A est une vache€»

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A est une vache€»
Et lhomme inventa lécriture...
« A est une vache »...
Et lhomme inventa lécriture...
Entretien introductif avec Annie Berthier et Anne Zali
Le Nouvel Observateur. - Faut-il parler de « naissance de lécriture » ou de « naissances des
écritures » ?
Anne Zali. - Si lon pouvait voir naître les écritures sur une carte du monde en pleine nuit, on verrait
sallumer de grandes flammes brillantes, à plusieurs endroits, de façon totalement autonome,
correspondant aux grands ensembles idéographiques tels que les systèmes cunéiforme,
hiéroglyphique, chinois, ou glyphique de Méso-Amérique. Chaque écriture est un lien unique avec
une culture et une civilisation, chaque écriture crée sa propre vision du monde, il vaut donc mieux
parler de « naissances des écritures ».
N. O. - Quest-ce quune écriture ? Où commence-t-elle ?
Annie Berthier. - La question est difficile. Certains pensent que cest un système achevé, abouti ;
dautres sattachent aux signes avant-coureurs de la naissance. Dans lAntiquité, un pictogramme
mésopotamien - un petit dessin - pouvait être une tête de taureau frappée dans largile ; aujourdhui,
cest un panneau « enfant-maison » qui indique une sortie décole. Est-ce déjà une écriture ? Chez
les Chinois, un homme sous un arbre signifie « repos » et redoubler le pictogramme du soleil veut
dire « brillant ». En fait, dans une écriture, il y a deux choses, un « système » et une « forme
graphique ». Le système peut-être alphabétique - a, b, c - ou bien idéographique, comme celui des
hiéroglyphes égyptiens qui appréhendent la pensée et le langage. Puis vient la représentation par un
signe, cest-à-dire le choix du tracé, lart du trait. Lécriture est un ensemble de signes calibrés qui
miniaturisent le monde dans un sens - de gauche à droite, de haut en bas... - ou un autre. La
peinture et la danse ne sont pas de lécriture.
A. Zali. - Ecrire, cest utiliser un système de signes qui croise de façon miraculeuse le dessin et la
parole. Et entretient une relation codifiée avec une langue. Entre lidée et la parole, il y a lécriture.
Au-delà de son origine lointaine et fascinante, lécriture nen finit pas de naître en nous. Chaque
enfant, au cours de son apprentissage, passe des graffitis indistincts au tracé régulier de lalphabet
et reparcourt toute laventure humaine de lécriture. Au xixe siècle, on continue à voir naître des
écritures. Nous sommes nous-mêmes une boîte noire, une énigme.
N. O. - Cela rappelle la réflexion dun expert, Gérard Pommier : « A chaque fois que jécris un mot
nouveau, en quoi suis-je semblable au scribe, au mandarin, à lenfant ? »
A. Zali. - Il faut donc parler des origines, des naissances et des renaissances des écritures. Elles
vont, viennent, voyagent, brûlent, meurent, passent sous la terre et renaissent ailleurs. Les peuples
les empruntent et se les approprient. Regardez lalphabet phénicien qui sera adapté par les
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Araméens, les Hébreux, les Arabes, les Libyco-Berbères, les Puniques, etc. Lalphabet phénicien,
laïque, est inventé par des commerçants pour négocier autour de la Méditerranée du Ier millénaire
avant Jésus-Christ. Si lalphabet hébreu, qui paraît en dériver, garde le même intitulé - aleph, bet,
gimel... -, il va redessiner totalement les lettres avec une philosophie toute différente. Pour les
Hébreux, lécriture a un contenu mystique, le récit talmudique évoque un modèle divin et Dieu a créé
le monde à partir de vingt-deux lettres.
N. O. - On est loin du fameux « A est une vache »...
A Zali. - A est une vache ou... une tête de taureau ! Pourquoi ? Parce que notre alphabet a dabord
été pictographique avant dêtre des signes qui ne ressemblent à rien. Mais comment fait-on pour
peindre un son ? Lidée des Phéniciens, qui ont inventé lacrophonie, est dutiliser le dessin simplifié
dun mot courant pour en utiliser le son. Par exemple : beith signifie la maison. Plus tard, quand ils
dessineront une maison, ils décideront, par convention, que le signe beith notera le son B.
A. Berthier. - Pour le son A, cest plus compliqué. Les Grecs avaient besoin de voyelles et ils ont
trouvé le signe aleph, une consonne qui avait valeur de H aspiré. Et ils ont gardé le son du nom de la
lettre, du A de aleph. La forme du A provient dun jeton mésopotamien en forme de tête de vache,
dessin qui sest progressivement simplifié, a basculé et sest renversé pour donner notre A. Voilà
pourquoi A est une vache et B une maison.
N. O. - Trêve de savants préalables ! Où et quand lhomme a-t-il inventé lécriture ?
A Zali. - On ny était pas ! Sérieusement... nous sommes complètement tributaires des preuves
archéologiques. Le papyrus - qui a donné notre mot papier - se détruit facilement mais une tablette
dargile crue et friable peut cuire dans lincendie criminel dune cité et... résister ainsi au temps ! A
condition de retrouver la fameuse tablette ! On ne peut que parler décriture « attestée » par un
document. De plus, lécriture, outil de mémoire prodigieux, a paradoxalement perdu la mémoire de
son origine. Quel est le premier scribe ? On ne sait pas. Lécriture est aussi une invention collective
et progressive qui a un aspect insaisissable. Nous sommes donc réduits à faire de la reconstitution.
N. O. - Alors... où et quand ?
A. Berthier. - Dabord à Uruk, en Mésopotamie, en 3200-3300 av. J.-C. Puis en Egypte, à peu près à
la même époque, aux environs de 3200 av. J.-C. Lécriture est une invention récente qui remonte à
cinq mille ans, peu de chose en regard de la naissance de lhomme, de léveil de sa conscience et
des cent mille ans de larticulation du langage. Entre loral et lécrit, il y a la tradition figurée, une
surface de glaise avec un dessin, une petite figurine, un jeton mésopotamien en forme de jarre, de
cruche ou de mouton, tous ces signes modelés, ces formes qui permettent déjà de nommer les
choses et de les quantifier. « Nomination et numération sont les deux premières grandes créations
de lhomme », dit Clarisse Herrenschmidt. On a eu dabord besoin de dénombrer : un, deux, trois...
Trois quoi ? Quand on veut passer des contrats commerciaux à distance, il faut spécifier, non ? Le
chiffre trois plus le signe du mouton dit alors « trois troupeaux de moutons ». Dans les grandes listes
mésopotamiennes, on voit dabord des séries de noms dobjets face à des quantités. Puis on sest
aperçu quon avait là un outil formidable qui permettait décrire des choses abstraites comme le nom
des dieux ! Qui dit écriture dit miniaturisation du monde et calibrage. Un scarabée devient aussi
grand quun épi dorge, une vipère cornue dEgypte, un homme, le soleil ou un dieu. Puis, lécriture
va se compliquer, extraire et abstraire, à tel point que le cunéiforme meurt en 74 ap. J.-C. parce que
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les scribes anciens renoncent à transmettre une écriture beaucoup trop cryptée, trop difficile.
N. O. - Pourtant, le système de glyphes maya est formidablement compliqué.
A. Zali. - Cest vrai, mais la vision est différente en Méso-Amérique. Lécriture y naît deux mille ans
environ av. J.-C., chez les Olmèques, dont on ne connaît que peu de chose, si ce nest un calendrier
dEtat. Puis chez les Zapotèques, à partir de 600 av. J.-C. Chez les Mayas, laventure commence
par des ébauches de glyphes au IVe siècle av. J.-C., brille en Amérique centrale, dans le Yucatan,
du Mexique au Salvador, mais se termine brutalement avec larrivée des envahisseurs espagnols.
Leur formidable système décriture, obscur et magique, difficile à déchiffrer, est lié à lépopée et à la
divination. Lécriture nahuatl des Aztèques, plus tardive, naît au début du xiiie siècle dans la vallée
de Mexico et meurt en 1521, elle aussi avec les conquistadors.
N. O. - En Chine, linvention de lécriture est liée à une étrange histoire de tortue...
A. Zali. - Nous sommes dans la vallée du Henan en 1500 av. J.-C. Quand un devin doit interroger les
dieux - pour savoir si le souverain va guérir de sa maladie, ou sil vaut mieux attaquer larmée
adverse à laube ou au crépuscule - il appose un tison embrasé sur un plastron, un os de tortue,
avant dobserver et dinterpréter les craquelures provoquées par la chaleur. Puis, il prend lhabitude
de noter, à côté de ce message divin, dautres inscriptions « oraculaires » comme les questions
posées et les réponses reçues. Lécriture chinoise existe aujourdhui encore, cest elle qui a le
record de la durée de vie et ses signes ressemblent à ces craquelures naturelles. Un idéogramme
nest pas relié à une langue précise et il permet à deux Chinois, lun du Nord, lautre du Sud, donc
de langue différente, de dialoguer grâce à une écriture qui compte... 49 905 caractères dont 3 000
dusage courant.
N. O. - Pourquoi lorigine de lécriture indienne est-elle si mystérieuse ?
A. Berthier. - Parce quon a les traces écrites dune civilisation brillante, née dans la vallée de
lIndus, dans le nord-ouest du sous-continent indien, qui remonte sans doute au milieu du troisième
millénaire avant notre ère, qui a duré plus dun millier dannées et dont on ne sait rien ! Ou presque.
Ne restent que 200 à 400 signes-mots, quasi indéchiffrables, et peu dinscriptions sauf de très beaux
sceaux. On ne reconnaît pas cette écriture et on ne sait rien de la langue employée. Cest une
civilisation engloutie par un débordement soudain du fleuve Indus.
N. O. - Et ensuite ?
A. Zali. - Un long, très long silence, stupéfiant ! Dans ce berceau indien de lécriture, il faut attendre
250 av. J.-C. pour une réapparition très tardive de lécriture. Dans la tradition védique, lInde voit
lécriture avec une grande méfiance, proche du dédain. Pour les sages, le message doit passer
directement de la bouche du maître à loreille du disciple. Pour eux, la parole authentique vibre, agit
et contient tous les mystères du monde. Elle est feu. Lécriture, au contraire, est froide, impure,
démunie de magie, dégénérée. Il faudra attendre le sillage du bouddhisme pour voir apparaître deux
écritures, la brahmi, en 300 av. J.-C., la mère de toutes les écritures indiennes, puis la kharosthi, en
260-230 av. J.-C. Mais lécriture, liée à la nécessité de consigner les textes sacrés, reste surtout au
service de la parole.
N. O. - Et lAfrique ? Est-elle vraiment un continent « sans écriture » comme on la écrit ?
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A. Berthier. - Cest une idée reçue. Ce continent est au contraire le berceau dun très grand nombre
décritures. Dabord, lEgypte est... en Afrique, non ? Dans la corne est, lEthiopie est dotée dun
système de signes-caractères qui se réfère aux écritures proto-cananéennes et proto-sinaïtiques,
extrêmement ancien puisquil est daté de 1500 av. J.-C.
Sans oublier lAfrique du Nord et ses signes libyco-berbères, le tifinagh, qui remontent à plus de
deux mille ans. De plus, cette terre dAfrique a été colonisée très tôt par les Romains et saint
Augustin parlait latin pendant que notre Gaule était encore bien chevelue. Un catalogue savant
indique : « Il semblerait que les hiéroglyphes égyptiens aient puisé une partie de leur inspiration, il y
a 5000 ans, dans le symbolisme graphique de traditions africaines encore plus anciennes. » Sans
oublier lécriture méroitique - vingt-trois signes alphabétiques inscrits sur la pyramide de Méroé quasiment indéchiffrée, témoin encore muet de lhistoire de la Nubie et du Soudan du nord.
N. O. - Reste-t-il encore beaucoup décritures que nous ne comprenons pas ?
A. Berthier. - En dehors des mystères de lIndus, du méroitique et des énormes difficultés du maya, il
y a le linéaire B, né en Crète, 7 000 signes écrits aux environs de 1750-1450 av. J.-C. Les linéaires A
et B montrent que les Grecs ont tâtonné et essayé des écritures dallure hiéroglyphique avant
dadopter celle quon leur connaît. Dans le linéaire B, on croit pouvoir lire... deux mots : ku-ro qui
voudrait dire « total », et pu-to, le « total des totaux ». Cest peu !
Et puis il y a létrusque - quon sait lire mais quon ne comprend pas -, belle civilisation du nord de
lItalie, 700 ans av. J.-C., une articulation entre Grecs et Latins. Enfin, en Crète toujours, on a
retrouvé le fameux « Disque de Phaïstos », quarante-cinq signes écrits en spirale... une énigme
totale.
N. O. - Et lîle de Pâques ?
A. Berthier. - Ah ! le rongo-rongo... Aujourdhui encore, les chercheurs sont incapables de décrypter
ces hiéroglyphes, mélanges de symboles et de motifs géométriques. Il faut dire que les derniers
maîtres de cette écriture ont été déportés en 1863 sur le continent par des négriers péruviens.
N. O. - Croyez-vous quune écriture dessine une civilisation ?
A. Zali. - Un signe décriture reflète toujours une vision du monde. Prenons lexemple de leau. Chez
les Egyptiens, leau est représentée par une vague vue de profil, vision du bord du Nil, clé de leur
culture. En Chine, le même signe est le concept vertical de la pluie qui tombe, un rapport entre ciel et
terre. Et en Méso-Amérique, le glyphe de leau est une marmite pleine deau bleue, rituel de
préparation culinaire.
Nous-mêmes sommes des Homo alphabéticus, pour qui chaque signe est le symbole abstrait dun
son. Notre écriture file, en ligne droite, efficace et rapide. Elle forge notre mentalité, comme notre
conception de la vie et du monde. A lopposé, un empilement de signes et de sons différents,
entremêlés, dotés de plusieurs sens, est plus ombreux, plus mouvant. La tradition alphabétique
privilégie lefficacité du signe, la dimension du temps, alors quun système différent le relativise.
A. Berthier. - Ecrire, cest aller dun point à un autre le long dune ligne, mais cette ligne peut-être
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courbe et tortueuse.
N. O. - Ecrire est donc un projet, mais chaque civilisation a-t-elle le sien ?
A. Zali. - Oui. Dans la tradition mésopotamienne, il sagit de recenser le monde, de le classer pour
mieux le maîtriser. Cest aussi une ruse inventée par les hommes pour contrevenir à la parole de
Dieu (voir reportage p. 20).
En Egypte, lécriture est un projet solaire de connaissance, un don de Thot lintelligent, de la part de
Rê, dieu solaire. Il confère au pharaon la connaissance sacrée qui lui permet de gagner limmortalité.
Le hiéroglyphe égyptien a le pouvoir de faire exister ce quil désigne et limage permet de le rendre
éternel. Voilà pourquoi, a contrario, Amon fait découper au ciseau le nom des dieux quil rejette. Ne
riez pas, chez nous, les nouveaux dirigeants préfèrent déboulonner les statues ! Dans la tombe de
pharaon, on préférait mutiler le signe du serpent de peur quil nattaque le défunt pendant son
voyage au pays des morts.
Chez les Mayas, lécriture nest pas là pour expliquer les mystères du monde mais pour fouiller un
théâtre obscur, une connaissance nocturne et divinatoire, cest le contraire de la transparence. En
Inde ou chez les Grecs, le point commun est la volonté de conserver, de « congeler » un énoncé
religieux, doù une fidélité absolue à la parole. En Chine, le caractère qui désigne lécriture, wen,
signifie également « veinure dans la pierre » et Tsang-Kié, héros mythique inventeur de lécriture,
possède deux paires dyeux. Ainsi la voyance de lécriture permet de pénétrer lordonnancement
secret du monde, de sunir avec lui, de plonger dans la profondeur de lunivers. Shitao, moine
chinois du xiie siècle, a dit : « Quand le poignet est animé par lesprit, montagnes et fleuves révèlent
leur âme. »
N. O. - Quelle est pour nous la leçon profonde des écritures anciennes ?
A. Zali. - Longtemps, on a pensé avec Jean-Jacques Rousseau que lalphabet était une perfection
indépassable. Aujourdhui, la confrontation avec les autres systèmes nous fait redécouvrir la pensée
graphique, la valeur de lambiguïté et de linterprétation du message. Ecrire nest pas répéter
lancien et congeler la pensée. Lire, cest remettre en question, faire dialoguer les écritures,
redécouvrir leur pouvoir qui est aussi de révéler. En ce sens, lécriture permet de rendre visible ce
qui est invisible.
A. Berthier. - Cette confrontation bouscule lidée que lécriture nest quune « langue figée ». Elle
remet en cause lidée même de progrès, defficacité, de précision, qui nous condamnait à cerner le
langage de façon millimétrique. Au « feu vif, feu lent » des alchimistes, nous avons toujours cherché
à avancer au degré près. Erreur. Il faut sortir de notre géocentrisme et comprendre que lalphabet
latin na pas signé la mort des autres écritures, mésopotamienne, égyptienne, maya, indienne,
chinoise..., qui restent - heureusement ! - à notre disposition. Jappelle cela la théorie du
mille-feuille : on passe mentalement du singulier, exclusif, réducteur, pauvre et écrasant, à un
système pluriel, mélangé et enrichissant, ouvert et imaginatif. En un mot, on peut enfin abandonner
lidée dune écriture unique pour embrasser celle des écritures, de toutes les écritures.
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Voir toute la série darticles sur les origines de lécriture
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