La transmission du patrimoine culturel immatériel
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La transmission du patrimoine culturel immatériel
Revue des Questions Scientifiques, 2011, 182 (3) : 303-309 La transmission du patrimoine culturel immatériel Réflexion sur l’importance d’une médiation culturelle. Françoise LEMPEREUR [email protected] Thèse de doctorat en information et communication, Université de Liège, 2008 En ratifiant la Convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO1, chaque État s’est engagé à prendre des mesures portant sur « l’ identification, la documentation, la recherche, la préservation, la protection, la promotion, la mise en valeur, la transmission » et la « revitalisation » des traditions orales (légendes, musique, chansons, etc.), des rituels festifs, des croyances, des savoir-faire et tout ce qui constitue un patrimoine, transmissible en soi ou comme valeur ajoutée aux patrimoines naturel, mobilier et immobilier. Bien peu de signataires ont cependant réfléchi aux problèmes pratiques liés à l’organisation d’un inventaire, à la protection et à la mise en valeur des contenus patrimoniaux et, plus fondamentalement, à l’incidence de cette politique sur les modes de vie et les relations sociales, dans un contexte de plus en plus prégnant de mondialisation et de métissages culturels. 1. Convention promulguée lors de la Conférence générale de l’UNESCO du 16 octobre 2003, ayant pris cours au 20 avril 2006, trois mois après sa ratification par 30 pays membres. 304 revue des questions scientifiques Scruter les enjeux, les conditions et les pratiques d’une sauvegarde efficiente et d’une transmission contemporaine du patrimoine immatériel me paraissait d’autant plus urgent que la bibliographie scientifique sur le sujet était quasi inexistante et qu’aucune recherche globale n’avait porté sur le rapport dialectique entre la réalité pragmatique du vécu des communautés locales et les différents concepts, par ailleurs étudiés individuellement, de « patrimoine », de « mémoire», de « culture » et d’« identité culturelle ». Méthodologie Comment dès lors construire une étude se voulant à la fois théorique et pragmatique ? Forte d’une approche de terrain fondée sur plus de trente ans d’enquêtes ethnographiques, je voulais, au départ, élaborer une taxinomie virtuelle qui permettrait une organisation des contenus patrimoniaux. Au fur et à mesure de mes recherches, je pris cependant conscience de deux obstacles potentiels à cette entreprise heuristique. D’une part, j’entrevoyais la faiblesse scientifique pour mon propos de la démarche, expérimentée avec succès par les ethnologues, qui consistait à isoler les communautés culturelles pour en décrire les traditions. D’autre part, j’étais ébranlée par la rapidité de l’évolution des modes de vie et par la disparition parallèle de croyances, de pratiques, de savoir-faire qui, pourtant, semblaient bien vivants quinze ou vingt ans auparavant. Je découvrais l’étroite corrélation entre l’évolution du patrimoine culturel immatériel et celle du contexte socioculturel de ses détenteurs. En élaborant une base de données circonstanciée, je risquais donc de limiter mon travail à une identification ponctuelle d’items culturels, sans portée réelle, puisque dépassée dès sa publication, et en inadéquation avec les modes de vie contemporains. Il me parut donc plus utile d’examiner les conditions d’existence d’une transmission « naturelle » des contenus patrimoniaux, d’en identifier les « porteurs » et leurs moyens, de réfléchir épistémologiquement sur les pratiques de médiation culturelle, en posant des jalons critiques sur les buts, les enjeux et les problématiques de cette médiation, et enfin, de proposer une politique de « sauvegarde » qui, en gardant le principe d’inventorisation, ne constitue pas une réponse institutionnelle formalisée à une demande sociale vivante. la transmission du patrimoine culturel interdisciplinaire 305 Pour alimenter ma réflexion, j’entrepris la lecture de textes émanant d’horizons scientifiques divers – anthropologie, ethnologie, sociologie, sciences politiques, éthique, histoire, et même neurologie2 –, consciente cependant des limites quantitatives de cette démarche, d’autant plus que celle-ci se superposait à une prise de connaissance de travaux dans les domaines précis de la musicologie, de la linguistique, de la muséologie, de l’analyse des médias et du tourisme. Finalité Mon hypothèse de base est que, confrontées à la mondialisation, les communautés socioculturelles, communautés de taille et de composition variables dans le temps et l’espace, expriment un besoin d’identification qui pourrait être en grande partie comblé par une transmission trans-générationnelle d’un patrimoine culturel immatériel propre, apte à leur procurer une « ethnicité » positive3, et donc à sociabiliser, davantage qu’à isoler. Pour éviter toute dérive nationaliste, il importe de bannir de cette politique toute hiérarchisation des cultures et tout refus de métissage. Mon but est de conduire la réflexion théorique aussi loin que possible et de susciter une prise de conscience à la fois chez les acteurs du patrimoine, les médiateurs culturels et les décideurs politiques, sans toutefois proposer des mesures de protection et de sauvegarde définitives et universelles, « désincarnées » d’une réalité vécue. L’évolution, permanente, des valeurs véhiculées par le patrimoine culturel est en effet fonction du contexte politique, social et économique dans lequel il se transmet. Il est vain d’encadrer politiquement la transmission de ce patrimoine si elle n’est pas prise en charge, consciemment ou non, par des « porteurs » ou des « médiateurs » ayant la confiance des détenteurs légitimes. À l’aide de situations observées sur le terrain, je m’efforcerai de déterminer les modes de transmission du patrimoine immatériel qui en assurent la pérennité tout en lui garantissant une faculté d’adaptation aux modes de vie actualisés, et de détecter les déformations naturelles, les dérives, voire les manipulations qui modifient les contenus transmis ou menacent leur transmission. 2. 3. Dans l’étude des phénomènes de mémorisation et de conscientisation des transmissions. J’emprunte ce concept à Marco MARTINIELLO, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, 1995. 306 revue des questions scientifiques Résumé La thèse est divisée en six chapitres, six thèmes différents mais liés entre eux. Le premier définit le patrimoine culturel immatériel comme objet épistémologique, en montrant l’évolution de la recherche, centrée au départ sur le « folk-lore4 » et sur le concept de « survivance » qui lui était associé. Influencée, au cours du XXe siècle, par la sociologie et par l’ethnologie extra-européenne avant de rejoindre l’anthropologie sociale de Claude Lévi-Strauss, l’étude du patrimoine culturel immatériel s’ouvre aujourd’hui à l’ensemble des sciences humaines actuelles. La définition du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO met par ailleurs en évidence trois questions controversées : la valeur patrimoniale de la langue, l’identification de la communauté détentrice de contenus patrimoniaux et la relation nécessaire ou souhaitée entre patrimoine culturel, justice et Droits de l’Homme. J’examine aussi dans ce chapitre la variabilité d’approches que manifestent les chercheurs quant au patrimoine immatériel, certains y incluant des formes culturelles d’essence aristocratique (le théâtre japonais Nôgaku ou l’opéra chinois Kunqu), alors que d’autres ne réservent l’expression qu’à des pratiques culturelles populaires. De façon plus large, l’examen de la fracture entre « culture populaire » et « culture traditionnelle » interroge la notion de « patrimoine culturel », lui même artificiellement séparé du « patrimoine naturel », autrefois pris en considération pour sa beauté sauvage interdisant tout remodelage humain et, depuis peu, progressivement associé au patrimoine immatériel pour devenir environnement vivant, cadre écologique aux activités humaines. Le deuxième chapitre s’efforce de montrer les enjeux sociétaux d’une prise en compte du patrimoine immatériel face à la mondialisation des productions culturelles et au risque d’homogénéisation des modes de vie et de pensée. Constatant qu’il existe diverses formes de « hiérarchisation des cultures », traduites notamment, dans nos sociétés occidentales, par la dichotomie « urbanité – ruralité », je présente un cas concret de traitement politique de la culture rurale pour poser la question du rapport au temps : le fait de privilégier une culture patrimoniale marque-t-il un repli sur soi et sur le passé ? J’examine alors le concept de « résistance des marges » qui permet de répondre par la négative à cette question. Si la revitalisation de contenus patrimoniaux qu’il sous-tend définit une identité culturelle, celle-ci peut-elle 4. Littéralement « savoir du peuple ». la transmission du patrimoine culturel interdisciplinaire 307 pour autant être qualifiée d’ « ethnicité positive » ? Ne risque-t-elle pas au contraire de fomenter des confrontations ethniques d’essence nationaliste ? Pour aborder la transmission, thème des troisième et quatrième chapitres, je pose la question de la propriété intellectuelle du patrimoine et tente d’en définir les détenteurs et les porteurs. Je m’attache ensuite à cerner les caractères généraux de la transmission du patrimoine culturel et les moteurs particuliers de la transmission immatérielle, en m’efforçant de comprendre les processus mémoriels et les valeurs qui induisent des phénomènes de transformations et de déformations des corpus patrimoniaux. J’aborde ici aussi bien les transmissions involontairement altérées au fil du temps que celles délibérément adaptées, à des fins politiques, publicitaires ou commerciales. J’identifie ainsi la « distanciation », déficit d’adhésion spontanée et modification de la relation affective et signifiante unissant le porteur au patrimoine porté ; la « spectacularisation », cause ou conséquence de cette distanciation, elle se traduit par la prévalence de la représentation sur la réalité vécue ; la « folklorisation », volonté de figer le patrimoine dans un passé révolu afin d’enrayer l’évolution parallèle des pratiques patrimoniales et des contextes socioculturels ; la « tradition inventée », recours à une nouvelle historicité pour répondre à la vacuité de sens induite par la distanciation ; la « manipulation idéologique » , mise en forme du patrimoine à des fins politiques ou idéologiques et la « manipulation commerciale », manière contemporaine d’aliéner le patrimoine culturel au monde économique. Lorsque la transmission naturelle d’un contenu patrimonial est déficiente, la transmission intergénérationnelle peut bénéficier de l’intervention de médiateurs, internes ou externes à la communauté sociale détentrice de ce contenu, et/ou de supports médiatiques tels que la description écrite, l’enregistrement audio ou audio-visuel, la photographie et la présentation muséale. Quel rôle joue l’observateur extérieur à la tradition, l’ethnologue en particulier ? Les médiations, la médiatisation ou le tourisme ne favorisent-ils pas les déficits de transmission et les dérives dénoncées supra ? La muséalisation n’estelle pas, par exemple, une forme de réification de l’immatériel ? Telles sont les questions abordées au chapitre 5. Avant de tenter d’établir, en guise de conclusion, les bases théoriques et pratiques auxquelles une politique de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel devrait être attentive, je consacre encore un chapitre à la probléma- 308 revue des questions scientifiques tique de l’inventorisation des contenus patrimoniaux, en examinant les différentes méthodologies utilisées jusqu’ici et en proposant une nouvelle approche, que j’ai appelée « plurielle » : en juxtaposant plusieurs recherches de terrain et en en étudiant, dans leur transversalité, les corrélations, les décalages ou les coïncidences chronologiques et géographiques, nous pourrions identifier des contenus à sauvegarder, sans vouloir pour autant les organiser en système cohérent. Avenir de mon travail Depuis la soutenance de cette thèse, j’ai entrepris une recherche sur la sauvegarde du patrimoine immatériel scientifique stricto sensu. Rien ne semble en effet différencier le savoir-faire immatériel d’un artisan traditionnel et celui d’un laborantin, par exemple5. Alors que, dans le second cas, il existe généralement une transposition écrite des résultats des manipulations, les gestes mêmes de ces manipulations ne sont pas identifiés ni, a fortiori, sauvegardés lorsque l’obsolescence d’un matériel de laboratoire exige un autre outil. L’histoire des sciences et des techniques ne peut ignorer cette dimension immatérielle. À quoi sert-il, par exemple, de conserver dans un musée une collection d’instruments de recherche si nul n’est capable d’en expliquer la genèse et d’en montrer le fonctionnement ? Ainsi, nous avons anticipé le démantèlement programmé d’un spectromètre de photoélectrons6 par la réalisation d’un documentaire audio-visuel sur la genèse et l’utilisation de cet appareil spécifique. Cette transposition matérielle d’un patrimoine immatériel pourrait connaître de nombreux développements futurs. NB. Françoise Lempereur n’est pas, à proprement parler, une « jeune chercheuse » puisqu’elle est née en 1949. Après des études en Philologie romane (candidatures aux FUNDP, 1969, et licences à l’ULG, 1971) et une licence en Musicologie (ULG, 1973), elle a travaillé comme journaliste culturelle à la RTBF jusqu’en 2005, date où elle a obtenu un crédit d’impulsion du Conseil de la Recherche de l’ULG pour la rédaction de sa thèse. Après celle-ci, elle a été contrainte de reprendre du travail à la RTBF (comme archi5. 6. Voir le rapport dialectique entre artisanat, techniques et sciences mis en lumière par le professeur Robert Halleux dans Le savoir de la main. Savants et artisans dans l’Europe pré-industrielle, Paris, Armand Colin, 2009. Spectromètre imaginé dès 1968 et utilisé de 1971 à 2010 par le professeur Jacques Delwiche de l’Université de Liège. la transmission du patrimoine culturel interdisciplinaire 309 viste), n’ayant pas de possibilité de financement de ses recherches, jugées trop interdisciplinaires. Il ne lui a donc pas été possible de concrétiser la publication de cette thèse, malgré plusieurs recommandations et promesses de co-édition internationales. Toute institution scientifique ou tout éditeur intéressé est invité à la contacter : [email protected] 310 revue des questions scientifiques Cours du Collège Belgique en septembre et octobre 2011 L’océanologie en Antarctique : le rôle de l’Océan Austral dans le cycle du Carbone Christiane Lancelot – Frank Dehairs – Mardi 20/09/2011 – 17h00 – Namur La mécanique quantique pose-t-elle un problème ? 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