José Emilio Pacheco Batailles dans le désert
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José Emilio Pacheco Batailles dans le désert
José Emilio Pacheco Batailles dans le désert roman traduit de l’espagnol (Mexique) et préfacé par Jacques Bellefroid Minos La Différence dans le désert.indd 5 29/10/2015 12:24 À la mémoire de Juan Manuel Torres. À Eduardo Mejia. Batailles ds le désert.p65 19 06/01/2009, 11:45 Batailles ds le désert.p65 20 06/01/2009, 11:45 The past is a foreign country. They do things differently there. L. P. HARTLEY, The Go-Between. Batailles ds le désert.p65 21 06/01/2009, 11:45 Batailles ds le désert.p65 22 06/01/2009, 11:45 I LE MONDE ANTIQUE Je me souviens, je ne me souviens pas : c’était en quelle année ? Il y avait déjà des supermarchés mais pas de télévision, seulement la radio : les aventures de Carlos Lacroix, Tarzan, Le Cavalier Solitaire, La Légion des Matinaux, Les Enfants Surdoués, Légendes des Rues de Mexico, Panseco, Le Docteur Q.I., La Doctoresse du Cœur et sa Clinique des Âmes. Paco Malgesto racontait les corridas de taureaux, Carlos Albert était le chroniqueur du football, le Mage Septién assurait les reportages du base-ball. Les premières voitures fabriquées après la guerre circulaient : Packard, Cadillac, Buick, Chrysler, Mercury, Hudson, Pontiac, Dodge, Plymouth, De Soto. Nous allions voir les films d’Errol Flynn et de Tyrone Power aux matinées qui comportaient un film complet : L’Invasion de Mongo était mon préféré. Sans toi, La Ronde, La Petite Ânesse, La Múcura, Cœur Amourette, étaient les airs à la mode. À nouveau, on entendait partout un vieux boléro portoricain : « Si haut Batailles ds le désert.p65 23 06/01/2009, 11:45 24 soit le ciel dans le monde, si profonde soit la mer profonde, il n’y aura de barrière dans le monde que mon amour profond pour toi ne puisse rompre. » Ce fut l’année de la poliomyélite : écoles pleines d’enfants avec des appareils orthopédiques ; de la fièvre aphteuse : dans tout le pays on fusillait, par dizaines de milliers, des têtes de bétail malade ; des inondations : le centre de la ville redevenait une lagune, les gens allaient en barque par les rues. On dit qu’avec le prochain orage, le canal des égouts éclatera et que la capitale sera noyée. Qu’importe, répond mon frère, puisque sous le régime de Miguel Alemán, nous vivons déjà enfoncés dans la merde. Le visage de Monsieur-le-Président est partout : dessins immenses, portraits idéalisés, photos omniprésentes, allégories du progrès avec Miguel Alemán en Dieu-le-Père, caricatures louangeuses, monuments. Adulation publique, insatiable médisance privée. Nous écrivions mille fois dans le cahier de punitions : je dois être obéissant, je dois être obéissant, je dois être obéissant avec mes parents et avec mes maîtres. On nous apprenait l’histoire de la Patrie, la langue nationale, la géographie du District Fédéral : les fleuves (il y avait encore des fleuves), les montagnes (on voyait les montagnes). C’était le monde antique. Les adultes se plaignaient de l’inflation, des changements, de la circulation, de l’immoralité, du bruit, de la délinquance, de la surpopulation, de la mendicité, des Batailles ds le désert.p65 24 06/01/2009, 11:45 25 étrangers, de la corruption, de l’enrichissement sans limite de quelques-uns et de la misère de presque tous. Les journaux disaient : le monde traverse un moment angoissant. Le spectre de la guerre finale se profile à l’horizon. Le sombre symbole de notre temps est le champignon atomique. Pourtant, une espérance demeurait. Nos livres de classe affirmaient : vu sur la carte, le Mexique a la forme d’une corne, ou corne d’abondance. Pour l’impensable 1980, on augurait – sans spécifier comment nous allions l’atteindre – un avenir de plénitude et de bien-être universels. Villes propres, sans injustice, sans pauvres, sans violence, sans encombrements, sans ordure. Pour chaque famille, une maison ultramoderne et aérodynamique (termes de l’époque). Personne ne manquerait de rien. Les machines feraient tout le travail. Rues pleines d’arbres et de fontaines, traversées par des véhicules sans fumée ni vacarme ni possibilité de collision. Le paradis sur la terre. L’utopie enfin conquise. En attendant, nous nous modernisions, nous incorporions à notre langage des termes qui avaient d’abord résonné comme barbarismes dans les films de Tin-Tan et ensuite, insensiblement, s’étaient mexicanisés : tanquiou, okay, ouatamata, chutap, sorry, oune moment’plîze. Nous commencions à manger hamburgers, payze, donuts, rotdogs, maltades, aiscrimes, margarine, beurre de cacahuète. Le CocaCola enterrait les boissons fraîches de jamaïque, de Batailles ds le désert.p65 25 06/01/2009, 11:45 26 chia, de citron. Seuls, les pauvres continuaient à boire du tepache. Nos parents s’habituaient au whisky-soda qui, au début, leur avait fait l’effet d’un médicament. À la maison, la tequila était interdite, je l’ai entendu dire par mon oncle Julián. Je ne donne rien d’autre que du whisky à mes invités : il faut blanchir le goût des Mexicains. Batailles ds le désert.p65 26 06/01/2009, 11:45 II LES DÉSASTRES DE LA GUERRE Pendant les récréations, nous mangions des tourtes à la crème qu’on ne verra plus jamais. Nous formions deux camps pour jouer : Arabes et Juifs. Israël venait de s’établir et il y avait la guerre contre la Ligue Arabe. Les enfants qui étaient réellement Arabes et Juifs ne se parlaient que pour s’insulter et se battre. Bernardo Mondragón, notre professeur, leur disait : Vous êtes nés ici. Vous êtes tout autant Mexicains que vos camarades. N’héritez pas de la haine. Après tout ce qui vient de se passer (les tueries infinies, les camps d’extermination, la bombe atomique, les millions et millions de morts), le monde de demain, le monde dans lequel vous serez des hommes, doit être un univers de paix, un lieu sans crimes et sans infamies. Sur les bancs du fond fusait un petit rire. Mondragón nous observait très tristement en se demandant sûrement ce que nous allions devenir avec les années, combien de malheurs, combien de catastrophes nous attendaient encore. Batailles ds le désert.p65 27 06/01/2009, 11:45 28 Jusqu’alors, la force abolie de l’Empire ottoman se perpétuait comme la lumière d’une étoile morte : pour moi, enfant du quartier Roma, Arabes et Juifs étaient des « Turcs ». Les « Turcs » ne me paraissaient pas aussi étrangers que Jim, qui était né à San Francisco et parlait sans accent les deux langues ; ou Toru, qui avait grandi dans un camp de concentration pour Japonais ; ou Peralta et Rosales. Eux, ne payaient pas les mensualités de l’école, ils étaient boursiers, et habitaient dans les baraquements sur le point de tomber en ruine du quartier de Los Doctores. La chaussée de La Piedad, qui ne s’appelait pas encore l’avenue Cuauhtémoc, et le parc Urueta formaient la ligne frontière entre les quartiers Roma et Doctores. Romita : un village à part. Là, rôde l’Homme au Sac, le Grand Voleur d’enfants. Si tu vas à Romita, petit, on t’enlève, t’arrache les yeux, te coupe les mains et la langue, te force à demander la charité et l’Homme au Sac garde tout. Le jour, c’est un mendiant ; la nuit, c’est un millionnaire très élégant grâce à l’exploitation de ses victimes. La peur d’être près de Romita. La peur de passer en tramway par le pont de l’avenue Coyoacán : seulement des rails et des traverses ; au-dessous, la rivière sale de La Piedad déborde parfois avec les pluies. Avant la guerre du Moyen-Orient, le sport principal de notre classe consistait à persécuter Toru. Chinois chinois japonais : mange ton caca ne m’en donne pas. Vas-y, Toru, fonce : je vais te planter une paire Batailles ds le désert.p65 28 06/01/2009, 11:45 29 de banderilles. Je ne me suis jamais joint à ces railleries. Je pensais à ce que j’éprouverais, moi, unique Mexicain dans une école de Tokyo ; et à ce que devait souffrir Toru en regardant ces films dans lesquels les Japonais étaient représentés comme des singes gesticulateurs et mouraient par milliers. Toru, le meilleur de la classe, supérieur dans toutes les matières. Toujours en train d’étudier avec son livre à la main. Il connaissait le jiu-jitsu. Un jour, il en eut assez et il s’en fallut de peu que Domínguez ne soit réduit en morceaux. Il l’obligea à lui demander pardon à genoux. Nul ne provoqua plus jamais Toru. Aujourd’hui, il dirige une industrie japonaise avec quatre mille esclaves mexicains. Je suis de l’Irgoun. Je te tue : je suis de la Légion Arabe. Les batailles dans le désert commençaient. Nous les appelions ainsi parce qu’elles avaient lieu dans une cour de terre rouge, poussière de tuile ou de brique, sans arbres ni plantes, sans rien d’autre qu’un cube de béton au fond. Il dissimulait un passage construit au temps des persécutions religieuses pour aboutir jusqu’à la maison du coin et fuir par l’autre rue. Nous tenions ce souterrain pour un vestige des temps préhistoriques. Pourtant, à cette époque, la guerre au nom du Christ était moins éloignée de nous que ne l’est aujourd’hui notre propre enfance. Cette guerre à laquelle la famille de ma mère participa avec un peu plus que de la sympathie. Vingt ans après, elle véné- Batailles ds le désert.p65 29 06/01/2009, 11:45 30 rait encore les martyrs comme le Père Pro et Anacleto González Flores. En revanche, personne ne se rappelait les milliers de paysans morts, les agraristes, les professeurs ruraux, les conscrits mobilisés. Je ne comprenais rien : la guerre, n’importe quelle guerre, me paraissait une chose avec laquelle on fait des films. Avec elle, tôt ou tard, les bons l’emportent (qui sont les bons ?). Par bonheur, au Mexique, il n’y avait pas eu de guerre depuis que le général Cárdenas avait écrasé le soulèvement de Saturnino Cedillo. Mes parents ne pouvaient y croire parce que leur enfance, adolescence et jeunesse s’étaient déroulées sur un fond continu de batailles et d’exécutions. Mais cette annéelà, en apparence, les choses marchaient très bien : à chaque instant les classes étaient interrompues pour nous emmener à l’inauguration de routes, avenues, barrages, parcs sportifs, hôpitaux, ministères, édifices immenses. En règle générale, ce n’était rien de plus qu’un amas de pierres. Le Président inaugurait d’énormes monuments inachevés dédiés à lui-même. Des heures et des heures sous le soleil sans bouger ni boire de l’eau – Rosales amène des citrons ; très bons pour la soif ; filem’en un – en attendant l’arrivée de Miguel Alemán. Jeune, souriant, sympathique, brillant, saluant avec sa suite, au bord d’un camion à bestiaux. Applaudissements, confettis, serpentins, fleurs, jeunes filles, soldats (encore avec leurs casques français), gardes du Batailles ds le désert.p65 30 06/01/2009, 11:45 31 corps (personne ne les appelait gorilles à l’époque), l’éternelle petite vieille qui rompt la chaîne du service d’ordre militaire et est photographiée lorsqu’elle donne un bouquet de roses à Monsieur-le-Président. J’avais eu plusieurs amis mais aucun n’avait vraiment plu à mes parents : Jorge, parce qu’il était le fils d’un général qui avait combattu contre les partisans du Christ ; Arturo, parce que ses parents étaient divorcés et qu’il était à la charge d’une tante qui se faisait payer pour tirer les cartes ; Alberto, parce que sa mère, veuve, travaillait dans une agence de voyages, et qu’une femme décente ne devait pas sortir de sa maison. Cette annéelà, j’étais l’ami de Jim. Dans les inaugurations, qui formaient déjà partie naturelle de la vie, Jim disait : Aujourd’hui mon papa va venir. Et après : Vous le voyez ? C’est celui à la cravate bleu marine. Il est là, à côté du Président Alemán. Mais personne ne pouvait le distinguer entre les petites têtes bien peignées à la brillantine ou à la Glostora. Par contre, on publiait souvent ses photos. Jim apportait les coupures de presse dans son cartable. Tu as vu mon papa dans Excélsior ? Comme c’est bizarre : ils ne se ressemblent pas du tout. D’accord, on dit que je tiens de maman. Je vais ressembler à papa quand je grandirai. Batailles ds le désert.p65 31 06/01/2009, 11:45 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Tu mourras ailleurs, roman, 1988 ; 2e éd. 1991 ; 3e éd. coll. « Minos », 2009. La Lune décapitée, nouvelles, 1991. Le passé est un aquarium, poèmes, 1991. Titre original : Las batallas en el desierto. Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1987. © Ediciones Era, 1981. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009, pour la traduction en langue française. Batailles ds le désert.p65 4 06/01/2009, 11:45