Représentations de la violence et violence des
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Représentations de la violence et violence des
La figure de Patrice Lumumba, du mythe politico-héroïque au mythe littéraire dans The Poisonwood Bible, de Barbara Kingsolver et Une Saison au Congo d’Aimé Césaire. Bénédicte Meillon En 1973 Aimé Césaire écrit pour le théâtre Une Saison au Congo, donnant voix aux personnages principaux de la scène historique du Congo au moment de l’Indépendance. L’incarnation des personnages par le corps des acteurs produit une illusion de réel frappante, et stratégique ment, le discours théâtral permet la mise en œuvre de procédés d’ironie dramatique. Vingt-cinq ans plus tard, Barbara Kingsolver publie le roman Les Yeux dans les arbres 1 , en 1998. Ce récit est construit en monologues alternés entre cinq narratrices : la femme (Orleanna), et les quatre filles (Rachel, Leah, Adah, et Ruth May), de Nathan Price, pasteur évangéliste de l’Eglise baptiste parti en mission au Congo belge en 1959, juste avant l’Indépendance de 1960. La tragédie du Congo à l’arrière plan évolue en parallèle avec la tragédie familiale, et la perte pour l’Afrique de Patrice Lumumba trouve écho sur le plan de la fiction dans la mort de la plus jeune enfant, Ruth May. Le complot du chef de village responsable de l’assassinat de la petite fille sert de reflet inversé au coup d’Etat historique manigancé contre Lumumba. La question de la responsabilité est placée au centre du discours romanesque, et la dimension de la fiction sert de miroir à l’histoire. La récupération de l’histoire par la littérature soulève la question de l’interaction entre les discours historiques et littéraires. La littérature se limite-elle à proposer un exutoire à l’histoire ou bien vise- t- elle à établir un dialogue avec le lectorat? Il s’agira dans un premier temps d’étudier l’ensemble des phénomènes qui entrent en jeu dans la littérarisation du mythe politico-héroïque, soit comment la figure historique de Patrice Lumumba acquiert le statut de mythe, et comment la littérature, chez Aimé Césaire et Barbara Kingsolver, en transforme la valeur. Nous tenterons ensuite d’étudier le rapport étroit entre violence et représentation à l’intérieur de ces deux œuvres, et d’évaluer les différentes perspectives de l’une à l’autre. 1- Du mythe « politico- héroïque » au mythe littéraire. Dans son étude sur les figures historiques, Nicole Ferrier-Caverivière 2 définit le mythe « politico-héroïque », dont la naissance s’avère en étroite corrélation avec la mort du héros. 1 1999 pour la traduction française. The Poisonwood Bible, de son titre original anglais, soit « La Bible de bois vénéneux », pour une traduction plus proche de l’oxymore énigmatique qui sert de titre au roman dans la version originale. Nous discuterons ce choix de traduction dans la deuxième partie de cette étude. 2 Dans son article « Figures historiques et figures mythiques », édité par Pierre Brunel dans le Dictionnaire des mythes littéraires (603-611), et auquel je dois beaucoup dans cette première partie. 1 « A ce moment en effet, explique Nicole Ferrier-Caverivière, où toute une vie devie nt destin […], l’imagination collective sait transformer l’histoire pour la faire accéder au monde grandiose et simplifié, significatif et sacré du mythe. » (604) C’est bien là ce qu’on retrouve dans le texte d’Aimé Césaire, à travers le dialogue entre les adversaires de Lumumba à son sujet : « [Mokutu] Attention ! Mort, il sera plus redoutable encore. Dans votre esprit c’est un démon. Mort, ce sera un dieu ! » (117) Et dans le roman américain également, le pilote mercenaire qui participe à l’assassinat de Lumumba explique : « Vivant, nul n’a beaucoup d’importance à long terme. Mais morts, certains hommes en ont plus que d’autres. » (339) Mais bien-sûr la mort du héros ne suffit pas : « pour s’imposer, le mythe doit reprendre une vertu, un vice, une grande tendance, une idée- force. » (NFC, 608) Lumumba incarne le discours non violent du peuple, exprimant les valeurs démocratiques de la liberté et de la fraternité. On voit la simplicité des valeurs qu’incarne Lumumba dans la pièce, tour à tour « le retour […] de Prospérité » (104) parmi le peuple africain, « l’unité du Congo » (108), « pays indépendant, qui veut rester indépendant, pleinement indépendant et souverain » (109), et la lutte non-violente, même au prix de sa propre vie : « Si je dois mourir, que ce soit comme Gandhi. » (110) On note la stratégie rhétorique dans les tirades données au personnage de Lumumba, tirades dont la force est augmentée par des tournures répétitives, claires, et également des reprises d’images fortes telles que celle de Gandhi par exemple. Dans le roman de Kingsolver, Leah assiste au discours d’Indépendance lors de l’intronisation de Lumumba en tant que Premier Ministre, et elle en relate des extraits : « ‘Mes frères, disait-il, nous avons souffert de l’oppression coloniale dans nos corps et dans nos âmes, et nous vous le disons, tout cela est terminé. Ensemble nous allons faire place à la justice, à la paix, à la prospérité et à la grandeur. Nous allons montrer au monde ce que l’homme noir peut faire quand il travaille pour la liberté.’ » (215) Ces citations corroborent par ailleurs l’analyse de Nicole Ferrier-Caverivière selon laquelle avant de naître comme tel, le mythe politico-héroïque est d’abord en gestation dans le « psychisme collectif » dont il reçoit un ensemble de « fantasmes collectifs ». D’où l’importance du contexte historique, « préparatif du mythe », par lequel « quand surgit un personnage investi d’un certain pouvoir ou d’une certaine fonction, il cristallise immédiatement tous ces espoirs, toutes ces haines, tous ces rêves » (605). L’auteur met en relief la manipulation de ce psychisme collectif, qui découle souvent du discours du héros luimême, de par sa tendance à s’auto-magnifier. Le charisme reconnu de Patrice Lumumba résonne dans les deux œuvres, comme par exemple lorsque l’une des narratrices du roman souligne son « magnétisme animal naturel » (207). De même, le témoignage de Leah qui raconte le discours d’investiture du Premier ministre à Léopoldville : 2 Après que le roi et les autres Blancs se furent exprimés, ils ont intronisé Patrice Lumumba en tant que Premier ministre. J’ai su immédiatement lequel c’était. Il était mince, distingué, il portait des vraies lunettes et une petite barbe en pointe. Quand il s’est levé pour parler, tout le monde s’est tu. Dans ce silence soudain, nous entendions le clapotis du Congo le long de ses berges. Même les oiseaux ont paru interloqués. Patrice Lumumba a levé la main gauche et il a paru grandir de trois mètres, dans l’instant. Ses yeux brillaient, éclats blancs aux pupilles sombres. […] Son sourire formait un triangle […]. Je distinguais très bien son visage, malgré la distance […], [et] son visage était luisant (212- 15) Le pouvoir fascinant de sa parole est amplement représenté dans ce roman qui sensibilise le lecteur au devoir de mémoire : « Patrice Lumumba nous a demandé de retenir à tout jamais dans nos cœurs cette date du 30 juin et d’en transmettre le sens à nos enfants. » (213) La force subjuguante de Lumumba revêt un caractère divin grâce à la comparaison implicite avec l’épisode de la Pentecôte. Leah s’étonne en effet de l’enchantement exercé sur elle par les mots de Lumumba. Elle comprend son discours de manière limpide alors qu’il s’exprime dans un français qu’elle ne comprend qu’à peine : « … comme si Patrice parlait toutes les langues et que mes oreilles étaient du même coup touchées par la grâce ». Comme le souligne du reste Nicole Ferrier-Caverivière, les héros mythiques qui inspirent la création artistique « apparaissent guidés par une lumière divine ou diabolique […]. Détourné du monde d’icibas, leur regard contemple plutôt et plus souvent l’au-delà. » (609) Dans la pièce de Césaire, la voix de Pauline souligne la dimension surhumaine de son mari, la voyance/vision d’une portée inaccessible à l’œil ordinaire : « [Pauline] Je te parle, Patrice ! Et tes yeux regardent par-dessus moi. / [Lumumba] Dessus, dessous, je ne sais pas. Les deux, sans doute ! Audessus, je regarde L’Afrique, et au-dedans, mêlé à un sourd timbre de gong de mon sang, le Congo. » (107) Ce dialogue montre à quel point Lumumba est prêt à se sacrifier pour la lutte, quitte à laisser après sa mort veuve et orphelins : « Tant pis, je t’ai toujours appelée en moimême Pauline Congo ! Si bien que […] sur la plus mince crête on me verra prêt à défier tout entier le monde, si, Pauline, je sais pouvoir compter sur toi » (107). Le pathétique de la réponse de Pauline souligne encore la perte de rationalité à l’échelle humaine : « Rends- moi cette justice […] tu n’as pas charge que de l’heur ou du malheur d’Afrique ! […] Je n’ai pas nom de pays ni de fleuve ! Mais nom de femme ! Pauline ! C’est tout ! » (106-107) Ici apparaît clairement le décalage entre la psychologie de personnages non-héroïques et celle de personnages mythiques, qui « symbolisent des forces, des réalités fondamentales » (608, NFC). La psychologie qui nous est ici proposée obéit «aux lois de l’imaginaire », ce qui confirme la thèse de Nicole Ferrier-Caverivière, pour qui : « Les destins extraordinaires, à la dimension générale ment tragique […] conviennent à l’univers mythique : ils ont valeur de modèles que la Providence semble imposer au genre humain. » (609) 3 Il reste cependant à examiner par quels procédés Aimé Césaire et Barbara Kingsolver parviennent à faire de ce mythe un mythe « littéraire ». Car « pour qu’il y ait véritablement mythe littéraire, il faut que, d’une œuvre à l’autre, celles-ci soient des variations du type musical, c’est à dire […] la présentation, sous des formes diverses, de son sens profond » (ibid.). Le mythe est donc sans cesse métamorphosé par l’imagination et le style de chaque écrivain et ici, bien sûr, le temps qui sépare les deux œuvres joue un rôle crucial dans la différence d’approche. A l’époque où écrit Césaire, Mobutu est encore Président de la République du Congo-Zaïre, et la Commission d’enquête de 1975 n’a pas encore révélé au monde les détails de la prise de pouvoir par Mobutu. Le savoir objectif de Césaire sur les événements qu’il met en scène est donc restreint, notamment en ce qui conc erne le rôle joué par le gouvernement américain et la CIA dans l’assassinat organisé de Patrice Lumumba. Ces faits font par conséquent défaut à la trame de la pièce, et on comprend également la déformation des noms des personnages autres que Pauline et Patrice Lumumba, alors sans influence ou disparus. Ainsi le colonel Mobutu, le Président Joseph Kasavubu, Moïse Thsombé3 et le Président américain Eisenhower portent- ils les pseudonymes aisément reconnaissables de Mokutu, Kala, Tzumbi et Bunche. La visée déno nciatrice est donc plus détournée chez Césaire, qui laisse aux soins du public le travail de documentation et d’identification des données historiques masquées dans la pièce. Dans le roman de Kingsolver, à l’inverse, les personnages fictifs servent de support à la révélation des noms et agissements exacts des personnages impliqués dans cet épisode de l’histoire. Orleanna, la mère dans le cadre de la fiction, cite directement ses sources, ce qui confère au récit une historicité attestée, à laquelle s’ajoute la transparence des identités de tous les personnages extra-diégétiques. La préface de l’auteur souligne en outre son invention quant aux protagonistes du récit et cite à l’inverse les sources des nombreuses recherches qu’elle a effectuées afin de relater les faits et camper les figures politiques de manière véridique. De plus, la liberté d’expression de l’auteur en tant qu’ «artiste politique » (selon ces propres termes), est favorisée par la mort de Mobutu, en 1996, mort sur laquelle s’achève du reste le roman américain. La pièce de Césaire met en scène l’assassinat de Lumumba, sauvagement poignardé sous les yeux des spectateurs. Le sentiment d’empathie est pareillement suscité dans le roman, qui assure la mise en exergue de l’injustice de ce crime grâce au récit synoptique des 3 Chef des autorités katangaises qui déclara la cessession avec le Congo 11 jours après l’Indépendance, le 11 juillet 1960, en collaboration avec la Belgique qui signa un traité d’assistance militaire et de coopération économique. (48) 4 évènements historiques que livre Orléanna : « Lumumba fut emmené à la prison de Thysville, puis transporté en avion jusqu’à la province du Katanga et, pour finir, battu avec tant de sauvagerie qu’on ne put rendre le corps à sa veuve de peur d’entraîner des complications internationales. » (372) A la différence de ce relais narratologique chez Kingsolver, c’est le discours direct attribué aux personnages historiques qui vient au premier plan dans la pièce de Césaire. Aussi, la structure dramatique tragique laisse peu d’espoir au sortir de la pièce quant à l’avenir de l’Afrique. L’ironie dramatique à l’œuvre chez Césaire met finalement au devant de la scène le caractère mensonger du discours des hommes de pouvoir et semble limiter le rôle de la représentation à un pur devoir de mémoire des victimes de l’Histoire, sans pour autant proposer de discours réellement réparateur ou alternatif. La glorification de Lumumba est certes réussie mais la clôture de la pièce souligne l’impasse où se trouve la politique indépendantiste. L’énonciation primaire entre en contradiction totale avec l’énonciation secondaire. D’un côté, le discours adressé à la foule mythifie le personnage de Lumumba : La force de poursuivre ma tâche, c’est à toi Patrice que je la demande, martyr, athlète, héros. Congolais, / Je veux que désormais […] une statue érigée à l’entrée de ce qui fut jadis Léopoldville / signifie à l’univers / que la piété d’un peuple n’en finira jamais / de réparer ce qui fut notre crime / à nous tous ! / Congolais, que le jour d’aujourd’hui soit pour le Congo le point de départ d’une saison nouvelle ! (132) Et d’un autre côté, l’écho du titre, par double entendre, signale la valeur autoréferentielle, qui « signifie à l’univers » du lecteur ou du spectateur précisément le contraire de ce qui est dit. Il semble alors impossible de croire réellement en une « saison nouvelle » pour le Congo, dans une pièce qui s’achève sur le règne despotique d’un usurpateur du discours. Car juste avant le tomber du rideau, Mokutu ordonne à l’un de ses ministres de tirer sur la foule occupée à crier gloire à Lumumba et à l’Indépendance : « Assez ! J’en ai marre de ces braillards ! […] Allons ! Nettoyez- moi ça ! En vitesse ! Histoire de signifier à ces nigauds que notre poudre est sèche et que le spectacle est terminé. Feu ! » (133) Dans le tableau final, la population bernée s’écroule sous la « rafale de mitraillette », et parmi les cadavres gisant sur la scène, même la voix prophétique de la poésie (le joueur de sanza) est atterrée, alors que Mokutu quitte majestueusement la scène, accompagné de son étant- major. Résonne alors à nos oreilles le sarcasme accablant de la tirade de Mokutu qui clôturait la scène précédente : …Il est temps de lui faire comprendre, à l’opinion mondiale, qu’il y a ici un gouvernement qui gouverne […]. Cette résolution, si c’est en répandant le sang qu’on la signifie, et bien, on versera le sang ! […] Le vrai problème est ailleurs. C’est de savoir si l’homme marchera. Mais je suis sûr qu’il marchera : tous les révolutionnaires sont des naïfs : ils ont confiance en l’homme ! (il rit) Quelle tare ! Confiance en l’homme ! (il rit à gorge déployée. Rire des ministres.) (130) 5 C’est la parole du colon qui résonne ici, cherchant à faire l’apologie d’une violence présentée comme une qualité inhérente à la population africaine non civilisée. Peu avant ce dernier tableau tragique, la voix du banquier sonne le glas de l’afropessimisme : Pour ma part, je ne vois guère là matière à spéculation politique. C’est un épisode disons folklorique, quelque chose comme une résurgence de cette mentalité Bantoue, laquelle périodiquement vient faire craquer chez les meilleurs d’entre eux, le trop frêle vernis de la civilisation. (127) Cette représentation de l’imagina ire colonial se retrouve également dans les paroles du pasteur romanesque qui véhiculent le stéréotype colonialiste du sauvage à la charge de l’homme blanc et du « fardeau » de la mission civilisatrice : « Deux cents dialectes différents, dit-il, parlé à l’intérieur des frontières d’un soi-disant pays inventé dans un salon par des Belges. […] Frank, nous n’avons pas affaire à une nation, mais à la tour de Babel et une élection y est impensable ! Si ces gens doivent se rassembler un jour, ce sera en se rassemblant tels des agneaux de Dieu dans l’amour du Christ. Rien d’autre ne les fera avancer. Ni la politique ni le désir de liberté – ils n’ont ni le tempérament ni l’intelligence pour ça. » (196) Le sarcasme et le racisme de Nathan traduisent les processus d’infériorisation qui mènent au rejet de l’autre et en justifient la soumission. L’ironie caustique de Barbara Kingsolver est par ailleurs dévolue sur le personnage de Rachel, l’aînée des filles qui cumule les pires facettes de la culture américaine. Elle catalyse en grande partie le rejet du relativisme, et elle semble en quelque sorte prôner les valeurs de l’Apartheid en devenant gérante d’un hôtel de luxe interdit aux Noirs: Ce n’est pas de vivre en Afrique du Sud qui m’ennuie, notez. On n’a presque pas l’impression d’être à l’étranger ici. […] Naturellement, il vaut mieux regarder ailleurs quand le train longe les townships, car ces gens n’ont aucune idée de ce qu’est un beau paysage, ça, je vous le dis. Ils construisent leurs maisons à partir d’un bout de tôle rouillée ou de cageot – le côté imprimé à l’extérieur, pour que tout le monde en ait plein la vue ! Mais il faut les comprendre, ils n’ont pas la même éthique que nous. Cela fait partie de la vie ici. Il faut savoir accepter les différences. [C’est nous qui soulignons] (481) On remarque donc dans la pièce de Césaire comme dans le roman de Kingsolver la « présentation de la représentation »4 nettement fallacieuse du soumis par le discours dominant. Mais cette exposition de la violence des représentations va plus loin chez Kingsolver, qui prend en charge le questionnement des processus de construction de ces discours, qui trouvent historiquement leur source dans la non-rencontre de cultures séparées. Les narratrices servent en effet tour à tour à exposer le rôle des médias dans l’alimentation de 4 Cette formule est empruntée à Philippe Daros dont l’article « Le Mythe tel quel ? », ainsi que l’ouvrage dans lequel il est paru, La Dimension mythique de la littérature contemporaine, a orienté une grande partie de la présente étude. Ouvrage édité par La Licorne, en 2000, dont les textes sont réunis et présentés par Ariane Eissen et Paul Engélibert. 6 l’imaginaire colonial qui justifie parfois la violence des évènements rapportés en métropole. C’est ainsi que Rachel raconte : L’article disait que les Belges étaient des héros méconnus et que, quand ils débarquaient dans un village, ils dérangeaient les indigènes cannibales en plein sacrifice humain. Heeeu ! S’ils s’étaient pointés au village aujourd’hui, ils auraient dérangé Mère occupée à récurer par terre, et une douzaine de petits garnements tout nus en train de faire un concours de pipi de l’autre côté de la rue. (189) Le discours des filles souligne la manipulation idéologique des caricatures et des stéréotypes véhiculés par la presse, qui finissent par s’insinuer dans les représentations à l’étranger. « Tous les yeux de l’Amérique savent à quoi ressemble un Congolais. La peau et les os qui dansent, les lèvres retroussées en forme de coquilles d’huîtres, un individu qui ne compte pas, avec un fémur dans les cheveux. » (204-05) C’est en cela que le roman post-colonial bouleverse plus radicalement encore les mentalités. En 1973, avec Césaire, il semble difficile, en définitive, de trouver une autre fonction à la littérature que celle de mémoire de l’histoire. Selon Jacques Derrida : « Cette médecine [du récit] est bénéfique, elle produit et répare, accumule et remédie, augmente le savoir et réduit l’oubli » 5 . Oui, mais comment transcender ces erreurs du passé, en tirer des leçons « bénéfiques » dans le présent, pour l’avenir ? Au delà de la fonction cathartique de la littérature, il reste à résoudre la problématique kingslovérienne du récit livrée par Orleanna dans la section d’ouverture du roman : « Certains d’entre nous savent comment nous avons fait fortune, et d’autres l’ignorent, mais nous en usons tout pareil. Une seule question vaut la peine d’être posée désormais : comment pensons-nous pouvoir vivre avec ? » (18) 2- Violence et représentations à travers les métamorphoses du mythe. Les mythes littéraires ont tendance à s’alimenter au pouvoir d’autres mythes d’où ils puisent de fortes valeurs symboliques. La figure du Christ semble inscrite en creux dans le traitement de Lumumba par les deux auteurs à l’étude. Chez Césaire par exemple, la trahison de Mokutu survient en écho de celle de Ponce Pilate qui livra Jésus Christ aux Juifs et aux Romains. Lorsque Mokutu remet le prisonnier Lumumba entre les mains des Katangais, sachant pertinemment qu’il le condamne ainsi à mourir (III, 3), ses paroles évoquent le geste expressif de Pilate 6 cherchant à se décharger de sa responsabilité dans le crime commis contre un innocent: « Adieu ! Je m’en lave les mains ! » (118) Le jeu intertextuel avec les Ecritures est signalé plus explicitement encore lors d’un dialogue entre Hammarskjöld, le secrétaire général de l’O.N.U, et Matthew Cordelier, le responsable américain de la même organisation 5 6 Jacques Derrida, La Dissémination. Paris : le Seuil, 1972. p 20 Matthieu, 27 : 24. 7 à l’origine de tous les ordres derrière le coup d’Etat contre Lumumba, et dont le seul nom dans la pièce sert à indiquer le lien à l’évangile selon St Matthieu qui relate la trahison du Christ. Les tirades attribuées à Hammarskjöld dessinent clairement le parallèle entre les deux célèbres victimes, lorsqu’il demande : « Dites- moi, Cordelier, que pensez-vous de JésusChrist ? » (121) Et suite à la réponse odieuse de celui-ci qui se prétend chrétien, le discours de Hammarskjöld s’inspire de la force évocatrice du mythe de Jésus pour dénoncer la violence et l’horreur attachées à la mort imminente de Lumumba, ainsi que l’ampleur de la responsabilité individuelle dans ces crimes historiques : Il est loisible à n’importe qui, je dis bien à n’importe qui, de se frapper la poitrine et de s’écrier « Je suis chrétien »… Ce que je vous demande, [c’est] de quel côté vous auriez été, vous Cordelier Matthew, il y a mille neuf cent soixante et une années, lorsqu’on arrêta et mit à mort, en Judée, sous l’occupation romaine, un de vos contemporains, un certain Jésus ? Allons ! Retirez-vous ! Assassin du Christ ! (121) Cette allusion au phénomène de réitération de l’histoire apparaît également dans le roman de Kingsolver, qui tisse le même parallèle entre Lumumba et le Christ. Il convient ici d’étudier le jeu intertextuel avec la Bible, pertinent dans la structure même du roman. Il se compose en effet de sept « livres », ayant tous pour titre (excepté le dernier, sur lequel nous reviendrons plus tard) le nom d’un livre de la Bible et en épigraphe une citation Biblique extraite de ce même livre. Le Livre II, intitulé « La Révélation », reprend exactement le nom du livre de l’Apocalypse de St Jean, « The Revelation » en anglais. La deuxième section de ce livre (après les méditations qu’expriment la voix de la mère, inaugurant les cinq premiers livres du roman avant de céder la parole à ses filles) est précédée du titre explicite «Les choses que nous avo ns apprises ». A travers le roman, la source du mal, incarnée par le dragon ou la bête dans les Saintes Ecritures, est associée à l’ensemble des personnages qui persistent dans les ténèbres de l’ignorance et de l’orgueil et dans la soif de possession. On pense au personnage du pasteur arrogant, sûr de sa mission de salut et de sa vérité, au point d’en devenir un despote responsable du martyre d’innocents, sorte de faux prophète dont le nom fait ironiquement référence au prophète Nathan. Il finira justement brûlé par le feu et déchiqueté par les animaux, comme son double fourvoyeur dans l’apocalypse de St Jean (Apocalypse 19 : 19-20). Le discours de la mère établit le parallèle entre Nathan et le faux prophète de la Bible (qui règne par la peur) et elle met ainsi clairement à jour la violence et la soumission exercées sur sa conscience par les paroles mythiques de son mari : J’en étais venue à croire que Dieu était de son côté.[…] J’avais peur de lui comme il n’était pas possible d’avoir peur d’un être humain. Peur de lui, je l’aimais, je le servais, plaquais mes mains sur mes oreilles pour empêcher ses paroles de résonner dans ma tête […]. Dans les profondeurs de mes nuits sans sommeil, je ne me tournais vers la Bible en quête de réconfort que pour m’y trouver de nouveau régalée. Dieu dit aussi à la femme : Je vous 8 affligerai de plusieurs maux pendant votre grossese ; vous enfanterez dans la douleur. Vous serez sous la puissance de votre mari, et il vous dominera. (222) Le dernier livre évoque également le combat eschatologique opposant la figure du Christ à celle de l’Antéchrist, à travers le dernier soupir de Mobutu, qui fait écho aux prophéties d’Ezéchiel au sujet de la mort de Gog, le conquérant barbare associé à l’Antéchrist dans l’Apocalypse. Inversement, la première description de Lumumba donnée par Leah (212-15) semble réellement faire écho au portait lumineux du Christ dans l’Apocalypse de St Jean (Apocalypse, 1 : 14-15). Ainsi le personnage historique de Lumumba est- il investi des valeurs véhiculées par la figure christique, archétype en occident de l’injustice d’un crime collectif sacrifiant un innocent. Il convient à présent de rappeler la théorie formulée par l’anthropologue et philosophe français René Girard qui s’articule autour du concept de « bouc émissaire ». Lumumba, comme le Christ, répond en effet aux processus de montée et de résolution de la violence dans les sociétés humaines tels que les analyse René Girard. Selon lui, la violence naît de la rivalité entre deux groupes par « désir mimétiq ue », soit le désir commun d’un même objet- le pouvoir social et la domination territoriale au Congo, dans le cas présent -. La voix d’Orleanna sert explicitement à dénoncer l’avidité des dirigeants politiques au sein de l’institution de l’impérialisme colonial : Un Belge et un Américain, disons, deux vieux amis qui partagent une même ambition, une activité dans le commerce des diamants. […] Une carte du Congo repose sur la table d’acajou qui les sépare. Tandis qu’ils s’entretiennent de la main d’œuvre et du cour des devises, leur appétit les conduit à frôler les bords de la carte posée sur la table et à parler d’un partage entre eux deux. (365) D’après René Girard, le conflit ne peut être résolu que lorsque les deux partis s’entendent sur un ennemi commun que l’on désigne comme responsable de tous les maux, et le sacrifice de ce « bouc émissaire » permet de résoudre la « crise mimétique ». La mort de la victime catalyse alors la réconciliation temporaire des rivaux. Le passage attribué à Orleanna fait appel à la métaphore aujourd’hui classique de la géopolitique comme jeu d’échecs : « Chacun à leur tour, ils se penchent en avant pour indiquer leurs mouvements dans un subtil accord dont ils jouent comme une partie d’échecs, ce genre de jeu qui permet aux hommes civilisés de faire semblant de jouer à qui tuera. » (365) La présentation d’Orleanna expose les effets pervers et falsificateurs des représentations symboliques qui sous-tendent les rôles sociaux et politiques et permettent une certaine minimisation de la violence, de par une mise à distance des enjeux réels. Dans son étude, René Girard analyse les dispositifs rituels et symboliques de nos sociétés. Dans le cas du Christ, selon lui, ou ici de Lumumba, il s’avère impossible de justifier 9 la stigmatisatio n de ces deux personnages. Ils apparaissent alors réellement comme les victimes d’une injustice criante, alors qu’ils se distinguent précisément par leur dévotion à la non-violence. On se rappelle l’identification de Lumumba avec Gandhi dans la pièce de Césaire, à laquelle s’ajoute chez Kingsolver la référence onomastique aux grands pacificateurs et universalistes Martin Luther et Martin Luther King. L’auteur donne en effet pour nom « Martin- Lothaire » à l’un des enfants issus du couple métissé d’Anatole et Leah, et la double évocation de ces grands mythes politico-héroïques devient le vecteur de leur signification commune, à savoir l’espérance et la lutte pour la tolérance et la paix. René Girard note que les sociétés modernes ont essentiellement progressé par rapport aux modes de fonctionnement archaïques dans leur capacité à déchiffrer les mythes. D’où la citation ironique en épigraphe du livre premier des Yeux dans les arbres, intitulé « La Genèse », d’un passage qui aura longtemps servi à justifier l’expansion territoriale et culturelle dans les colonies : « Dieu les bénit et leur dit : Croissez et multipliez- vous, remplissez la terre et vous l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui se meuvent sur la terre. » (La Genèse, 1 : 28) Or aujourd’hui, en conséquence de cet éclairage nouveau sur la nature des discours mythiques, ce sont souvent l’histoire et le passé qui servent de « boucs émissaires ». Nos ancêtres ne pouvant répondre, il s’avère en effet convenable de s’entendre contre eux et de les condamner comme responsables des maux d’aujourd’hui. C’est ce que soulignent les méditations d’Orléanna : « …dans ce puits profond il est facile de jeter des imprécations telles des pierres sur nos ancêtres. Mais ce n’est rien d’autre que de se faire injure à soi- même et à tout ce qui nous a faits. » (373) Certes, forme plus saine de résolution de la violence, cette tendance serait néanmoins dangereuse, en cela qu’elle permettrait de se considérer comme supérieur, et qu’elle tendrait de plus à démolir les traditions. A la différence de Césaire, les cinq points de vue principaux par lesquels passe l’énonciation dans le roman sont de nationalité américaine, et le récit insiste d’avantage sur la culpabilité des Etats Unis, et sur la responsabilité héritée par les citoyens de ce pays. L’expérience de la famille de missionnaires est une expérience de désillusion, et l’exaltation initiale liée à leur religion et à leur patriotisme s’effondre au fur et à mesure que s’accroît la violence autour d’eux. Le discours romanesque souligne la violence de certaines coutumes africaines. L’éventualité d’un mariage entre Rachel, la fille aînée, et le chef du village, Tata Ndu, permet d’introduire la question de l‘excision : « [Tata Une-deux] a dit à Père qu’il faudrait que Rachel ait l’ex- mission, ça veut dire qu’on la couperait pour qu’elle ait pas envie d’aller avec les maris des autres. » (312) On note l’humour choquant basé sur le décalage dans 10 la représentation de la préparation des jeunes filles au mariage. Le discours naïf de l’enfant (qui n’a que cinq ou six ans) amplifie par contraste l’horreur du rite imposé aux jeunes filles. Le langage faussement crypté de la petite Ruth May qui relate en les déformant les propos de ses parents, n’en gagne que plus de puissance. Mais le roman rappelle immédiatement que le non-respect de la personne de la femme n’est bien sûr aucunement le monopole des cultures africaines. L’indignation du père est rapidement mise à distance lorsqu’ il s’apprête à vendre sa fille tel un bien commercial en mariage à l’un des personnages les plus ignobles de leur entourage, Eben Axelroot, le trafiquant de diamants complice dans l’assassinat de Lumumba, et qui représente, selon le pasteur, une « meilleure affaire » (312). De même, les allusions aux maris kilangais, qui battent occasionnellement leurs femmes, ne sont pas plus insistantes que les violences infligées par le pasteur à sa femme et à ses filles pour les forcer à l’obéissance. La voix innocente de Ruth May sert encore à suggérer la brutalité et les dangers encourus par les Blancs dans un contexte de guerre civile. C’est le plus souvent de manière indirecte que sont représentées les persécutions endurées par les Blancs, et la violence des faits acquiert d’autant plus d’impact sur le lecteur que sa participation est requise par des sous-entendus qui disent à demi- mots les viols des jeunes filles blanches, le pillage des maisons des missionnaires, les humiliations publiques et les assassinats (271). Et, en contrepartie, le roman n’hésite pas à dévoiler la violence exercée par les colons dans les plantations de caoutchouc : « J’ai lu dans un livre que l’on coupait les mains des ouvriers s’ils n’avaient pas recueilli suffisamment de caoutchouc au bout de la journée. Les contremaîtres belges rapportaient des paniers entiers de mains brunes à leurs patrons, entassées en désordre comme des poissons. Cela est- il possible de la part de chrétiens blancs civilisés ? » (168-69) L’horreur des pratiques coloniales est confirmée plus loin par un dialogue rapporté, où la mère s’indigne des euphémismes stéréotypiques du discours des soi-disant civilisateurs : « D’une poigne paternelle, ah, c’est comme ça que vous dites ! […] Un pauvre type s’est fait trancher la main, là-haut, à Coquilhatville, et s’est enfui en pissant le sang ! » (193-94) La littérature kingsolvérienne dévoile essentiellement les dangers du monologisme construit comme Vérité. D’où la représentation tragique de l’obstination féroce de Nathan face à l’évidence de ses erreurs. Le titre choisi par Guillemette Belleteste pour la traduction française (« Les Yeux dans les arbres ») reprend simplement celui donné en anglais au dernier livre du roman, atténuant considérablement la valeur métadiscursive du titre original et annulant par ailleurs la violence qui s’inscrit en creux dans le titre anglais, The Poisonwood Bible. La perte est significative pour l’œuvre de Kingsolver, dont l’art et la complexité de composition se révèlent au cœur de ce néologisme poétique et hautement symbolique, qui est 11 de plus sensé orienter la lecture, dès la porte d’entrée du roman, vers les significations paradigmatiques du texte, bâties notamment sur le rapport intertextuel avec la Bible. Nathan clôture systématiquement ses sermons par une proclamation ridicule en kikongo : « Tata Jésus est bängala ». Or comme l’explique sa fille Adah, « bängala veut dire quelque chose de « précieux », de « cher ». Mais à la façon dont il le prononce, cela signifie « arbre à poison » » (317). L’étonnante colocation linguistique qui sert de titre contient alors implicitement le témoignage de la nécessité d’inscrire le dialogisme, de manière consciente, dans tout discours, en même temps que de la difficile dépendance aux limites du langage dont l’écrivain historien doit savoir mesurer la portée. D’où le discours éclairé des dernières paroles attribuées à Adah dans le roman : « Je suis née d’un homme qui pensait n’être capable que de dire la vérité, alors que, de tout temps, il imposait sa Bible du bois vénéneux. » (591) Est constamment fustigée l’interprétation littérale des Ecritures comme injonction divine de soumettre l’autre afin de lui révéler la lumière de Dieu. Une lecture autoréférentielle du deuxième livre des Yeux dans les Arbres « révèle » alors l’illusion de la mission évangéliste telle que l’incarne Nathan, et qui participe en réalité à la violence d’un impérialisme culturel. D’où le dialogue rapporté par la petite Ruth May entre le docteur de l’hôpital de Stanleyville et son père : « - …Mon travail à moi c’est d’apporter le salut dans les ténèbres. Le salut, mon œil ! […] Nous autres, Belges, nous les avons mis en esclavage et nous leur avons coupé les mains dans les plantations de caoutchouc. A présent, vous, les Américains, vous leur payez des salaires de misère dans les mines et vous les laissez se couper les mains eux-mêmes. […] Allons Révérend, cette civilisation apportée par les Belges et les Américains, qu’est-elle vraiment ? » (141-143) En écho au célèbre roman de Joseph Conrad, l’œuvre renverse les symboles de la lumière et des ténèbres traditionnellement puisés dans la Bible et injectés aux idéologies colonialistes occidentales. Sont de fait remises en questions les notions de « civilisation », en même temps que les concepts de connaissance et d’ignorance associés au symboles des ténèbres et de la lumière. Ce même renversement caractérise le discours d’intronisation de Lumumba : « Nous allons faire du Congo, pour toute l’Afrique, le cœur de la lumière. » (215) La lumière au « cœur des ténèbres » signifie alors pour Lumumba la gloire du rassemblement dans la paix de tous les peuples africains, et cette vision lumineuse du panafricanisme évoque parallèlement l’avènement de la Jérusalem messianique, réunissant les douze tribus des fils d’Israël ainsi que tous les païens. Plus clairement encore que chez Césaire, le roman de Kingsolver semble mettre sur le même plan la soumission des femmes et l’exploitation sauvage de la terre congolaise et de ses populations. S’inscrivant ainsi dans un certain courant de littérature féministe, les voix de 12 femmes du roman s’expriment du point de vue de la victime, soumises aux mêmes forces tyranniques que le Congo : « A des femmes telles que moi, la responsabilité des commencements et des fins n’incombe pas, semble-t-il. Ni la demande en mariage, ni le sommet conquis, ni la première balle tirée, ni la dernière –le traité d’Appomattox, le couteau planté au cœur. Laissons aux hommes le soin d’écrire ces histoires- là. » (437-38) Implicitement, le passage attire l’attention sur sa valeur autoréférentielle. Si l’Histoire appartient aux hommes, parce que faite et racontée par et pour eux- mêmes, quelle est donc cette autre histoire racontée par des voix féminines ? S’agit- il de lamentations, sans dèbut ni fin, d’un personnage qui ne peut que déplorer : « Pauvre Congo, épouse aux pieds nus d’hommes qui lui ont arraché ses bijoux tout en lui promettant le paradis » (333) ? Au sortir du roman, on s’aperçoit que la fin du récit retourne en boucle à son début. Tel un serpent qui se mord la queue, le récit révèle alors comment son langage ne cherche pas tant à faire sens de manière linéaire, mais à travers d’autres grilles de lecture que celles déjà explorées par les historiens, soit sur un axe paradigmatique. Car c’est précisément un discours alternatif à l’Histoire que propose le discours romanesque, qui tire sa force de la mise en dialogue des discours à l’origine de l’Histoire. Ce faisant, il éclaire le rapport intrinsèque entre les discours créés par l’homme, et le rôle de celui-ci dans l’évolution des phénomènes historiques. D’après Ariane Eissen et Jean-Paul Engélibert, « La littérature se construit à partir du mythe mais aussi contre lui, car elle remet en cause le droit fondé de la violence mythique »7 . Il est vrai que la réappropriation des mythes par le discours littéraire vise à en diminuer la puissance idéologique, qui influe sur l’organisation de la vie sociale, politique, rituelle, et législative d’une société. Mais la mise à plat des mythes fondateurs dans l’écriture mythopéique de Kingsolver n’en engendre rien moins que l’impotence. La trace mythique, dans les termes de Philippe Daros, « …tire son pouvoir de fascination de la mémoire du Sens, de la Vérité qu’elle véhicule. »8 En effet, si l’auteur implicite se joue allègrement des ruines de l’univers mythique, dont elle annonce par- là la mort en tant que vérité sur le monde, elle n’en révèle pas moins le salut comme verbe à l’origine de l’élan créateur en littérature, et comme voies multiples de l’éternelle quête de vérité propre à la conscience humaine. Ainsi le lecteur est- il entraîné à la suite des personnages jusqu’à prendre conscience lui aussi d’un brin de vérité qu’illustre la totalité du roman : « Le malentendu est ma pierre angulaire. C’est celle de tout un chacun, si l’on y réfléchit. Des illusions prises pour la vérité 7 Ariane Eissen, et Jean-Paul Engélibert. « Avant propos » La Dimension mythique de la littérature contemporainei. p10 8 Philippe Daros, « Le Mythe tel quel ? La Dimension mythique de la littérature contemporaine. La Licorne, 2000. 13 pavent le chemin sous nos pieds. Elles sont ce que nous appelons la civilisation. » (590) Les dernières paroles du roman se lisent comme une injonction à témoigner et, en écho des valeurs positives du Nouveau Testament, elles incitent à l’introspection, l’honnêteté, le pardon et la foi : Mère, tu peux encore continuer mais pardonne, pardonne et donne […]. Les péchés des pères t’appartiennent à toi et à la forêt et même à ceux qui portent des fers, et te voilà debout, te souvenant de leurs chants. Ecoute. Laisse glisser le poids de tes épaules et va de l’avant. Tu crains d’oublier mais tu n’oublieras jamais. Tu pardonneras et tu te souviendras. Pense aux lianes qui forment des vrilles sur le petit carré de terre qu’a autrefois été mon cœur. C’est la seule marque que tu dois garder. Va de l’avant. Marche dans la lumière. La recontextualisation des paroles de l’Apocalypse et des Evangiles se couple avec le prénom Ruth May, qui signifie le printemps et la compassion, dans ce dernier chapitre qui implose de symboles de résurrection. Tout d’abord, on comprend avec malaise que la voix, pour la première fois non- identifiée en début de chapitre, est sensée correspondre à celle de la petite Ruth May qui meurt pourtant au milieu du roman. Son prénom renvoie de surcroît à l’une des prophétesses de l’Ancien Testament, dont le livre retrace l’histoire d’une famille soudée dans la loyauté et l’amour de Dieu. C’est essentiellement, selon l’exégèse chrétienne, l’un des premiers Ecrits à affirmer l’existence d’un dieu universel dont l’amour se porterait au-delà du peuple d’Israël, aux peuples de toutes les nations. Ironiquement encore, cette résurrection littéraire de Ruth May a lieu alors qu’elle meurt non baptisée. Surtout, le personnage ne revient pas sous sa forme précédente, mais elle emprunte aux croyances bantoues : « Je suis tout ce qui est ici. Les yeux dans les arbres ne cillent jamais.[…] Je suis le muntu Afrique, le muntu enfant et un million d’autres, tous perdus le même jour » ( 595). La voix de Ruth May sert ainsi de parole au dernier livre du roman, mélangeant tous les langages tissés dans les fils du récit, et qui s’entr’illuminent dans la profondeur d’un texte palimpseste. Ce discours quasisurréaliste conteste les cloisons qui séparent nos modes de pensée conventionnels, et offre par-là une grille de lecture du réel qui transcende les limites de nos systèmes de langages fermés. Les réminiscences de la mort de Ruth May, de Jésus Christ et de Lumumba passent par le symbole de l’arbre : la vigne sur la tombe de l’enfant (601), l’arbre de la Vie dans l’Apocalypse (22 :14), et, on se rappelle le Lumumba de Césaire : «… c’est une idée invulnérable que j’incarne en effet ! Invincible, comme l’espérance d’un peuple, comme le feu de brousse en brousse, comme le pollen de vent en vent, comme la racine de l’aveugle terreau » (SC, 124). Cette vision d’éternité chez Césaire est reprise par Kingsolver en écho à St Jean : « Je suis l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin. Heureux ceux qui lavent leurs robes, ils pourront disposer de l’arbre de la Vie et pénétrer dans la cité, par les portes » (Apocalypse 22 : 13). Le dernier livre du roman resémantise en définitive 14 l’épisode de la Pentecôte, afin d’annoncer une foi ressuscitée en la puissance expressive du langage, qui s’épanouit au sein d’une littérature dialogique et multiculturelle, devenant le lieu de reconstruction de la cité universelle ouverte aux hommes de tous langages. Le tour de force du roman consiste alors à nous faire vivre, par la procuration de la fiction, les mêmes affects et remises en questions que celles décrites par cette puissante illusion de parole-conscience. Parole d’autant plus puissante qu’elle se regarde et, comme la forêt, « aspirant la vie de la mort […], se dévore elle- même, vivante à jamais » (13). Dans sa soif de vérité et de lumière, elle ingère les mythes qui la précèdent, pour en extraire des mythèmes, qui continuent à parler à travers elle comme par ventriloquie. La symphonie romanesque réhabilite donc au final la puissance des mythes, qui s’épanouit dans la grâce d’une parole universaliste, réellement inspirée par le don des langues et les histoires qu’elles véhiculent. L’auteur implicite partage son expérience du langage, et, surtout, l’épiphanie de sa vocation qui lui est révélée comme écrivain non pas de l’Histoire, mais de l’histoire des langues. Ainsi voit-on apparaître dans le dernier tableau du roman, debout au milieu des « ruines circulaires » du langage, l’homme redressé et hiérophante, qui contemple l’horizon de cette «pensée future » dont Michel Foucault se faisait déjà le prophète 9 . L’hymne à la création de l’écrivain s’épanouira nécessairement, à l’instar du titre original The Poisonwood Bible, sous forme de littérature oxymoronique, et qui plus est, sans queue ni tête, car si Vérité il y a, c’est désormais dans les interstices du langage qu’il faudra la chercher. 9 Michel Foucault, Les mots et les choses. Une Archéologie des sciences humaines, 1996. 15