Le tragique au XXe siècle, « l`ère du néo »

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Le tragique au XXe siècle, « l`ère du néo »
Le tragique au XXe siècle, « l’ère du néo »
MONTHERLANT, La Reine morte, dernière scène (1942)
Scène VIII
FERRANTE, gens du palais, de toutes conditions, dont EGAS COELHO
FERRANTE
Messieurs, dona Inès de Castro n'est plus. Elle m'a appris la naissance prochaine d'un bâtard du
prince. Je l'ai fait exécuter pour préserver la pureté de la succession au trône, et pour supprimer le
trouble et le scandale qu'elle causait dans mon État. C'est là ma dernière et grande justice. Une telle
décision ne se prend pas sans douleur. Mais, au-delà de cette femme infortunée, j’ai mon royaume,
j’ai mon peuple, j’ai mes âmes ; j’ai fait avec mes peuples, quand j’ai accepté d’être roi. Un roi est
comme un grand arbre qui doit faire de l’ombre… (Il passe la main sur son front et chancelle).Oh ! je
crois bien que le sabre de Dieu a passé au-dessus de moi…
On apporte un siège. On l’assoit.
EGAS COELHO
Mon Roi ! —Vite, cherchez un médecin !
FERRANTE
J’ai fini de mentir.
EGAS COELHO
Ne mourez pas, au nom du ciel ! (bas.)Pedro roi, je suis perdu.
FERRANTE
Maintenant je ne te demande plus ton secret. Le mien me suffit. Je te laisse en paix.
EGAS COELHO
Vous me laissez en enfer. Mais non, vous n’allez pas mourir, n’est-ce pas ?
FERRANTE
Dans un instant, je serai mort, et la patte de mon fils se sera abattue sur toi.
EGAS COELHO
Inès n’est peut-être pas morte. Un billet, griffonnez un billet… J’essayerai de les rejoindre sur la
route.
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FERRANTE
Elle est morte. Dieu me l’a dit. Et toi tu es mort aussi.
EGAS COELHO
Non ! Non ! Ce n’est pas possible !
FERRANTE
On arrachera le cœur de ta poitrine et on te le montrera.
EGAS COELHO
Non ! Non ! Non !
FERRANTE
Avant d’expirer, tu verras ton propre cœur.
EGAS COELHO, hagard
Qui vous l’a dit ?
FERRANTE
Dieu me l’a dit.
EGAS COELHO, se jetant à genoux aux pieds du roi
Ne me poussez pas au désespoir.
FERRANTE
Le désespoir des autres ne peut plus me faire peur.
EGAS COELHO
Vivez, mon Roi, vivez, je vous en supplie !
FERRANTE
Je cède quelquefois à qui ne me supplie pas ; jamais à qui me supplie.
EGAS COELHO
Vivez ! Il faut que vous viviez !
FERRANTE
Retire-toi de moi, Egas. Tu fais ton souffle contre ma figure. Et il ne m’est pas bon.
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EGAS COELHO, se relevant
Alors laissez-moi fuir. Vivez un peu ! Seulement un peu ! Le temps que je fuie… (Aux assistants.)
Vivants de chair et de sang, mes compagnons, vous qui allez vivre, n’est-il pas un de vous qui veuille
que je reste en vie ? (silence) Il n’y a donc personne qui veuille que je vive ? (Silence.)
FERRANTE, le prenant par le poignet
Messieurs, je ne sais comment l’avenir jugera l’exécution de doña Inès. Peut-être un bien, peut-être
un mal. Quoi qu’il en soit, voici celui qui, avant tout autre, l’a inspirée. Veillez à ce qu’il en réponde
devant le roi mon fils.(Egas Coelho cherche à fuir. Des assistants l’en empêchent.) O mon Dieu ! dans
ce répit qui me reste, avant que le sabre repasse et m’écrase, faites qu’il tranche ce nœud
épouvantable de contradictions qui sont en moi, de sorte que, un instant au moins avant de cesser
d’être, je sache enfin ce que je suis. (Il attire Dino del Moro et le tient serré contre lui.) Que
l’innocence de cet enfant me serve de sauvegarde quand je vais apparaître devant mon Juge. —N’aie
pas peur, et reste auprès de moi, quoi qu’il arrive… même si je meurs… Dieu te le rendra, Dieu te le
rendra, mon petit frère… —Bien meilleur et bien pire… (Il se lève.) —Oh ! le sabre ! le sabre ! —Mon
Dieu, ayez pitié de moi !
Il s’écroule.
DINO DEL MORO, mettant un genou en terre devant le cadavre du Roi
Le Roi est mort ! (Extrême confusion. Voix diverses :)
Il faut aller chercher un médecin ! —Vous voyez bien qu’il est mort. —Que l’on ferme les portes du
palais !
Au milieu de ce tumulte, on apporte sur une civière Inès morte, pendant que des cloches sonnent. Le
tumulte à l'instant s'apaise. En silence, tous s'écartent du cadavre du Roi étendu sur le sol, se massent
du côté opposé de la scène autour de la litière, à l'exception de Dino del Moro qui, après un geste
d'hésitation, est resté un genou en terre auprès du Roi. A ce moment apparaît don Pedro; il se jette
contre la litière en sanglotant. Le lieutenant Martins entre à son tour, portant un coussin noir sur
lequel repose la couronne royale. Pedro prend la couronne et la pose sur le ventre d'Inès. Puis il se
tourne vers l'officier des gardes; celui-ci dégaine; tous les gardes font de même et présentent l'épée.
Alors Pedro force par son regard l'assistance à s'agenouiller; le Prince de la Mer ne le fait qu'à regret.
Pedro s'agenouille à nouveau, et, la tête sur le corps d'Inès, il sanglote. L'assistance commence à
murmurer une prière. A l'extrême droite, le corps du roi Ferrante est resté étendu, sans personne
auprès de lui, que le page andalou agenouillé à son côté. Le page se lève avec lenteur, regarde
longuement le cadavre, passe avec lenteur vers la civière, hésite, se retourne pour regarder encore le
Roi, puis, se décidant, va s'agenouiller avec les autres, lui aussi, auprès de la civière. Le cadavre du Roi
reste seul.
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ANOUILH, Antigone, Fin de la pièce (1944)
LE MESSAGER
Une terrible nouvelle. On venait de jeter Antigone dans son trou. On n'avait pas encore fini de rouler
les derniers blocs de pierre lorsque Créon et tous ceux qui l'entourent entendent des plaintes qui
sortent soudain du tombeau. Chacun se tait et écoute, car ce n'est pas la voix d'Antigone. C'est une
plainte nouvelle qui sort des profondeurs du trou… Tous regardent Créon, et lui, qui a deviné le
premier, lui qui sait déjà avant tous les autres, hurle soudain comme un fou : « Enlevez les pierres !
Enlevez les pierres ! » Les esclaves se jettent sur les blocs entassés et, parmi eux, le roi suant, dont
les mains saignent. Les pierres bougent enfin et le plus mince se glisse dans l'ouverture. Antigone est
au fond de la tombe pendue aux fils de sa ceinture, des fils bleus, des fils verts, des fils rouges qui lui
font comme un collier d'enfant, et Hémon à genoux qui la tient dans ses bras et gémit, le visage
enfoui dans sa robe. On bouge un bloc encore et Créon peut enfin descendre. On voit ses cheveux
blancs dans l'ombre, au fond du trou. Il essaie de relever Hémon, il le supplie. Hémon ne l'entend
pas. Puis soudain il se dresse, les yeux noirs, et il n'a jamais tant ressemblé au petit garçon
d'autrefois, il regarde son père sans rien dire, une minute, et, tout à coup, il lui crache au visage, et
tire son épée. Créon a bondi hors de portée. Alors Hémon le regarde avec ses yeux d'enfant, lourds
de mépris, et Créon ne peut pas éviter ce regard comme la lame. Hémon regarde ce vieil homme
tremblant à l'autre bout de la caverne, et, sans rien dire, il se plonge l'épée dans le ventre et il
s'étend contre Antigone, l'embrassant dans une immense flaque rouge.
CRÉON, entre avec son page.
Je les ai fait coucher l'un près de l'autre, enfin ! Ils sont lavés, maintenant, reposés. Ils sont seulement
un peu pâles, mais si calmes. Deux amants au lendemain de la première nuit. Ils ont fini, eux.
LE CHŒUR
Pas toi, Créon. Il te reste encore quelque chose à apprendre. Eurydice, la reine, ta femme…
CRÉON
Une bonne femme parlant toujours de son jardin, de ses confitures, de ses tricots, de ses éternels
tricots pour les pauvres. C'est drôle comme les pauvres ont éternellement besoin de tricots. On dirait
qu'ils n'ont besoin que de tricots…
LE CHŒUR
Les pauvres de Thèbes auront froid, cet hiver, Créon. En apprenant la mort de son fils, la reine a posé
ses aiguilles, sagement, après avoir terminé son rang, posément, comme tout ce qu'elle fait, un peu
plus tranquillement peut-être que d'habitude. Et puis elle est passée dans sa chambre, sa chambre à
l'odeur de lavande, aux petits napperons brodés et aux cadres de peluche, pour s'y couper la gorge,
Créon. Elle est étendue maintenant sur un des petits lits jumeaux démodés, à la même place où tu
l'as vue jeune fille un soir, et avec le même sourire, à peine un peu plus triste. Et s'il n'y avait pas
cette large tache rouge sur les linges autour de son cou, on pourrait croire qu'elle dort.
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CRÉON
Elle aussi. Ils dorment tous. C'est bien. La journée a été rude. (Un temps. Il dit sourdement.) Cela doit
être bon de dormir.
LE CHŒUR
Et tu es tout seul maintenant, Créon
CRÉON
Tout seul, oui. (Un silence. Il pose sa main sur l'épaule de son page.) Petit…
LE PAGE
Monsieur ?
CRÉON
Je vais te dire, à toi. Ils ne savent pas, les autres ; on est là, devant l'ouvrage, on ne peut pourtant pas
se croiser les bras. Ils disent que c'est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui la fera ?
LE PAGE
Je ne sais pas, monsieur
CRÉON
Bien sûr, tu ne sais pas. Tu en as de la chance ! Ce qu'il faudrait, c'est ne jamais savoir. Il te tarde
d'être grand, toi ?
LE PAGE
Oh oui, monsieur !
CRÉON
Tu es fou, petit. Il faudrait ne jamais devenir grand. (L'heure sonne au loin, il murmure.) Cinq heures.
Qu'est-ce que nous avons aujourd'hui, à cinq heures ?
LE PAGE
Conseil, monsieur.
CRÉON
Eh bien, si nous avons conseil, petit, nous allons y aller.
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Ils sortent, Créon s'appuyant sur le page.
LE CHŒUR, s'avance.
Et voilà. Sans la petite Antigone, c'est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles. Mais maintenant,
c'est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous ceux qui avaient à mourir sont morts. Ceux qui
croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire -même ceux qui ne croyaient rien et qui
se sont trouvés pris dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous, bien raides, bien
inutiles, bien pourris. Et ceux qui vivent encore vont commencer tout doucement à les oublier et à
confondre leurs noms. C'est fini. Antigone est calmée, maintenant, nous ne saurons jamais de quelle
fièvre. Son devoir lui est remis. Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes et sur le palais vide où
Créon va commencer à attendre la mort.
Pendant qu'il parlait, les gardes sont entrés. Ils se sont installés sur un banc, leur litre de rouge à côté
d'eux, leur chapeau sur la nuque, et ils ont commencé une partie de cartes.
LE CHŒUR
Il ne reste plus que les gardes. Eux, tout ça, cela leur est égal ; c'est pas leurs oignons. Ils continuent à
jouer aux cartes…
Le rideau tombe rapidement pendant que les gardes abattent leurs atouts.
Albert Camus, Caligula, Acte IV, scènes 13 et 14 (1944)
SCÈNE XIII
Scipion, Caligula, Caesonia.
SCIPION. - Allons, Caïus, tout cela est inutile. Je sais déjà que tu as choisi.
CALIGULA. - Laisse-moi.
SCIPION. - Je vais te laisser, en effet, car je crois que je t'ai compris. Ni pour toi, ni pour moi,
qui te ressemble tant, il n'y a plus d'issue. Je vais partir très loin chercher les raisons de tout cela. (Un
temps, il regarde Caligula. Avec un grand accent.) Adieu, cher Caïus. Quand tout sera fini, n'oublie
pas que je t'ai aimé.
Il sort. Caligula le regarde. Il a un geste. Mais il se secoue brutalement et revient sur Caesonia.
CAESONIA. - Qu'a-t-il dit ?
CALIGULA. - Cela dépasse ton entendement.
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CAESONIA. - À quoi penses-tu ?
CALIGULA. - À celui-ci. Et puis à toi aussi. Mais c'est la même chose.
CAESONIA. - Qu'y a-t-il ?
CALIGULA, la regardant. - Scipion est parti. J'en ai fini avec l'amitié. Mais toi, je me demande
pourquoi tu es encore là...
CAESONIA. - Parce que je te plais.
CALIGULA. - Non. Si je te faisais tuer, je crois que je comprendrais.
CAESONIA. - Ce serait une solution. Fais-le donc. Mais ne peux-tu, au moins pour une minute,
te laisser aller à vivre librement ?
CALIGULA. - Cela fait déjà quelques années que je m'exerce à vivre librement.
CAESONIA. - Ce n'est pas ainsi que je l'entends. Comprends-moi bien. Cela peut être si bon de
vivre et d'aimer dans la pureté de son cœur.
CALIGULA. - Chacun gagne sa pureté comme il peut. Moi, c'est en poursuivant l'essentiel.
Tout cela n'empêche pas d'ailleurs que je pourrais te faire tuer. (Il rit.) Ce serait le couronnement de
ma carrière.
Caligula se lève et fait tourner le miroir sur lui-même. Il marche en rond, en laissant pendre ses bras,
presque sans gestes, comme une bête.
C'est drôle. Quand je ne tue pas, je me sens seul. Les vivants ne suffisent pas à peupler
l'univers et à chasser l'ennui. Quand vous êtes tous là, vous me faites sentir un vide sans mesure ou
je ne peux regarder. Je ne suis bien que parmi mes morts. (Il se campe face au public, un peu penché
en avant, il a oublié Caesonia.) Eux sont vrais. Ils sont comme moi. Ils m'attendent et me pressent. (Il
hoche la tête.) J'ai de longs dialogues avec tel ou tel qui cria vers moi pour être gracié et à qui je fis
couper la langue.
CAESONIA. - Viens. Étends-toi près de moi. Mets ta tête sur mes genoux. (Caligula obéit.) Tu
es bien. Tout se tait.
CALIGULA. - Tout se tait ! Tu exagères. N'entends-tu pas ces cliquetis de fers ? (On les
entend.) Ne perçois-tu pas ces mille petites rumeurs qui révèlent la haine aux aguets ?
Rumeurs.
CAESONIA. - Personne n'oserait...
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CALIGULA. - Si, la bêtise.
CAESONIA. - Elle ne tue pas. Elle rend sage.
CALIGULA. - Elle est meurtrière, Caesonia. Elle est meurtrière lorsqu'elle se juge offensée.
Oh ! ce ne sont pas ceux dont j'ai tué les fils ou le père qui m'assassineront. Ceux-là ont compris. Ils
sont avec moi, ils ont le même goût dans la bouche. Mais les autres, ceux que j'ai moqués et
ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité.
CAESONIA, avec véhémence. - Nous te défendrons, nous sommes encore nombreux à t'aimer.
CALIGULA. - Vous êtes de moins en moins nombreux. J'ai fait ce qu'il fallait pour cela. Et puis,
soyons justes, je n'ai pas seulement la bêtise contre moi, j'ai aussi la loyauté et le courage de ceux qui
veulent être heureux.
CAESONIA, même jeu. - Non, ils ne te tueront pas. Ou alors quelque chose, venu du ciel, les
consumerait avant qu'ils t'aient touché.
CALIGULA. - Du ciel !, Il n'y a pas de ciel, pauvre femme. (Il s'assied.) Mais pourquoi tant
d'amour, tout d'un coup, ce n'est pas dans nos conventions ?
CAESONIA, qui s'est levée et marche. - Ce n'est donc pas assez de te voir tuer les autres qu'il
faille encore savoir que tu seras tué ? Ce n'est pas assez de te recevoir cruel et déchiré, de sentir ton
odeur de meurtre quand tu te places sur mon ventre ! Tous les jours, je vois mourir un peu plus en
toi ce qui a figure d'homme. (Elle se tourne vers lui.) Je suis vieille et près d'être laide, je le sais. Mais
le souci que j'ai de toi m'a fait maintenant une telle âme qu'il n'importe plus que tu ne m'aimes pas.
Je voudrais seulement te voir guérir, toi qui es encore un enfant. Toute une vie devant toi ! Et que
demandes-tu donc qui soit plus grand que toute une vie ?
CALIGULA, se lève et il la regarde. - Voici déjà bien longtemps que tu es là.
CAESONIA. - C'est vrai. Mais tu vas me garder, n'est-ce pas ?
CALIGULA. - Je ne sais pas. Je sais seulement pourquoi tu es là : pour toutes ces nuits où le
plaisir était aigu et sans joie, et pour tout ce que tu connais de moi.
Il la prend dans ses bras et, de la main, lui renverse un peu la tête.
J'ai vingt-neuf ans. C'est peu. Mais à cette heure où ma vie m'apparaît cependant si longue, si
chargée de dépouilles, si accomplie enfin, tu restes le dernier témoin. Et je ne peux me défendre
d'une sorte de tendresse honteuse pour la vieille femme que tu vas être.
CAESONIA. - Dis-moi que tu veux me garder !
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CALIGULA. - Je ne sais pas. J'ai conscience seulement, et c'est le plus terrible, que cette tendresse
honteuse est le seul sentiment pur que ma vie m'ait jusqu'ici donné.
Caesonia se retire de ses bras, Caligula la suit. Elle colle son dos contre lui, il l'enlace.
Ne vaudrait-il pas mieux que le dernier témoin disparaisse ?
CAESONIA. - Cela n'a pas d'importance. je suis heureuse de ce que tu m'as dit. Mais pourquoi
ne puis-je pas partager ce bonheur avec toi ?
CALIGULA. - Qui te dit que je ne suis pas heureux ?
CAESONIA. - Le bonheur est généreux. Il ne vit pas de destructions.
CALIGULA. - Alors, c'est qu'il est deux sortes de bonheur et j'ai choisi celui des meurtriers. Car
je suis heureux. Il y a eu un temps où je croyais avoir atteint l'extrémité de la douleur. Eh bien ! non,
on peut encore aller plus loin. Au bout de cette contrée, c'est un bonheur stérile et magnifique.
Regarde-moi.
Elle se tourne vers lui.
Je ris, Caesonia, quand je pense que, pendant des années, Rome tout entière a évité de
prononcer le nom de Drusilla. Car Rome s'est trompée pendant des années. L'amour ne m'est pas
suffisant, c'est cela que j'ai compris alors. C'est cela que je comprends aujourd'hui encore, en te
regardant. Aimer un être, c'est accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas capable de cet amour.
Drusilla vieille, c'était bien pis que Drusilla morte. On croit qu'un homme souffre parce que l'être qu'il
aime meurt en un jour. Mais sa vraie souffrance est moins futile : c'est de s'apercevoir que le chagrin
non plus ne dure pas. Même la douleur est privée de sens.
Tu vois, je n'avais pas d'excuses, pas même l'ombre d'un amour, ni l'amertume de la
mélancolie. Je suis sans alibi. Mais aujourd'hui, me voilà encore plus libre qu'il y a des années, libéré
que je suis du souvenir et de l'illusion. (Il rit d'une façon passionnée.) Je sais que rien ne dure ! Savoir
cela ! Nous sommes deux ou trois dans l'histoire à en avoir fait vraiment l'expérience, accompli ce
bonheur dément. Ceasonia, tu as suivi jusqu'au bout une bien curieuse tragédie. Il est temps que
pour toi le rideau se baisse.
Il passe à nouveau derrière elle et passe son avant-bras autour du cou de Caesonia.
CAESONIA, avec effroi.- Est-ce donc du bonheur, cette liberté épouvantable ?
CALIGULA, écrasant peu à peu de son bras la gorge de Caesonia. - Sois-en sûre, Caesonia.
Sans elle, j'eusse été un homme satisfait. Grâce à elle, j'ai conquis la divine clairvoyance du solitaire.
(Il s'exalte de plus en plus, étranglant peu à peu Caesonia qui se laisse aller sans résistance, les mains
un peu offertes en avant. Il lui parle, penché sur son oreille.) Je vis, je tue, j'exerce le pouvoir délirant
du destructeur, auprès de quoi celui du créateur paraît une singerie. C'est cela, être heureux. C'est
cela le bonheur, cette insupportable délivrance, cet universel mépris, le sang, la haine autour de moi,
cet isolement non pareil de l'homme qui tient toute sa vie sous son regard, la joie démesurée de
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l'assassin impuni, cette logique implacable qui broie des vies humaines (il rit), qui te broie, Caesonia,
pour parfaire enfin la solitude éternelle que je désire.
CAESONIA, se débattant faiblement. - Caïus !
CALIGULA, de plus en plus exalté. - Non, pas de tendresse. Il faut en finir, car le temps presse.
Le temps presse, chère Caesonia !
Caesonia râle. Caligula la traîne sur le lit où il la laisse tomber.
La regardant d'un air égaré ; d'une voix rauque.
Et toi aussi, tu étais coupable. Mais tuer n'est pas la solution.
SCÈNE XIV
Caligula, Hélicon, les Conjurés en armes, le Vieux Patricien, Cherea.
Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le miroir.
CALIGULA. - Caligula ! Toi aussi, toi aussi, tu es coupable. Alors, n'est-ce pas, un peu plus, un
peu moins ! Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge, où personne n'est innocent !
(Avec tout l'accent de la détresse, se pressant contre le miroir.) Tu le vois bien, Hélicon n'est pas venu.
Je n'aurai pas la lune. Mais qu'il est amer d'avoir raison et de devoir aller jusqu'à la consommation.
Car j'ai peur de la consommation. Des bruits d'armes ! C'est l'innocence qui prépare son triomphe.
Que ne suis-je à leur place ! J'ai peur. Quel dégoût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la
même lâcheté dans l'âme. Mais cela ne fait rien. La peur non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce
grand vide où le cœur s'apaise.
Il recule un peu, revient vers le miroir.
Il semble plus calme. Il recommence à parler, mais d'une voix plus basse et plus concentrée.
Tout a l'air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait,
tout serait changé. Mais où étancher cette soif ? Quel cœur, quel dieu auraient pour moi la
profondeur d'un lac ? (S'agenouillant et pleurant.) Rien dans ce monde, ni dans l'autre, qui soit à ma
mesure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend les mains vers le miroir en pleurant), qu'il suffirait
que l'impossible soit. L'impossible ! Je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même.
J'ai tendu mes mains (criant), je tends mes mains et c'est toi que je rencontre, toujours toi en face de
moi, et je suis pour toi plein de haine. Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté
n'est pas la bonne. Hélicon ! Hélicon ! Rien ! rien encore. Oh, cette nuit est lourde. Hélicon ne viendra
pas : nous serons coupables à jamais ! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine.
Des bruits d'armes et des chuchotements s'entendent en coulisse.
HÉLICON, surgissant au fond. - Garde-toi, Caïus ! Garde-toi !
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Une main invisible poignarde Hélicon. Caligula se relève, prend un siège bas dans la main et approche
du miroir en soufflant. Il s'observe, simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de
son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant.
CALIGULA. - À l'histoire, Caligula, à l'histoire.
Le miroir se brise et, dans le même moment, par toutes les issues, entrent les conjurés en armes.
Caligula leur fait face, avec un rire fou. Le vieux patricien le frappe dans le dos, Cherea en pleine
figure. Le rire de Caligula se transforme en hoquets. Tous frappent. Dans un dernier hoquet, Caligula,
riant et râlant, hurle.
Je suis encore vivant
Rideau.
COCTEAU, L’aigle à deux têtes, Fin de la pièce (1947)
Stanislas chancelle comme au premier acte. Il porte les mains à sa poitrine. Il va tomber. La reine ne
peut retenir un élan
Stanislas !
Elle allait s’élancer vers lui. Elle reste sur place. Elle cravache un meuble.
STANISLAS, il se redresse peu à peu.
Vous mentez, je le devine. J’allais me trouver mal, vous n’avez pas pu retenir votre cri. Vous tentez
sur moi je ne sais quelle épouvantable expérience. Vous cherchez à savoir si mon amour n’était pas
une exaltation de jeune homme, s’il était vrai ?
LA REINE
En quoi supposez-vous qu’il m’intéresse de savoir si votre amour était une exaltation de jeune
homme ? il ne vous intéresse pas davantage de savoir si mon indulgence pour vous était un caprice.
D’autres problèmes vous attendent.
STANISLAS
Quoi ? Je dérobe un poison que vous portiez sur vous comme une menace. Je le supprime. Je me
suicide avec. J’évite un procès que vos ennemis n’auraient pas manqué d’exploiter pour que le
scandale vous éclabousse. Je prie le ciel que le poison n’agisse pas en votre présence. Je vous donne
joyeusement mon honneur, ma propreté, mon œuvre, mon amour, ma vie. Je vous… (Il s’arrête
soudain.)
Mais, j’y pense ! Quelle horreur ! n’est-ce pas vous qui m’avez expliqué ce suicide à retardement, qui
m’avez vanté ses avantages ? n’est-ce pas vous qui m’avez dit que vous aviez ôté le médaillon de
votre cou et qu’il se trouvait dans votre chambre ? Répondez !
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LA REINE
Je n’ai pas l’habitude qu’on m’interroge, ni de répondre aux interrogatoires. Je n’ai pas de comptes à
vous rendre. J’ai tiré profit de votre personne. Et ne vous imaginez pas que je parle des affaires de
l’État. J’ai joué à vous le laisser croire. Vous n’entrez pour rien dans la décision que j’ai prise. J’ai
flatté votre vanité d’auteur. La pièce était belle ! Premier acte : on veut tuer la reine. Deuxième acte :
on veut convaincre la reine de remonter sur le trône. Troisième acte : on la débarrasse d’un héros
indiscret.
Comment n’avez-vous pas compris que votre ressemblance avec le roi était la plus grave des
insultes ? Comment pensiez-vous que je ne me vengerais pas d’en avoir été la dupe ? Vous êtes naïf.
Je vous ai mené là où je voulais vous mener ? Je ne prévoyais pas que vous devanceriez mon arrêt et
que vous prendriez sur vous de donner vos ordres de mort. Je devais vous remettre au comte de
Foëhn. Vous en décidez autrement. Vous vous empoisonnez. Vous êtes libre. Bonne chance ! Mourez
donc. Avant de conserver cette capsule, j’en ai fait l’expérience sur mes chiens. On les a enlevés de
ma vue. On vous enlèvera comme eux.
Stanislas s’est jeté à genoux dans le fauteuil auprès duquel il écoutait au premier acte.
STANISLAS
Mon Dieu ! Arrêtez la torture.
LA REINE
Dieu non plus n’aime pas les lâches. C’était à vous de ne pas trahir vos camarades. Ils avaient
confiance en vous. Vous étiez leur arme. Et non seulement vous les avez trahis, mais vous les avez
fait prendre. Car Foëhn m’a parlé de votre groupe. Il le connaît. Lorsque je vous ai caché dans la
bibliothèque, j’avais peur que vous ne vous aperceviez de ses signes. Vous nous avez crus bien sots.
Comment, je vous le demande, aurais-je eu la moindre confiance dans un inconnu qui trahissait et
m’en donnait le spectacle ? Sur quoi vous fondiez-vous pour me croire sincère, alors que vous
retourniez votre veste sous mes propres yeux ?
Stanislas s’est lentement relevé du fauteuil où on le voyait de dos. Il est de face, méconnaissable,
décoiffé, sans regard.
Peut-être n’auriez-vous jamais deviné les choses que je viens de vous dire ? Je vous aurais trompé
jusqu’à la dernière minute. Vous regardiez partir mon escorte. Foëhn vous arrêtait. Il vous emmenait.
On vous jugeait et on vous exécutait. Vous seriez mort en vous glorifiant d’être le sauveur de votre
patrie. Vous échappez à ma justice. Vous préférez la vôtre. A votre aise. Mais je me devais de devenir
votre tribunal.
Elle marche sur lui.
Qu’avez-vous à répondre ? Vous vous taisez. Vous baissez la tête. J’avais raison de vous traiter de
lâche. Je vous méprise. (Elle lève sa cravache.) Et je vous cravache.
Elle le cingle. A cet instant, la sonnerie de trompette se fait entendre dans le parc. Stanislas n’a pas
bougé.
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On m’appelle. Je n’aurai sans doute pas la joie de vous voir mourir.
La reine lui tourne le dos et s’éloigne jusqu’au bas de l’escalier. Elle s’y arrête et pose le pied sur la
première marche. Stanislas la regarde. Il porte la main à son couteau de chasse. Il le retire de la
gaine. Seconde sonnerie de trompette. Stanislas s’élance vers la reine. Il la poignarde entre les
épaules. La reine titube, se redresse et monte trois marches, le poignard planté dans le dos, comme le
fit la reine Elizabeth. Stanislas a reculé jusqu’au premier plan. La reine se retourne et parle avec une
immense douceur.
LA REINE
Pardonne-moi petit homme. Il fallait te rendre jaloux. Tu ne m’aurais jamais frappée.
Elle monte quatre marches et se retourne encore.
Je t’aime.
L’hymne royal se fait entendre. La reine monte d’un pas d’automate. Elle arrive au palier. Elle
empoigne les rideaux de la fenêtre pour se soutenir et s’y présenter.
LA REINE, elle détourne la tête vers la bibliothèque et tend la main vers Stanislas.
Stanislas…
Il se précipite, enjambe les marches, mais il est foudroyé par le poison au moment où il va toucher la
reine. Stanislas tombe à la renverse, roule le long des marches et meurt en bas, séparé de la reine de
toute la hauteur de l’escalier. La reine s’écroule en arrachant un des rideaux de la fenêtre. L’hymne
royal continue.
Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, fin de la pièce (1963).
Le médecin se retire. Il sort en s’inclinant, comme une marionnette, par la porte à gauche au fond. Il
est parti à reculons, avec forces courbettes, toujours en s’excusant.
LE ROI
Sa voix s’éloigne, le bruit de ses pas faiblit, il n’est plus là !
MARGUERITE
Il est médecin, il a des obligations professionnelles.
LE ROI, tend les bras ;
Juliette avant de partir devra avoir mis le fauteuil dans un coin pour ne pas gêner le jeu.
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Où sont les autres ? (Le Roi arrive à la porte de gauche premier plan puis se dirige vers la
porte de droite premier plan.) Ils sont partis, ils m’ont enfermé.
MARGUERITE
Ils t’encombraient tous ces gens. Ils t’empêchaient d’aller, de venir. Ils se suspendaient à toi,
ils se fourraient dans tes pattes. Admets-le, ils te gênaient. Maintenant, ça ira mieux. (Le Roi marche
avec plus d’aisance.) Il te reste un quart d’heure.
LE ROI
J’avais besoin de leurs services.
MARGUERITE
Je les remplace. Je suis Reine-à-tout-faire.
LE ROI
Je n’ai donné aucun congé. Fais-les revenir, appelle-les.
MARGUERITE
Ils ont décroché. C’est que tu l’as voulu.
LE ROI
Je n’ai pas voulu.
MARGUERITE
Ils n’auraient pas pu s’en aller si tu ne l’avais pas voulu. Tu ne peux plus revenir sur ta
volonté. Tu les as laissés tomber.
LE ROI
Qu’ils reviennent.
MARGUERITE
Tu ne sais plus leur nom. Comment s’appelaient-ils ? (Silence du Roi.) Combien étaient-ils ?
LE ROI
Qui donc ?... Je n’aime pas qu’on m’enferme. Ouvre les portes.
MARGUERITE
Patiente un peu. Tout à l’heure, les portes seront grandes ouvertes.
LE ROI, après un silence.
Les portes… les portes… Quelles portes ?
MARGUERITE
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Y a-t-il eu des portes, y a-t-il eu un monde, as-tu vécu ?
LE ROI
Je suis.
MARGUERITE
Ne bouge plus. Cela te fatigue.
Le Roi fait ce qu’elle lui dit.
LE ROI
Je suis… Des bruits, des échos émergent des profondeurs, cela s’éloigne, cela se calme. Je
suis sourd.
MARGUERITE
Moi, tu m’entendras, tu m’entendras mieux. (Le Roi est debout, immobile, il se tait.) Il arrive
que l’on fasse un rêve. On s’y prend, on y croit, on l’aime. Le matin, en ouvrant les yeux, deux
mondes s’entremêlent encore. Les visages de la nuit s’estompent dans la clarté. On voudrait se
souvenir, on voudrait les retenir. Ils glissent entre vos mains, la réalité brutale du jour les rejette. De
quoi ai-je rêvé, se dit-on ? Que se passait-il ? Qui embrassais-je ? Qui aimais-je ? Qu’est-ce que je
disais et que me disait-on ? On se retrouve avec le regret imprécis de toutes ces choses qui furent ou
qui semblaient avoir été. On ne sait plus ce qu’il y avait eu autour de soi. On ne sait plus.
LE ROI
Je ne sais plus ce qu’il y avait autour. Je sais que j’étais plongé dans un monde, ce monde
m’entourait. Je sais que c’était moi et qu’est-ce qu’il y avait, qu’est-ce qu’il y avait ?
MARGUERITE
Des cordes encore t’enlacent que je n’ai pas dénouées. Ou que je n’ai pas coupées. Des
mains s’accrochent encore à toi et te retiennent.
Tournant autour du Roi, Marguerite coupe dans le vide, comme si elle avait dans les mains des
ciseaux invisibles.
LE ROI
Moi. Moi. Moi.
MARGUERITE
Ce toi n’est pas toi. Ce sont des objets étrangers, des adhérences, des parasites monstrueux.
Le gui poussant sur la branche n’est pas la branche, le lierre qui grimpe sur le mur n’est pas le mur.
Tu ploies sous le fardeau, tes épaules sont courbées, c’est cela qui te vieillit. Et ces boulets que tu
traînes, c’est cela qui entrave ta marche. (Marguerite se penche, elle enlève des boulets invisibles des
pieds du Roi, puis elle se relève en ayant l’air de faire un grand effort pour soulever les boulets.) Des
tonnes, des tonnes, ça pèse des tonnes. (Elle fait mine de jeter ces boulets en direction de la salle puis
se redresse allégée.) Ouf ! Comment as-tu pu traîner cela toute une vie ! (Le Roi essaye de se
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redresser.) Je me demandais pourquoi tu étais voûté, c’est à cause de ce sac. (Marguerite fait mine
d’enlever un sac des épaules du Roi et de le jeter.) Et de cette besace. (Même geste de Marguerite
pour la besace.) Et de ces godasses de rechange.
LE ROI, sorte de grognement.
Non.
MARGUERITE
Du calme ! Tu n’en auras plus besoin de ces chaussures de rechange. Ni de cette carabine, ni
de cette mitraillette. (Mêmes gestes que pour la besace.) Ni de cette boîte à outils. (Mêmes gestes ;
protestation du Roi.) Ni de ce sabre. Il a l’air d’y tenir. Un vieux sabre tout rouillé. (Elle le lui enlève
bien que le Roi s’y oppose maladroitement.) Laisse-moi donc faire. Sois sage. (Elle donne une tape sur
les mains du Roi.) Tu n’as plus besoin de te défendre. On ne te veut plus que du bien ; des épines sur
ton manteau et des écailles, des lianes, des algues, des feuilles humides et gluantes. Elles collent,
elles collent. Je les décolle, je les détache, elles font des taches, ce n’est pas net. (Elle fait des gestes
pour décoller et détacher.) Le rêveur se retire de son rêve. Voilà, je t’ai débarrassé de ces petites
misères, de ces petites saletés. Ton manteau est plus beau maintenant, tu es plus propre. Ça te va
mieux. Maintenant, marche. Donne-moi la main, n’aie plus peur, laisse-toi glisser, je te retiendrai. Tu
n’oses pas.
LE ROI, sorte de bégaiement.
Moi.
MARGUERITE
Mais non ! Il s’imagine qu’il est tout. Il croit que son être est tout l’être. Il faut bien lui faire
sortir cela de la tête. (Puis, comme pour l’encourager.) Tout sera gardé dans une mémoire sans
souvenir. Le grain de sel qui fond dans l’eau ne disparaît pas puisqu’il rend l’eau salée. Ah, voilà, tu te
redresses, tu n’es plus voûté, tu n’as plus mal aux reins, plus de courbatures. N’est-ce pas que c’était
pesant ? Guéri, tu es guéri. Tu peux avancer, avance, allons, donne-moi la main. (Les épaules du Roi
se voûtent de nouveau légèrement.) Ne courbe plus les épaules puisque tu n’as plus de fardeau… Ah,
ces réflexes conditionnés, c’est tenace… Il n’y a plus de fardeau sur tes épaules, je t’ai dit. Redressetoi. (Elle l’aide à se redresser.) La main !... (Indécision du Roi.) Qu’il est désobéissant ! Ne tiens pas le
poing serré, écarte les doigts. Que tiens-tu ? (Elle lui desserre les doigts.) C’est tout son royaume qu’il
tient dans la main. En tout petit : des microfilms… des graines. (Au Roi.) Ces graines ne repousseront
pas, la semence est altérée, c’est de la mauvaise graine. Laisse tomber, défais tes doigts, je t’ordonne
de desserrer les doigts, lâche les plaines, lâche les montagnes. Comme ceci. Ce n’était plus que de la
poussière. (Elle lui prend la main et l’entraîne malgré, encore, une résistance du Roi.) Viens. De la
résistance encore ! Où peut-il en trouver ? Non, n’essaye pas de te coucher, ne t’assois pas non plus,
aucune raison de trébucher. Je te guide, n’aie pas peur. (Elle le guide en le tenant par la main sur le
plateau.) N’est-ce pas que tu peux, n’est-ce pas que c’est facile ? J’ai aménagé une pente douce. Plus
tard elle sera plus dure, cela ne fait rien, tu auras repris des forces. Ne tourne pas la tête pour
regarder ce que tu ne pourras plus jamais voir, concentre-toi, penche-toi sur ton cœur, entre, entre,
il le faut.
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LE ROI, les yeux fermés
Et avançant toujours tenu par la main.
L’empire… A-t-on jamais connu un tel empire : deux soleils, deux lunes, deux voûtes célestes
l’éclairent, un autre soleil se lève, un autre encore. Un troisième firmament surgit, jaillit, se déploie !
Tandis qu’un soleil se couche, d’autres se lèvent… À la fois, l’aube et le crépuscule… C’est un domaine
qui s’étend par-delà les réservoirs de l’océan, par-delà les océans qui engloutissent les océans.
MARGUERITE
Traverse-les.
LE ROI
Au-delà des sept cent soixante-dix-sept pôles.
MARGUERITE
Plus loin, plus loin. Trotte, allons, trotte.
LE ROI
Bleu, bleu.
MARGUERITE
Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son
imagination est purement visuelle... c'est un peintre... trop partisan de la monochromie. (Au Roi.)
Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te retarde. Tu ne
peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. (Elle s'écarte du Roi.) Marche tout seul,
n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi de loin.) Ce n'est plus le jour,
ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit. Laisse-toi diriger par cette roue qui
tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te
brûler. Avance, j'écarte les broussailles, attention, ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite...
Mains gluantes, mains implorantes, bras et mains pitoyables, ne revenez pas, retirez-vous. Ne le
touchez pas, ou je vous frappe ! (Au Roi.) Ne tourne pas la tête. Évite le précipice à ta gauche, ne
crains pas ce vieux loup qui hurle... ses crocs sont en carton, il n'existe pas. (Au loup.) Loup, n'existe
plus ! (Au Roi.) Ne crains pas non plus les rats. Ils ne peuvent pas mordre tes orteils! (Aux rats.) Rats
et vipères, n'existez plus ! (Au Roi.) Ne te laisse pas apitoyer par le mendiant qui te tend la main...
Attention à la vieille femme qui vient vers toi... Ne prends pas le verre d'eau qu'elle te tend. Tu n'as
pas soif. (À la vieille femme imaginaire.) Il n'a pas besoin d'être désaltéré, bonne femme, il n'a pas
soif. N'encombrez pas son chemin. Évanouissez-vous. (Au Roi.) Escalade la barrière... Le gros camion
ne t'écrasera pas, c'est un mirage... Tu peux passer, passe... Mais non, les pâquerettes ne chantent
pas, même si elles sont folles. J'absorbe leurs voix ; elles, je les efface !... Ne prête pas l'oreille au
murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l'entend pas. C'est aussi un faux ruisseau, c'est une
fausse voix... Fausses voix, taisez-vous. (Au Roi.) Plus personne ne t'appelle. Sens, une dernière fois,
cette fleur et jette-la. Oublie son odeur. Tu n'as plus la parole. À qui pourrais-tu parler ? Oui, c'est
cela, lève le pas, l'autre. Voici la passerelle, ne crains pas le vertige. (Le Roi avance en direction des
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marches du trône.) Tiens-toi tout droit, tu n'as pas besoin de ton gourdin, d'ailleurs tu n'en as pas. Ne
te baisse pas, surtout, ne tombe pas. Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre
marches du trône.) Plus haut, encore plus haut. (Le Roi est tout près du trône.) Tourne-toi vers moi.
Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image, reste droit... Donne-moi tes
jambes, la droite, la gauche. (À mesure qu'elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres.) Donnemoi un doigt, donne-moi deux doigts... trois... quatre... cinq... les dix doigts. Abandonne-moi le bras
droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est immobile, figé comme une
statue.) Et voilà, tu vois, tu n'as plus la parole, ton cœur n'a plus besoin de battre, plus la peine de
respirer. C'était une agitation bien inutile, n'est-ce pas ? Tu peux prendre place.
Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite.
Le Roi est assis sur son trône. On aura vu, pendant cette dernière scène, disparaître
progressivement les portes, les fenêtres, les murs de la salle du trône. Ce jeu de décor est très
important.
Maintenant, il n’y a plus rien sur le plateau sauf le Roi sur son trône dans une lumière grise.
Puis, le Roi et son trône disparaissent également.
Enfin, il n’y a plus que cette lumière grise.
La disparition des fenêtres, portes, murs, Roi et trône doit se faire lentement,
progressivement, très nettement. Le Roi assis sur son trône doit rester visible, quelque temps avant de
sombrer dans une sorte de brume.
RIDEAU
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