L`ennemie intime La peur : perceptions, expressions, effets

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L`ennemie intime La peur : perceptions, expressions, effets
L’ennemie intime
La peur : perceptions, expressions, effets
Frédéric Chauvaud (dir.)
2011
Presses universitaires de Rennes
www.pur-editions.fr
S
ENTIMENT d’inquiétude que l’âme éprouve à la présence ou à la pensée du
danger, telle est la définition de la peur donnée par le Grand Dictionnaire
universel du XIXe siècle de Pierre Larousse. Ouvert dans les années 1970,
le dossier de la peur, « composante majeure de l’expérience humaine », s’attachait principalement à la fin de l’époque médiévale et à l’époque moderne. Il
méritait donc d’être revisité et poursuivi à un moment où les sondages auscultent les arrière-pensées et tentent de dévoiler les angoisses du présent et celles
de l’avenir. Pour les lexicographes et les spécialistes de la psychologie, la peur
est d’abord « l’ennemie intime » des hommes et des femmes isolées ou vivant
en collectivité. Mais tout le monde n’est pas accessible de la même manière à
la peur. Des sociétés peuvent y succomber toute entière, d’autres y faire face.
La peur, « sentiment universel » peut être réelle, provoquée par une menace
attestée, mais elle peut aussi être imaginée et susciter davantage d’incertitude et
d’angoisse que les peurs effectives face à un risque connu. Les peurs connaissent
de multiples nuances et degrés et ne sont pas immuables. Elles fonctionnent
souvent par cycle. La perception d’un danger et les craintes plus ou moins vives
suscitées peuvent surgir brusquement, disparaître et resurgir.
Pour aborder ce vaste territoire, les expressions, les perceptions et les effets
ont été privilégiés à partir de quatre entrées : les images et les mots relatifs à la
peur ; les peurs suscitées par les éléments déchaînés ; les peurs sociales et l’effroi
suscité par une situation ou une catégorie ; et enfin les peurs publiques allant
de la frayeur face la guerre civile à l’anxiété devant les populations flottantes
représentées par les mendiants.
Table des matières
[« L'ennemie intime », Frédéric Chauvaud (dir.)]
[ISBN 978-2-7535-1481-2 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]
Frédéric Chauvaud
Introduction générale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Première partie
IMAGES, PERCEPTIONS ET ESTHÉTIQUE DE LA PEUR
Véronique Meyer
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Godehard Janzing
La chute imaginaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Cécile Auzolle
Sublimation, représentation, stylisation :
pour une phénoménologie de la peur à l’opéra . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
Gilles Chabaud
Se faire peur avec le passé : la Terreur et la banalisation du spectacle
des fantasmagories (1792-1800) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
Susanna Caviglia
Sans peur et sans crainte : l’enlèvement des femmes
dans la peinture d’histoire en France au XVIIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
Deuxième partie
LA NATURE ENDORMIE ET LES ÉLÉMENTS DÉCHAÎNÉS
Jacques Péret
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Jean-Roger Soubiran
Images de la peur dans la peinture pré-romantique et romantique en France
......
75
Emmanuel Brouard
Les riverains de la Loire angevine face au risque d’inondations
De la peur à l’indifférence, XVIIIe-XXIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
283
L’ENNEMIE INTIME
Thierry Sauzeau
Xynthia : retour d’une peur bleue sur le littoral ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Michel Desse
La Montagne Pelée, peurs, paniques et représentations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Troisième partie
LA QUESTION SOCIALE : DE L’ANGOISSE À L’EFFROI
Frédéric Chauvaud
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
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Solange Vernois
La peur des peurs : Les lâchetés sociales dans l’image satirique
en France au tournant des XIXe et XXe siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
Jean-Claude Vimont
La peur des récidivistes relégués en métropole (1945-1970) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Stéphane Henry
Le tuberculeux, figure de l’angoisse des maladies sociales
dans la première partie du XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Jean-Jacques Yvorel
La peur du mineur délinquant (XIXe-XXe siècles) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
David Niget
Dangereuses victimes
La peur des jeunes filles « irrégulières » de la Traite des blanches
à l’invention des neuroleptiques (Belgique, 1880-1960) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
Pauline Chaintrier
Quand les justiciables ont peur de la Justice
Manifestations et effets de la peur dans la mise en œuvre
de la procédure inquisitoire au XIXe siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Quatrième partie
PEURS PUBLIQUES
Jérôme Grévy
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
Anthony Kitts
La peur des mendiants et des vagabonds au XIXe siècle :
entre fantasmes et réalités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
Geoffrey Fleuriaud
Effrayer et rassurer, la peur mise en scène dans le champ médiatique
L’exemple des articles de vol de la presse locale d’entre-deux guerres . . . . . . . . . . . . . . . . 231
284
TABLE DES MATIÈRES
Michel Cassan
Peur(s) sur la France en 1610 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
Jean-Claude Caron
La guerre civile : redoutée ou espérée ?
Peurs sociales et traitement politique de la discorde (France, XIXe siècle) . . . . . . . . . . . . 257
François Dubasque
Les débats parlementaires sur le suffrage féminin dans l’entre-deux-guerres,
un reflet de la peur des femmes en politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267
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Jérôme Grévy
Conclusion : historiser les peurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
285
Introduction générale
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Frédéric Chauvaud
Tout le monde connaît la formule écrite, le 15 mars 1968, par Pierre
Viansson-Ponté dans le journal Le Monde, que les événements de mai
rendront célèbre : « La France s’ennuie ». Aujourd’hui elle est remplacée par
une autre formule qui trouve place à la Une des journaux de la presse écrite,
à la radio, à la télévision ou sur internet : « La France a peur ». C’est ainsi que
l’éditorial d’un grand quotidien du soir s’ouvre en septembre 2010 par ses
mots : « Les Français ont peur 1 », donnant l’impression de reprendre la phrase
d’ouverture prononcée par Roger Gicquel lors d’un journal télévisé devenu
proverbial, le 18 février 1976, après l’assassinat du petit Philippe Bertrand
par Patrick Henry. Les contextes sont évidemment différents, mais il est vrai
que depuis quelques années les sondages se multiplient, fouillant les sentiments et les émotions, auscultant les arrière-pensées, tentant de dévoiler les
perceptions du temps présent et de l’avenir. Le 12 octobre 2009, un sondage
IFOP rendu public montrait que la dette de l’État faisait peur aux Français.
Ils étaient 83 % à se dire inquiets. Plus tôt, un autre sondage IFOP révéla que
les Français avaient désormais moins peur du nucléaire que du réchauffement
climatique, 27 % contre 83 % 2. D’autres enquêtes plus anciennes ont parfois
été baptisées les sondages de la peur. C’est ainsi qu’en septembre 2008, l’institut de veille sanitaire dévoilait que 7 % de la population seraient déprimés,
voire dépressifs. L’âge jouerait un rôle important, les plus jeunes s’avèrent être
les plus inquiets, persuadés de ne pas pouvoir bénéficier des mêmes conditions de vie que les générations de leurs parents et de leurs grands-parents.
Si le peureux est celui qui est accessible à la peur, cette dernière recouvre des
phénomènes fort différents : angoisse face à l’avenir, frayeur d’une nouvelle
inondation, affolement devant la récidive, devenue une des grandes peurs des
sociétés contemporaines, alarmes de toutes sortes face à l’insécurité alimentaire 3 ou aux dangers potentiels de certains médicaments mis trop rapidement
1. Évoquant la situation en Tunisie et en Égypte, l’éditorial du même quotidien titre « Le monde arabe
défie le mur de la peur ». Celui-ci est présenté comme « une muraille invisible mais omniprésente »,
Le monde, 30 et 31 janvier 2011.
2. Le Monde, 21 juillet 2008, Le Nouvel Observateur, 22 juillet.
3. Madeleine Ferrières, Histoire des peurs alimentaires. Du Moyen Âge à l’aube du XXe siècle, Paris,
Le Seuil, 2002, 476 p.
7
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FRÉDÉRIC CHAUVAUD
sur le marché et retiré tardivement. Si la peur sous toutes ses formes est de
plus en plus présente, elle n’a pas toujours été identique. Jean Palou dans un
petit livre précurseur s’était fixé pour objectif de « faire moins l’histoire d’un
sentiment, celui de la Peur, que de montrer les projections de ce sentiment
sur le plan humain collectif 4. »
Les travaux de Lucien Febvre 5, de Georges Lefebvre 6, de Jean LucasDubreton 7, de Jean Delumeau 8, d’Alain Corbin 9, de Michel Porret
et Jacques Berchtold 10 et de chercheurs appartenant à d’autres disciplines comme Michela Marzano 11, Michel Viegnes 12, Alain Morvan 13,
Anne-Marie Dillens 14, ou Robin Corey 15, ont permis de repérer des
grandes peurs collectives et individuelles 16 au point d’évoquer la question
de « L’administration de la peur 17 ». L’analyse des discours, l’étude des
représentations et l’examen des pratiques ont donné lieu à des analyses de
qualité, décryptant aussi bien la peur de l’au-delà, que celle de la maladie,
des marginaux, de l’ennemi sans oublier celle de l’insécurité 18. L’ouvrage de
référence, publié il y a trente ans, reste celui de Jean Delumeau qui, du xive
au xviiie siècle, traquait d’abord la peur du plus grand nombre puis abordait
ensuite la question des liens complexes et multiples entre la peur et la
culture dirigeante. Son omniprésence, la peste et les séditions lui donnaient
des contours particuliers. Dans le cadre de la société d’Ancien Régime,
« l’attente de Dieu », Satan et ses agents, la sorcellerie et l’hérésie en constituaient les éléments structurants. Pour l’avenir, il envisageait de poursuivre
des travaux portant sur les manières de « sortir de la peur ». Nul doute qu’elle
est bien « une composante majeure de l’expérience humaine 19 » et qu’elle
4. Jean Palou, La peur dans l’histoire, Paris, Les éditions ouvrières, Coll. « Vous connaîtrez », 1958,
p. 11.
5. Lucien Febvre, « Pour l’histoire d’un sentiment : le besoin de sécurité », Annales, ESC, n° 2, avril/
juin 1956, p. 244-246.
6. Georges Lefebvre, La grande peur de 1789, Paris, Armand Colin, 1932, 272 p.
7. Jean-Lucas Dubreton, La grande peur de 1832, le choléra et l’émeute, Paris, Gallimard, 1932, 253 p.
8. Jean Delumeau, La peur en Occident, XIV-XVIIIe siècles, Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, 486 p.
9. Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876,
Paris, Flammarion, 1998, 342 p.
10. Michel Porret et Jacques Berchtold (dir.), La peur au XVIIIe siècle, discours, représentations,
pratiques, Genève, Droz, 1994, 276 p.
11. Michela Marzano, Visages de la peur, Paris, PUF, coll. « La condition humaine », 2009, 152 p.
12. Michel Viegnes (dir.), La peur et ses miroirs, Paris, Imago, 2009, 380 p.
13. Alain Morvan (dir.), La peur. L’Angleterre des Tudor à la Régence, Villeneuve d’Ascq, PUL, 1985,
164 p.
14. Anne-Marie Dillens (dir.), La peur : émotion, passion, raison, Bruxelles, Facultés universitaires
Saint-Louis, 2006, 234 p.
15. Robin Corey, La Peur. Histoire d’une idée politique, Paris, Armand Colin, 2006 [2004], 365 p.
16. Par exemple, Mathilde Bernard, Écrire la peur à l’époque des guerres de religion : une étude des
historiens mémorialistes contemporains des guerres civiles en France, 1562-1598, Paris, Hermann,
2010, 396 p.
17. Paul Virilio, L’administration de la peur, Paris, textuel 2010, 94 p.
18. Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité, Paris, La Découverte, 2010,
422 p.
19. Jean Delumeau, La peur en Occident, op. cit., p. 21.
8
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
concerne tous les individus et les collectivités humaines. Et l’auteur de citer
Jean-Paul Sartre qui, dans une de ses oeuvres romanesques, Le Sursis, fait
parler un de ses personnages : « Tous les hommes ont peur. Tous. Celui qui
n’a pas peur n’est pas normal, ça n’a rien à voir avec le courage. » La littérature permet sans doute de saisir les sentiments mieux que ne pourraient
l’exposer des disciplines académiques. Maupassant parvient en quelques
phrases à pénétrer à l’intérieur d’une âme : « La peur (et les hommes les
plus hardis peuvent avoir peur), c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la
pensée et du cœur dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse 20. »
Si chacun est capable de l’éprouver, de la décrire ou de l’expliquer 21, elle
échappe le plus souvent à l’analyse : « la peur, l’épouvantable peur entrait en
moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C’était la peur, voilà tout 22 ». Les « savoirs
de la littérature » offrent à des générations des exemples et des manières de
se comporter dans certaines situations 23. Ils sont aussi une façon d’exorciser
les monstres enfouis à l’intérieur de soi-même 24. En 1927, André de Lorde
et Albert Dubeux rendaient un hommage aux maîtres de la peur, c’est-àdire aux auteurs qui pouvaient susciter le malaise, l’anxiété ou encore la
frayeur la plus extrême 25. Le cinéma offre bien sûr nombre de situations et
d’exemples 26, sans oublier la bande dessinée 27.
De leur côté, les lexicographes sont souvent peu diserts même s’ils donnent
en quelque sorte une version quasi officielle. Dans le Grand Dictionnaire
universel du XIXe siècle, la peur est définie comme un « sentiment d’inquiétude
que l’âme éprouve à la présence ou à la pensée du danger : Avoir PEUR.
Trembler, mourir de PEUR ». La peur peut donc être réelle, tangible et
présente, mais aussi envisagée, projetée, inventée. Les peurs imaginaires créent
souvent plus d’incertitude et d’angoisse que les peurs effectives, sans qu’il soit
véritablement possible d’en mesurer les effets. Pour quelques chercheurs, la
peur est moins un sentiment qu’une émotion 28, à moins qu’il s’agisse plus
particulièrement d’une idée politique 29, ou encore de l’ennemi intime de
20. Guy de Maupassant, La peur, Paris, LGF, 2000 [1884], p. 34.
21. Voir par exemple Robert Hollier, La Peur et les états qui s’y rattachent dans l’œuvre de Maupassant,
Lyon, 1912, thèse de médecine.
22. Guy de Maupassant, La peur, ouv. cit., p. 41.
23. Voir par exemple Annales, HSS, mars-avril 2010, n° 2, 562 p.
24. Martine et Caroline Laffon, Les Monstres. L’Imaginaire de la peur à travers les cultures, Paris, La
Martinière, 2004, p. 6.
25. André de Lorde et Albert Dupeux, Les Maîtres de la peur, Paris, Delagrave, coll. « Palas », 1927,
430 p.
26. Voir notamment, Jacques Tourneur, Les figures de la peur, Rennes, PUR, coll. « Le Spectaculaire »,
2007, 247 p.
27. Voir en particulier Michel Porret, « La grande menace », dans Michel Porret (dir.), Objectif bulles,
Chêne-Bourg, Georg éditeur, coll. « L’équinoxe », 2009, p. 203-231.
28. Voir par exemple l’ouvrage déjà ancien de Francis Heckel, De l’émotion aux troubles nutritifs. La
névrose d’angoisse, Paris, Masson, 1917, p. 202-207. Voir aussi Michèle Bompard-Porte, L’angoisse :
psychanalyse des peurs individuelles et collectives, Paris, A. Colin, 2004, 302 p.
29. Robien Corey, La peur. Histoire d’une idée politique, op. cit.
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FRÉDÉRIC CHAUVAUD
l’homme 30, sans oublier les phobies 31. Mais la peur peut aussi être considérée
comme une blessure propre à chaque être humain que l’on ne peut guérir et
c’est sans doute au bout du compte préférable, car on peut se demander « si
cette faille qu’on cherche à combler était la porte qui nous préserve de l’étouffement, et non pas une blessure qui nous menace 32 ? » Il est encore possible
de jouer avec la peur afin de la tenir à distance ou de l’apprivoiser. C’est
ainsi que Vigor Renaudière s’amuse avec son lecteur. Sous la Restauration, il
fait paraître une petite plaquette publiée à Paris « Au bureau de la peur 33 ».
Depuis, nouvelles fantastiques, romans gores et thrillers, films de « suspense »
et d’horreur ont creusé le sillon avec plus ou moins de virtuosité 34.
Les peurs, semblables à une boule de pâte à modeler, connaissent de
multiples nuances et degrés 35. Lorsque l’une d’elles s’empare de quelqu’un,
elle a un effet d’entraînement redoutable, comme le souligne un insurgé
de juin 1848 : « La peur va toujours – et j’ai eu cent fois l’occasion de le
constater – directement contre ses fins. Elle craint un danger, elle le fait
naître ; elle appréhende la mort, elle l’attire. J’essayais d’abord de faire, par
la persuasion, une propagande contraire. Erreur ! La peur ne se discute pas !
Il faut qu’une force extérieure l’enchaîne et la muselle là où il n’y a pas assez
de volonté pour la vaincre et la dompter 36. » Pour Descartes, elle diminue
chez les enfants la « matière des larmes » et, chez les adultes, « la peur ou
l’épouvante […] n’est pas seulement une froideur, mais aussi un trouble
et un étonnement de l’âme qui lui ôte le pouvoir de résister aux maux
qu’elle pense être proches 37 ». La peur infantile 38 n’est pas celle des adultes.
L’expérience vécue montre qu’elle peut venir de phénomènes extérieurs,
contre lesquels les hommes et les femmes n’ont aucune prise 39. Tout au
plus, d’une époque à l’autre, essayent-ils de faire face, dans l’instant. En
1887, par exemple, un tremblement de terre affola les habitants d’Antibes.
Il offrit à un observateur, qui ayant connu « trois secousses », avait distingué
un « bruit bizarre » et avait entendu les murs craquer, l’occasion de s’interroger sur ce phénomène qui laisse en nous « une émotion très spéciale qui
n’est point la peur connue dans les accidents, mais la sensation aiguë de
l’impuissance 40 ». En fonction des époques, la peur de vivre l’emporte sur
30. Michel Viegnes, La peur et ses miroirs, Paris, Imago, 2009, p. 7.
31. Christophe André, Psychologie de la peur : craintes, angoisses et phobies, Paris, Odile Jacob, 2004,
366 p.
32. Michela Marzano, Visages de la peur, op. cit., p. 149.
33. Vigor Renaudière, Des diverses peurs paniques en ce moment, Paris, Au bureau de la Peur, 1823, 14 p.
34. Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, Paris, PUF, 2006, 224 p.
35. Avoir peur, Paris, Autrement, 1997, 260 p.
36. François Pardigon, Épisodes des journées de juin 1848, Paris, La fabrique éditions, 2008 [18481852], p. 168.
37. René Descartes, Les Passions de l’âme, Paris, LGF, [1649], p. 125 et p. 154-15.
38. Cyrille Koupernick, Le livre des peurs, Paris, Ramsay, 1987, 241 p.
39. La peur de la fin du monde, ou explications rassurantes sur la comête de 1857, Paris, Grouard, 1857,
2 p.
40. Gil Blas, 1er mars 1887.
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
la peur de la mort 41. Elle peut aussi venir de dispositions personnelles 42.
Publié en 1957, le journal d’un psychiatre donne de multiples exemples de
situations et de personnalités. Une jeune fille timide éprouve une sorte de
malaise allant jusqu’à la panique lorsqu’il fallait se rendre dans le monde.
Pour autant, elle ne se soustrait pas, essaye de paraître enjouée, veut faire
des plaisanteries, dire des paroles aimables, mais elle a les mains moites et
donne l’impression de « se débattre comme une noyée 43 ». Un autre de ses
patients est un « crâneur, qui a peur, très peur, mais joue au courage ! À force
de jouer, il s’étourdit. Il finit par n’avoir plus peur et dans l’excès du jeu, il
peut commettre des imprudences qui le livreront au bourreau qu’il voulait
dérouter. » Il rapporte l’affolement d’un ingénieur des travaux publics qui
n’avait jamais pu prendre le métro ni monter seul dans une automobile.
Il avait « peur d’un accident, d’un déraillement, d’un croisement, d’un
aiguillage. Il ne tient pourtant pas tant que ça à la vie. Mais la peur, la peur
universelle a pris ce prétexte 44 ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, il
n’écrit rien, pas un mot. Il reprend son journal en 1945 et note, changeant
de registre et d’échelle : « Un dictateur qui excite son peuple ? Complexe
de peur ! En attendant, il vous possède 45. » Individuelle ou collective, la
peur est un phénomène social global, mais souvent inavouable 46. Il faut
toute la force de caractère de Blaise Cendrars pour mêler « les extérieurs à
l’intérieur », et écrire, en 1912, que « J’ai peur des grands pans d’ombre que
les maisons projettent 47 ».
Le présent ouvrage n’entend pas offrir une vision panoramique des peurs
depuis le xvie siècle 48, mais veut insister sur des aspects essentiels, d’autant
que les archives disponibles présentent un large éventail 49. En premier
lieu, il s’agit de s’intéresser aux images et aux mots relatifs à la peur afin
de saisir les perceptions d’une époque. Puis, il convient de s’attacher aux
peurs suscitées par les éléments déchaînés, la nature ou les épidémies sur
lesquels l’homme semble, pendant des siècles, ne pas avoir de prise. Après
l’étude des représentations et l’examen des peurs « naturelles », il importe de
s’arrêter sur l’analyse des peurs sociales. La délinquance et la prison, l’effroi
suscité par des catégories particulières – comme les ouvriers ou les jeunes
– nécessitent en effet d’être revisités. Enfin la vie publique est confrontée
41. François de Nion, La peur de la mort, Paris, A. Savine, 1891, 307 p. ; Jean Proal, La peur de vivre,
pièce radiophonique, 1947, 42 ff.
42. Christophe André, Psychologie de la peur, Paris, Odile Jacob, 2004, 366 p.
43. G. Durtal (pseudonyme de Gilbert Robin), Journal d’un psychiatre, Paris, Éditions Mondiales,
coll. « Del Duca », 1957, p. 27.
44. Ibidem, p. 40.
45. Ibid., p. 108.
46. Michel Viegnes (dir.), La peur et ses miroirs, op. cit., p. 13.
47. Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde, Paris, Gallimard, 2006, p. 37.
48. Pierre Mannoni, La peur, Paris, PUF, coll. « Que-sais-je ? », 1982,, 127 p.
49. Annie Stora-Lamarre (dir.), Archives de la peur. Les « populations à risque » dans la Franche-Comté
au XIXe siècle, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises/Annales littéraires de l’université de
Franche-Comté, 2000, 191 p.
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à son cortège de peurs : la peur des mendiants est depuis le début du
xixe siècle l’une des plus expressives, puis les peurs politiques donnent une
dimension plus complexe aux craintes, inquiétudes et alarmes sourdes. La
peur que ses idées ne soient pas comprises, la peur d’être battu lors d’une
élection, la peur de l’adversaire politique présenté comme un ennemi, la
peur de se trouver impuissant face à une situation de crise ou devant la
montée des extrêmes illustrent en partie les peurs publiques.
Mais les peurs collectives ne sont pas immuables. Elles fonctionnent
aussi par cycle. La perception d’un danger et les craintes plus ou moins vives
suscitées peuvent surgir brusquement, se retirer, disparaître, voire rejaillir
brutalement. C’est ainsi que la peur du nucléaire après Hiroshima a connu
des pics d’intensité. Tchernobyl a réactivité la peur de l’atome, pour autant
ce n’est plus celle d’une attaque militaire mais celle d’un accident civil aux
conséquences incontrôlables qui s’est imposée. La centrale de Fukushima
est devenue en 2011, après un tremblement de terre de grande amplitude et
un tsunami gigantesque et dévastateur, le symbole de la menace nucléaire,
à partir de laquelle s’est exprimée, à l’échelle mondiale, toute la palette des
angoisses, des craintes et des paniques.
L’ambition du présent livre est donc de rendre compte de la pluralité
des peurs qui se présentent souvent de manière stratifiée. En effet, la peur,
sentiment universel 50, est composite et ambivalente 51. Tantôt elle relève
plutôt des émotions qu’historiens et ethnologues tentent d’analyser et de
mettre en perspective 52 ; tantôt elle bascule plutôt du côté des affects ; tantôt
encore, elle est réduite à un instant passager, celui d’un « état émotionnel ».
Au lieu de distinguer a priori les émotions et affects, et de proposer une
sorte d’échelle de gradation entre la peur, l’angoisse, l’inquiétude, l’effroi,
il a paru préférable de s’inscrire dans le sillage des travaux valorisant « le
pragmatisme émotionnel 53 », c’est une façon de ne pas réifier la peur, de ne
pas la considérée comme « un objet fabriqué » mais bien comme un objet
de recherche mouvant qui échappe à tout « système fermé ».
Organisées à partir des expressions, des perceptions et des effets, quatre
entrées sont ici privilégiées. Saisir comment les hommes et les femmes
mettent en scène les peurs, les perçoivent et réagissent, permet assurément
de mieux comprendre les sociétés du passé comme les sociétés contemporaines. Les images et l’esthétique des craintes, angoisses et frayeurs
50. Sur l’histoire des sentiments et des émotions, voir notamment, Anne-Claude Ambroise Rendu et
Christian Delporte (dir.), L’indignation. Histoire d’une émotion politique et morale, XIXe-XXe siècles,
Paris, Nouveau Monde éditions, 2008, 254 p. et Frédéric Chauvaud et Ludovic Gaussot (dir.),
Histoire et actualité de la haine, Rennes, PUR, 2008, 313 p.
51. Serge Vallon, La peur de la peur, Ramonville Saint-Agne, ERES, 1998, p. 5.
52. Voir les deux livraisons de la revue Écrire l’histoire consacrées aux émotions, Éditions Gaussen,
mai 2008 et octobre 2008.
53. Jan Plamper, « The History od Emotions : An Interview with William Reddy, Barbara Rosenwein,
and Peter Stearns », History and Theory, 49, 2010, p. 237-265.
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
apportent de multiples éclairages pour saisir un phénomène 54. Un rien
parfois peut provoquer la peur. Un des personnages de Rodolph Töpfler, à
partir de la vue d’une pierre blanche, a subitement « toutes sortes d’idées
sinistres sur les morts, sur les sépultures ». Un autre ne peut se défaire
de l’angoisse primordiale des êtres humains : « J’ai une horrible peur de
mourir, toutes mes idées se sont portées du côté d’un mal intérieur qui
me mine et qu’on me cache 55. » Dans un autre registre, Goya a été, selon
nombre de critiques, l’un des plus grands peintres de la peur 56. « Panique »
est peut-être le tableau qui l’illustre le mieux : « Sur un fond de nuages
se dresse un géant nu qui martèle le ciel de ses poings énormes. Ses pieds
disparaissent dans des flocons de ciel blanchâtres. En bas du tableau, de tout
petits hommes fuient éperdument avec leurs charrettes dans un mouvement
précipité de panique. » De nombreux artistes ont, dans des registres très
différents, traité de la peur générale ou d’une peur en particulier. Le très
célèbre tableau de Gustave Courbet, « Le Fou de peur (1844-45) », reste la
référence en matière de peinture 57. D’autres toiles peuvent provoquer un
frémissement d’horreur. À la fin des années 1960, l’actionnisme viennois
n’a pas pour visée de peindre la peur, mais les spectateurs l’éprouvent bien
souvent devant les photographies exposées. Il convient toutefois de porter
tout d’abord une grande attention à « la chute imaginaire » restituée par
Godehard Janzing qui permet de comprendre nombre de représentations,
aussi bien celles de la Saint-Barthémy lorsque des gravures font figurer des
malheureux défenestrés ou lors du 11 septembre 2011 quand une photographie capte la chute d’un corps qui n’en finit pas de rester suspendu. De
tous temps, l’homme semble attiré par la verticalité. La peur de la chute
est présente dans l’imaginaire et la psyché collective. Après tout Lucifer
ne tombe-t-il pas pendant neuf jours ? Les retranscriptions artistiques ou
iconographiques de la peur possèdent une charge émotionnelle dont sont
dépourvus d’autres supports. Sans doute conviendrait-il de multiplier les
approches afin de traiter de la « dimension tragique » d’un événement 58.
Entre le xviie et le xviiie siècle, notamment, on observe une évolution nette
dans le sens de la représentation du drame et de la douleur, non seulement
liée à des nouvelles modalités d’expression des passions mais aussi à de
nouveaux idéaux sociaux et esthétiques.
De la sorte, la dramaturgie musicale offre à son tour de multiples
compléments et permet de s’arrêter un peu plus longuement sur les attentes
des problématiques énoncées. En effet, on peut se demander, dans le sillage
des remarques de Cécile Auzole, « qui n’a frissonné en entendant le cri
54. Voir par exemple, Joanna Bourke, Fear : a cultural history, London, Virago, 2005, 500 p.
55. Rodolphe Töpfler, Nouvelles et mélanges, Genève-Paris, Le double et AB Cherbuliez, 1840, p. 325
et p. 38.
56. Goya, Panique ou Le Colosse (1808), Museo del Prado, Madrid.
57. Courbet, Le Fou de peur ou Le Désespéré (1843-45), Nasjonalmuseet, Oslo.
58. François Dosse, Renaissance de l’événement, Paris, PUF, coll. « Le nœud gordien », 2010, , 352 p.
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du libertin attiré dans les enfers par la main de pierre du Commandeur à
l’avant-dernière scène emblématique du Don Giovanni de Mozart ? » À la
fin du xviiie siècle, sous l’impulsion de Mozart et de son dramma giocoso de
1787, l’opéra acquiert une dimension homogène, mêlant, à l’imitation de la
vie, des éléments comiques et tragiques. Lieu de représentation à vocation
cathartique, le théâtre lyrique ne néglige alors pas la représentation de la
peur, de l’angoisse, de l’effroi. Ainsi, perçue dans une acception comique
à travers la crainte d’un personnage couard devant un danger (Papageno
face au monstre dans la première scène de la Flûte enchantée de Mozart) ou
tragique (Lulu face à Jack l’éventreur à la fin de l’opéra de Berg), la peur
peut aussi irriguer l’œuvre d’une puissance métaphysique (« J’ai peur, j’ai
peur, j’ai peur sur la route » sont les premiers mots chantés par le principal
protagoniste de Saint-François d’Assise de Messiaen), stigmatisant la condition humaine : la connaissance et la crainte de la finitude. La représentation de la peur, dont il s’agit de se libérer, repose sur des effets musicaux
(instrumentation, orchestration, harmonie, rythme, dynamique) traduisant
la surprise, l’attente ou le suspense. En effet la peur, si elle parle directement
aux nerfs et à l’imagination du spectateur s’inscrit dans un contexte social.
Comment, par exemple, le genre opératique réagit-il aux grandes peurs
collectives des deux guerres mondiales ? Si les horreurs de la Première ont
été assez majoritairement évacuées dans la dérision, force est de constater
que l’après-1945 voit le déclin de l’opéra bourgeois au profit de la naissance
d’un spectacle résolument tourné vers la société, traquant et dénonçant la
barbarie en utilisant la réminiscence de la peur comme catharsis collective.
On peut aussi se faire peur avec les créatures de la nuit qui ne réduisent
pas aux brigands, maraudeurs et autres détrousseurs. Le sommeil et les
cauchemars apportent ainsi leur lot d’images et d’interrogations 59. Susanna
Caviglia montre bien que, dans une certaine peinture, la menace de l’enlèvement terrorise les femmes. Toutefois le thème ne reste pas immuable.
Au xvie siècle, les peintres lorsqu’ils traitent de l’enlèvement d’Hélène par
les Troyens insistent sur la « dimension tragique », alors qu’au siècle des
Lumières la dimension érotique s’impose nettement. La fantasmagorie peut
être considérée comme une sorte de « préhistoire du cinéma ». Entre 1793
et 1798, ses liens avec la Terreur s’imposent au public. Grâce à l’illusion,
il s’agit de faire apparaître des personnes défuntes. Robertson animent des
spectres qui semblent prendre consistance mais refuse de faire apparaître
le fantôme de Louis XVI. Gilles Chabaud montre bien comment la peur
collective peut prendre des formes inusitées et s’inscrire dans un contexte
précis.
59. Pour un aperçu, voir André de Lorde, Cauchemars, Paris, Renaissance du livre, coll. « In extenso »,
1921, , 80 p.
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INTRODUCTION GÉNÉRALE
Les expressions et les perceptions des peurs ne peuvent se déprendre
d’une approche à la fois culturelle et sociale. Mais les peurs les plus
anciennes, celles sur lesquelles les discours ont d’abord porté, se rapportent à
la nature hostile ou incompréhensible. Nombre d’historiens, comme Lucien
Febvre, ont insisté sur la peur nocturne ou la peur de la Forêt. Depuis, les
travaux se sont multipliés. La peur du rivage, de la tempête, des séismes
meurtriers ont enrichi l’historiographie et montré, s’il en était besoin, que
les peurs sont multiples 60. Toutefois, ici, il s’agit plutôt d’étudier les peurs
des « colères de la nature » sur la longue durée. Pendant longtemps règne
une sorte de fatalisme comme l’illustrent certains proverbes. Les attitudes
face à la mort, à la maladie ou à la catastrophe trahissent la résignation face
à l’adversité. À partir de la deuxième moitié du xxe siècle, l’impression de
dominer les forces de la Nature s’impose. Les risques sont oubliés où ignorés.
Aussi importe-t-il de revenir sur les peurs face aux calamités « naturelles », à
leurs forces incontrôlées, à leurs images et aux réactions qu’elles suscitent :
panique, recours à Dieu, au Diable, à la violence. La peinture pré-romantique s’avère tout à fait efficiente pour comprendre comment la peur est
mise en scène à travers des paysages terrifiants : mer déchaînée, vagues
violentes, naufrages, éruption du Vésuve. Jean-Roger Soubiran montre
bien comment, progressivement, la distance entre le tableau et la peinture
exposée se réduit au point, parfois, de donner l’impression d’une disparition complète. Emmanuel Brouard s’attache à montrer que l’eau intérieure
peut se déchaîner, rompre au milieu du xixe siècle des digues construites au
Moyen Âge, emportant culture, bétail et maisons. Par la suite, par glissement, la peur s’érode, disparaît ainsi que les savoirs sur les inondations.
Dans le même temps s’abaisse la vigilance des autorités. De la sorte, Thierry
Sauzeau fait la démonstration que les conséquences de la tempête Xynthia
sont d’abord une catastrophe humaine. Dès le Moyen Âge, des digues furent
dressées, des mesures de protection prises. Lors des grandes marées et des
tempêtes, les alarmes se multipliaient et la peur les accompagnait. Or, au
xxe siècle, les seuils de la peur s’abaissent, les demandes sociales en matière
de logement et de cadre de vie s’accroissent au point que murs, remblais
et digues disparaissent. Ailleurs, l’éruption de la montagne Pelée, le 2 mai
1902, s’inscrit en partie dans cette perspective. Saint Pierre, construite en
dur, devient le « Petit Paris », doté de grands magasins et d’un tramway. Le
réveil du volcan, la pluie de cendre, la destruction de la ville provoquent
une peur intense restituée finement par Michel Desse, avec son cortège de
panique et de déplacements de population. De la sorte, ces études de cas
mis en perspective permettent de donner consistance aux territoires de la
peur et aux milieux hostiles. Entre histoire de l’environnement et histoire
60. Voir notamment Alain Duhamel, Les peurs françaises, Paris, Flammarion, 1992, 275 p. ; Éric
Maurin, La peur du déclassement : une sociologie des récessions, Paris, Le Seuil, coll. « La République
des idées » , 2009, 93 p.
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culturelle, les approches sont assurément variées, mais elles restituent les
« imageries » que ces peurs ont produites, ainsi que les réactions qu’elles
ont suscitées.
Si la peur est d’abord une sorte de sentiment d’inquiétude « en présence
ou à la pensée d’un danger », elle prend des formes multiples. Les peurs
sociales ne sont pas ces « peurs maladives », celles qui causent « tant d’avanies » ni celles qui relèvent des « craintes des forces obscures » ou des
éléments déchaînés. De l’époque moderne à nos jours, les peurs sont
d’abord celles des gueux, des miséreux, des sans logis, des « déshérités de la
fortune ». Louis Chevalier a bien montré que la peur des classes dangereuses
et des classes laborieuses structurait l’imaginaire social 61. Pour explorer ce
dernier, la caricature apparaît essentiel. La peur, souligne Solange Vernois,
peut y être brutale et inattendue. La caricature est également un moyen
d’accès à la peur de la vulnérabilité, de la faiblesse, de la lâcheté, de l’exclusion et de la mort. La tuberculose relève bien de ce dernier aspect. Maladie
romantique au début du xixe siècle, elle devient un fléau effrayant. Dans
un premier temps, son caractère héréditaire focalise l’attention avant de
s’effacer devant sa dimension sociale. Les attitudes à l’égard des tuberculeux
ne sont pas si différentes que celles vis-à-vis des pestiférés ou des malades
du sida : même tentation d’isoler, d’exclure et de parquer. La maladie, les
malades et les établissements spécialisés continuent à faire peur après la
Première Guerre mondiale comme le souligne Stéphane Henry. La peur de
l’insécurité et celle du crime incarnent aux yeux des édiles, des politiques,
des chercheurs et des praticiens la question sociale. La peur du bandit de
grand chemin, puis celle du crime organisé sont parmi les plus connues 62.
L’angoisse est tantôt une inexplicable impression d’insécurité, tantôt un
sentiment né de peurs concrètes amplifiées. À partir de la guerre de 1870
et de la mise en place de la Troisième République, deux figures semblent
dominer la scène publique : celle du criminel endurci 63 puis celle du jeune
délinquant. Selon Michelle Perrot, la peur de la jeunesse s’affirme au
tournant des années 1880 64. Nous verrons ainsi, dans les pages suivantes,
les récidivistes, les garçons délinquants et les filles délinquantes. Mais il
ne faudrait pas oublier, même si elles ne sont pas abordées en tant que
telles dans le présent ouvrage, les peurs sociales inextricablement liées aux
61. Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle,
Paris, Plon, 1958, 566 p. Voir aussi Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin,
2005, 331 p.
62. Céline Regnard-Drouot, Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société (1851-1914),
Rennes, PUR, 2009, 361 p.
63. Françoise Briegel et Michel Porret (dir.), Le criminel endurci, récidive et récidivistes du Moyen Âge
au XXe siècle, Genève, Droz, 2006, 395 p.
64. Michelle Perrot, « Quand la société prend peur de sa jeunesse en France au xixe siècle », dans Les
jeunes et les autres. Contributions des sciences de l’homme à la question des jeunes, Vaucresson, CRIV,
1986, p. 19-27.
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activités économiques. La peur de l’accident du travail comme la peur de
perdre son emploi prennent des formes différentes en fonction des époques
et des contextes. C’est ainsi qu’à l’aube de l’ère industrielle les « mangeuses
de bras » suscitent la crainte puis l’effroi 65. Au xxie siècle, la peur de voir
son entreprise délocalisée a remplacé des peurs plus anciennes. Sans verser
dans la déploration ni le misérabilisme, le travail est source de souffrances
sociales et de peurs. Simone Weil écrivait ainsi à propos de la peur des
ouvrières métallos :
« La peur. Rares sont les moments de la journée ou le cœur n’est pas
un peu comprimé par une angoisse quelconque. Le matin, l’angoisse de
la journée à traverser. Dans les rames de métro qui mènent à Billancourt,
vers 6 heures ½ du matin, on voit la plupart des visages contractés par cette
angoisse. Si on n’est pas en avance, la peur de la pendule de pointage. Au
travail, la peur de ne pas aller assez vite, pour tous ceux qui ont du mal à y
arriver. La peur de louper des pièces en forçant sur la cadence 66. »
Il existe encore bien d’autres formes et manifestions des peurs sociales 67.
La peur du déclassement ou celle du chômage, par exemple, est individuelle et
collective. Elle est partagée par un groupe ou par une classe d’âge. Il conviendrait de s’interroger sur l’instrumentalisation des peurs sociales et en particulier celle de l’autre 68. Les travaux récents sur le risque traduisent assurément
un élargissement des peurs sociales et une interrogation sur le devenir des
sociétés contemporaines. Sur la scène de l’espace public, selon l’acception
d’Habermas, la plus ancienne peur est assurément celle des criminels que l’on
ne parvient pas à identifier. Régulièrement les gouvernements et les autorités
locales prennent des mesures pour l’éradiquer ou en décréter la suppression.
La grande loi sur la relégation qui ambitionne d’envoyer au-delà des mers les
récidivistes l’illustre 69. La peur guide ainsi les politiques pénales et devient
un moyen de gouverner. Jean-Claude Vimont montre que depuis 1938 les
récidivistes ne sont plus envoyés en Guyane ou en Nouvelle Calédonie mais
sont retenus en métropole. La presse à gros tirage dresse souvent d’horribles
portraits et dessine d’effrayants tableaux. À l’intérieur de l’institution pénitentiaire, les rédivistes sont l’objet de tris, de classements, mais les plus dangereux
ne sont pas nécessairement ceux qui font le plus peur. L’enfance et la jeunesse
délinquante suscitent l’inquiétude ou la panique. Au xixe siècle, le « bandit
en herbe » inquiète, puis effraye car on le retrouve derrière les barricades. La
65. François Jarrige, Au temps des tueuses de bras : les bris de machine à l’aube industrielle, 1780-1860,
Rennes, PUR, coll. « Carnot », 2009, 368 p.
66. Simone Weil, « La vie et la grève des ouvriers métallos », Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto »,
[1936] 1999, p. 163.
67. Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003, 95 p.
68. Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics,
humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, 717 p.
69. Jean-Pierre Allinne et Mathieu Soula (dir.), Les Récidivistes. Représentations et traitements de la
récidive, XIXe-XXIe siècle, Rennes, PUR, 2010, 286 p.
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peur sociale des jeunes, analyse Jean-Jacques Yvorel, se construit par stéréotypes successifs : les Apaches, les J3, les Blousons noirs et les jeunes banlieusards. Pendant longtemps les filles suscitent plutôt la pitié. Dans l’imaginaire
collectif, ou du moins masculin, il apparaît impensable que la violence puisse
être associée à la féminité. Les jeunes filles qui glissent dans la prostitution
sont des victimes pour lesquelles la compassion est de mise, mais, comme
le souligne David Niget, si la fille abusée peut provoquer le dégoût, la fille
dépravée fait peur 70. Au final, la justice elle-même est prise dans ce cercle.
Pauline Chaintrier examine les justiciables, suspects et témoins, magistrats
et avocats qui doivent composer avec la peur. Pendant l’enquête les juges
d’instruction tentent parfois de l’instrumentaliser afin de s’approcher au plus
près de la vérité et de la transformer en révélateur. Cependant altération ou
destruction de preuve sont parfois des conséquences de la crainte devenue
véritable panique.
À leur tour, observateurs sociaux et enquêteurs contribuent à attiser une
angoisse diffuse et à désigner les conditions dangereuses. Les rôdeurs de
barrière, les chemineux des campagnes, sans oublier les bohémiens, attisent
les inquiétudes. Anthonys Kitts restitue la grande peur des mendiants qui
va parfois jusqu’à la construction d’une altérité radicale. Le voleur provoque
souvent une peur plus intense mais plus méconnue. S’il se déplace dans les
rues, sur les chemins, sur les toits, il surgit dans l’espace privé. Lorsque les
journalistes, en particulier ceux de la presse régionale, étudiés par Geoffrey
Fleuriaud, en rendent compte, ils contribuent à alimenter les angoisses
collectives et à donner des visages variés allant du chapardeur au véritable
cambrioleur. Pendant longtemps, toutefois, l’une des peurs publiques les
importantes fut celle de la désorganisation du royaume et de la guerre civile.
Ainsi, au début du xviie siècle, la mort du roi suscite un trouble profond.
Quelques textes fondamentaux et sans cesse répétés, tel celui de Pierre de
L’Estoile, présent à Paris le 14 mai 1610, brossent le visage d’une capitale
tétanisée et plongée dans l’étonnement à l’annonce de la blessure mortelle
d’Henri IV. Michel Cassan montre le roi frappé dans son carrosse, au cœur
de sa capitale. Une enquête nationale permet de répondre à des questions
essentielles : comment face à ce « grand événement » les autorités centrales
ont-elles réagi afin qu’une « Grande peur » ne submerge le royaume ? En
juin 1791, un peu partout en France, la fuite du roi a entraîné dans les
villages la création de comités de vigilance devant faire face au moindre
danger 71. Si les historiens ont restitué les émeutes, les journées révolutionnaires, les affrontements fraternels, les moments répressifs, ils ont en général
70. Voir aussi Aurore François, Veerle Massin, David Niget (éd.), Violences juvéniles sous expertise(s),
Louvain, Presses universitaires de Louvain, coll. « Histoire, justice, sociétés », 2011, 294 p.
71. Voir notamment Jean-Clément Martin, Violence et révolution française : essais sur la naissance d’un
mythe national, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 2006, 338 p.
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négligé la peur de la guerre civile, brandie comme une menace et instrumentalisée. De la sorte, la thématique devient source d’une profusion de
discours dont il importe de retracer la généalogie, de suivre les mécanismes
et surtout les usages. Ainsi, c’est bien à l’ombre de la guerre civile, sans
cesse invoquée que se déroule la vie politique comme l’analyse Jean-Claude
Caron. Parallèlement, la peur du vandalisme politique met en relief à la
fois des formes singulières de violence et de peurs face aux destructions
commises ou annoncées 72.
Au xxe siècle, plus apaisée, la peur politique prend des formes différentes. Toutefois si la peur des rouges ou des fascistes ne s’efface que lentement 73, il existe aussi une peur plus discrète et pourtant essentielle, celle
de l’entrée des femmes en politique restituée par François Dubasque. À ces
aspects, il faudrait aussi ajouter la peur des utopies qui a été une constante
de l’histoire européenne. Si les utopistes sont parfois raillés, ils suscitent
une véritable frayeur : ne vont-ils pas dévoyer des esprits et des forces vives
et jeter dans la mêlée des foules assoiffées de changement ? pour reprendre
une expression de la philosophie morale du début du xxe siècle. Les pages
qui suivent sont un peu comme le recueil de Maurice Renard, publié pour
la première fois en 1926, une « invitation à la peur 74 ». L’écrivain racontait,
par l’entremise de plusieurs personnages, des histoires effrayantes : celle
d’un savant traversant un miroir et incapable de revenir en arrière, celle
d’un cadavre percé de trois blessures infligées par un trident, celle d’une
longue lettre écrite à un procureur annonçant que son auteur allait se tuer.
Les contributeurs du présent volume s’interrogent sur les manières qu’ont
les individus et les sociétés de tenir la peur à distance, souvent qualifiée
d’ennemie intime. Il s’agit bien pour eux, au-delà d’une histoire des affects,
de s’intéresser plus particulièrement aux expressions, aux expériences et aux
usages des peurs 75.
72. Voir par exemple Emmanuel Fureix, « L’iconoclasme politique (1814-1848) : une violence fondatrice ? », dans Jean-Claude Caron, Frédéric Chauvaud, Emmanuel Fureix et Jean-Noël Luc (dir.),
Entre violence et conciliation. La résolution des conflits socio-politiques en Europe au XIXe siècle, Rennes,
PUR, 2008, p. 231-242.
73. Voir notamment, Dominique Lejeune, La peur du rouge en France : des partageux aux gauchistes,
Paris, Belin, 2003, 303 p.
74. Maurice Renard, L’invitation à la peur, Toulouse, Éditions Ombres, coll. « Petite bibliothèque
Ombres », [1926] 2010, 247 p.
75. En prolongement, voir notamment, Carlo Ginzburg, Peur, révérence, terreur : quatre études d’iconographie politique, Dijon, Presses du réel, 2011, ouvrage reprenant quatre textes dont l’un entreprend
une « histoire oblique du présent ».
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