préoccupations de la recherche au romancier (en plus du texte), aurait paradoxalement montré l'intérêt de prendre en compte les enseignements de l'analyse textuelle dans ses composantes stylistique et narratologique, en empêchant de considérer le monde fictionnel proustien comme une réalité et le texte qui nous permet de le connaître comme un simple compte rendu objectif. Plusieurs ouvrages récents s'attachent à présenter Proust comme sociologue, et à expliciter la théorie sociologique dont A la Recherche du Temps perdu serait une traduction ou une illustration (Belloï, 1992 ; Bidou-Zachariasen, 1997 ; Dubois, 1997)1. Cette démarche, appliquée à un auteur de fiction, n'est pas nouvelle. Les descriptions du monde social dues à Balzac, Flaubert et Zola ont été considérées dès la fin du XIXe siècle comme indépassables, alors que, la légitimité de la démarche sociologique ne s'étant pas encore imposée à tous dans l'université, il apparaissait encore pleinement justifié à beaucoup de vouloir faire œuvre de sociologue dans un roman (Lepenies, 1990). Aujourd'hui encore, les lecteurs non sociologues qui considèrent que la lecture de ces auteurs dispense de celle des 1 Je tiens à remercier les membres du comité de rédaction de la Revue française de sociologie, ainsi que Vincent Hecquet et Anne-Marie Thiesse, pour leurs conseils toujours avisés sur la base de versions antérieures de ce travail. 1 ouvrages de sociologie ne sont pas rares2. Enfin, Bourdieu voit en Flaubert un analyste virtuose du champ du pouvoir (Bourdieu, 1992). Proust, en revanche, était resté à l'écart de ce type d'entreprise. Les études littéraires proustiennes, en mettant l'accent sur le caractère intimiste et la finesse psychologique de la Recherche, ont ainsi longtemps présenté Proust comme un auteur réfractaire à l'histoire et à la sociologie telle qu'elle s'est constituée avec Durkheim3. Les sociologues de la littérature se réclamant du marxisme voyaient dans cet auteur bourgeois fasciné par l'aristocratie une victime de l'idéologie de sa classe sociale, et donc un très mauvais sociologue : il y a bien une vision du monde social cohérente chez Proust mais elle est selon eux illusoire, idéologique (Zima, 1973)4. La première réhabilitation du flair sociologique de Proust est due à Vincent Descombes (1987). Philosophe, il se donne comme objectif d'expliciter la philosophie du roman de Proust. Mais cette entreprise le conduit à consacrer un chapitre de son ouvrage à la sociologie du roman, qu'il rapproche de celle de Durkheim, en affirmant que chez Proust “l'individualité historique […] doit être décrite comme le produit d'un travail individuel, soutenu par les institutions, sur un matériau collectif” (p. 19). Ce travail sur la sociologie de Proust est ensuite mis au service d'une explicitation de la conception du sens de la vie véhiculée par la Recherche, Descombes montrant que la vie sociale est un obstacle à la réalisation de soi et justifie le projet qui est celui du narrateur à la fin du roman : l'écriture. 2 C'est ce que semblent attester les déclarations des candidats lors d'épreuves orales de lettres du CAPES, de l'agrégation ou des concours d'entrée dans les Ecoles normales supérieures, si l'on en croit certains examinateurs de ces épreuves. 3 Proust a souvent été présenté comme un admirateur de Tarde, par des auteurs qui voyaient dans les mœurs de salon une illustration de la théorie de l'imitation. 4 Zima applique à La Recherche la “méthode structuraliste-génétique”, théorisée par Goldmann (1964). Si Goldmann mentionne deux courants de pensée appliquant cette méthode, la psychanalyse et le marxisme, sa préférence va sans aucun doute au deuxième : “dans la mesure où la science est un effort pour dégager des relations nécessaires entre les phénomènes, les tentatives de mettre en relation les œuvres culturelles avec les groupes sociaux en tant que sujets créateurs s'avèrent - dans le niveau actuel de nos connaissances - beaucoup plus opératoires que tous les essais de considérer l'individu comme le véritable sujet de la création.” (ibid., p. 343-344) Pour Goldmann et Zima, il va de soi que ces “groupes sociaux” sont pour l'essentiel les classes sociales. La “méthode structuraliste-génétique” consiste donc à chercher dans l'œuvre une construction idéologique cohérente, exprimant la position sociale de l'auteur. Appliquée à La Recherche, elle permet de conclure à une double illusion de son auteur, qui rendrait compte de son incapacité à dépeindre les rapports sociaux de son temps : comme bourgeois, il s'aliène en aspirant à pénêtrer les milieux aristocratiques ; de plus, ce désir est illusoire parce que l'aristocratie a perdu toute importance sociale. La Recherche serait le roman de cette quête doublement illusoire. 2 Les ouvrages de Belloï, de Dubois et de Bidou-Zachariasen sont les premiers à proposer comme but en soi une lecture systématique de la représentation du monde social sous-jacente à la Recherche. Cet intérêt pour Proust peut sans doute s'expliquer par l'importance croissante prise par les études sur les élites sociales en sociologie. Jusqu'à la fin des années 1980, cet objet était resté marginal. Les travaux de Béatrix Le Wita (1988), Monique de Saint-Martin (1993) et Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1989) ont sans doute contribué à permettre que des sociologues s'intéressent à Proust. Livio Belloï, Jacques Dubois et Catherine Bidou-Zachariasen convainquent bien de la finesse du «sens social» dont Proust fait preuve, pour employer une expression utilisée par Dubois : les lectures sociologiques de la Recherche permettent en effet de mettre en valeur des scènes ou des événements dont le caractère illustratif de comportements ou de mécanismes sociaux est réel, qu'il s'agisse à un niveau micro-sociologique de la description des interactions qui se déroulent notamment dans les salons aristocrates et bourgeois ou, macrosociologiquement, des rapports entre ces groupes sociaux et de leur évolution. Ces travaux montrent cependant aussi les difficultés inhérentes à ce type de démarche. Notamment, la comparaison de ces ouvrages et de textes plus anciens fait apparaître la grande diversité des explicitations de la sociologie de Proust, tour à tour présenté comme interactionniste (Belloï), annonciateur de Bourdieu (Dubois), théoricien du changement social proche de Bourdieu et d'Elias (Bidou), disciple de Tarde sceptique à l'égard de l'histoire pour les études proustiennes plus anciennes (Henry, 1983)5, durkheimien enfin pour le philosophe Vincent Descombes. Comment une œuvre, fût-elle littéraire, peut-elle véhiculer en même temps des messages sociologiques difficilement conciliables dans des recherches, notamment parce qu'ils reposent sur des conceptions de l'individu antinomiques ? Quel est l'intérêt des interprétations sociologiques proposées, et quels critères propres à ce type de projet peuvent être utilisés pour évaluer leur pertinence respective ? Pour répondre à ces questions, nous commencerons par présenter les travaux récents consacrés à expliciter la théorie sociologique proustienne. Puis nous nous intéresserons aux différences entre l'écriture sociologique et l'écriture littéraire, afin de montrer à quelles difficultés se heurte 5 Nous ne nous attarderons pas ici sur ces travaux, dont Catherine Bidou-Zachariasen propose une critique convaincante (pp. 171-180). De plus, Belloï se situe explicitement dans leur prolongement (voir pp. 62-63) et la critique que nous ferons de son ouvrage s'appliquerait aisément à l'ensemble de ces travaux d'inspiration tardienne. 3 le projet de construction d'une sociologie à partir d'un texte de fiction et quelles exigences un tel projet de sociologie du roman doit satisfaire pour respecter la spécificité de son objet. LES SOCIOLOGIES PROUSTIENNES Un double choix, commun à Belloï, Bidou et Dubois, facilite la comparaison des ouvrages de ces auteurs. Il s'agit tout d'abord, dans tous ces travaux, d'étudier le monde proustien, c'est-à-dire l'univers social décrit dans la Recherche, de façon immanente, sans référence aux déterminations extérieures, notamment sociologiques ou psychanalytiques, qui pourraient permettre de rendre compte de l'œuvre et des conditions de sa création. Toute référence à la vie de Proust est ainsi bannie de ces ouvrages6, ce qui pose la question de la pertinence de ce type d'approche, purement interne, de l'œuvre : en ne retenant que le texte comme matériau, les auteurs glissent de l'analyse de la fiction à celle de ce qui est considéré comme représentation objective du réel. Ils font ainsi l'économie d'une réflexion dont nous verrons qu'elle est pourtant nécessaire sur le statut de l'auteur de fiction et sur son rapport au réel, qu'il s'agisse de la société ou de la sociologie de son temps. Le deuxième choix permet de préciser le statut qui est implicitement assigné à l'auteur, mais d'une façon qui accentue le problème. Ce choix consiste à privilégier systématiquement le récit sur les éléments de discours théoriques pourtant nombreux dans la Recherche. Pour les trois auteurs dont nous présenterons systématiquement les travaux, la sociologie proustienne doit en effet émerger de la description des personnages et de la narration, et non des développements à visée explicitement théorique qui émaillent le texte. Descombes a été un précurseur et un théoricien cohérent de cette posture, sans pour autant résoudre toutes les difficultés qu'elle soulève. Il montre en effet que Proust romancier est plus intéressant que Proust théoricien, qu'il s'agisse de philosophie ou de sociologie : “La Recherche est un livre philosophiquement instructif par les concepts que le romancier met en œuvre pour penser en 6 Cette démarche est donc à l'opposé du sociologisme de Zima. C'est pourquoi Catherine Bidou se permet une entorse à cette posture, quand elle critique le travail de Zima : il s'agit alors de se situer sur le terrain de ce dernier pour montrer que même en acceptant de confronter la vie et l'œuvre de Proust pour chercher “une homologie entre la structure de l'œuvre et la structure plus vaste de la vision du monde d'un groupe social particulier” auquel l'auteur appartient, son interprétation de La Recherche ne convainc pas (voir Bidou, pp. 187-194). 4 romancier, pour bâtir son histoire” (p. 18) et il cite comme exemples de concepts le prestige, le malentendu, la distinction, l'élection et l'exclusion. “Proust théoricien est résolument hostile à toute compréhension sociologique de la vie humaine. Proust romancier, pour construire ses personnages et ses épisodes, montre un flair sociologique exceptionnel.” (p. 19)7 Ce choix présente l'intérêt d'interdire la pure paraphrase d'un discours théorique, pour obliger à interroger le récit lui-même et à réfléchir sur la portée générale qu'il peut avoir. Il donne aux sociologues une entière liberté de reconstruire la sociologie de Proust comme ils l'entendent. De plus, cette approche est compatible avec le point de vue des études proustiennes, qui présentent Proust comme réfractaire au discours sociologique : en mettant l'accent sur la narration et les descriptions et sur la conception du social qu'elles véhiculent, les interprétations sociologiques de La Recherche ne contredisent pas la critique de la pauvreté des discours théoriques proustiens, mais la dépassent. Mais Proust apparaît alors à la fois comme sociographe de génie et mauvais théoricien, sans que ce choix surprenant ne soit justifié. Au sociologue, donc, de faire le travail de construction de la théorie. Quelles sont les propositions des auteurs qui se sont livrés à cette entreprise ? Proust interactionniste La théorie la plus simple est celle de Belloï (1992), qui s'attache à analyser de façon systématique les scènes de salons proustiennes à la lumière de concepts empruntés à Goffman, présentés dans un lexique en fin de volume, et qui permettent de mettre en évidence la structure des interactions. La “scène” proustienne devient ainsi le lieu de la rencontre entre “équipes” structurées, au sein desquelles Belloï identifie les rôles-clés, d'“équipier”, de “directeur de représentation”, tenus par les personnages du roman. Belloï rend ainsi compte de l'importance du paraître dans la Recherche. L'intérêt du rapprochement qu'il opère entre Proust et Goffman est qu'il permet d'éclairer non seulement le déroulement des interactions, mais leur enjeu. Comme Goffman, Belloï s'intéresse tout particulièrement aux interactions manquées, aux dysphories, aux faux pas, fréquents dans la Recherche, et qui jouent le rôle d'analyseur des règles de l'interaction adéquate. Il montre par exemple avec quelle fréquence le corps est 7 Notamment, Descombes récuse que la Recherche soit la traduction romanesque des thèses philosophiques présentées quelques années auparavant dans Contre Sainte-Beuve : si tel était le cas, comme Proust lui-même le prétend, alors cette philosophie extrêmement naïve ne vaudrait pas qu'on s'y arrête, nous dit Descombes. 5 présenté dans la Recherche comme le support de messages incontrôlés, le paraître révélant l'être à l'insu de la personne. Une comparaison entre Swann et Forcheville, tous deux invités de madame Verdurin, permet de mettre en évidence comment procède l'exclusion des invités n'ayant pas respecté les règles implicites de l'interaction : le groupe n'existe que si ses membres jouent le jeu de la fiction qui le soude - ici le fait que les “fidèles” ne sont jamais ennuyeux chez madame Verdurin - et il ne peut continuer à exister que parce qu'il exclut les individus qui n'aident pas à entretenir cette fiction. Belloï montre ainsi par exemple comment les équipiers doivent relayer l'auteur d'un mot d'esprit pour le faire valoir auprès du public de la représentation, qu'ils constituent eux-mêmes. Belloï convainc aisément du flair sociologique interactionniste de Proust. Il va cependant trop loin quand il prétend sans la moindre prudence que Proust annonce Goffman, et que ce dernier se serait inspiré du premier8. Surtout, et même si tel était le cas, vouloir réduire la Recherche à des descriptions d'interactions oblige l'auteur à simplifier de façon difficilement acceptable le propos de Proust. Ainsi, les distinctions sociales n'ont plus cours : une des idées sous-jacentes au travail de Belloï est que les règles du déroulement des interactions sont les mêmes dans les salons bourgeois et dans les maisons aristocratiques, au mépris d'une structuration de l'espace social qui ne saurait échapper à un lecteur, même assez peu attentif à ces questions, de la Recherche9. 8 Belloï présente à plusieurs reprises Goffman comme le continuateur de Proust ou, pire, Proust comme l'auteur du premier chapitre de La Mise en scène de la vie quotidienne : “Ces multiples convergences incitent à énoncer une proposition un peu curieuse au premier abord : celle que La Mise en scène goffmanienne n'est peut-être que perpétuation de La Recherche dans le champ du savoir, prolongement théorisant, abstrait et formalisé de la leçon proustienne. Pareille conception s'appuierait sur l'hypothèse (déjà posée en début d'ouvrage) d'un espace d'échanges entre la littérature et les sciences humaines, d'un lieu d'intersection entre les deux champs” (p. 141) Cette citation nous semble comporter à la fois une évidence et un contresens. Il est tout d'abord difficilement contestable que la littérature puisse servir de source d'inspiration voire de documentation pour les sociologues. C'est même particulièrement vrai pour Goffman, qui n'hésitait pas à utiliser les sources les plus diverses, notamment de nombreuses œuvres de fiction, comme exemples dans son travail. L'espace d'échanges évoqué par Belloï existe donc bien. Mais cela ne suffit pas à rendre acceptable la présentation, même précautionneuse, de La Mise en scène de la vie quotidienne comme perpétuation de La Recherche : Erving Goffman cite de nombreux auteurs de fiction, qui sans pour autant pouvoir être eux-mêmes considérés comme des auteurs d'une théorie sociologique, lui fournissent des exemples parfois aussi riches que les descriptions proustiennes d'interactions. Il ne semble de plus pas qu'il ait lu Proust. Enfin, la littérature et la sociologie utilisant les mêmes matériaux empruntés à la réalité, les ressemblances peuvent simplement s'expliquer par ces emprunts communs. 9 La structuration forte de l'espace social proustien est évidente pour au moins deux raisons : l'asymétrie de l'accès aux scènes, les bourgeois n'étant pas admis dans les maisons de l'aristocratie, où ils désirent ardemment se rendre, et les valeurs différentes présentes dans ces milieux, au mérite social (holiste) qui a cours chez les nobles répondant le mérite individuel 6 De même Belloï nie-t-il toute dimension temporelle du récit proustien, qu'il réduit à une série de scènes dont chacune doit être lue et étudiée pour elle-même. Pour justifier cette deuxième simplification, Belloï s'appuie sur les études littéraires qui nient le caractère continu du temps dans l'œuvre de Proust, et sur un passage de la Recherche souvent cité par ces études (Genette, 1966), où l'auteur décrit le temps historique comme une succession d'états qu'il assimile aux figures qui apparaissent les unes à la suite des autres quand on tourne un kaléidoscope. Mais dire que le temps n'est pas continu n'oblige en rien à nier la temporalité des événements proustiens, dont l'ordre au moins n'est pas indifférent. Comme nous allons le voir, cette simplification n'est pas plus satisfaisante que la précédente. Proust théoricien du changement social L'intérêt du travail de Catherine Bidou (1997) est d'intégrer la dimension goffmanienne de la recherche, tout en rétablissant ces deux dimensions oubliées par Belloï : la structuration de la vie sociale autour de grands groupes qui ne peuvent être confondus et la temporalité du récit. Nous verrons qu'elle se propose de plus d'expliciter la conception des rapports entre individu et société sous-jacente à la Recherche. Les développements consacrés aux interactions, à la structure sociale et au changement social sont rigoureusement articulés par un double emboîtement : dans un premier temps, l'analyse systématique des scènes de salon, notamment chez Sidonie Verdurin et chez Oriane de Guermantes, permet à Catherine Bidou de mettre en évidence des différences entre l'aristocratie et la bourgeoisie, structurantes de l'espace social. En début de roman, c'est-à-dire vers 1880, une “distance sidérale” (p. 23) sépare en effet le Faubourg Saint-Germain, rive gauche, où Oriane est la “figure dominante d'une aristocratie à son zénith”, du tout petit salon des Verdurin, qui se réunit rive droite, rue de Montalivet. Non seulement la différence de prestige oppose les deux lieux, le second n'ayant encore d'existence sociale que pour les habitués qui le fréquentent, mais Catherine Bidou-Zachariasen montre bien que les ressources et les comportements valorisés dans les deux milieux ne sont pas les mêmes. Pour constituer son salon, Sidonie Verdurin, que Catherine Bidou présente comme la représentante “métaphorique” (p. 18) de la bourgeoisie dans le valorisé par les bourgeois. Nous reviendrons sur cette opposition, déjà présente chez Vincent Descombes, à propos de l'ouvrage de Catherine Bidou-Zachariasen. 7 roman10, fait trois choix qui s'écartent de la logique de la sociabilité aristocratique, que d'ailleurs elle connaît mal : elle s'entoure d'intellectuels, affiche des goûts d'avant-garde, artistiquement et politiquement11, et s'affranchit de tout lien avec sa famille, qui pourrait constituer un handicap dans son entreprise d'ascension sociale. Dans les “maisons aristocratiques”, à l'inverse, la naissance prime dans le choix des invités, d'où l'importance des relations familiales. Les intellectuels sont donc absents : le principal point faible de l'aristocratie est ainsi la culture, puisque même Oriane de Guermantes, plus moderne et audacieuse que les autres membres de son groupe social, en est encore en musique à Chopin, mort depuis plus de trente ans, et ne comprend rien à Wagner. L'asymétrie entre les deux groupes sociaux est donc nette. Catherine Bidou présente le monde aristocratique comme “holiste” (seul y compte l'appartenance sociale, donnée dès la naissance), tandis que la logique bourgeoise est “individualiste”, la place des individus dépendant de leur mérite respectif12. L'habileté de Sidonie Verdurin consiste donc à élaborer une stratégie moderne, que la noblesse ne peut comprendre, au lieu de singer cette dernière. Cette stratégie aboutit en quelques décennies à l'abolition des frontières entre les deux mondes sociaux auparavant imperméables, ce qui illustre la théorie du changement social, dernier étage de l'interprétation par Catherine Bidou de la Recherche. L'aristocratie, inaccessible au début du roman (vers 1880) est en effet noyautée par la bourgeoisie par le double jeu des alliances (madame Verdurin elle-même est devenue princesse de Guermantes) et de l'ouverture des salons, qui 10 Plus rigoureusement, il s'agit en fait d'une représentante métonymique, terme que nous emploierons désormais. 11 Les artistes tiennent une place essentielle dans la Recherche, et notamment dans le salon Verdurin, où sont notamment reçus le peintre Elstir, le poète Bergotte et le musicien Morel. Ces personnages, obscurs en début de roman, accéderont à la consécration avant la première guerre mondiale. Politiquement, la modernité de Sidonie Verdurin s'exprime par ses prises de position précocement et résolument dreyfusardes. 12 Cette opposition est bien entendu une simplification : Catherine Bidou montre ainsi par exemple qu'Oriane de Guermantes a aussi une stratégie, qui en fait cependant un personnage exceptionnel à l'intérieur de son groupe social. Vincent Descombes avait déjà proposé une interprétation de la sociologie proustienne centrée sur la sociabilité de salon, et où les différences sociales ont une importance capitale : la “théorie des invitations” (Descombes, p. 202). Il opposait ainsi la logique familiale, holiste, traditionnelle de l'aristocratie à la logique extra-familiale, individualiste, à la fois égalitariste et méritocratique du salon bourgeois, composé par la maîtresse de maison comme on compose un tableau, selon une esthétique de l'originalité. Ainsi étaient analysés des mécanismes d'élection et d'exclusion, d'engagements personnels et d'obligations familiales. 8 aboutit à la plus grande confusion au lendemain de la première guerre mondiale. La Recherche est donc présentée in fine comme le roman de la montée de la bourgeoisie au détriment de la noblesse, de la fin d'un monde archaïque et de l'entrée dans la modernité13. Deux arguments majeurs sont livrés à l'appui de cette interprétation du roman de Proust. Le premier repose sur la comparaison des états du monde social, et plus précisément des relations entre bourgeoisie et noblesse, de dix ans en dix ans environ. A chaque passage d'un état au suivant, le mur qui sépare les groupes sociaux s'est un peu plus fissuré. Si on s'en tient aux états extrêmes, on est passé d'une parfaite imperméabilité à une confusion des milieux. Faute de confrontations avec des travaux d'histoire sociale de cette période (1880-1920), le lecteur ne sait pas bien si les changements mis en scène par Proust et analysés par Catherine Bidou correspondent bien aux évolutions sociales de cette époque, ou s'ils ne renvoient pas plutôt à la prise de conscience tardive de changements qui se seraient opérés plus précocement au cours du XIXe siècle14. La comparaison des états successifs du monde proustien convainc en revanche aisément de l'intérêt qu'il y a à rendre au roman sa dimension temporelle15. Le deuxième argument présente plus de difficultés. Il consiste à comparer cette fois-ci, toujours aux dates des principales scènes de salons, la façon dont les deux mondes, aristocratique et bourgeois, sont décrits par l'auteur. Ainsi Catherine Bidou montre-t-elle que les descriptions initiales du salon Verdurin sont particulièrement peu flatteuses puisque le petit nombre de fidèles, la bêtise des plaisanteries, le peu de maîtrise des codes sociaux y sont stigmatisés. A l'inverse, le salon d'Oriane de Guermantes est présenté comme brillant, l'aura de la maîtresse de maison est souligné. A la fin du roman, non seulement les deux milieux se confondent désormais pour une large part, mais la pertinence des choix esthétiques et politiques de Madame Verdurin apparaît comme éclatante en 13 Un autre personnage joue un rôle central à côté de Sidonie Verdurin, pour rendre compte de l'ouverture des frontières entre aristocratie et bourgeoisie : le baron de Charlus, qui se situe au sommet de la hiérarchie aristocratique, est plus que tout autre attaché à cette hiérarchie, et provoque cependant la rencontre des deux groupes sociaux chez Madame Verdurin, sans se douter des conséquences de son comportement. Nous reviendrons sur ce personnage quand nous nous interrogerons sur la question de la représentativité des personnages dans le roman. 14 Cette ambiguïté nous semble consubstantielle à l'absence d'interrogation sur le statut de l'auteur de la fiction et sur son rapport au réel. 15 La construction de l'ouvrage de Catherine Bidou, par coupes successives, est tout à fait respectueuse de la structure du temps proustien comme succession d'états. L'auteur cite d'ailleurs aussi l'image du kaléidoscope. 9 regard de la faiblesse culturelle et de l'incapacité à évoluer des membres de l'aristocratie. Cet argument ne convainc pas. Si certains indicateurs des états successifs du monde proustien sont facilement identifiables, les jugements successifs portés sur le monde par Proust le sont bien plus difficilement. La comparaison de ces jugements repose en effet sur l'hypothèse d'un point de vue sinon objectif, au moins unique et invariant. Or non seulement l'objectivité n'est pas une valeur associée au projet littéraire, mais le point de vue grâce auquel le lecteur découvre l'univers proustien varie fortement. L'histoire nous est racontée principalement par Marcel, narrateur «intradiégétique», c'est-à-dire qui fait lui-même partie de cette histoire, et dont le regard se modifie16. Son vieillissement et sa découverte du monde suffisent à rendre compte du changement de ton que Catherine Bidou souligne entre le début et la fin du roman, dans les descriptions respectives de la bourgeoisie et de l'aristocratie. De plus, les changements de focalisation abondent, le point de vue d'autres personnages du roman étant assez souvent mobilisé pour nous éclairer sur les événements et les personnages. Un des intérêts littéraires majeurs de la Recherche réside d'ailleurs sans doute dans la façon dont ces changements de point de vue narratif déstabilisent le lecteur. En 1880, si les jugements sur le petit salon de Sidonie Verdurin sont sévères, c'est sans doute que l'observateur délégué par Proust est alors Swann, homme à la fois très au fait des usages du monde et suffisamment fasciné par l'aristocratie pour juger sévérement les bourgeois qui ne connaissent pas ces usages. Un peu plus tard, l'observateur est le jeune Marcel, tout aussi fasciné par l'aristocratie et même amoureux d'Oriane, mais moins au fait des usages du monde et donc moins sévère que Swann à l'égard de la bourgeoisie. En fin de roman, Marcel a perdu ses illusions sur l'aristocratie. Il la regarde plus sévérement et se trouve par contrecoup porté à plus d'indulgence à l'égard de la bourgeoisie17. L'évolution du regard porté sur les classes sociales à travers les scènes de salon peut ainsi s'interprêter comme un des éléments essentiels de la Recherche en tant que roman d'apprentissage. C'est la thèse de Gilles Deleuze (1979) : le 16 La notion de narrateur intradiégétique est due à Gérard Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, coll. «Poétique», 1972. 17 Une lecture attentive de ces scènes montre que les personnages ont en fait les mêmes qualités et les mêmes défauts d'un bout à l'autre du roman. Ainsi par exemple, le docteur Cottard, fidèle entre les fidèles du salon Verdurin, est toujours à la fois un docteur de très grand talent (même si ce talent n'est socialement reconnu que tardivement) et un imbécile dépourvu d'humour et de personnalité (Barthes, 1980 ; Bayard, 1998) (voir note 20).16 10 narrateur, qui traverse le roman comme un monde de signes qu'il apprend à déchiffrer, cesse peu à peu d'être dupé par les catégories qui structurent l'univers social. Un des enseignements sociologique du roman serait alors la mise en cause des taxinomies, qui rendrait alors illusoire toute volonté de construction d'une interprétation sociologique. Cette évolution du regard du narrateur intradiégétique serait de plus d'autant plus importante que la perte de ses illusions sur le monde constituerait une des conditions préalables à l'émergence de son projet d'écriture (Descombes, 1987). En lisant la Recherche comme un roman dont le thème central est la création artistique, on est amené à relativiser l'importance des évolutions des classes sociales : Proust consacre de nombreuses pages à les étudier, le flair sociologique dont il fait preuve pour en rendre compte est incontestable, mais elles sont sans doute en elle-mêmes moins importantes que le projet artistique auquel la prise de conscience de leur vanité permet d'émerger. Nous reviendrons sur le problème posé par les évolutions du narrateur quand nous nous interrogerons sur la spécificité du texte littéraire comme objet d'analyse sociologique, et sur la nécessité d'articuler la sociologie et une approche narratologique du roman. Les deux principales références théoriques sous-jacentes au travail de Catherine Bidou sont Norbert Elias, fréquemment cité, et Pierre Bourdieu, moins souvent cité mais plus important18. La référence à Pierre Bourdieu se justifie par l'importance accordée aux classes sociales, à la dimension symbolique des rapports entre ces classes et à leur devenir. Norbert Elias est cité non pas pour sa théorie du changement social, ni même pour son étude de l'aristocratie dans La Société de Cour, mais pour sa conception des rapports entre l'individuel et le collectif (Elias, 1991). Une des thèses de Catherine Bidou est en effet que groupe social et individu sont pensés par Proust comme indissociables l'un de l'autre sur le long terme. Ainsi le destin des individus, analysé à travers les cas d'ascension ou de «descension» sociale, est-il dans le même temps celui d'un groupe : “on peut considérer la trajectoire de Madame Verdurin, bien qu'elle ait volontairement rompu avec son groupe social d'origine, comme celle de sa lignée qui avec elle était parvenue à un autre «âge social».” (Bidou, 1998, p. 306). Pour étayer sa thèse, Catherine Bidou s'appuie sur la notion proustienne de “génie de 18 Lors d'une séance de Lire les sciences sociales consacrée à son ouvrage et à celui de Jacques Dubois le 16 mars 1999 à l'Iresco, Catherine Bidou s'est expliquée de la parcimonie avec laquelle elle cite Bourdieu, en disant ne pas avoir voulu risquer d'écraser le roman par la référence systématique à une théorie donnée. La théorie de Bourdieu, chassée ainsi par la porte, est revenue à plusieurs reprises par la fenêtre. 11 la famille”, qui désigne la capacité des membres de l'aristocratie à adopter inconsciemment un comportement socialement adapté à leur position sociale. Ce génie a une fonction importante de reproduction : “le génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future”. A ce titre, le «génie de la famille» peut être rapproché du concept d'habitus. Mais il a aussi un caractère opératoire pour aborder le changement : le déclin de l'aristocratie s'explique pour une large part par le décalage croissant entre le comportement que le «génie de la famille» dicte à ses membres, et le monde dans lequel ils vivent. La référence à Norbert Elias est d'autant plus pertinente qu'il s'est lui-même beaucoup intéressé aux décalages temporels entre les habitus individuels et les configurations sociales, et aux conséquences de ces décalages. Il montre ainsi par exemple que Mozart est en avance sur son temps dans son désir d'émancipation par rapport aux cours où les artistes bourgeois ont encore le statut de serviteurs du Prince (Elias, 1992). Cette avance est présentée par Elias à la fois comme une des conditions de son génie et comme une des explications de son échec à se trouver un public viennois, qui précède sa mort, désespéré, à 36 ans. Le rapprochement entre Proust et Elias paraît donc pertinent, tant qu'on considère les personnages du roman comme des individus. Cette analyse présente cependant une difficulté, dès qu'elle est confrontée avec un des présupposés du travail de Catherine Bidou. Nous avons vu que cette dernière considère les deux principaux personnages de son analyse comme des représentants métonymiques de leur groupe d'appartenance. Dès lors, comment étudier les rapports entre Madame Verdurin ou Oriane de Guermantes et leurs groupes d'appartenance respectifs, si elles se confondent avec eux ? Chez Elias, à aucun moment l'individu et le groupe ne sont confondus : ils sont pensés comme indissociables (l'individu est social et le groupe est constitué d'individus ; l'habitus est à la fois une caractéristique des individus et de la configuration dans laquelle ils évoluent), mais comme le sont les deux faces d'une même pièce de monnaie, qui ne vont pas l'une sans l'autre mais ne se confondent pas non plus19. Ce problème particulièrement difficile ne relève pas de la sociologie. Il se pose parce que nous avons affaire à un roman : jamais hors d'une fiction un individu n'est une métonymie. Nous verrons que, comme la question des changements de focalisation d'un passage à l'autre de la Recherche, ce statut 19 L'image de la pièce de monnaie est d'Elias lui-même (1991). 12 ambigu du personnage du roman oblige à s'interroger sur les rapports entre sociologie et analyse textuelle dans le travail d'élaboration d'une sociologie du roman. Personnage de roman et sens du social chez Proust L'intérêt de l'ouvrage de Jacques Dubois est d'être parti de cette difficulté (Dubois, 1997). Il introduit en effet des considérations empruntées à l'analyse du texte, pour mettre en évidence le rôle d'analyseur social du personnage d'Albertine. Dans la Recherche, Albertine a une place tout à fait particulière, bien analysée d'entrée de jeu par Dubois : “Elle survient dans un roman où elle n'était pas attendue et qui, de toute façon, n'était pas son genre. Elle va ensuite y prendre une place sans proportion avec sa vocation première. Très présente, elle quittera pourtant la scène avant la fin. Mais le vaste intermède que constituent ses amours avec le héros et qui découpe cette énorme enclave dans A la Recherche du Temps perdu lui aura suffi pour infléchir le court des choses, faire que son image irradie sur une large partie de la fiction et, mieux encore, incite le narrateur à revoir les conceptions et croyances qui ont été les siennes jusque-là.” (p. 11) Albertine est en effet bien un personnage marginal : l'argument général de la Recherche serait peu ou pas du tout modifié si on supprimait les passages où ce personnage intervient. Albertine n'entretient pas de rapports directs avec les personnages importants du roman, en dehors du narrateur. Ces rapports avec lui sont d'ailleurs concentrés, comme le note Dubois, dans une digression de deux tomes (La prisonnière et Albertine disparue)20. Mais dans le même temps, l'importance même de cette enclave conduit à s'interroger sur le statut de ce personnage dans le roman. Jacques Dubois s'attache à mettre en évidence tout ce qui fait d'Albertine un personnage inclassable, et qui pour cette raison brouille les catégories du roman. Proust ne dit jamais clairement à quelle classe sociale elle appartient : il livre seulement des hypothèses contradictoires. Elle est bisexuelle. Son âge est luimême incertain. De plus, la façon dont elle apparaît dans le texte contrarie la logique narrative du roman. Par ses ambiguïtés et par sa position à la fois marginale et essentielle, Albertine remplit d'après Dubois une fontion de révélateur du “sens social” dont Proust fait preuve. 20 Albertine intervient aussi, mais de façon moins importante, dans d'autres passages de La Recherche, et notamment dans A l'Ombre des jeunes filles en fleurs. 13 Un des apports du texte de Dubois concerne donc l'explicitation de ce “sens social”. Comme Catherine Bidou, Jacques Dubois situe Proust du côté des durkheimiens et de Bourdieu. Mais contrairement à cette dernière, il ne propose aucune construction théorique systématique, semblant même récuser cette démarche : “Proust a le sens du social comme on a le sens de l'humour. Sans rien de forcé ou de systématique.” (p. 189)21 Il se contente donc de mettre en évidence la façon dont, dans le roman, le social s'impose aux individus : le sens du social de Proust est pour une large part le sens de l'extériorité et de la contrainte qui caractérisent de nombreux actes attribuables à des personnes, qui agissent en tant que membres d'un groupe social : la noblesse, la bourgeoisie, ou telle ou telle famille. Dubois s'intéresse ainsi aux usages du corps, à la conversation, aux goûts alimentaires, notamment tels qu'ils sont présentés dans les passages du roman où Proust abandonne la narration pour des explications en cascade d'une incongruité de langage ou d'une habitude vestimentaire22. Pour Dubois, il est clair que Proust est un déterministe holiste : l'influence des comportements individuels sur les structures sociales l'intéresse à l'inverse peu. Le travail de Dubois met bien en évidence la signification sociale de certains faits dans l'œuvre de Proust, mais il laisse le lecteur insatisfait sur ce qui était son projet initial, faute d'explorer de façon assez systématique le rapport entre le sens du social et le personnage d'Albertine. L'ouvrage manque ainsi d'unité, les deux thèmes qu'il explore ne se rencontrant que de façon incidente. Ainsi, si l'idée de départ (prendre un personnage comme analyseur social) est très stimulante, la 21 Barthes avait déjà développé ce thème du caractère réfractaire à toute systématisation des intuitions sociologiques de Proust (Barthes, 1980), sur la base d'une analyse des “inversions” qui émaillent le discours proustien, où un même objet est successivement présenté selon deux points de vu “antipathiques”. Barthes montre que ce renversement “structure le devenir même des principaux personnages, soumis à des élévations et à des chutes «exactes»” (p. 37) : le docteur Cottard est un très grand savant et un imbécile, Charlus chute, Madame Verdurin s'élève, Swann et sa maîtresse Odette ont eux-aussi des statuts ambigus, etc. L'intérêt du travail de Barthes est de proposer une direction de recherche pour lier cette impossibilité de systématiser la sociologie de Proust avec l'analyse stylistique, en montrant comment les métaphores provoquent un va et vient ininterrompu entre des essences en apparence contradictoires. Bayard montre de même que la façon de décrire empêche de figer les personnages : “ils ne s'immobilisent jamais dans une représentation stable” (Bayard, 1998, p. 38). 22 Cette attention portée aux explications en cascade ne contredit pas le choix de partir des éléments de récit plutôt que du discours théorique proustien : ces explications concernent en général un élément singulier du récit, et ne constituent pas des propositions théoriques, même si elles donnent un point de départ pour en élaborer. Il s'agit seulement de comprendre pourquoi, dans telle ou telle situation, un personnage s'est comporté d'une façon donnée. 14 façon dont la présence de ce personnage dans le roman en modifie la signification sociale ou sociologique reste à étudier. Il nous semble de plus que cette étude serait plus intéressante à propos du narrateur qu'à propos d'Albertine : il est présent du début à la fin du texte, à l'exception du petit volume Un amour de Swann, et le monde fictif proustien auquel les sociologues ont accordé tant d'attention est connu essentiellement à travers son regard. Pour employer un vocabulaire plus sociologique, nous pouvons dire que le narrateur fait l'essentiel du travail ethnographique, et que le sociologue qui se propose de construire une interprétation à partir du matériau recueilli doit s'interroger sur la qualité et notamment sur l'objectivité du travail de cet enquêteur qui lui est imposé. Figures de l'individu et du temps dans les sociologies du roman Les travaux que nous venons de présenter apparaissent d'autant moins facilement compatibles qu'ils reposent sur des conceptions de l'individu et du temps très différentes. Pour Livio Belloï, proche de Tarde et de Goffman, le personnage proustien est dépourvu d'attributs de classe signifiants, et même de tout passé, pour n'être qu'un rôle dans l'interaction, au sein d'une “équipe”. Pour Catherine Bidou à l'inverse, cette appartenance de classe est essentielle, comme elle l'est de façon générale dans les sociologies déterministes, au point que certains personnages puissent être considérés comme des représentants métonymiques de leur groupe social d'origine. Quand l'individu entre dans l'interaction, il est donc déjà riche de sa socialisation initiale, de problèmes économiques et de ressources diverses, de valeurs et de compétences culturelles23. Pour Jacques Dubois enfin, les personnages de roman sont d'une part des éléments narratifs et d'autre part, en termes plus sociologiques, des héritiers qui, par leurs moindres faits, gestes et paroles, actualisent ce qu'ils ont reçu de leurs ancêtres et des groupes qu'ils ont fréquentés. 23 Cette perspective holiste n'empêche pas Catherine Bidou de montrer que les comportements individuels peuvent contribuer à modifier le destin des groupes sociaux : nous l'avons vu avec la stratégie de Madame Verdurin, qui débouche sur son mariage avec le Prince de Guermantes et contribue ainsi à abolir les frontières entre groupes sociaux étanches, et à propos du comportement de Charlus, qui contribue à la chute de son clan, puisqu'il provoque la première rencontre entre l'aristocratie et la noblesse, à la suite de laquelle la frontière entre les deux groupes disparaîtra (voir note 12). Nous reviendrons sur les difficultés que pose la coexistence dans la même théorie d'une étude des conséquences sociales de comportements individuels d'une part, et d'une présentation des individus comme représentants métonymiques de leur groupe d'appartenance d'autre part. 15 Les conceptions du temps du roman sont elles aussi hétérogènes : pour Belloï, le temps du roman est celui de l'interaction, où se succèdent la préparation, la représentation et le commentaire. Cette conception suppose de prendre une grande liberté avec la structure générale de l'œuvre : pour un peu, la Recherche telle que Belloï l'analyse aurait pu être un recueil de nouvelles. Pour Catherine Bidou en revanche, l'histoire est présente dans le roman, à travers l'Affaire Dreyfus et la première guerre mondiale, dont le rôle dans les évolutions des personnages et des configurations est fortement souligné. La pertinence d'une sociologie du roman La diversité des sociologues auxquels se sont référés les commentateurs de Proust, si elle atteste de la richesse de l'univers du roman, pose aussi la question de la validité respective de ces interprétations. Même deux auteurs proches de Bourdieu, Catherine Bidou et Jacques Dubois, proposent des interprétations très différentes de la Recherche. Alors que celle de Catherine Bidou est très construite, le travail de Jacques Dubois exclut toute systématisation. Les raisons de considérer une interprétation comme plus pertinente que les autres peuvent être de deux ordres. Un premier ensemble relève de ce qui, de façon générale, fait la qualité d'une recherche sociologique : la cohérence de l'interprétation et sa vérifiabilité. Le second, plus intéressant pour notre propos, tient à la prise en compte de la spécificité de l'objet littéraire. Toute interprétation d'une œuvre par essence inépuisable suppose de sélectionner les éléments du texte qui serviront de matériau pour appuyer la démonstration. Ainsi, les passages auxquels les différents auteurs renvoient ne sont pas les mêmes : Livio Belloï et Catherine Bidou s'intéressent aux scènes de salon, alors que Jacques Dubois ne présente pas de principe systématique de sélection. A partir des mêmes passages, Belloï et Bidou retiennent des informations différentes : Belloï s'attarde surtout sur les personnages secondaires, afin de montrer quels rôles ils jouent dans l'interaction. Catherine Bidou centre en revanche ses observations sur Sidonie Verdurin et Oriane de Guermantes, dont le devenir concerne certes leurs classes sociales respectives dans leur ensemble. Dubois enfin met bien entendu Albertine au centre de son travail, sans se priver pour autant de citer d'autres personnages de la Recherche. D'un point de vue exclusivement sociologique, la théorie proposée par Catherine Bidou est de loin la plus convaincante, grâce à la finesse de l'articulation entre micro-sociologie des interactions, sociologie structuraliste des 16 classes et analyse du changement. Une seule construction, très cohérente, permet d'analyser une part importante de la complexité du monde proustien et notamment le devenir de nombreux personnages, sans qu'il soit nécessaire de recourir à des interprétations ad hoc. L'analyse de contenu de passages riches, rigoureusement circonscrits et donc facilement identifiables rend de plus les analyses de Catherine Bidou vérifiables. A l'inverse, Livio Belloï appauvrit considérablement les scènes auxquelles il se réfère et Jacques Dubois puise des exemples en fonction des besoins de la démonstration, sans principe explicite de sélection. Il est dès lors aisé de comprendre pourquoi l'ouvrage de Catherine Bidou est particulièrement séduisant : il combine la force de persuasion du texte littéraire, grâce aux citations et aux résumés de scènes du roman qui produisent un “effet de réel”, avec la rigueur d'une construction théorique efficace. Le travail sociologique tire ainsi profit de l'expressivité littéraire des passages du roman qu'il cite ou auxquels il renvoie. De là vient l'importance de la référence au regard plus ou moins critique du narrateur sur les salons : la description cruelle (en debout de roman) ou indulgente (en fin de roman) du salon Verdurin (par exemple) est plus «parlante» que la mention des ascensions et descensions sociales subies par les uns et les autres, à laquelle Catherine Bidou s'est aussi livrée. La force de conviction du travail sociologique repose ainsi sur un raccourci propre à la littérature, mis en évidence par Jean-Claude Passeron : “il suffit à un texte narratif de facture réaliste de réussir son effet sociographique […] pour obtenir de facto le tout de l'effet sociologique, c'est-à-dire l'interprétation par le lecteur de tout ce que le roman dit du monde auquel il se réfère comme image vraie, typique, représentative de la figure du monde réel.” (Passeron, 1991, p. 211) Reste à s'interroger sur la validité de ce raccourci, ce qui pose la question de la place de l'analyse textuelle dans le travail sociologique. ECRITURE LITTERAIRE, ECRITURE SOCIOLOGIQUE ET ANALYSE TEXTUELLE L'entreprise d'explicitation d'une sociologie sous-jacente à une œuvre littéraire présente des difficultés inhérentes à la nature du matériau utilisé. L'auteur d'un texte littéraire peut se permettre des incohérences. Il peut aussi donner une place importante à des personnages pittoresques donc peu représentatifs des groupes dont ils sont issus (Passeron, 1991 et 1994). Le sociologue doit à l'inverse être cohérent et clarifier le rôle que les références aux 17 individus jouent dans sa démonstration, tant la théorie anthropologique sousjacente au travail sociologique est un point discriminant entre les théories. Tout exemple emprunté à la vie d'un individu pose la question de sa représentativité, ce qui complique singulièrement l'utilisation sociologique d'un matériel littéraire où cette exigence n'a pas à être respectée. Individu et personnage de roman Dans le cas de la Recherche, le baron de Charlus illustre particulièrement bien cette difficulté. Comme Albertine, il a une fonction de brouillage des catégories du roman. Charlus combine essentiellement deux traits : il est au sommet de la hiérarchie aristocratique, qu'il connait mieux que quiconque et pour laquelle il joue le rôle de gardien du temple ; il est homosexuel, attiré par de jeunes hommes du peuple ou de la bourgeoisie, et incapable de contrôler ses pulsions. A la fin du roman, Charlus a chuté, il est physiquement et socialement dégradé24, et il a de plus contribué à la fin du monde qu'il semblait incarner, la très haute noblesse. Comme Catherine Bidou le montre bien, le point d'inflexion de cette chute à la fois individuelle et collective se situe en effet autour de deux scènes où, successivement, Charlus pénêtre dans le mauvais lieu que constitue pour lui le salon de Madame Verdurin à la Raspelière, afin d'y suivre le musicien Morel dont il est amoureux, puis invite l'ensemble du Faubourg Saint-Germain chez la même Madame Verdurin, cette fois-ci à Paris, lors d'un concert destiné à lancer son protégé dans le monde. La rencontre de la noblesse et de la bourgeoisie aura une conséquence que le baron, aveuglé d'amour, ne peut soupçonner : la confusion des deux mondes, symbolisée par le mariage de madame Verdurin avec le Prince de Guermantes25. Les relations de cause à effet entre des éléments de registres différents (la sexualité du personnage, des rencontres socialement improbables et des évolutions structurelles irréversibles) sont claires. Mais l'interprétation générale que l'on peut donner de ces enchaînements est en revanche incertaine. Si Charlus ne représente que lui, le bouleversement du monde social qu'il provoque peut être considéré comme un accident : il devient vain de chercher à dégager la 24 Dans Le Temps retrouvé, Charlus est aveugle et se déplace en fauteuil roulant. 25 Ce mariage fait entrer la bourgeoise qui avait le plus souffert de la séparation des mondes bourgeois et aristocratique au cœur de ce dernier. Il est de plus servi par un effet littéraire qui atteste de son importance dans le roman : pendant plusieurs pages de narration d'une réception chez la nouvelle Princesse de Guermantes, cette dernière est simplement nommée “Princesse de Guermantes”, le lecteur ne comprenant que tardivement qu'il s'agit de Madame Verdurin. 18 conception du changement social sous-jacente à la présentation de ce cataclysme. Le roman de Proust pourrait alors illustrer et annoncer la théorie du chaos aussi bien que n'importe quelle sociologie. Si en revanche Charlus est considéré comme représentatif de l'aristocratie - et son caractère de personnage emblématique nous y incite - il conviendrait de s'interroger sur les rapports entre son homosexualité, la force de ses pulsions animales, et son comportement en société, dont les conséquences sont considérables, en se demandant quel comportement socialement suicidaire de son groupe d'appartenance le comportement de Charlus représente dans le roman. Cette question reste sans réponse. Une comparaison avec la façon dont Elias traite de l'individu Mozart quand il se propose d'étudier à travers lui la place de “l'artiste bourgeois dans la société de cour”26 aide à faire ressortir cette difficulté liée à la maîtrise de "l'interaction de l'expérience personnelle et de la signification collective" (Passeron, 1994, p. 296), qui est commune à la sociologie et à la littérature mais ne saurait trouver la même réponse dans les deux disciplines. Pour expliquer l'incapacité de Mozart à se plier aux normes de la société de cour, sa tentative de conquérir le public viennois et son échec dans cette entreprise, encore prématurée, Elias mentionne la force des pulsions animales du grand musicien, dénonçant la scission entre l’homme et le génie si fréquente chez certains historiens. On retrouve donc le passage du biologique au social qui caractérise le rôle de Charlus dans le roman de Proust. Mais Elias ne laisse subsister aucun doute sur le statut de Mozart, qui ne représente que lui-même. L'intérêt d'en faire un objet d'étude tient à ce que son destin singulier révèle à la fois l'acceptation de leur condition par ses aînés (Haydn, Salieri, Léopold Mozart) et l'impossibilité d'atteindre un nouveau statut27. La clarté de cette démarche supprime les difficultés que le roman de Proust laisse à l'inverse subsister parce que les ambiguités ne nuisent pas, bien au contraire, à l'expressivité littéraire. 26 C'est là le titre que Norbert Elias projetait de donner à ce travail, publié inachevé après sa mort le 1er août 1990 (Elias, 1992). 27 Le choix de Mozart est en effet justifié par sa situation historique : ce musicien vit quand les anciens rapports sociaux ne vont plus de soi mais que le public bourgeois n'est pas encore en mesure de remplacer l'aristocratie, d'où l'échec de son entreprise viennoise. De plus, l’étude de l'individu Mozart trouve pleinement sa place dans le projet éliasien de combinaison de la sociologie, de l'histoire, de la psychologie, de la psychanalyse et de la biologie dans des travaux empiriques qui sont des préalables nécessaires à une synthèse théorique : des références à la théorie psychanalytique de la sublimation aident ainsi à comprendre la capacité de Mozart à canaliser ses pulsions dans l’acte créateur. 19 Dès que l'on s'interroge sur la représentativité de l'expérience vécue par un personnage de roman, il est impossible d'atteindre au degré de clarification que toute entreprise sociologique devrait viser. Si de plus on veut tirer des conclusions sur la nature des rapports de ce personnage avec ses groupes sociaux d'appartenance, le caractère potentiellement métonymique du personnage rend l'entreprise encore plus difficile. Monde fictionnel et texte littéraire Cette confusion entre le personnage et l'individu renvoie à la confusion, plus générale, entre l'univers fictionnel et la réalité, permise par l'ignorance du texte. La principale difficulté du travail d'explicitation de la sociologie d'un roman tient ainsi in fine à l'existence du texte littéraire et à la nécessité de définir son statut : le monde décrit par le roman ne peut être connu des lecteurs que par la médiation du texte, hors duquel il n'existe pas. Non seulement le sociologue désireux de rendre compte des règles qui régissent les comportements et les devenirs dans ce monde ne peut espérer bénéficier d'aucune information qui ne soit dans ce texte (toute enquête complémentaire, toute procédure de vérification lui sont interdites), mais il doit accepter que ce texte, qui est un travail littéraire et non pas un compte rendu objectif de la réalité, soit lui-même porteur de significations qu'on ne peut éluder. Le texte est le support principal du message de l'auteur, et les procédés littéraires, les choix d'écriture sont aussi importants que le monde que l'on peut reconstituer à l'arrière-plan à partir des éléments factuels (narratifs ou descriptifs) contenus dans l'ouvrage. Dans le cas de la Recherche, la plupart des scènes décrites sont vues à travers le regard d'un narrateur intradiégétique, Marcel le plus souvent, mais pas uniquement. Des auteurs ont montré que la variation du regard de ce dernier est un élément clé du roman, qu'il s'agisse de son apprentissage du déchiffrement des signes (Deleuze, 1979) ou de sa prise de conscience de la nécessité d'écrire (Descombes, 1987). En réduisant la Recherche à une série de scènes atemporelles, Livio Belloï se dispense de fait de toute prise en considération de cette difficulté, sans pour autant expliciter ce choix. Catherine Bidou a une position plus franche, mais dont le coût est élevé : elle prend le parti d'ignorer ce problème, c'est-à-dire d'assumer la simplification à laquelle elle se livre, afin de pouvoir livrer une construction très élaborée d'une théorie sous-jacente au roman. L'intuition de Jacques Dubois sur les rapports entre narration et théorie sociologique est intéressante, mais l'auteur n'a pas choisi le personnage le plus important : étudier les décalages et 20 les ruptures, les incertitudes que le personnage d'Albertine introduit dans le récit et, par conséquence, dans le message sociologique transmis, suppose de disposer déjà d'une explicitation de ce discours, qui repose sur plus que les quelques passages où Albertine intervient. Puisque le narrateur est le principal “enquêteur” et le “rédacteur” sur lequel les sociologues peuvent s'appuyer dans leur travail, il aurait fallu, pour employer une formule qui tend à passer de mode mais a eu son heure de gloire, “objectiver l'objectivation” du monde proustien à laquelle il se livre. On peut donc regretter qu'aucun auteur sociologue n'ait attaché d'importance au regard qu'il porte sur le monde, et au poids que sa subjectivité peut avoir dans la conduite du récit. CONCLUSION La comparaison de travaux qui ont pour objectif d'expliciter la sociologie sous-jacente à A la Recherche du Temps perdu fait apparaître le caractère pour une large part illusoire de cette entreprise : les sociologues qui s'y sont essayés proposent des sociologies très différentes, sans que l'un d'eux réussisse à convaincre que son analyse l'emporte sur celle des autres. Tous sont contraints de se livrer à des simplifications qui, sans retirer son intérêt à leur travail, leur interdisent d'atteindre l'objectif qu'ils s'étaient fixé. Ce constat ne doit pas surprendre : l'univers proustien est riche comme le monde, c'est-à-dire inépuisable, et il ne saurait donc y avoir une sociologie qui permette seule d'en rendre compte. Alors quel est l'intérêt d'élaborer des interprétations sociologiques de A la Recherche du Temps perdu ? Le principal apport de ces recherches ne tient pas aux connaissances nouvelles qu'elles apportent sur le roman de Proust, tant elles sont parfois contestables. Comme tout travail qui contribue à mettre en valeur des lectures possibles d'un texte littéraire, même en décalage avec l'essentiel de l'œuvre, ces constructions sociologiques peuvent contribuer au plaisir des lecteurs : donner des grilles d'interprétation du texte permet en effet, dès lors que ces grilles ne sont pas perçues comme exclusives, d'enrichir la compréhension de l'œuvre, d'attirer l'attention sur des passages qui peuvent rester obscurs pour un lecteur peu attentif et de faire ainsi ressortir leur relief. Les emprunts au réel voire l'obsession documentaire qui habite certains écrivains ne découlent pas d'un projet sociologique mais d'un projet littéraire : la juxtaposition de descriptions ou de traits socialement pittoresques qui font réels 21 n'a d'autre but que de produire des effets littéraires, les “effets de réel”. C'est non pas le travail de rigueur sociologique mais bien au contraire les effets d'écriture qui permettent de produire une “illusion représentative” (Passeron, 1991, p. 208). Faute d'avoir pris en compte cette différence essentielle entre écriture sociologique et écriture littéraire, certains sociologues de la littérature étudient un monde fictif comme s'il existait en soi et pouvait être objectivement observé, indépendamment du texte qui est le vecteur de sa représentation et devrait être le premier objet d'analyse. Ainsi l'absence de réflexion sur les rapports entre écriture sociologique et écriture littéraire découle-t-elle paradoxalement du choix d'une approche immanente, c'est-à-dire excluant toute réflexion sur le statut de l'auteur, sur ses rapports avec la société et la sociologie de son temps et sur le sens de son entreprise littéraire. Montrer les spécificités de l'écriture littéraire supposerait en effet de mettre en évidence l'utilisation que l'auteur fait des emprunts au réel, attestés par le travail documentaire important qui précède souvent l'écriture, et la subordination des descriptions qui font vrai à des exigences qui n'ont rien à voir avec l'entreprise sociologique. C'est pourquoi la pertinence de l'explicitation d'une sociologie sous-jacente à un travail littéraire repose non seulement sur le respect de critères communs à tout travail sociologique, comme la cohérence et la vérifiabilité, mais aussi sur la prise en compte de la spécificité de l'objet littéraire. Dans la théorie ainsi élaborée, l'écriture, elle-même vecteur de significations, doit être analysée. Se pose alors notamment le problème de la focalisation, qui est le corollaire dans ce type d'entreprise du souci d'objectivité qui devrait guider tout travail sociologique : tributaire du texte dans son analyse du monde fictionnel, le sociologue doit se demander de quel point de vue ce monde est présenté. Est-ce toujours le même, ou l'auteur n'opère-t-il pas des changements de focalisation qui, tout en s'expliquant par son projet littéraire, modifient l'impression que le monde peut laisser au lecteur ? Des auteurs non sociologues ont commencé à montrer, dans le cas de Proust, les conséquences cognitives de choix narratifs et stylistiques (Barthes, 1980 ; Genette 1966, 1969, 1972 ; Bayard, 1998), mais ces apports sont encore éparts, et difficilement utilisables de façon systématique. Les sociologues, qui ont à l'inverse nourri des ambitions de systématisation, n'ont pas encore intégré les enseignements de la narratologie et de la stylistique dans leur travail. Jacques Dubois a bien vu l'intérêt qu'il y aurait à le faire, mais son travail déçoit. Si on 22 veut continuer à s'interroger sur le flair sociologique mis en œuvre dans des œuvres littéraires et sur les interprétations sociologiques qui peuvent en être proposées, ces échanges entre disciplines constituent pourtant une nécessité. Florent CHAMPY Centre de sociologie des arts, CNRS-EHESS, Paris BIBLIOGRAPHIE BARTHES Roland, "Une idée de recherche", in Recherche de Proust (collectif), Paris, Le Seuil, coll. «Points», 1980, pp. 34-39. BAYARD Pierre, Le Hors-sujet : Proust et la digression, Paris, Minuit, 1998. BELLOI Livio, La scène proustienne,. Proust, Goffman et le théâtre du monde Paris, Nathan, 1993. BIDOU-ZACHARIASEN Catherine, Proust sociologue : de la maison aristrocratique au salon bourgeois, Paris, Descartes & Cies, 1997. BIDOU-ZACHARIASEN Catherine, "Individu et société dans la sociologie du roman proustien", L'Année sociologique vol. 40, n° 2, juillet 1998, pp. 295-318. 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