ESTULA II y eut jadis deux frères sans père ni mère

Transcription

ESTULA II y eut jadis deux frères sans père ni mère
ESTULA
II y eut jadis deux frères sans père ni mère pour les réconforter, et sans aucune autre
compagnie. Pauvreté était leur grande amie, en tous temps elle était leur compagne. Or
c'est ce qui mutile le plus les gens qu'elle fréquente : il n'est pas de mal plus
douloureux.
Les deux frères dont j'ai à vous parler partageaient la même existence. Une nuit qu'ils
étaient particulièrement en proie à la faim, à la soif et au froid - chacun de ces maux
accable souvent ceux que Pauvreté tient sous sa coupe - ils se mirent à imaginer
comment ils pourraient se protéger contre Famine qui les tourmentait : la famine
apporte souvent de terribles tourments.
Un homme riche, très à l'aise, habitait tout près de leur maison. S'il avait été pauvre,
on l'aurait considéré comme fou. Dans son jardin il y avait des choux et dans sa
bergerie des brebis. Tous deux se dirigèrent de ce côté-là : Pauvreté fait commettre des
folies à plus d'un homme. L'un des frères mit un sac sur son cou, l'autre un couteau en
sa main.
Par un sentier ils déboulèrent dans le jardin où l'un d'eux s'accroupit : sans se soucier
de faire des mécontents, il coupa des choux à travers le potager. L'autre se dirigea vers
la bergerie pour en ouvrir la porte. Parvenu à ses fins, il lui sembla que l'affàire se
présentait bien. Il tâtonna en quête du mouton le plus gras.
Mais on était encore à table dans la maison si bien qu'on entendit nettement la porte
de la bergerie quand il l'ouvrit. Le paysan appela son fils : « Va voir ce qui se passe
dans la bergerie, et rappelle Estula. » C'était le nom du chien. Le jeune homme alla de
ce côté-là et appela :
« Estula ! Estula ! » Celui qui était dans la bergerie répondit : « Oui, oui, je suis là. »
II faisait nuit noire en sorte qu'il ne pouvait apercevoir celui qui lui répondait de làbas ; mais il était tout à fait persuadé que c'était le chien qui lui avait répondu. Sans
attendre une minute de plus, il revint sur ses pas : il faillit s'évanouir de peur.
Qu'as-tu, cher fils ? lui dit le père. — Sire, par la foi que je dois à ma mère, Estula
vient de me parler.
— Qui ? Notre chien ?
— Oui, par ma foi. Et si vous ne voulez pas me croire, appelez-le, et vous l'entendrez
parler. »
Le paysan se précipita dans la cour pour voir la merveille. Il appela Estula son chien, et
le voleur qui ne se doutait de rien répondit : « Oui, oui, je suis ici. ». Le bonhomme en
fut stupéfait : « Cher fils, par l'Esprit saint, j'ai entendu bien des aventures, mais jamais
une comme celle-ci. Dépêche-toi, raconte la merveille au prêtre, et amène-le avec toi.
Dis-lui aussi d'apporter avec lui l'étole et l'eau bénite. »
Le fils ne perdit pas une minute si bien que le voici chez le prêtre :
« Venez tout de suite, lui dit-il, entendre la merveille : jamais vous n'avez entendu la
pareille.
— Je pense que tu es fou pour vouloir maintenant m'emmcner là-bas : je suis pieds
nus, je ne puis y aller.
—
Si,
vous
viendrez,
répondit
illico
le
garçon
:
je vous porterai. »
Et le prêtre de prendre son étole et de monter, sans un mot de plus, sur le dos du jeune
homme qui reprit le chemin qu'il avait suivi, car il voulait aller au plus court. Il
descendit tout droit par le sentier qu'avaient emprunté les deux frères en quête de
victuailles. Celui qui était en train de cueillir les choux aperçut la forme blanche du
prêtre : il s'imagina que c'était son compère qui lui apportait du butin, et il lui demanda
au comble de la joie : « Tu apportes quelque chose ?
— Ce que je devais, fit le garçon, croyant que c'était son père qui avait parlé.
— Vite, jette-le par terre, dit l'autre. Mon couteau est frais émoulu, je l'ai fait aiguiser
hier à la forge : il aura vite la gorge tranchée. »
Quand le prêtre l'entendit, il crut qu'on l'avait trahi. Il sauta du cou du fils qui fut tout
aussi effrayé et s'enfuit aussitôt. Le prêtre sauta dans le sentier, mais son surplis
s'accrocha à un pieu où il le laissa, car il n'osa pas y rester assez longtemps pour le
décrocher. Quant à celui qui avait cueilli les choux, il ne fut pas moins ébahi que ceux
qui s'enfuyaient à cause de lui, car il ignorait qui ils étaient. Néanmoins il alla prendre
l'objet blanc qu'il vit pendre au pieu ; il s'aperçut que c'était un surplis. Cependant, son
frère était sorti de la bergerie avec un mouton, et il appela son compère dont le sac était
plein de choux. Les épaules lourdement chargées, ils n'osèrent pas s'y attarder
davantage, mais ils regagnèrent leur maison qui était toute proche. Alors celui qui avait
récolté le surplis montra son butin. Ils en plaisantèrent et rirent longuement, car ils
avaient retrouvé le rire qui, auparavant, leur était interdit.
En peu de temps Dieu fait son œuvre, et tel rit au matin qui le soir pleure.