Mytho Paris VII Cours 10 rédigé
Transcription
Mytho Paris VII Cours 10 rédigé
Ch. Delattre Histoire des civilisations antiques 1 L’autochtonie est un terme d’origine grecque, et plus précisément athénienne : chthôn désigne la terre, le sol auquel on se rattache. Le terme est plus spécifique que gê, qui désigne la terre comme espace ou matière. Être autochtone, c’est entretenir avec le sol où on est né des liens spéciaux. L’autochtonie est un terme clé du vocabulaire politique athénien, qui permet de définir à la fois la cité d’Athènes et ses citoyens, et les rapports entre hommes et femmes à Athènes. En effet, les cités antiques ne sont pas des États-nations organisés autour d’une gestion centralisée ; ce sont des communautés, le plus souvent de taille réduite, qui défendent un territoire délimité par un bornage, et qui s’identifient à l’ensemble numérique des citoyens. Les citoyens revendiquent une identité forte, qui passe • par l’affirmation d’une langue régionale (variante dialectale du grec ancien : dorien / ionien / arcado-chypriote / éolien). • par la promotion d’un panthéon régional (Athéna, Zeus et Poséidon à Athènes ; Héra à Argos ; Hélios à Rhodes ; etc) et de fêtes religieuses à caractère national (Panathénées à Athènes, Carneia à Sparte). • par la revendication d’un vocabulaire politique particulier (eunomia, « ordre juste », à Sparte ; isonomia, « égalité devant la loi », à Athènes). Le vocabulaire de l’autochtonie semble particulier à Athènes, dans l’état actuel de notre documentation en tout cas. I. Les rois autochthones Dans le temps des origines, l’histoire d’Athènes commence sur le mode mythique avec les rois dits autochtones. Ces rois se succèdent dans un certain désordre, semble-t-il. En fait l’enchaînement des noms des rois est important, car il correspond à des changements de nom que connaît le territoire de l’Athènes mythique : Actaios Cécrops Cranaos (Atthis) Amphictyon Erichthonios Actaia (Cecropia, nom poétique) Attique NB : Attique est le nom de la région dont Athènes est la ville principale. D’un point de vue politique, la cité d’Athènes (l’équivalent d’un État moderne) regroupe à la fois la ville d’Athènes et la région autour d’Athènes appelée l’Attique. Entre le souverain et le territoire se crée un lien qui va être éclatant avec le dernier roi, Erichthonios. Ce roi est en effet explicitement gêgénês, « né de la terre » : • il est fils de la déesse Gaia et du dieu Héphaistos • il est le produit du sperme d’Héphaistos mis au contact de la terre • il surgit du sol et garde parfois de ses origines, comme d’autres rois avant lui, une queue de serpent à la place des jambes. • quelle que soit la valeur du premier élément de son nom (eri = superlatif ?), le deuxième élément contient le nom de la terre elle-même, chthôn. Ce souverain entretient des liens complexes avec un autre roi d’Athènes, Erechthée, au nom très proche, qui n’est pas autochtone, mais qui a été englouti dans un gouffre qui s’est ouvert dans la terre. Les rois d’Athènes sont donc profondément liés au territoire, voire au terroir de l’Attique : c’est en ce sens qu’ils sont dits autochtones. II. Autocélébration d’Athènes : l’oraison funèbre (epitaphios logos) À l’époque classique, Athènes accorde à ces citoyens cette même qualité d’autochtonie, en particulier dans le cadre de l’oraison funèbre. À Athènes, la cérémonie de l’oraison funèbre (epitaphios logos) est un hommage rendu par la cité à ses morts : au milieu du Ve s., les cendres des soldats morts au combat pendant la campagne de l’année précédente sont enterrées en grande pompe au cimetière du Céramique, dans un monument funéraire collectif, le Dêmosion sêma (« Tombe publique »). À cette occasion, l’assemblée des citoyens (ekklêsia) commissionne un orateur afin qu’il prononce un discours d’éloge. Un de ces discours nous est parvenu, celui prononcé par l’orateur Hypéride pour les morts de la guerre lamiaque au printemps 322 (après la mort d’Alexandre le Grand). Les arguments retenus sont convenus et reviennent dans la plupart des discours officiels (étudiés par N. Loraux) : • les soldats morts ont accompli des exploits extraordinaires. • ils ont reproduit le modèle de leurs ancêtres, les soldats de Marathon. • ils ont reproduit le modèle héroïque de Thésée, fondateur politique de la cité d’Athènes et dompteur de brigands. • ils ont permis à la cité d’Athènes de poursuivre son œuvre de civilisation du monde grec. Les soldats morts sont donc héritiers et continuateurs : ils permettent à l’histoire d’Athènes de se poursuivre. Ils sont même qualifiés d’autochtones, ce qui fait d’eux les héritiers directs des premiers rois. L’histoire d’Athènes, dans ses divisions, est donc une histoire continue de personnages qui se rattachent tous à la terre même de l’Attique et qui sont tous dits à ce titre « autochtones » : 1. premiers rois donnent leur nom au territoire 2. Erichthonios naît de la terre 3. Erechthée est englouti dans la terre 4. Thésée héros civilisateur, fonde la cité comme organisation politique 5. soldats de Marathon défenseurs de la cité contre les Perses 6. soldats morts défenseurs de la cité contre les ennemis Ch. Delattre Histoire des civilisations antiques 2 III. Où sont les femmes ? L’autochtonie est un idéal civique : défendre la cité, être un bon citoyen, être né du sol sont trois énoncés distincts mais équivalents qui permettent de résumer cet idéal. Le citoyen athénien de l’époque historique se considère comme un nouveau roi d’Athènes • né du sol même de la « terre-patrie » ou la « terre des pères », la patris. • nourri par la cité d’Athènes, comme Athéna a nourri le petit Erichthonios. Cet idéal politique se superpose aux considérations légales qui font qu’on est citoyen seulement si on est fils d’un citoyen (et éventuellement d’une fille de citoyen). L’obtention de la citoyenneté n’est pas impossible, mais elle est exceptionnelle. Athènes est une cité d’hommes, d’où les femmes sont doublement exclues : • elles n’ont pas accès à la citoyenneté • elles n’ont pas de place dans le mythe d’autochtonie Cette exclusion des femmes se retrouve par exemple dans le discours tragique, qui met en scène l’Athènes des origines dans un cadre culturel et cultuel, le concours de tragédie, géré par la cité. Le poète tragique Euripide en particulier est célèbre pour s’être fait l’écho de cette exclusion : il ne s’agit pas de misogynie, mais d’une construction théorique qui pousse la logique de l’autochtonie au plus loin. Ce discours codifié, valable seulement dans le cadre d’autocélébration de la cité d’Athènes, s’oppose à d’autres discours, par exemple celui tenu par l’école hippocratique à la même époque, qui affirme le nécessaire mélange d’une semence masculine et d’une semence féminine pour qu’un embryon puisse se former. Ce qui se met en place dans le discours codifié de la cité sur elle-même, c’est la définition de deux groupes : • le dêmos des hommes, un ensemble construit, le groupe de tous les concitoyens, qui sont des hommes non par nature, mais par politique. • le génos des femmes, un ensemble défini biologiquement, extérieur au monde de la cité. Hommes et femmes ne sont pas envisagés suivant les mêmes critères, biologiques ou politiques : ce sont deux groupes qui s’opposent totalement. Dans l’histoire des premiers temps d’Athènes, aux hommes autochtones, nés du sol et citoyens légitimes, s’opposent les Amazones, femmes étrangères vivant entre elles, vaincues par Thésée lorsqu’elles voulurent envahir l’Attique. La lutte contre les Amazones sert de modèle à plusieurs discours : • l’éloge des soldats morts. • le triomphe de la civilisation (athénienne) sur toute forme de barbarie (forcément allogène). • la possibilité de dompter les femmes, forcément étrangères à la cité. C’est à ce titre que l’on peut expliquer l’extrême violence que subissent les femmes dans certaines représentations : Amazones tuées, mais aussi héroïnes enlevées, jeunes filles violées (dans les comédies), femmes exclues du corps civique peuvent être le signe d’un fantasme, celui d’un corps civique entièrement masculin. Attention, il s’agit là d’une partie seulement du discours athénien : au même moment, un essayiste comme Xénophon qui réfléchit sur l’Économique, la gestion d’un espace domestique, tente d’articuler l’absolue étrangeté (et non infériorité) de la femme avec le nécessaire respect qui est dû à la mère biologique d’enfants appelés à devenir citoyens. Deux discours semblent se superposer chez lui : • la ressemblance absolue entre cellule familiale (oikos) et monde de la cité, où les membres masculins de la famille sont à égalité les uns des autres, pris dans les mêmes droits et devoirs, face à un ensemble d’étrangers, femmes, esclaves et bêtes, qu’il faut faire prospérer dans un souci de bonne gestion. • le nécessaire respect dû aux femmes, qui sont filles de citoyen, épouses de citoyen et mères de citoyen : leur insertion inévitable dans le processus de génération fait qu’une bonne gestion doit les rendre suffisamment maîtresses d’ellemême pour qu’elles puissent participer à l’effort de production (beaux enfants et bons rendements). Le fantasme politique d’un monde uniquement masculin se superpose donc à d’autres discours qui semblent pourtant inconciliables avec lui. Cela rend la situation des femmes dans la cité athénienne sinon plus supportable, du moins plus complexe.