Le statut de la femme dans la société algérienne à travers « La
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Le statut de la femme dans la société algérienne à travers « La
Le statut de la femme dans la société algérienne à travers « La répudiation » de Rachid Boudjedra et « L’amour, la fantasia », « Vaste est la prison » d’Assia Djebar. Thèse présentée à l’Université de Khartoum en vue de l’obtention du doctorat en littérature francophone Préparée par: Inass Ahmed Alteib Abakur Licence d'honneur en langue française, Université de Khartoum, 2001 Master de langue française en littérature, Faculté des Lettres, Université de Khartoum 2004 Directeur de recherche : Dr. Viviane Amina YAGI Faculté des Etudes Supérieures Décembre 2010 Dédicace A ma chère famille A Mme Viviane Amina YAGI qui a guidé mes premiers pas dans les recherches des littératures françaises et francophones et a dirigé tous mes travaux universitaires depuis la dissertation de la cinquième année. I Remerciements Mes remerciements vont à ma chère professeur Mme Viviane Amina YAGI, le directeur de ma thèse pour ses conseils constructifs et ses encouragements, qu’elle trouve ici l’expression de mes profondes gratitudes et reconnaissances. J’adresse ma gratitude et ma reconnaissance à Mme Dany Bauer – qui a accepté de lire et relire cette recherche – pour ses remarques, ses corrections, et son aide précieuse. Mes remerciements s’adressent aussi à M. Charles Bonn, M. Bruno Gelas, et M. Philippe Gaudey pour les conseils et les corrections qu’ils ont apportés à cette recherche. Je tiens à remercier également M. Jean Verdeil qui m’a aidé à finaliser davantage mon travail. Que tous ceux qui m’ont aidé d’une manière ou d’une autre dans l’élaboration de ce travail trouvent ici l’expression de ma sincère gratitude. II ﻣﺴﺘﺨـــــﻠﺺ اﺳﻢ اﻟﻄﺎﻟﺒﺔ :إﻳﻨﺎس أﺣﻤﺪ اﻟﻄﻴﺐ أﺑﻜﺮ ﻋﻨﻮان اﻟﺒﺤﺚ) :ﻣﻜﺎﻧﺔ اﻟﻤﺮأة ﻓﻲ اﻟﻤﺠﺘﻤﻊ اﻟﺠﺰاﺋﺮي ﻣﻦ ﺧﻼل رواﻳﺔ اﻟﻬﺠﺮ ﻟﻠﻜﺎﺗﺐ رﺷﻴﺪ ﺑﻮ ﺟﺪﻳﺮا ورواﻳﺘﻲ اﻟﺤﺐ واﻟﺤﺮب ،واﺳﻊ هﻮ اﻟﺴﺠﻦ ﻟﻠﻜﺎﺗﺒﺔ ﺁﺳﻴﺎ ﺟﺒﺎر( ﻳﺘﻨﺎول اﻟﺒﺤﺚ ﺑﺎﻟﺸﺮح و اﻟﺘﺤﻠﻴﻞ ﻣﻮﺿﻮع ﻣﻜﺎﻧﻪ اﻟﻤﺮأﻩ ﻓﻲ اﻟﻤﺠﺘﻤﻊ اﻟﺠﺰاﺋﺮي ﻣﻦ ﺧﻼل ﺛﻼث رواﻳﺎت وهﻲ ) « La répudiation » :اﻟﻬﺠﺮ( ﻟﻠﻜﺎﺗﺐ اﻟﺠﺰاﺋﺮي رﺷﻴﺪ ﺑﻮﺟﺪﻳﺮا .ﺑﺎﻻﺿﺎﻓﻪ اﻟﻲ: )« Vaste est la prison »,واﺳﻊ هﻮ اﻟﺴﺠﻦ( » ) « L’amour, la fantasiaاﻟﺤﺐ و اﻟﺤﺮب( وهﻤﺎ رواﻳﺘﺎن ﻟﻠﻜﺎﺗﺒﻪ اﻟﺠﺰاﺋﺮﻳﻪ اﺳﻴﺎ ﺟﺒﺎر .ﻣﻦ ﺧﻼل هﺬا اﻟﺒﺤﺚ ﺣﺎوﻟﻨﺎ ان ﻧﻨﺎﻗﺶ ﻣﻜﺎﻧﺔ اﻟﻤﺮأﻩ ﻓﻲ ذﻟﻚ اﻟﻤﺠﺘﻤﻊ و اﻟﻤﺸﺎآﻞ اﻟﺘﻲ ﺗﻮاﺟﻬﻬﺎ و ذﻟﻚ ﻣﻦ ﺧﻼل وﺟﻬﺔ ﻧﻈﺮ اﻟﺮﺟﻞ اﻟﺘﻲ ﻳﻤﺜﻠﻬﺎ اﻟﻜﺎﺗﺐ ﺑﻮﺟﺪﻳﺮا ﻣﻘﺎرﻧﺔ ﺑﻮﺟﻬﺔ ﻧﻈﺮ اﻟﻤﺮأﻩ ﻣﻤﺜﻠﻪ ﻓﻲ اﺳﻴﺎ ﺟﺒﺎر. ﻳﻬﺪف اﻟﺒﺤﺚ ﺑﺎﻻﺿﺎﻓﻪ اﻟﻲ ﻃﺮح اﻟﻘﻀﺎﻳﺎ اﻟﺘﻲ ﺗﻬﻢ اﻟﻤﺮأﻩ ﻓﻲ ذﻟﻚ اﻟﻤﺠﺘﻤﻊ اﻟﻲ اﻹﺟﺎﺑﻪ ﻋﻦ اﻟﺘﺴﺎؤل اﻟﺘﺎﻟﻲ :هﻞ ﺑﺎﺳﺘﻄﺎﻋﺔ اﻟﺮﺟﻞ ان ﻳﻌﺒﺮ ﻋﻦ إﺣﺴﺎس اﻟﻤﺮأﻩ ؟ وهﻞ ﻣﻦ اﻟﻀﺮوري أن ﻳﻜﻮن اﻟﻜﺎﺗﺐ إﻣﺮأﻩ ﻟﻜﻲ ﻳﺴﺘﻄﻴﻊ اﻟﺘﻌﺒﻴﺮ ﻋﻨﻬﺎ ؟ و أﻳﻬﻤﺎ اﺻﺪق و أﻗﺪر ﻋﻠﻲ اﻟﺘﻌﺒﻴﺮ ﻋﻦ ﻣﺎ ﺗﻌﺎﻧﻴﻪ اﻟﻤﺮأﻩ ﻣﻦ إﺷﻜﺎﻻت وإﺣﺒﺎﻃﺎت ﻧﺎﺗﺠﻪ ﻋﻦ اﻟﻨﻈﺮة اﻟﺪوﻧﻴﻪ اﻟﺘﻲ ﺗُﻮاﺟﻬﺎ ﻓﻲ اﻟﻤﺠﺘﻤﻊ اﻟﺬآﻮري ﻣﻮﺿﻮع اﻟﺒﺤﺚ أﻻ وهﻮ اﻟﻤﺠﺘﻤﻊ اﻟﺠﺰاﺋﺮي. اﺗﺒﻊ اﻟﺒﺎﺣﺚ اﻟﻤﻨﻬﺞ اﻟﺘﺤﻠﻴﻠﻲ اﻟﻮﺻﻔﻲ ﻓﻲ ﻋﺮﺿﻪ ﻟﻠﺮواﻳﺎت ﻣﻮﺿﻮع اﻟﺒﺤﺚ. ﻣﻦ أهﻢ اﻟﻨﺘﺎﺋﺞ اﻟﺘﻲ ﺗﻮﺻﻞ إﻟﻴﻬﺎ اﻟﺒﺎﺣﺚ أن اﻟﻤﺮأة هﻲ أآﺜﺮ ﻗﺪرة ﻓﻲ اﻟﺘﻌﺒﻴﺮ ﻋﻦ ﻗﻀﺎﻳﺎهﺎ ﻣﻦ اﻟﺮﺟﻞ وذﻟﻚ ﻣﻦ ﺧﻼل ﻣﻘﺎرﻧﺔ وﺟﻬﺎت اﻟﻨﻈﺮ اﻟﻤﻄﺮوﺣﺔ ﻓﻲ اﻟﺮواﻳﺎت ﻣﻮﺿﻮع اﻟﺒﺤﺚ. III Abstract Name of student: Inass Ahmed Alteib Abakur Title of thesis: The status of the woman in the Algerian society through: (The repudiation), (Love and war), (Large is the prison) This study aims to discuss the status of the Algerian woman in her society. We try to analyse the situation of this women through the novel of the franco algerian writer Rachid Boudjedra: “The repudiation” and two novels of the franco algerian writer Assia Djebar “Large is the prison”, “Love and war”. We are going to study the Algerian society as masculine, muslim and arabic society, we are also going to compare the point of view of the writers, how etch one of them see the situation of the woman and finely we compare their visions for the themes explained on their novels. The study tries to answer question such as: is the man capable of feeling like a woman? Is it necessary to be a woman to express woman’s feelings? And who’s the most sensible in the treatment of this subject, is it the man or the woman? We present many feminine characters like the divorces mother, the sister; victim of the traditional marriage etc. we also analyze the relationship between man and woman in this society presented by the example of: Father-daughter, sister-brother, husband-wife etc. and we present themes like: the woman and her participation in the war of the independence of her country, the traditional marriage, the violence against the woman and how it is manipulated by men in order to control their wives and sisters and all women in their life. IV Introduction générale Assia Djebar et Rachid Boudjdera : deux auteurs qui en apparence n’ont pas assez de liens pour justifier une étude littéraire qui les place en relation étroite. Mais si l’on s’intéresse de près à leur biographie, c’est tout simplement autour de leur pays d’origine que l’on peut les approcher. Ils sont tous deux nés en Algérie, à presque la même époque. S’ils se situent de part et d’autre de la colonisation, c’est pour mieux se rapprocher autour d’un sentiment d’injustice, injustice à l’égard de la femme, des femmes en général… Et c’est vers ce fil tendu entre trois œuvres qui pourraient n’avoir rein en commun que notre étude tentera de se diriger, mais il ne s’agira pas d’une lecture de la différence des sexes chez nos deux écrivains. C’est surtout de la vision de chacun sur la question féminine, dont il sera question ; d’une écriture du féminin, d’une écriture au féminin. Comment, pour Boudjedra, écrire la femme, cette femme à la quelle il n’a pas accès, qui est souvent devinée dans une société où on la dissimule ? Et comment, pour Djebar, écrire sa féminité, participer à la création d’une mémoire de la femme, réécrire l’Histoire de son pays pour rendre hommage à celles qui ont sacrifié tout pour leur pays, d’une écriture au féminin au sein d’une discipline dont la femme est bien souvent absente, tant comme créateur que comme réel sujet ? « Écrire, ne t’es pas accordé. Ecrire était réservé aux élus. Cela devait se passer dans un espace inaccessible aux petits, aux humbles, aux 1 femmes »1 cela peut montrer bien quelle est la différence de statut entre les sexes. Nous essayons à travers cette étude d’exposer la situation féminine à travers la vision de Djebar et Boudjedra et la difficulté à se voir femme, à s’écrire femme, à faire écrire la femme, à faire dire la femme. Mais il s’agit aussi d’étudier deux représentations de la femme, en ce qui concerne l’écriture « extérieure » pourrait-on dire. Pour parvenir à des réflexions pertinentes sur le féminin dans ses différents rapports à l’écriture, il faudra s’intéresser aux relations entre féminin et masculin, dans le sens de la connaissance du féminin par l’homme, et à la découverte du féminin par lui-même, qui passe sans doute par la connaissance de sa féminité et par la connaissance individuelle et collective du féminin. Mais il s’agira aussi de définir en quoi les notions de féminin et d’écriture sont indissociablement liées dans les œuvres et la vie des deux écrivains. En effet, le féminin se trouve à l’origine de l’écriture à la fois pour Rachid Boudjedra et pour Assia Djebar mais ce sont des relations différentes qu’ils entretiennent avec ce féminin. Il sera par la suite essentiel de se pencher sur les questions de l’écriture. En quoi est-il différent de s’écrire soi ou d’écrire l’autre ? Peut-il y avoir rapprochement avec cet inconnu qu’est l’autre à travers l’acte d’écrire ? Y a-t-il une « écriture femme » spécifique ? Nous nous interrogeons sur la possibilité pour l’écrivain homme de se rapprocher, voire de conquérir, cette écriture dite féminine. Nous verrons à travers les 1 - CIXOUS, Hélène, La Venue à l’écriture, Paris, édition U.G.E, 1977, p, 103 2 romans de Djebar que c’est par la parole, la possibilité de dire, mais aussi celle de raconter des histoires, de transmettre la mémoire de l’Histoire, que les femmes parviennent à accéder à leur vraie nature, la femme rebelle présente en elles. Nous pensons que la meilleure façon pour introduire notre sujet de thèse c’est de parler d’abord de son titre qui est « le statut de la femme dans la société algérienne à travers (La répudiation de Rachid Boudjedra et (L’amour, la fantasia) et (Vaste est la prison) d’Assia Djebar ». La première question qui se pose c’est pourquoi nous avons choisi de parler du statut de la femme dans cette société en particulier ? Dès la fin de notre mémoire de maîtrise – qui portait sur la situation de la femme dans les sociétés de l’ouest d’Afrique qui est représentée par la société sénégalaise à travers le roman de la sénégalaise Mariama Bâ (Une si longue lettre) et les sociétés nord-africaine représentée par la société algérienne à travers le roman (le printemps désespéré) de l’algérienne Fettouma Touatie – nous avons pris la décision d’étudier davantage ce thème très intéressant et très important. A travers ce mémoire nous avons appris beaucoup de choses sur la femme ; sa nature, ses problèmes, ses souffrances, ses inquiétudes, sa mentalité, ses espoirs et ses déceptions nous avons également fait la connaissance des sociétés avec lesquelles on partage la religion ou la langue, parfois les deux, mais qui sont complètement différentes de la nôtre. 3 « Le printemps désespéré », était le premier roman algérien d’expression française que nous avons lu, la réalité de la situation féminine expliquée dans ce roman nous a fortement choquée. Après, j’ai multiplié les lectures dans ce domaine pour mieux connaître cette société arabomusulmane qui diffère beaucoup des autres sociétés arabo-musulmane, qui diffère même des autres sociétés maghrébines. Le choix de l’écrivain que nous allons prendre comme modèle n’était pas facile car il y avait beaucoup de femmes algériennes qui savent écrire sur leur statut. J’avais d’abord hésité entre Assia Djebar et Leila Sebbar mais finalement Djebar a gagné grâce à son style unique qui mélange l’Histoire d’Algérie avec son présent, une chose dont seulement une historienne est capable. En lisant sur la femme dans le roman algérien d’expression française, nous avons remarqué une différence entre la vision masculine et féminine sur cette question. Donc l’idée de faire intégrer un écrivainhomme dans notre sujet nous paraissait plus intéressant. Nous avons choisi Boudjedra à cause de son écriture trop virile qui rend la comparaison entre son roman et ceux de Djebar beaucoup plus intéressante. Sa vision sur la question féminine en tant qu’homme diffère beaucoup de celle de Djebar. Le choix du roman « la répudiation » était très facile pour nous car c’est un roman qui reflète bien la mentalité masculine. Le narrateur de ce roman ressemble beaucoup à Boudjedra dans presque tous les traits de sa personnalité, il n’a pas même pu s’empêcher de lui donner son prénom « Rachid ». A travers cette étude nous allons essayer de répondre à des questions telles que : Est-ce que l’homme est capable de se sentir femme ? Est-il 4 nécessaire de se sentir femme pour pouvoir parler sur les femmes en exprimant leurs sentiments ? Et enfin qui est le plus sincère, le plus capable de parler au sein des femmes dans leur calvaire ? Nous divisons cette étude en sept chapitres ; le premier chapitre est une présentation du roman de Boudjedra. Cette présentation comprend un résumé ainsi qu’une brève biographie de son auteur nous y parlons également des réactions que ce roman a suscité lors de sa parution car c’est le premier roman de Boudjedra, grâce auquel il a obtenu le prix de « l’enfant terrible ». Le deuxième chapitre est une analyse des figures féminines qui peuplent ce roman dont les plus importantes sont : la mère, la marâtre et la sœur. Nous étudions ces figures à travers les rapports qu’elles ont avec le narrateur. Le rapport qui existe entre le père et son fils est également présenté et analysé à cause de l’importance du personnage du père qui a marqué toute la vie du jeune narrateur. Nous présentons une autre figure masculine qui nous paraît très intéressante qui est celle du frère Zahir. Donc, à travers ces figures féminines et masculines, les thèmes de ce roman se révèlent. Le troisième chapitre est une présentation du roman « L’amour, la fantasia » de Djebar. Le quatrième chapitre est une analyse des thèmes de ce roman, nous y adoptons une stratégie qui s’oppose à celle de l’analyse de « La répudiation », nous allons découvrir les figures féminines à travers des thèmes tels que : la problématique autobiographie, parler de soi dans la langue de l’autre, l’invisibilité et la résistance à l’homme français, la résistance au compatriote, nous avons tenté d’expliquer le titre à travers le métaphore (L’amour c’est la guerre), une seule figure qui est présentée 5 directement ; c’est celle du père de la narratrice à cause du rôle qu’il a joué dans la vie de sa fille. le cinquième chapitre est consacré à la présentation du roman (Vaste est la prison) de Djebar. Le sixième chapitre est une analyse de ce roman. Nous y parlons de : l’incommunicabilité entre l’homme et la femme, le passage de l’oppression à la rébellion en comparant cela au passage de la danse traditionnelle de la grand-mère à la danse moderne de la petite fille, l’espace de la visibilité et de l’invisibilité d’Isma qui est la narratrice du roman, le passage d’une invisibilité passive à une invisibilité active, le mimétisme d’Isma et le passage du mimétisme à la parole. Le septième et dernier chapitre est une comparaison des œuvres étudiées ; celle de Boudjedra d’un côté et celles de Djebar de l’autre. Nous y parlons des rapports qui existent entre la femme et sa société, de la religion et son influence sur la situation de la femme dans son propre société. Nous y discutons le thème de la sexualité et comment chacun de nos écrivains l’a traité dans ses romans. Nous avons également analysé le thème du viol et du viol légal qui est le mariage traditionnel, ainsi que la relation entre la femme et la guerre, la femme et l’incarcération. Nous avons présenté une figure d’une femme enfermée exceptionnelle qui est la mère. Nous avons essayé de chercher avec ces femmes un moyen de s’évader de ce calvaire – qui est leur situation – à travers « le chemin de l’émancipation ». Nous avons présenté la femme boudjedrienne à travers « le silence est-il une opinion ?». Enfin, nous concluons avec une conclusion générale 6 qui porte notre point de vue ainsi que nos impressions sur cette question bien importante – selon nous – qui est celle de la femme. Premier chapitre « La répudiation » 7 1.1 La répudiation : une présentation Nous consacrerons une partie de ce chapitre à l’écrivain Rachid Boudjedra, le présenter en tant qu’écrivain et être humain car d’après nous, ce roman est presque une autobiographie de l’auteur, cela nous aidera à déchiffrer les codes de la personnalité très compliquée de Rachid, le héros du roman. Nous verrons également les réactions que le roman a suscitées lors de sa parution car c’était le premier roman de Boudjedra et que grâce à « La répudiation » Boudjedra a obtenu le prix de « l’enfant terrible » qui est devenu comme un synonyme de Boudjedra. Rachid Boudjedra fait partie de la nouvelle vague de romanciers – poètes algériens qui apparaissent comme des enfants terribles2, tandis que d’autres demeurent dans le rang et que d’autres n’écrivent plus. Son roman « La répudiation » est au programme d’études de la faculté des Lettres de Rabat, alors qu’en Algérie il n’est même pas diffusé. Lors que parut ce roman en 1969, la presse étrangère s’empara aussitôt pour parler des « maux de la tribu »3 « La répudiation » venait si l’on peut dire à son heure pour de nouveau stigmatiser un monde qui paraît cristallisé dans sa morale, frustré dans ses « désirs horribles » mal à l’aise dans ses obsessions. La droite politique avait exploité le témoignage de Zoubida Bittari4, « Ô mes sœurs musulmanes, pleurez ! ». Dans le sens de l’Algérie française, « vous voyez 2 - Jean Déjeux, littérature maghrébine de langue française, l’Harmattan, Paris, 1980, p, 381 3 - Ibid, p, 390. 4 - Ibid, p, 391. 8 bien comme ils sont (…) la France seule peut les civiliser ». Tel était en gros le sens des réflexions entendues lors de la présentation du livre à Paris. La gauche exploite maintenant le roman de Boudjedra : « La religion, l’Islam, la morale sont opprimantes ; on l’a toujours dit ; vous le voyez bien »5. Il n’est certes pas toujours facile de rester serein et objectif en face de certaines œuvres. « La répudiation » est de celle-là. Quoi qu’il en soit, Boudjedra prend place dans ce courant littéraire nord africain non pas gentiment, mais en ouvrant la porte d’un coup de pied6, et en bousculant les fauteuils. Il entre avec effraction comme un malade halluciné et en délire, ce qui caractérise la plupart de ces héros. Des jeunes parviennent à lire son roman en cachette et ils ne sont pas loin d’être pris à leur tour par la même crise. Ils ont besoin de crier, mais où aller pour cela ? « La répudiation », pourrait être considéré comme autobiographique, Boudjedra dit : « dans la mesure où j’ai eu personnellement des problèmes avec mon père quand il a répudié ma mère. J’en ai énormément souffert, mon père a épousé trois femmes, j’ai une vingtaine de frères et sœurs »7. L’auteur a passé une partie de son enfance à Tunis et y a fait ses études. Il était alors « un bon musulman »8 dit-il ce qui ne paraît pas dans ses œuvres. 5 - Ibid., p, 392 6 - KOM, Amboise, Jalon pour un dictionnaire des œuvres littéraire de langue française des pays du Maghreb, l’Harmattan, Paris, 2006, p, 302, p, 84. 7 - Ibid., p, 78 8 - Ibid., p, 78 9 Boudjedra vécu deux ans en Espagne ; il avait dû interrompre ses études pendant la guerre d’Algérie. L’Indépendance du pays recouvrée, l’auteur est responsable syndicaliste étudiant, rédigeant alors quelques textes de propagande. En fait il a écrit lorsqu’il était « gosse » dit-il. Il a continué ensuite des nouvelles, des pièces de théâtre, en arabe et en français. Une licence de philosophie commencée à la Faculté des Lettres d’Alger est terminée en Sorbonne en juillet 1965. Rachid Boudjedra présente un mémoire pour le diplôme d’études supérieures portant sur : « Création et catharsis de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline ». Il épouse une Française professeur de lettres et enseigne pendant un an au lycée des jeunes filles de Blida, « ville où règne une bourgeoisie minable, dit- il »9. Connu comme marxiste, l’auteur quitte l’Algérie. Il vit actuellement dans la région parisienne où il enseigne la philosophie. Voyons maintenant la raison pour laquelle il écrit : Boudjedra explique dans une interview10 qu’adolescent il avait été frappé par une phrase de Victor Hugo : « j’écrirai ou je ne serai rien ». Il ajoute : « La Répudiation est une œuvre qui a longuement muri en moi et qui est ensuite venu comme ça »11. L’auteur semble écrire sans doute pour dire ses vérités mais en même temps pour se guérir d’un malaise qui le poursuit depuis ses jeunes années. Il s’exprima d’abord dans des poèmes avant de se livrer à travers les romans. Ce besoin d’écrire pour se guérir nous rappelle le narrateur de 9 - ACHOUR, Christiane, Dictionnaire des œuvres algériennes en langue française, l’Harmattan, Paris, 1990. 10 - Ibid., p, 135. 11 - Ibid., 136 10 « La répudiation » et la personnalité de l’écrivain dans tous ses détails nous rappelle ‘Rachid’ le héros de « La répudiation ». Nous allons intégrer ce parallèle dans l’analyse du roman au chapitre suivant. Passons au récit qui commence par une relation entre le narrateur (Rachid) et son amante européenne (Céline) qui travaille comme une psychanalyste, celle-ci provoque la confession de Rachid, le protagoniste, il délire donc, et lui raconte que le chef de famille, si Zoubir, son père, vient de répudier sa femme, la mère de Rachid, et qu’il se remarie avec une jeune fille affriolante de quinze ans, Zoubida. Celle-ci excite tous les mâles de la tribu déjà en effervescence au milieu des femmes de la grande famille bourgeoise. La répudiation de sa mère et ses conséquences constituent l’axe principal qui, à son tour, génère la narration de certains événements de son enfance : l’école coranique, l’alcoolisme et l’homosexualité de son frère Zahir. Rachid s’est senti répudié en même temps que sa mère, il cherche la paternité perdue tout en se révoltant contre le père : pour se venger, du reste, il couchera avec la jeune marâtre. Plus tard il aura l’impression d’avoir consommé un autre inceste avec une demi-sœur. Zahir, son frère, est pédéraste et ivrogne ; il cherche en outre avec obsession un fœtus qui a avorté : on saura qu’il s’agit de la Révolution. Il mourra lamentablement. Quand à Rachid, il sera séquestré par un clan qui commande la répression et veille à la « pureté » de la société bien pensante et bourgeoise. Conçu comme un processus cathartique, le roman présente toute une galerie de personnages dont l’existence et la conclusion logique de la répudiation de Ma, la mère du narrateur qui est répudiée par son mari si Zoubir, grand 11 commerçant et patriarche de la famille. Selon Rachid, cette répudiation est à l’origine du cauchemar, de son comportement et de celui de son frère ainé, Zahir, ainsi que de tous les événements qui s’ensuivent. Chaque personnage trouve une issue différente au conflit posé. Âgé de trente ans lorsque son mari l’a répudiée, Ma demeure la victime à tous les niveaux. Elle doit accepter cette répudiation pour sauvegarder l’honneur de la famille et à cause de la soumission qui la caractérise, mais elle est décrite par le narrateur comme la négation même de la femme qui fait partie après cette répudiation de « ce lot des femmes sans hommes ». Les oncles deviennent les gardiens de l’honneur familial et ils surveillent constamment la mère du narrateur, Zahir sombre dans l’alcoolisme et l’homosexualité ; Heimatlos, son ami juif, est victime du rejet de sa famille à cause de sa religion et de son orientation sexuelle. La sœur Yasmina devient folle lors de son mariage. Revenue à la maison, elle meurt d’une fièvre intestinale à vingt et un an. Leila, de mère juive et fille naturelle de si Zoubir, survit à plusieurs tentatives de suicide. Au-delà de tous ces événements, on apprend que si Zoubir ne s’intéresse plus à sa femme et qu’il se méfie de ses enfants légitimes au point de craindre pour sa vie. Rachid a dix ans quand a lieu la répudiation. Il a été une des cibles des pratiques homosexuelles du maître de l’école coranique, ainsi que d’un client du four du quartier arabe, sans qu’il arrive à comprendre le sens exact de ses comportements. Il s’initie à la sexualité avec l’une de ses cousines pendant le mariage de son père. Finalement il devient l’amant de Zoubida qui savait 12 que son mariage avec le père était une pure affaire financière. En plus Zoubida avait toujours rêvé d’être l’amante de Zahir, rêve inassouvi à cause de l’homosexualité de ce dernier. L’inceste fournit à Rachid une issue en désarticulant la structure familiale créée selon les lois islamiques, même si cet inceste est vu seulement comme un moment de sa lutte contre une paternité aliénée. En plus, l’ambiguïté de la folie et des hallucinations dont il souffre implique un rejet de la réalité. Finalement après des tentatives de suicide, il est hospitalisé et a reçu les visites de Céline qui, déçue de ne pas pouvoir l’aider à guérir, finit par partir en France. Son séjour à l’hôpital se confond, à cause de l’ambiguïté de la narration, avec un possible séjour en prison ; où il apprend que sa mère est morte et que son père, s’est marié pour la troisième fois. Ce roman, qui figure l’assassinat symbolique du père, dénonce la complicité du pouvoir postcolonial avec les forces qui lient l’Algérie à son passé. La répudiation de la mère soumise au despotisme du mari, se transforme ainsi en métaphore de l’abandon du peuple et de la trahison de la lutte révolutionnaire. Le récit adopte une forme autobiographique qui le rapproche d’une cure psychanalytique où le narrateur essaye de récupérer ses souvenirs et d’y mettre une certaine cohérence. Conçu comme catharsis, le roman peut-être divisé en deux sections narratives unies par un épisode de transition. La première correspond à la manifestation d’un conflit individuel qui devient collectif dans la deuxième partie. Le récit cherche à concilier réalité et hallucination. Pour ce faire, il évolue suivant un mouvement circulaire avec de constantes ruptures temporelles. D’ailleurs, la narration finit avec la justification des 13 hallucinations de Rachid à travers une série d’épisodes qui impliquent cette collectivisation du conflit : le colonialisme, la guerre de libération, l’étape d’indépendance et le néo-colonialisme apparaissent en toile de fond les allusions aux Européens étant constantes. Le parallèle entre la situation décrite et la structure politique et patriarcale de la société algérienne expliquent, selon le narrateur, l’inceste et son obsession du sang, qui lui vient de son « enfance saccagée ». L’ambiguïté constante entre le singulier et le pluriel est une autre manière de transformer la réalité. Il en va pareillement des ellipses fréquentes et des nombreuses associations surprenantes de mots. Pour aller plus profondément nous pouvons ajouter que « La répudiation » est un roman qui exprime la domination et l’aliénation des femmes dans la société patriarcale. Cet aspect s’articule sur plusieurs niveaux simultanément. Nous le voyons dans la présentation de la dépendance économique et des autres éléments qui lui sont associées : la place des femmes dans la société, l’espace dans laquelle elles évoluent, l’éducation des filles, la situation dans le mariage et la quasi inexistence d’une vie sexuelle proprement dite. Le discours général souligne la domination matérielle des hommes sur les femmes puisque les structures de la communauté à laquelle elles appartiennent ne leur permettent pas de réaliser leur existence ou plutôt leur autonomie, celles-ci sont confinées dans les tâches ménagères, leurs maris ou les instances sociales en général, elles sont presque toujours dépendantes et à la merci des hommes. Ainsi toutes les femmes de la famille de si Zoubir restent à la merci du gros commerçant féodal et de ses frères. L’espace dans lequel les femmes vivent pour la 14 majeure partie de leur existence car elles se marient très tôt – est celui de la maison – prison, où tout est conçu et fait pour leur interdire tout contact avec le monde extérieur et maintenir leur isolement. Même quand elles sortent, les femmes sont doublement séparées de la réalité extérieur par d’un coté, la surveillance vigilante des mâles et, de l’autre, par le port du voile qui les « protège » des regards et leur impose la restriction de leurs mouvements. Notons ici que le voile, est imposé par les hommes, les femmes ne choisissent même pas de mettre ou ne pas mettre le voile. En ce qui concerne l’éducation, les femmes sont élevées dans l’esprit de l’obéissance et de la soumission aux désirs des hommes. Pour ces derniers, la femme n’est jamais adulte et sa dépendance est liée au fait que la culture lui est fermée par sa situation objective ainsi que par l’idéologie religieuse et la morale traditionnelle qui lui est imposée. Même si des changements importants apparaissent dans la société, il est souligné que ceux-ci ne remettent pas fondamentalement en question l’attitude et les visées de la majorité des hommes qui demeurent constants et unis en vue de la perpétuation et de l’oppression du sexe féminin : « Tout le pays demeurant arc-bouté à cette seule dignité que personne n’osait parquer les femmes et les élever comme des vers à soie, puis les laisser mourir dans le suaire blanc dont on les enveloppait dès la fin de l’enfance »12 Dans ce contexte le mariage ne se révèle que comme la continuation et l’approfondissement qui préexistait dans la famille. La plupart du temps, c’est un arrangement conçu par les parents pour des raisons financières ou sociales. Par conséquent, il n’implique aucune réciprocité et constitue 12 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, Denoël, Paris, p, 287 15 avant tout un acte social marquant la fonction de la femme comme objet sexuel et agent reproducteur « Les rapports qui régissent notre société sont féodaux ; les femmes n’ont qu’un seul droit : posséder et entretenir un organe sexuel »13 Il va sans dire que, dans ces conditions, les femmes n’ont pas de vie sexuelle propre. La sexualité se présente le plus souvent pour elles comme un devoir, un mal nécessaire, elle est l’expérience dont elles sont spirituellement exclues, à moins qu’elle ne soit liée à la violence ou à l’indifférence « Elles rentraient dans leurs alcôves, où on n’allait pas tarder à les assassiner à petit coups d’indifférence »14. De même le fait que la femme peut-être répudiée sans aucune forme de procès exprime l’insécurité totale et l’arbitraire auquel elle est soumise dans un monde fait principalement pour l’homme. Il apparaît donc, qu’à ce premier niveau de lecture « La répudiation » exprime un discours critique de la société patriarcale et qu’il communique l’idée de la contestation de la situation faite aux femmes. 13 - Ibid, p, 55 14 - Ibid, p, 55 16 Deuxième chapitre Analyse des figures féminines de « La répudiation » 17 2.0 Introduction Ce chapitre porte sur l'analyse des figures féminines du roman dont la plus importante est celle de « Ma » la mère du narrateur mais parce que le narrateur est le personnage central de tout le roman et que c'est à travers lui que toutes les figures féminines sont représentées. Nous allons d'abord analyser son rapport avec sa mère pour savoir comment sa répudiation a affecté son fils. Ensuite nous allons présenter la figure de l'amante française Céline qui pousse le narrateur à raconter son histoire. Nous allons également étudier le personnage de la marâtre du narrateur avec laquelle il a commis l'inceste pour se venger du père ; Ainsi que Yasmina; la sœur du narrateur, victime de l'impuissance de son mari, morte à vingt et un ans. Nous n'allons pas ignorer le personnage du père car c’est lui qui était la source de tout le malheur du narrateur, ni son frère Zahir frappé lui aussi par l'injustice, la cruauté du père. A travers ces personnages nous allons analyser les thèmes qu'ils représentent: la mère qui incarne aussi peut-être un bon exemple de l'instrumentalisation de la femme, le thème de la sexualité qui comprend l'inceste (l'exemple de l'inceste avec la marâtre, la demi-sœur, la cousine) et l'homosexualité (l'exemple de l'homosexualité de Zahir). Ce chapitre va porter sur le thème de la dénonciation de la condition de la femme dans la société algérienne. Ce thème tient une place très importante dans l'œuvre de Boudjedra, à travers les personnages du roman nous allons découvrir certes d'autres thèmes qui ne sont pas moins 18 intéressants. D'ailleurs, ce qui est d'importance centrale, c'est l'aspect particulier de l'énonciation puisqu'il articule profondément le roman. C'est le fait que dans le récit c'est un homme qui fait parler les femmes et que c'est à travers un regard, un corps et une parole masculine que la condition féminine est représentée. Quand nous disons masculin, cela ne veut pas dire simplement que le personnage – narrateur est un homme, mais que presque à aucun moment un personnage féminin ou la situation féminine ne sont exprimés directement. Tout ce qui est écrit sur les femmes, la vision qui en est offerte, c'est à travers l'homme uniquement. A tel point que, quand ils sont dramatisés, les personnages féminins ne le sont que par rapport aux personnages masculins et pour, avant tout, refléter leurs états. 19 2.1 Analyse des figures féminines de « La répudiation » De manière générale, l’ouvrage, a été lu et représenté comme un texte caractérisé notamment par le discours critique de la situation de la femme algérienne. Cette lecture est en effet appuyée par le discours général qui s'articule autour de la contestation des valeurs de la société patriarcale essentiellement fondée sur des rapports de domination entre les sexes. Sur ce plan, il est possible de dégager une dénonciation très forte de la répression et aliénation des femmes qu'illustre la description de leur dépendance économique, des limites imposées à leur espace vital, les contraintes de l'éducation, leur rôle dans le mariage et la quasi inexistence ou reconnaissance de leur vie sexuelle. Etant donné que l'œuvre d'un écrivain est souvent un miroir de la société, celle de Boudjedra traduit le manque d'homogénéité d'un peuple dont le temps a fini par dénoncer la fragilité et la fracture. La fracture entre les enfants et les parents, entre les enfants eux-mêmes. Lors de la publication de son premier roman « La répudiation », Boudjedra présentait son œuvre comme un témoignage autant qu'un engagement social et politique; « il se peut que j'ai, de-ci de-là fabulé, mais le plus souvent je ne suis pas parvenu à restituer la réalité, je voudrais que ce roman soit l'occasion d'une prise de conscience, pour les femmes et pour les hommes, de la nature non pas féodale mais archaïque de notre société où la religion exerce une emprise très forte »15. Trois années plus tard, Boudjedra 15 - GAFAÏTI, Hafid les femmes dans le roman algérien, l'Harmattan, Paris, 1996. P 223. 20 réaffirmait « c'est contre cette injustice pour la femme dans notre société que j'ai voulu témoigner »16. L'hypothèse que nous voulons également développer dans ce chapitre, est que l'œuvre de Boudjedra est caractérisée par une évolution du statut des femmes allant dans le sens d'une affirmation progressive, non seulement de la voix des femmes, à travers notamment l'importance de cette thématique et des personnages féminins dans le roman, mais aussi de la parole féminine comme mode d'énonciation. Si dans « La répudiation », qui fait partie des premiers romans de Boudjedra, les femmes apparaissent comme essentiellement dominées dans le cadre de la société patriarcale, et relativement dévalorisées dans le processus de la narration, les œuvres ultérieures illustrent un renversement presque total de cette représentation et les derniers romans apparaissent comme des textes où la condition féminine est non seulement « défendue » mais progressivement écrite d'un point de vue où les femmes acquièrent une dimension fondamentale; marquant ainsi de manière significative cette production. Naget Khadda a rendu compte de la qualité particulière de l'œuvre de Boudjedra: ‹‹ Dès La Répudiation, Boudjedra s'est imposé aux yeux de la critique, de part et d'autre de la Méditerranée, comme la dénonciation véhémente de la situation de la femme dans une société où la domination patriarcale d'héritage féodal les confine dans une dépendance économique que renforce une soumission systématiquement cultivée par une éducation 16 - Ibid. P. 223 21 aliénante »17. Naget Khadda a continué dans le chapitre suivant que: « Tous les héros peuvent être confondus par leur enfance éclatée, « saccagée » (dit à plusieurs reprises le texte), soumis à la toute puissance d'un père féodal et qui ont eu une adolescence d'insatisfaits contemplant la révolution avortée dans la combine et la bureaucratie ; êtres écorchés vifs incapables de s'insérer dans une société où règne l'hypocrisie et la médiocrité »18 Un des éléments les plus déterminants dans la lecture de « La répudiation » apparaît d'un côté dans le mode de narration et, d'un autre, dans le statut du personnage-narrateur. En effet, à l'exception de quelques passages, Boudjedra semble confondre le narrateur, le personnage de Rachid et le « je » qui parlent dans le récit. Par ailleurs, il est sûrement significatif que le récit, soit porté par un personnage névrosé, séparé de lui-même et de la réalité et le fait que dans la narration, délire, rêve et réel ainsi que la dimension temporelle (passé, présent et futur) et spatiale ( la chambre des amants, l'hôpital et la villa – prison) soient confondus. Il nous semble que la meilleure approche consiste à considérer le texte selon ses propres termes comme si le narrateur, le personnage de Rachid et le "je" ne faisaient qu'un; si l’on peut dire. Nous allons passer directement à l'analyse des rapports qui existent entre les personnages de ce roman, à travers lesquels les thèmes vont être révélés. 17 - GAFAÏTI, Hafid, Rachid Boudjeddra ou la passion de la modernité de noël, 1987. P. 95. 18 - Ibid, P. 96 22 2.1.1 L'homme et la mère La relation de Rachid et sa mère est représentée sous le signe d'une contradiction fondamentale qui, structurellement liée à sa relation au père et aux valeurs qui dictent son attitude vis-à-vis aux femmes. Elle tourne essentiellement autour du motif de la répudiation, des rapports qu'elle illustre et des conséquences qui en découlent. Ainsi, la répudiation même, qui donne son titre au roman est d'abord un état exemplaire, dont la description au présent souligne la valeur générale, au détriment de l'anecdote particulière, et tout en se servant d'elle « mon père est un gros commerçant. Il dort dans son alacrité rassurante, ma mère est une femme répudiée, …… les rapports qui régissent notre société sont féodaux; les femmes n'ont qu'un seul droit; posséder et entretenir un organe sexuel » 19 La répudiation proprement dite de "Ma" (la mère) n'est pas narrée pour elle-même – à notre avis – mais amenée à partir de la description générale d'une société où le pouvoir appartient tout entier aux hommes; « les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leur femmes »20. En effet la répudiation de sa mère jette Rachid dans une solitude apparemment insurmontable. Face à cette déchirure, il reste enfermé dans un balancement entre la révolte et une occupation et un aveuglement qui domine son attitude; « Ma mère est au courant, aucune 19 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, Denoël, Paris, 1969. P. 105 20 - Ibid. p. 38 23 révolte. Aucune soumission! Elle se tait et n'ose dire qu'elle est d'accord (…….) lamentable ma mère qui s'était doutée de rien »21. Révolté au nom de cette mère soudain livrée au pouvoir arbitraire de l'homme et qui n'a ni le moyen ni la force d'agir. Mais aussi contre cette femme qui, devant sa vie éclatée, n'oppose pas de résistance et reste figée dans une peur et une paralysie que son fils lui reproche; « Ma ne s'y trompe pas, elle sait qu'il faut rester digne et se faire à l'idée de l'abandon »22. « Ma, quoique fraîchement répudiée, reste soucieuse du bien – être de Si Zoubir »23. « Elle se déleste dans les mots comme elle peut et cherche la fuite dans le vertige, mais rien n'arrive ….. Lâcheté sur tout »24. Devant la vision de son anéantissement, Ma se met à chercher comme la bête emprisonnée un recours pour se sauver, pour faire quelque chose, elle promène son regard terrifié sur ce qui l'entoure; sur ses pieds nus, puis vers l'extérieur, le carrelage, la pièce, la table basse, les cuivres. Elle ne sait quoi regarder, quoi faire, elle « s'agite ». Il est alors parfaitement naturel de lire les passages suivants qui coulent de source et s'enchaînent dans un approfondissement de l'expérience et de sa signification et peut s'affirmer une parole minutieusement construite et préparée dans un mouvement esthétique; « Les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes, les mouches continuent d'escalader les verres embués et de s'y noyer. Aucune ivresse ! Ma mère ne 21 22 23 24 - Ibid. P. 37 - Ibid. P. 35 - Ibid. P. 35 - Ibid. P. 37 24 sait lire ni écrire, Raideur. Sinuosité dans la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle alliée aux mouches et à Dieu »25. Cependant, si au début la mère est perçue dans une opposition contradictoire qui porte d'un côté, la dénonciation du père et de ce qu'il représente symboliquement et, d'un autre, la représentation des femmes. Dorénavant, «Ma» est présentée d'un point de vue négatif. Bien que tous les éléments soient là, la résignation de Ma à son sort n'est plus comprise comme celle d'une femme sans larmes face à une société qui lui renie tout droit et la bloque à tous points de vue. La mère est maintenant accusée et rejetée. Elle est désormais vue comme une personne faible, irresponsable. Dans les lignes qui suivent, elle est confondue avec les femmes en général qui sont alors présentées comme des individus serviles et soumis : « j'en venais à reprocher aux femmes leur lâcheté; mais ce qui me rendait le plus malheureux c'était l'attitude équivoque et caqueteuse de ma mère »26. Les défenses de la mère sont ridiculisées et Ma est dénigrée par son fils qui de plus en plus lui reproche de ne pas pouvoir dresser une protection entre elle (lui) et le monde qui la (le) déchire. « Ma ne querellait plus Dieu, elle se rangeait à son tour du côté des hommes. Ainsi l'honneur du clan est sauf et si Zoubir pouvait éclater de bonheur…. Lamentable ma mère »27. L'accusation se renforce et aboutit à la dénonciation de la mère qui est de plus en plus de mise jusqu'au moment où elle sombre dans la folie. 25 - Ibid. p. 39 26 - Ibid. P. 52 27 - Ibid. P. 71 25 Sa présence devient rapidement fugace et elle disparaît totalement – jusqu'à la fin du récit où sa mort est évoquée brièvement. La mère du narrateur représente le thème de l'oppression de la femme, elle est dévalorisée, elle n'existe qu'à travers ses enfants. 26 2.1.2 L'homme et la marâtre Dès le départ, le personnage de Zoubida, la marâtre de Rachid, n'a pas de signification en lui-même. Elle est l'amour adolescent qu'il va utiliser pour, d'une part, évoquer son identité, et, d'autre part, surtout essayer de retrouver la mère hors d'atteinte. Elle est dans le même mouvement un moyen de vengeance contre le père; « Je couchais donc avec la femme légitime de mon père; était-ce le sang bafoué au long d'un siècle de violence et du feu (…..) L'allusion au sang était évidente et l'inceste n'était qu'un moment de la lutte (……) nous n'avions plus d'autre recours que dans la rapine, l'inceste et le vin »28. Nous pouvons dire qu'en couchant avec sa marâtre le narrateur a assumé un double inceste : « Je confondais, dans l'abstraction démentielle de l'orgasme, ma marâtre avec ma mère »29. Zoubida c'est d'abord le désir simple est brut: C'est la curiosité naturelle, expression de mystère que Rachid veut percer pour apaiser les fantasmes qui le rongent. Elle est aussi la première expérience de la femme pour l'adolescent déchiré entre sa mère et son père et qui cherche à s'engloutir en elle, faute de pouvoir se réaliser et rencontrer son être véritable. Cependant, plus profondément elle est le moyen par lequel il veut s'approcher de la mère et, par l'inceste réalisé, se confondre avec elle. En même temps, elle est l'instrument à travers lequel il peut d'un côté, exprimer toute la haine contre le père et se venger de lui, d'un autre, s'identifier au patriarche tout admiré. 28 - Ibid. P. 120 29 - Ibid. P. 124 27 Quand à Zoubida, elle est représentée comme une femme toujours prête à exciter les mâles. Obsédée par son sexe ou plutôt par son pouvoir sexuel et prisonnière de son narcissisme enfantin. Zoubida est décrite comme un être étranger et obscur. La vision qui en est offert est celle d'une femme dont la seule dimension est son corps, d'une femme utilisée physiquement et se complaisant dans son rôle sexuel. Le fait qu'elle fut mariée parce que ses parents avaient besoin d'argent et qu'elle soit séquestrée dans la somptueuse villa où si Zoubir dispose d'elle à son aise n'est pas avancé pour expliquer son comportement et comprendre la configuration de son aliénation, mais plutôt pour la distinguer de Rachid qui s'enivre de son ego et pour renforcer le dédain que avec lequel les femmes sont traitées; « Elle racontait que son mariage avec le père n'avait été que la conclusion d'une affaire financière (….) Zoubida achetée à quinze ans par mon père, se découvrait une vocation amoureuse »30 Sa pauvreté et son caractère artificiel ne semblent être là que pour justifier la situation de la marâtre qui est attribuée à sa nature particulière de femme. Bien que les attitudes de Rachid ne soient pas plus mûres, plus authentiques et sa manière d'être plus admirable, encore une fois c'est lui qui a le beau rôle. Enfin, nous ne pouvons pas accuser cette femme de trahison conjugale ni de déshonneur sans tenir compte du fait qu'elle est, elle aussi, la victime de ses parents qui l'ont vendue à un homme de l'âge de son père. Mais ce qui frappe le plus dans cette histoire c'est l'attitude de la mère de Zoubida qui était au courant de l'inceste commis dans la maison du père, elle 30 - Ibid., p, 124 28 encourageait sa fille davantage peut-être parce qu’elle se sentait coupable de jeter sa jeune fille dans les bras d'un vieillard : « La mère de Zoubida était au courant de nos relations et elle les encourageait, pensant que si Zoubir après tout, n'était qu'un vieillard affaibli par la prostate et par ses maîtresses ».31 Zoubida était à la fois la victime de si Zoubir ainsi que de sa propre mère. Cette épouse bien enfermée par son mari a su trouver le moyen de se révolter contre lui en couchant avec son fils, elle l’a trahi, offensé et c'est peut-être, comme cela qu'elle a vengé sa jeunesse sacrifiée. 31 - Ibid., P. 124 29 2.1.3 L'homme et l'amante La relation de Rachid et de Céline est la plus significative dans la mesure où c'est à travers elle que s’illustre le plus explicitement la vision des femmes dans « La répudiation ». Pour Rachid la femme confidente est le seul lien vivant dans un monde intérieur et extérieur hostile où le rêve est mêlé à la réalité et où, perdu dans ses fantasmes et son angoisse, il n'y a rien ni personne à s’accrocher. Malgré leurs origines différentes et les attitudes qui les opposent, une passion et une tendresse profonde ainsi qu'une ressemblance qu'au-delà de la guerre constante il ne peut renier, le lient à elle. Malgré les suspicions, l'orgueil et les doutes dans ses moments de lucidité, Rachid ne peut que reconnaître le sentiment de communication existant entre lui et sa compagne et l'affection qu'il ressent pour elle. L'opposition parcourt le récit. Elle est illustrée tant dans le sens intérieur (Céline poussait Rachid à se raconter) : « parle-moi encore de ta mère »32 qu'extérieur (le désir de l'amante de sortir de son "antre" misérable pour aller dans un appartement vivable sur les hauteurs d'Alger et Rachid qui se retranche dans sa folie et invoque d'innombrables raisons pour demeurer dans son monde). Cette contradiction colore le caractère particulier de la relation par l'homme. Elle apparaît dans un mélange d'amour et de haine, de désir et de peur, d'attraction et de répulsion, toujours sous le signe du conflit et de la violence. Ce conflit et cette violence sont exprimés dans leurs rapports personnels, et concrètement dans leur sexualité, ainsi que dans le style de la narration. 32 - Ibid., P. 16 30 Rachid veut et ne veut pas se donner, veut et ne veut pas se raconter, et ses rapports semblent continuellement vécus comme une déchirure, voulue mais crainte, dans une atmosphère de lutte, de refus, de calcul, et de méfiance; « Elle voulait donc me faire parler, pour taire ses scrupules et ses angoisses mais j'allais entrer en résistance ouverte contre toute tentative d'appropriation, je voulais garder ma mémoire aussi fugace, aussi confuse, pour moi tout seul »33. Enfin nous pouvons conclure que Céline, malgré la complicité de sa relation avec Rachid, était la personne la plus proche de son être. Elle lui ressemblait: « Céline me ressemblait! J'étais son double et elle l'était aussi »34. Elle était la seule à s'occuper de lui pendant son séjour à l'hôpital: « Céline était la seule personne qui venait me rendre visite à l'hôpital, même si j'en avais un peu honte »35. Elle cherchait désespérément à aider son amant mais vainement. En fin, après avoir perdu tout espoir à sa guérison, elle a décidé de retourner en France. Céline est presque le seul personnage féminin valorisé dans le roman, et le fait qu'elle ne soit pas Algérienne veut peut-être dire que cette valorisation et ce respect sont liés non à sa personne mais parce qu'elle ne faisait pas partie du lot des malheureuses qui sont les femmes algériennes. Cette égalité dans la relation amoureuse entre Rachid et Céline ne se trouvait dans le reste des relations qui retient les hommes aux femmes dans le roman, ce qui peut renforcer notre avis précédent. 33 - Ibid. P. 272 34 - Ibid. P. 15 35 - Ibid. P. 14 31 2.1.4 L'homme et le père Jusqu'au présent, dans notre analyse des rapports généraux entre les personnages et de Rachid en particulier, les figures féminines sont évoquées le plus directement, il ne doit pas échapper au lecteur que le roman est en fait dominé par une autre figure, constamment présente, ouvertement ou de manière cachée; le père. Par ailleurs, nous pensons que le titre original du roman devrait être "le père" et que l'ouvrage avait été d'abord conçu comme un essai sociologique. Si Zoubir est le pivot central autour du quel s'articule le récit et les relations avec la mère, la marâtre, Céline et les femmes en général. « La répudiation » illustre la recherche d'un personnage divisé dont l'identité se confond avec la quête du père. Si les femmes y occupent une place importante, le père réel et mythique est aussi dominant. Ces éléments constituent conjointement la trame dans laquelle le personnage narrateur se débat. Simultanément adoré, idéalisé et fortement haï et dénoncé, si Zoubir reste le modèle écrasant, le passage absolu par lequel tout doit se faire ou échouer. Il est le chef charismatique du clan, le patriarche tout puissant qui nourrit, gratifie ou renie. Gros commerçant, il domine tous les autres, oncles, femmes, frères, cousins, enfants. Par son pouvoir féodal et par son argent, il est le maître absolu, l'essence de toute vie, réellement et métaphoriquement. Par conséquent, il est l'idéal à atteindre et le modèle par lequel il faut se faire accepter. Cependant, si Zoubir répudie sa femme, la remplace par une jeune fille et en même temps renie ses enfants, les jetant dans le néant et une 32 déchirure perpétuelle: " Entre nous, il disposait une barrière, d'hostilité qu'il s'ingéniait à consolider "36. L'inceste avec la deuxième femme de si Zoubir est autant un désir de vengeance que d'identification. Cependant comme avec la mère, l'inceste est aussi voué à l'échec car même si elle a un côté gratifiant, Zoubida appartient au père. Au même titre que "Ma" et les autres maîtresses, elle est la possession du patriarche, sa chose qu'il enferme et dont il dispose à son gré, donc hors de portée de Rachid, écrasée par le père castrateur. Les femmes sont diminuées, par leur position dans la famille et la société, seulement puisque le père et les valeurs masculins qu'il représente, ne peuvent pas être essentiellement remis en question, pour que cette structure puisse être maintenue sur le plan psychologique, la situation de la femme doit être dissimulée par définition. Pour Rachid, le père – malgré tout – a toujours raison et toujours le plus fort et donc c'est la femme qui est considérée comme naturellement "faible" "sale" et "mauvaise"; « Ainsi tout culbutait, une fois de plus, les gros commerçants avaient raison et leurs chapelets, égrenés à une allure vertigineuse inhabituelle, m'enfonçaient dans la conviction qu'ils étaient dans le vrai. »37 Nous voulons, enfin, remarquer que si Zoubir a répudié sa femme à trente ans (qui est un âge relativement jeune), il a pris une deuxième femme qui avait quinze ans mais il se détourne d'elle après peu de temps. Cependant, il gardait toujours ses relations avec les prostituées qu'il connaissait depuis longtemps. Bien sûr que ces femmes ne restent pas 36 Ibid.,p.17 37 - Ibid., P.170-171 33 jeunes pour toujours, mais nous pensons que pour les hommes comme si Zoubir, les prostituées représentent leurs jeunesse perdue, l'aventure, l'agression des valeurs religieuses et sociales. Elles ne sont pas comme leurs femmes légitimes, elles sont complètement autre chose. Nous allons maintenant présenter une figure féminine qui représente l'obsession de l'honneur dans cette société, une obsession qui a coûté la vie à une jeune fille, sœur de Rachid, victime de son mari impuissant. 34 2.1.5 Yasmina L'histoire de Yasmina fait partie du récit des souvenirs, elle se déroule autour et dans la maison de "Ma". Mais elle n'est pas intégrée directement dans ce récit et ne participe pas directement dans la biographie du narrateur. Par contre, elle est adressée à Céline "Je t'ai montré, un jour, des photos de Yasmina "38. Yasmina était la petite sœur de Rachid qu'il aimait et gâtait tant, car elle était si belle, si douce: « Yasmina était très belle »39 . Son père était très heureux quand une famille bourgeoise vient demander la main de sa fille, bien entendu qu'il a accepté sans tenir compte de l'avis de sa fille, cette dernière étant très jeune et bien enfermée n'avait aucune intention de désobéir au père, elle se prépare déjà pour le mariage. « Fascinante ma sœur! Elle était partie dans une voiture klaxonnante et enrubannée; toute la ville était au courant. Stupides ses mariages bourgeois; les avertisseurs d'automobile annonçaient la défloration sanglante! Dans les cafés les hommes se levaient pour mieux voir le cortège s'en aller vers une nuit véridique durant laquelle ma petite aller chialer, perdre son sang »40. La défloration de Yasmina fut très difficile, elle dura deux mois pendant lesquelles elle a connu toutes sortes de douleurs; physique et psychologique de son mari, qui était impuissant, obsédé par l'idée de virilité, pressé par son entourage masculin. Il lui a fait tant subir, mais 38 - Ibid., P. 165 39 -Ibid., P. 173 40 - Ibid., P. 137 35 parce qu'elle est une femme, elle était la seule à être blâmée pour cette raison. Sa belle mère, pour couvrir l'impuissance de son fils, a décidé que Yasmina est malade « Ce ne fut pas son mari qui prit notre relève mais sa belle mère; surveillante dans un asile d'aliénés, elle décela tout de suite chez Yasmina une tendance à la sorcellerie et à la simulation, la considéra comme une malade »41. Le mari qui avait une personnalité faible était toujours d'accord avec sa mère, il ne s'occupait pas de sa jeune femme; « Je le soupçonnais d'être de connivence avec sa mère, car la défloration de ma sœur lui donna beaucoup de mal et, pendant deux mois de tentatives vouées à l'échec, elle l'aida, le conseilla et le protégea. Les amis de la famille étaient catastrophés; les ennemis parlaient d'impuissance en chuchotant. Ma se méfiant de quelque chose, alla consulter une bonne dizaine d'épileptiques, en vain …… faire uriner le nouveau marié sur un sabre rougi au fer appartenant à un marabout. Au bout du troisième mois, le miracle se fit »42. Nous remarquons l'obsession sexuelle chez les nouveaux mariés à cause de la pression de la société. « On organisa de nouvelle noces et on exhiba une chemise pleine de sang humain »43. Yasmina après avoir subi cette expérience s'était mise à maigrir, elle avait peur, on dirait que sa belle mère lui jeta un sort qui la rendit folle. On l'enferma dans un hôpital, qu'elle quitta et revint à la maison de "Ma" car son mari ne voulait plus d'une folle sorcière, il allait chercher bien sûr une autre victime. 41 - Ibid., P. 137 42 - Ibid., P. 138 43 - Ibid., P. 138 36 Elle mourut de fièvre à vingt et un ans. Yasmina est d'abord la victime de son père qui l'a vendue à ce mari dont il connaissait les problèmes d'impuissance. La victime de ce mari qui ne voyait en elle que le seul moyen d'éprouver sa virilité soupçonnée, et la victime de la cruauté de la belle mère qui était prête à tout pour défendre la réputation de son fils. Nous remarquons la cruauté des vieilles femmes envers leurs bellesfilles, un thème répété dans beaucoup d'œuvres de littérature maghrébine. 37 2.1.6 Zahir Dans la partie suivante nous allons discuter du cas de Zahir, le frère aîné du narrateur qui s'est révolté, lui aussi contre le père. Mais à sa manière, il a adopté l'homosexualité et l'alcoolisme comme manière de transgression des ordres sociaux. Zahir n'a pas échappé lui non plus, à l'inceste symbolique car il aimait sa sœur Saïda. Mais celle-ci est femme, elle pue les règles dont elle est condamnée à être le siège plusieurs jours tous les mois. Etre de souffrance, de faiblesse, de déchéance, damné par une justice divine, désarmé et résigné, elle communique à son frère sa désespérance et devient à la fois objet d'attirance et de répulsion. En fait, Saïda n'est que le substitut de la mère déchue; elle met Zahir devant un paradoxe face auquel il éprouve un malaise. Il éprouve du dégoût, mais il voudrait tant faire autre chose, on le sent, pour cet être damné, voué à être faible et sans décence. L'attirance pour la sœur traduit la satisfaction dont il voudrait voir sa mère bénéficier. Elle traduit un manque à combler et un désir vital d'être présent auprès d'une mère abandonnée du père. La répulsion, quant à elle exprime l'interdit dont le sang et l'odeur des règles sont le prétexte et la justification. La répulsion de Zahir pour la femme en général ne se justifie pas seulement par la répulsion qu'il a du sang et de l'odeur des règles, mais bien plus de l'impuissance de cet être (la femme) à se révolter ou à ne donner à la révolte qu'une dimension très étroite, ainsi qu'on le voit dans ce passage; « Lamentable! Répétait-il, elle ne comprend pas qu'elle est aussi 38 atteinte que les autres, et son mal est d'autant plus terrible qu'elle ne réagit pas. Ne pas faire le Ramadhan n'est pas une fin en soi, il s'agit de lier un tel acte aux autres actes de la révolte »44. Il aurait voulu dire à sa sœur de renoncer à tous les dogmes et de tendre vers la libération totale. Mais ce qu'il souhaitait vouloir exécuter par-dessus tout (sans quoi son idéal de liberté ne serait pas atteint) était de tuer "un fœtus" dans le ventre de sa jeune belle-mère Zoubida. Ce "fœtus" n'est, en fait, pas une réalité (rien n'indique à ce moment de la narration que la jeune belle-mère récemment mariée allait avoir un enfant) et son obsession à vouloir en finir avec lui dépasse la haine qu'il a pour Zoubida qui a pris la place de sa mère. En finir avec ce fœtus n'est pas seulement empêcher la naissance de voir le jour; plutôt tuer le monstre et arrêter un temps, un ordre, une tradition ravageuse, rompre avec l'ancêtre. À ce titre, la femme par son caractère matriciel qui perpétue la "monstruosité" fait se tourner Zahir vers les pratiques homosexuelles. En tout cas, pour lui, la vie se conçoit sans fœtus. Il mourra, sans avoir résolu cette histoire du fœtus. L’homosexualité et l’alcoolisme de Zahir représentent les attributs de la révolte, de la marginalisation, plutôt que ceux du vice. Devant cette répulsion et ce fœtus auquel il pense de façon permanente, origine de sa castration vis-à-vis des femmes, le jeune homme fixe son choix sur son jeune professeur de physique juif qui, par là, donne à sa révolte contre sa communauté campée dans ses préjugées un caractère outrancier. 44 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, Denoël, Paris, 1969, P.26. 39 Deux raisons donc d'être homosexuel pour Zahir; la réalisation impossible d'un idéal et la volonté d'échapper à l'inceste, mais le facteur favorisant tant de l'inceste que de l'homosexualité, de toutes les pratiques sexuelles perverses d'ailleurs et avant tout ce cadre familial où règne la contradiction, où le lien entre le père et la mère est à jamais rompu. Zahir évitant une relation incestueuse avec sa mère et sa sœur, dirige son énergie libidinale sur son professeur de physique qui, plutôt que de faire état de son autorité de maître de la classe est décrit par le narrateur comme un être exceptionnellement beau, dont les yeux bleus étaient prêts à fondre en larmes à la moindre contradiction. La tendresse de cet attribut maternel, est certes à l'origine du transfert du désir incestueux de Zahir sur le professeur, non parce que la mère manque à sa nature sentimentale visà-vis de son fils, mais parce que l'identité entre la mère et le professeur juif a quelque chose qui outrepasse le caractère passif et résigné des deux personnages : Le statut minoritaire du juif et de la femme en communauté musulmane. En effet, quand si Zoubir ramène à la maison Leila, la fille illégitime qu'il eut avec une couturière juive, Ma refuse de la recevoir à cause de son ascendance (juive) mais Zahir et son frère Rachid intercédèrent auprès de Ma qui finit par accepter de la garder. Enfin, nous pouvons conclure qu'il y a dans le caractère de Zahir une tendance permanente à vouloir à tout prix échapper à son destin et au système politique et social; le système qui, par l'entremise du clan finir par entraîner sa mort. 40 Par l'écriture de ce roman Boudjedra cherchait à éjecter cette très grande violence qu'il porte en lui, il adopte une démarche qui se veut progressiste et refuse en bloc la tradition. Mais à notre avis, le plus important réside en sa participation au mouvement de l'histoire. Il offre donc de réunir les éléments d'une société capable de la faire avancer, car la littérature n'est pas seulement un reflet de la société, elle n'est pas non plus un simple miroir de l'histoire; elle est une partie de son mouvement. La violence des textes que nous avons étudiés ne peut pas être interprétée dans un sens uniquement psychanalytique; elle constitue une violence de l'histoire intériorisée, qui débouche sur des comportements différents selon les écrivains. Avant de conclure l'analyse de ce roman qui se tourne autour la répudiation de la mère, nous devons distinguer entre une répudiation de droit et une répudiation de fait. Si nous nous référons à la loi coranique, Ma n'est pas à proprement parler répudiée; elle est simplement délaissée au profit d'une seconde épouse; car l'homme n'a aucun droit sur la femme répudiée au de-là d'un délai de trois mois; il ne peut l'empêcher ni de gagner le domicile de ses parents, ni de contracter un second mariage. « Ma » reste une épouse légale; elle garde sa qualité de première femme; elle n'est donc pas répudiée de droit; mais elle est totalement écartée, condamnée à vivre en recluse à l'intérieur de la maison familiale, ce qui constitue de la part de si Zoubir une faute grave, car la loi de Dieu interdit d'accorder la préférence à l'une ou l'autre des épouses. « Ma » est donc bien répudiée, mais de fait et nullement de droit. Mais comme le mari 41 n'est responsable de ses péchés que devant Dieu, et qu'il n'existent pas de tribunaux célestes susceptibles de garantir la légalité, tous les abus sont permis et le pouvoir masculin sur les femmes peut s'affirmer impunément. Nous ne pouvons plus alors nous méprendre sur le sens du titre « La Répudiation », cela veut dire l'utilisation erronée d'une loi coranique. « Ma » est victime d'une situation où les hommes ont perdu leur religiosité réelle, mais gardent de celle-ci les apparences formelles. 42 2.2 Conclusion Nous allons revenir encore une fois sur la tâche de l'écrivain, car celle-ci va enlever ce qui reste d'ambigüité dans l'écriture de Boudjedra. Il va nous révéler, lui-même, la raison pour laquelle il a écrit « la répudiation » : «Franchement je crois avoir, dit-il, écrit ce roman dans une sorte d'extase, état second (…..) je m'étais proposé de raconter une destinée concrète, celle de ma mère, et puis, peu à peu, le roman a pris une autre direction. Le délire est venu se greffer sur le corps du récit »45 Comme nous l’avons remarqué Boudjedra tient à son écriture de délire; « Je crois que la réalité algérienne, arabe, maghrébine, musulmane est réellement, du point de vue des rapports entre les gens, du point de vue psychologique, une réalité hallucinante »46. C'est le point de vue que Boudjedra mène sur sa propre société, mais nous ne pensons pas que c'est la seule raison qui justifie son choix répété des protagonistes hallucinés et toujours en délire : « Or je crois en la vertu de l'hallucination. Elle me fascine comme dans le roman; le narrateur est lui aussi fasciné par la folie ….. J'ai toujours été fasciné par les malades mentaux »47 L'autre aspect qui caractérise l'écriture de Boudjedra c'est l'érotisme; le roman est plein des scènes d'amour physique ou plutôt des pratiques sexuelles de tous les genres qui sont décrites avec des détails minutieux qui ne servent pas –d'après nous –le point de vue présenté. Il utilise une 45 - GAFAÏTI, Hafid, Rachid Boudjedra, une poétique de la subversion, l'Harmattan, Paris, 2000, P.137 46 - Ibid. P. 137 47 - Ibid. P. 138 43 langue vulgaire et obscène qui, est peut-être employée pour manifester sa révolte contre les dogmes de la société : « Je le considère, dit-il, comme une sorte de folie…. C'est une caractéristique maghrébine et méditerranéenne en général. Je suis à la fois attiré et répulsé par les femmes »48. Après avoir vu le point de vue de l'écrivain, citons maintenant un autre point de vue d'un écrivain marocain « Abdellatif Laâbi », que nous jugeons de grande importance. Il dit avoir été irrité par la présentation de l'éditeur: « Il n'y a rien de plus faux et de commercial que ce genre de vente aux enchères de la colère (…..) L'éditeur parisien gagne son fric et son prestige de découvreur de révoltes, donc de protecteur de la liberté d'expression ….Ce chapeautage des œuvres maghrébines et africaines, publiées malheureusement à l'étranger, est extrêmement débilitant et conduit toujours l'écrivain de chez nous à de fausses situations »49. Laâbi espérait que Boudjedra dirait "non" à toute tentative de récupération par un prix (Goncourt, ou autre) et d'intégration au système idéologique et économique qu'il connait. En tout cas dit-il, « Lisez ce livre de Boudjedra, je vous promets un grand dégoût, une grande tension mais surtout un grand souffle de vérité et de justice »50. Nous sommes d'accord avec l'opinion de Laâbi, mais tout ce qu'il a mentionné n'empêche pas que Boudjedra est considéré comme le dénonciateur le plus véhément de la situation des femmes dans sa société. 48 - GAFAITI, Hafid, Rachid Boudjedra ou la passion de la modernité, Denoël, Paris, 1987, p, 102 49 -Ibid., p, 103 50 - Ibid., p, 103 44 Citons également un des critiques étrangers qui ont eu vite fait de s'emparer de ce roman explosif. Jean Gaugeard dit: « Après des siècles de féodalité et d'asservissement religieux, cent trente années de domination coloniale, sept ans de guerre d'indépendance rêvée, sept ans de dépendance réelle et de conformisme révolutionnaire, les interdits sont transgressés soudain et voici, explosivement, le premier roman authentiquement algérien, avec l'Algérie, non pas comme sujet, discours ou histoire, mais comme chair et comme supplice, comme mode de pensée et de refus, comme manière d'être et de vomir »51 Revenons sur la critique de Laâbi, il a évoqué un point très important: "Je trouve assez faible de la part de Boudjedra de ne pas avoir réussi parfois à isoler (et peut-être à éliminer) ce qui relève de troubles psycho - affectifs individuels »52. Nous sommes également d'accord avec lui, car, il est évident qu'on ne peut mettre purement et simplement au compte de la famille algérienne certaines accumulations sadiques ou sexuelles qui fleurissent dans l'esprit de l'auteur et qui ressortissent, d'après nous, à des frustrations personnelles ou à son tempérament. Laâbi ajoute que: « Rachid traumatisé veut parfois nous faire croire que tout le monde est comme lui. Sa manière d'ouvrir le cage aux démons qui sommeillent laissent supposer qu'aucun mâle n'est capable de se contrôler et que toutes les femmes algériennes sont réduit à un sexe »53. Son point de vue est tout à fait exact car la lecture du roman analysé : « La répudiation », pousse le lecteur à penser que les Algériens 51 - Ibid., p, 105 52 - Ibid., p, 100 53 - Ibid., p, 102 45 ne sont que des obsédés sexuels et que les femmes sont des victimes de cette obsession. Avant de conclure, voyons ce que les femmes algériennes pensent sur le roman, c'est très important de connaître leur réaction car c'est au nom d'elles que ce roman a été écrit. Des jeunes algériennes lisant ce roman déclarent que "C'est pire que ça". D'autres ont vécu les mêmes réalités et se reconnaissent dans ces situations où les êtres s'affrontent, se rejettent, sans parvenir à communiquer vraiment. ‘‘Une Algérienne nous faisait remarquer les points où manifestement les faits rapportés étaient à mettre au compte de l'exagération, de l'affabulation ou de la névrose personnelle. Mais finalement il y a beaucoup de vrai, disait-elle, en racontant à son tour quelques aventures survenues avec ses cousins’’54. Le point de vue de ces jeunes femmes, qui n'ont pas écrit ces événements mais qui les vivent, soulève une question très importante: Estce que l'homme est capable de se sentir femme? Est-il capable d'exprimer les sentiments des femmes pour pouvoir parler de leurs problèmes, enfin est-il nécessaire de se sentir femme pour parler des femmes? Boudjedra a répondu à ces questions: « Seule une Algérienne, dit-il, pourrait écrire le vrai roman de la femme algérienne, mais rares celles qui sont réellement libérée »55. Il ajoute que « J'ai été moi-même de ceux qui ont opprimé leurs sœurs, elles étaient voilées et je les surveillais…. Il se 54 - GAFAÏTI, Hafid, Les femmes dans le roman algérien, L'Harmattan, Paris, 1996, p, 389 55 - Ibid., p, 87 46 peut que j'ai de-ci de-là, fabulé, mais le plus souvent je ne suis pas parvenu à restituer toute la réalité »56. Enfin qui est capable de restituer toute la réalité ? Nous pensons qu'Assia Djebar, dans les chapitres suivants va répondre à notre question car elle fait partie des femmes que Boudjedra décrit: "Rares celles qui sont réellement libérées". 56 - Ibid., p.88, 47 Troisième chapitre Présentation de « L'amour, la fantasia » d'Assia Djebar 48 3.1 Présentation de « L'amour, la fantasia » d'Assia Djebar C’est un fait reconnu que dans la littérature postcoloniale en général, et maghrébine en particulier, la question de l'identité est une question récurrente. Comment pourrait-il en être autrement alors que leurs auteurs ont baigné dans une double culture, la leur et la culture coloniale. Notre exemple, sera l'écrivaine arabo-berbère Assia Djebar. Ayant suivi une scolarité française, vécu en France et écrivant en français, elle reste, bien évidement, marquée par sa propre culture. Ce double héritage soulève la question de l'identité d'une façon aigüe. Car la question qui se pose est celle de savoir comment se situer par rapport à la société algérienne et la société française. Pour pouvoir présenter le roman, il nous semble impossible de ne pas présenter l’écrivain parce que c'est un roman où se mêlent l'histoire et la biographie; avant de commencer, nous allons donner quelques indications biographiques car le roman peut-être mieux compris à travers l'ensemble des œuvres de l'écrivain. De son nom de jeune fille, Fatima – Zohra Lmalayer, Assia Djebar est née en 1936 à Cherchell.57 Son père était instituteur et appartenait à la petite bourgeoise c'est pour cela que Mostafa Lacheraf, bien informé sur les écrivains algériens se montre dur à l'égard de la romancière ; « il faut démystifier, dit-il ; Malek Haddad, Assia Djebar, sont des écrivains qui n'ont jamais saisi nos problèmes, même les plus généraux. Ils ont tout ignoré, sinon de leur classe petite bourgeoise, du moins de tout-ce qui 57 - ARZEKI, Dalia, romancière algériennes francophone (langue – culture – identité), Atlantic, Paris, 2006, p, 294 49 avait trait à la société algérienne; de tous les écrivains algériens, ce sont eux qui connaissent le moins bien leur pays, ce qui les pousse à escamoter les réalités algérienne sous une croûte poétique, elle-même sans originalité du point de vue de roman ». Ce critique nous semble injuste car comme nous allons voir Djebar a abordé un des sujets, les plus critiques dans la société algérienne; celui de la femme, elle a également réécrit l'histoire de son pays à travers ce roman. Au cours d'un entretien, elle affirmait « Quel que soit leur talent, les écrivains français d'Afrique du Nord restent, dans une certaine mesure, extérieur au sujet, au peuple, au pays, dont ils parlent, la réalité arabe leur échappe »58. Revenons sur l'influence de sa classe sociale sur son écriture. Son milieu familial était, sinon assez strict sur les principes, du moins attaché aux bienséances religieuses et sociales courantes, cela a crée chez elle une sorte de difficulté de s'exprimer librement en utilisant le "Je" car selon l'éducation maternelle qu'elle a reçu, la femme doit bien cacher ses sentiments. Après des études brillantes au lycée de Blida, elle passa le baccalauréat et partit pour Paris où elle obtient sa licence en histoire et géographie. En réécrivant l'histoire de son pays d'un point de vue féminin, Assia Djebar, savait donc ce qu'elle faisait car l'histoire était son domaine de spécialisation. En 1955, elle est reçue au concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure, mais elle ne continua pas dans ce sens et, de 1955 à 58 - DEJEUX, Jean, Littérature maghrébine de langue française, Naaman, Sherbrooke, 1980, P, 249. 50 1962, elle voyagea; à Tunis où son mari M'ould – Rouis, puis à Rabat où elle enseigna à l'université. Elle était donc hors d'Algérie durant la guerre. Elle avait vingt ans lorsqu'elle termina son premier roman qui intéressa l'éditeur Julliard, comme il s'était intéressé à la jeunesse de Françoise Sagan. Son père lui disait; « Tu représente tes frères »59 considérant en effet que ses enfants devaient être armés sur le plan intellectuel parce que le pays aurait besoin un jour d'une élite. Le père de Djebar a eu une influence très importante sur la formation de cette jeune écrivain. Nous allons consacrer un chapitre pour étudier ce rapport « pèrefille ». Assia Djebar se sentait ainsi d'une certaine façon déléguée par les siens auprès d’un autre monde et elle travailla avec acharnement les paroles de son père qui furent peut-être à l'origine de sa production littéraire. Mais elle nous dit aussi qu'un jour elle s'est mise au travail « poussée par le besoin d'écrire ». « Sur le plan privé dit-elle, il se trouve que ma vie conjugale, et donc sentimentale, prime tout. Si je dois vivre en Alaska avec mon mari, c'est à mes yeux l'essentiel. La patrie ce n'est pas seulement un sol, mais des âmes de ce sol »60. En dix ans de 1957 à 1967, Assia Djebar a publié quatre romans, dont les trois premiers étaient des livres de jeunesse : « La soif » en 1957, « Les impatients » en 1958, « Les enfants du nouveau monde » en 1962 et « les Alouettes naïves » en 1967, tous édités chez Julliard. Notre auteur a écrit de nombreux articles sur divers sujets littéraires et culturels dans des périodiques variés, ainsi que des poèmes et des 59 - Ibid., P, 250 60 - TIGUGHE, Laurence, Ecrire sous le voile, l'Harmattan, Paris, p 57. 51 nouvelles dans la presse nationale ou dans d'autres pays. Elle a été élue à l’Académie Française en 2000. L'œuvre d'Assia Djebar occupe un rang de premier ordre dans la littérature algérienne grâce au fait que Djebar a été la première Algérienne à prendre la plume pour écrire sur la femme et son corps. Si l'œuvre de Djebar, la plus connue aujourd'hui des femmes écrivaines du Maghreb, s'étend sur plus de quarante ans et se compose de divers genres littéraires – le roman, l'essai, la poésie, la nouvelle, le film, l'autobiographie, le récit historique – on observe quelques thèmes privilégiés qui reviennent dans chaque ouvrage. Tout au long de son œuvre, Djebar s'interroge sur l'identité des femmes d'Algérie et sur sa propre identité de femme francoalgérienne; sur le corps féminin; sur son rôle d'écrivaine; et sur la violence qui a déchiré son pays. Donc, d'après nous, cette richesse de thèmes ne mérite pas la critique très dure et très injuste que nous avons citée au début du chapitre. En revanche, Djebar est considérée comme la pionnière de l'écriture féminine en Algérie. Assia Djebar, héritière de deux langues et de deux cultures puisque son pays natal a été colonisé et que son père voulait qu'elle reçoive une éducation française. Elle écrit en français dans la langue de « l'ennemie d'hier », ambigüité qui se fait sentir dans ses textes. De son propre aveu, elle se considère comme étant une femme francophone; « je suis sans nul doute, une femme d'éducation française, de part de ma formation, en langue française, du temps de l'Algérie colonisée, et si j'ajoute aussitôt d'éducation française et de sensibilité algérienne, ou arabo- 52 berbère, ou même musulmane, alors je suis bien une femme francophone dans mon activité intellectuelle et critique »61. Si Djebar a annoncé qu'elle était volontairement une écrivaine francophone, elle s'est cependant montrée consciente des dangers d'une telle désignation qui n'est pas exempte de portée politique. C'est pourquoi Djebar se place plutôt « en marge » ou « sur les frontière » de la francophonie, positionnement qu'elle veut "bien loin d'un ancien Empire démantelé" et de tout risque de s'impliquer dans un néo-colonialisme français. L'histoire violente de l'Algérie a énormément marqué l'œuvre de Djebar qui avait dix-huit ans à l'aube de la Guerre de l'Indépendance, même si elle n'a pas été combattante dans cette guerre, elle n'a pas moins été impliquée dans la cause algérienne. Elle a épousé Walid Garn lorsqu'elle vivait en clandestinité à Paris, tandis que son frère s'est vu retenu prisonnier politique en France. En 1962, elle a accueilli des réfugiés à la frontière tunisienne et s'est faite témoin de leurs histoires dans son travail de journaliste. La guerre de la colonisation, même si elle a eu lieu un siècle avant la naissance de Djebar, marque également son écriture. Djebar se fait chroniqueuse de cette guerre dans " L'amour, la fantasia". La violence, qui n'a pas su s'arrêter à la fin de la guerre d'indépendance mais qui a éclaté dans une guerre civile sanglante coûtant la vie à plusieurs amis et 61 - AGAR-MENDOUSSE, Trudy, Violence et créativité de l'écriture algérienne, Denoël, Paris, 2006, P, 19 53 confrères de Djebar, colore chacune de ses œuvres depuis « Vaste est la prison », 1995 jusqu'à ce roman. A la suite de la publication de « Femmes d'Alger », Djebar a commencé l'écriture d'un projet en quatre volumes " Le quatuor d'Alger" dont le premier volet a été publié en 1985, trace l'histoire meurtrie de l'Algérie, de la prise d'Alger en juin 1830 jusqu'à la guerre civile de la fin du siècle dernier. Les trois volets du quatuor - « l'amour, la fantasia », « l'ombre sultane », et « Vaste est la prison » - marqués d'une tension violente qui éclate par moments et qui fait des victimes et des héroïnes. Ils sont tous trois qualifiés de "roman" sur leur couvertures; les premier et troisième volets constituent pourtant un mélange de plusieurs genres littéraires; roman, récit historique, autobiographique, autobiographie plurielle. « L'amour, la fantasia », premier tome du quatuor, relate la conquête française, la période coloniale et la Guerre d'Indépendance de l'Algérie en entremêlant les détails historiques, les scènes autobiographiques et les témoignages d'anciennes combattantes de la guerre d'indépendance racontés à la première personne du singulier. Ce texte dans lequel Djebar dévoile des détails de sa vie intime et surtout son enfance comprend également des fragments d'une autobiographie « collective » partagée par Djebar et les femmes algériennes qu'elle appelle ses « sœurs ». Cet intertexte – les témoignages que Djebar a écoutés pendant la réalisation de « La nouba » – refait surface dans « L'amour, la fantasia » dans un « corps à corps avec l'histoire ». Ce texte, à la fois corporel, et 54 historique annonce la venue d’une écriture autobiographique pour Djebar, genre qu'elle avait jusque là évité. Comme elle le rappelle dans un discours; « jusque là, l'écriture française avait été pour moi, une sorte de voile, du moins dans mes premiers romans, fictions qui évitent l'autobiographie, ne hantaient vraiment que des lieux d'enfance, s'éblouissent de leur soleil ou s'approchent de la pénombre des maisons traditionnelles »62. L'ombre et la lumière de ce temps mythique que hantaient les premières fictions s'identifient dans « L'amour, la fantasia » qui ressemble à une autobiographique traditionnelle en ce que le texte évoque à la première personne du singulier, non seulement les lieux d'enfance, mais aussi les scènes familiales et intimes de l'enfance. Cependant l'incorporation d'une écriture des origines partagées fait du texte une réécriture d'une histoire collective et, par cela, une nouvelle autobiographie. « L'amour, la fantasia » est un texte douloureux dans lequel la violence est un thème primordial. Le titre même du livre nous indique la place importante qu'occupe la violence. Une « fantasia » est une démonstration de cavaliers arabes qui sert souvent d'entrainement à la bataille et qui s'accompagne de youyous de femmes63. Djebar lie les mots « amour » et « fantasia » dans son titre dans une sorte d'annexion qui annonce déjà que dans cette œuvre l'amour et la guerre sont étroitement et paradoxalement liés, deux éléments indissociables de la colonisation française pour Djebar. 62 - Ibid., P, 24. 63 - FERNANDES, Martine, Les écrivaines francophones en liberté, L'Harmattan, Paris, 2006, P.23 55 Ce roman apparaît donc, comme une sorte d'autobiographie romancée – l'histoire l'occupation française se mélange avec cette autobiographie dans un premier temps, puis les deux genres littéraires fusionnent dans des témoignes des femmes qui ont eu à subir les affres de la guerre de la libération de l'Algérie. Ainsi l'histoire du pays se rapproche de la condition de la femme dans la société algérienne en général, durant la colonisation française. En particulier l'auteur s'attarde dans des réflexions sur les langues arabes et françaises. Elle dit la souffrance des femmes, des aïeules cloîtrées, empoisonnées dans les harems. Pour les réhabiliter, l'auteur recueille leurs propres témoignages de vie, de guerre…. Ce faisant, d'une part, elle rappelle que les femmes sont les gardiennes de l'histoire, d'autre part, elle les émancipe en leur donnant la parole en qualité de sujet. C'est alors une quête d'identité des femmes, de leur efforts pour se libérer, libérer leur corps, leur esprit – révolte, cris, chuchotement et silence résignés affleurent dans cet écrit, sous la plume d'Assia Djebar. Pour se décrire, il faut d'abord parler de soi donc trouver un langage et un mode permettant de le faire. La narratrice, dès le départ, « sort d'elle » tout en se plaçant dans un ensemble plus global, celui de l'Algérie sur le fond historique de la colonisation par la France. Armée de la langue française, elle va littéralement à la recherche de l'histoire de son peuple. Cette recherche se passe dans une relation de réciprocité avec le retour en arrière qu'elle opère sur sa vie. Si elle parvient à élever un monument à la mémoire de l'Algérie, par contre sa conquête identitaire soulève des contradictions. C'est ce que l'on va tenter de montrer en suivant l'évolution du roman dans le chapitre suivant. 56 « L'amour, la fantasia » se compose de trois parties dans lesquelles alternent des chapitres autobiographiques et des chapitres historiques. Ils ne suivant aucun ordre chronologique précis. Le roman entrecroise peu à peu trois narrations historiques; les témoignages tirés des archives françaises sur la prise d'Alger en 1830; les témoignages des Algériennes qui ont participé à la lutte contre le colonisateur; et le parcours personnel de la narratrice pendant la période coloniale, la narratrice situe le récit autobiographique de son enfance et de son adolescence dans un village du sahel; celui de son expérience de femme mariée entre l'Algérie et la France. Les chapitres historiques se succèdent au rythme des événements en Algérie : la prise d'Alger par la flotte française en 1830, suivie de vingt années de lutte dominées par la figure de l'émir Abdelkader, jusqu'à la guerre d'indépendance et enfin la libération de l'Algérie en 1962. En tant qu'historienne, Djebar se fonde sur les documents officiels écrits par des officiers militaires français, puis réécrit l'histoire de son pays, du point de vue des Algériennes colonisées. L'auteur fait passer leurs témoignages de l'oralité à l'écriture afin de leur donner une voix et une présence à l'histoire. Grâce à la récupération des voix féminines, le silence des Algériennes devient parole. Katherine Gracki remarque justement: « Ces corps témoignent et peuvent être lus comme le récit de la présence active des femmes dans l'histoire. Cette histoire contestataire au féminin s'oppose à la représentation des femmes en tant qu'esclaves 57 passives, construite aussi bien par le discours colonial que par le discours patriarcal »64 Au delà de la double utilisation de « je » et du « nous », Assia Djebar choisit d'abord de créer un espace littéraire réservé aux voix narratives féminines. La narratrice de « L'amour, la fantasia » parle de son oppression, et de celle des femmes algériennes à l'intérieur d'un contexte doublement masculin. Elle, fillette, qui observe ces femmes depuis le couloir, pose un regard extérieur sur le groupe, et se demande pourquoi les jeunes femmes ne parlent pas. En les voyants immobiles sur leur chaise, la narratrice s'imagine; « Qu'elles doivent souffrir »65. La même perception d'une souffrance revient à propos de la transe de sa grand-mère Fatima. La narratrice, adulte, se souvient du corps de l'aïeule en transe et intériorise ainsi la douleur dans son propre corps. Toutefois, la différence et la distance que la narratrice perçoit entre elle et les autres femmes, permettent le dévoilement d'une forme de conscience capable d'interrompre le cercle vicieux de la résignation. La narratrice, qui a la chance d'étudier et de continuer à sortir même après son adolescence, peut voir de façon critique le cercle vicieux établi à partir du respect de pratiques traditionnelles algériennes et de l'oppression des règles patriarcales: « Chaque rassemblement, au cours des semaines et des mois, transporte son tissu d'impossible révolte (…) Jamais le « je » de la première personne ne sera utilisé »66. Elle se rend compte que les rituels servent à contenir le désespoir des femmes, et non pas à le dissiper: 64 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, L'Harmattan, Paris, 2004, P, 46 65 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, Albin Michel, Paris, 1995. P, 174. 66 - Ibid., P, 176. 58 « Chaque femme, écorchée au-dedans, s'est apaisée dans l'écoute collective (…) toutes les mises en scène verbales se déroulent pour égrener le sort, ou le conjurer, mais jamais le mettre à nu »67. Le rituel en soi renforce la loi du silence imposée par la société patriarcale: « Comment une femme pourrait parler haut, même en langue arabe, autrement que dans l'attente du regard âgé? Comment dire « je » puisque ce serait dédaigner les formules couvertures qui maintiennent le trajet individuel dans la résignation collective? »68 La loi du silence que les hommes font peser sur les femmes est maintenue au sein du groupe par les femmes les plus âgées du clan, les seules qui possèdent la parole. Si la subjectivité n'a pas de voix, la différence ne peut émerger. La diversité des voix est annihilée, et « l'écoute collective » devient « résignation collective? »69. D'après Djebar, la femme est en fait identifiée au désir incontrôlé et incontrôlable: « le monde féminin, étant considéré comme le lieu de l'émotion, du sentiment, de l'excès, de débordement passionnel, du désir diabolique, il convient donc, pensent les hommes de s'en protéger, de le canaliser »70. Ce faisant, la société musulmane peut continuer à rester « voilée », c'est-à-dire, hors de portée des yeux de l'autre. Les individus peuvent continuer à donner « une belle image à l'extérieur », et à « cacher 67 - Ibid., P, 176. 68 -Ibid., p, 177 69 - Ibid., P, 176. 70 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, l'Harmattan, Paris, 2004, p, 58. 59 ce qui pourrait être source de malaise, de dissension, de tentation pour les croyants »71. Malheureusement, aucune frontière ne sépare l'éthique de la modération et l'exercice du pouvoir patriarcal. La femme qui écrit, décide de se dévoiler et, par là, de s'opposer à sa société. Elle décide de faire émerger, plus ou moins consciemment, son individualité, ses désirs et, avec eux son corps. Assia Djebar, porte-parole des femmes de sa société va nous dévoiler tout : histoire, identité perdue, oppression et amour en temps de guerre. Au chapitre suivant nous allons traiter la question de l'identité personnelle et collective, le rapport entre l'amour et la guerre, la question de l'expression – dévoilement de la femme, l'expression dans la langue de l'autre (le français) ainsi que des exemples de figures féminines qui enrichissent le récit de la narratrice, Assia Djebar. 71 -Ibid., P, 58 60 Quatrième chapitre Analyse des thèmes de « L'amour, la fantasia » 61 4.0 Introduction Dans ce roman, la figure féminine qui domine, c'est celle de la narratrice. À travers cette figure plusieurs thèmes se révèlent, à travers ces thèmes nous allons découvrir d'autres figures féminines qui enrichissent ce récit. Pour mieux comprendre cette figure (celle de la narratrice) nous allons traiter plusieurs questions; la question de l'identité, l'identité personnelle de la narratrice en tant que femme et Algérienne et l'identité collective de ses compatriotes : les femmes algériennes. Nous allons traiter également la question d’écrire dans la langue de l'autre; c'est-à-dire le français. D'autres questions vont nous aider à dévoiler des figures féminines telles que : la résistance contre le colonisateur, la résistance contre le compatriote. Nous allons tenter de déchiffrer le titre « L'amour, la fantasia » en analysant le rapport entre l'amour et la guerre. Au contraire de la technique utilisée dans l'analyse du roman de Boujedra, nous allons ici, analyser les thèmes pour pouvoir découvrir les rapports existant entre les figures féminines de ce roman, qui se dévoilent à travers les questions auxquelles nous tentons de répondre. 62 4.1 La problématique autobiographie Ecrire son autobiographie lorsqu'on est une femme algérienne ne va pas de soi; « il est impossible que la vocation autobiographique et la passion de l'anonymat coexistent dans le même être »72, cette citation de Philippe Lejeune, doit être ainsi perçu dans la mesure où c'est précisément un désir d'autobiographie et d'anonymat qui caractérise le roman « L'amour, la fantasia ». Dejbar a maintes fois décrits sa réticence face au « dévoilement » autobiographique, « une réticence commune aux écrivaines maghrébines »73. Cependant, celle-ci analyse cette pudeur intime à l'aide d'une intégration conceptuelle entre l'écriture autobiographique et la conception maghrébine du dévoilement (où une femme qui sort sans voile est considérée comme une femme nue). Écrit après une interruption d'une dizaine d'années, ce roman est le premier volet d'un quatuor autobiographique et marque donc un tournant dans l'œuvre de Djebar. Né, selon l'auteur, d'une volonté de comprendre son impossibilité à dire des mots d'amour en français, ce roman met en scène une auto-analyse à la fois personnelle et esthétique où Djebar s'interroge sur ses rapports conflictuels avec la langue française et avec les hommes. Elle le confirme: « J'ai écrit, « L'amour, la fantasia », à plus de 40 ans. C'est à cet âge seulement que j'ai décidé de commencer une autobiographie (…..) Je découvris un jour que, jusqu'à cet âge certain, je 72 - FERNANDES, Martine, Les écrivaines francophones en liberté, L'Harmattan, Paris, 2004, P, 181. 73 - Ibid., P, 181. 63 n'avais jamais pu dire des mots d'amour en français »74. L'auto analyse ramène l'écrivaine à son passé, à la fois individuel et historique, et lui fait prendre conscience de sa condition postcoloniale et en particulier de la place de la guerre dans son identité: « Cette période coloniale est considérée comme décisive dans la formation de son individualité »75. Interrogeant ce passé colonial, Djebar confronte dans son roman les écrits des officiers français sur la guerre coloniale et la guerre d'indépendance avec des écrits arabes d'une part et des récits oraux de femmes algériennes d'autre part. Pour Beïda Chikhi: « Dans ce roman, une montagne parallèle est construite entre l'agression étrangère sur la terre algérienne en 1830 et la vie de l'auteur et de sa famille sur cette toile de fond de guerre »76. « L'amour, la fantasia », marque aussi un tournant dans le traitement de l'histoire et de la question féminine chez Assia Djebar, son originalité tient à son caractère plus nettement historique. Selon Beïda Chikhi, ce roman, répondrait en effet à une « demande historique » de la part des lecteurs de Djebar: « Lorsque Aassia Djebar entreprend l'écriture de « L'amour, la fantasia », c'est, sans doute, pour relever le défi que n'a cessé de lui lancer une partie de son public qui réclamait de l'écrivain historienne une contribution plus soutenue à l'écriture de l'histoire de l'Algérie »77. La production de Djebar constitue également un tournant dans le contexte de la littérature maghrébine, notamment dans la mesure où elle remet en question le monolithisme idéologique et littéraire par sa 74 - Ibid., P, 182. 75 - CHIKHI, Beida, Assia Djebar, Histoire et fantaisie, PUPS, Paris, 2007, P, 25. 76 - Ibid., P, 25. 77 - Ibid., p, 26. 64 reformulation de la recherche identitaire et par la sexualisation du champ esthétique. Dans ce dernier, en effet, l'instrumentalisation de la femme sur le plan thématique et narratif avait pour fonction de l'évacuer du processus d'élaboration du discours et de l'écriture, et par voie de conséquence de la maîtrise de l'expression de son identité. L'œuvre de Djebar impose cette problématique dans le champ même de la littérature magrébine par la production d'un nouveau type de parole et par un discours subversif dont l'aboutissement est la prise en charge du texte lui-même par la femme en tant que forme et sujet que le discours patriarcal dominant rejette et ne connaît pas, de peur de se connaître. De ce fait, l'apport décisif de Djebar à la réflexion sur la relation entre l'autobiographie et la situation postcoloniale consiste dans le rapport que, dans le contexte de la littérature française et de la réalité de l'Algérie indépendante par son œuvre, progressivement, la femme établit par l'écriture elle-même. D'ailleurs, il faut ajouter une dimension essentielle : l'évolution de Djebar (la narratrice) en tant que femme. La femme qui écrit opère deux transgressions simultanées; elle accède au monde que les hommes prétendent se réserver et acquiert le pouvoir de manier le signe au lieu d'en être objet. De ce fait, l'œuvre de Djebar porte entier en soi le problème du rapport de la femme à l'écriture. Si l'écrivain-homme est confronté avec ce qu'il a à dire, l'écrivain-femme fait face, en plus de cela, à la transgression fondamentale qu'est le seul fait d'écrire, de prendre la parole. Pour elle, « écrire, c'est le faire contre quelque chose, contre les autres, contre l'homme en particulier. La femme est coupable du seul fait de 65 s'exprimer »78. Dans « L'amour, la fantasia » cette double réalité articule la difficulté essentielle de la narratrice qui a décidé de raconter sa vie; « Villes ou villages aux ruelles blanches, aux maisons aveugles. Dès le premier jour où une fillette sort pour apprendre d'alphabet, les voisines prennent le regard matois de ceux qui s'apitoient dix ou quinze ans à l'avance: sur le père audacieux, sur le frère inconséquent. Le malheur fondra immanquablement sur eux. Toute vierge savante saura écrire, écrira à coup sûr la lettre. Viendra l'heure pour elle où l'amour qui s'écrit est plus dangereux que l'amour séquestré »79. Ecrire, pour la femme, c'est voler les mots, les arracher à la règle sociale, à l'emprise masculine. L'écriture est la découverte du monde, d'une vie autre. Elle est aussi arme de contestation et refus de l'autorité aveugle de la tradition, cette tradition qui nie aux filles leur droit à l'éducation par peur des relations amoureuses transmises à travers les lettres qu'elles savent – grâce à l'éducation – écrire, l'éducation ouvre certes, l'esprit de la femme. Elle ne peut accepter un mariage arrangé, voyons l'exemple des jeunes filles, les cousines de la narratrice, elles sont déjà cloîtrées mais, elles écrivent, et en le faisant, elles se détachent de leur mères, première étape vers la libération; « Cet été, les adolescentes me firent partager leur secret. Lourd, exceptionnel, étrange. Je n'en parlai à nulle autre femme de la tribu, jeune ou vieille. J'en fis le serment; je le respectais scrupuleusement. Les jeunes filles cloîtrées écrivaient; écrivaient des lettres, des lettres à des hommes; à des hommes aux quatre coins du monde; du monde arabe naturellement (…) Dans cette maison, désormais 78 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, l'Harmattan, Paris, 2004, P, 121. 79 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 83. 66 une révolte sourde s'était infiltrée. Nous la vivons avec une insolence de gamine »80. Dès le départ, l'écriture s'impose non seulement comme activité intellectuelle, mais aussi comme voie royale vers la rencontre de son propre destin: « Jamais, jamais, je ne me laisserai marier un jour à un inconnu qui, en une nuit, aurait le droit de me toucher! C'est pour cela que j'écris! Quelqu'un viendra dans ce trou perdu pour me prendre : il sera un inconnu pour mon père ou mon frère, certainement pas pour moi! Chaque nuit, la voix véhémente déroulait la même promesse puérile. Je pressentais que, derrière la torpeur de hameau, se préparait, insoupçonné, un étrange combat de femme »81. C'est par l'écriture et à travers des telles figures féminines qu'Assia Djebar affirme sa liberté. Et c'est à partir de l'écriture conçue comme jonction entre l'individuel et le collectif qu'elle se sentira investie en tant qu'Algérienne pour reparcourir son histoire et l'histoire de son pays et en tant que femme pour la réécrire d'un point de vue féminin, avec et pour les autres femmes. Djebar répond à l'appel des femmes qui n'ont pas de voix par une double transgression: une remise en question du discours nationaliste dominant par sa description subtile et nuancée des rapports entre l'Algérie et la France rompant avec le ton radical adopté jusque-là, et surtout, subversion véritable, en racontant cette histoire du point du vue de celle de l'idéologie officielle qui exclut en les reléguant contre la vérité historique à un rôle secondaire: les femmes. Commentant son projet romanesque et autobiographique peu après la parution de « L'amour, la fantasia », Assia Djebar précisait: « L'amour, la fantasia » étant la 80 - Ibid., P, 38. 81 - Ibid., p, 48. 67 première œuvre d'une série romanesque, l'histoire est utilisée dans ce roman comme quête de l'identité. Identité non seulement des femmes mais de tout le pays (…) J'aborde le passé du dix-neuvième siècle par une recherche sur l'écriture, sur l'écriture en langue française qui établit alors pour moi un rapport avec l'histoire du dix-neuvième siècle écrite par des officiers français, et un rapport avec le récit oral des algériennes traditionnelles aujourd'hui. Deux passés alternent donc, je pense que le plus important pour moi est de ramener le passé malgré ou à travers l'écriture, mon écriture de langue française. Je tente d'ancrer cette langue française dans l'oralité des femmes traditionnelles, je l'enracine ainsi »82 Comparant l'écriture des femmes cloîtrées et celle des militaires français, et de leurs accompagnateurs, la narratrice fait ressortir la différence essentielle de la signification de l'écrit pour les unes et pour les autres. Elle explore cette guerre des armes doublée d'une guerre des signes. Et c'est cette guerre dont son autobiographie est devenue le lieu que Djebar va porter au présent en convoquant l'histoire et son écriture par les français et en la revisitant à la lumière de sa propre lecture des événements. A partir de là, le texte tend vers l’analyse, la comparaison et l'interprétation nouvelles du passé collectif, mais procède aussi d'une démarche qui pousse l'écrivain à donner la parole aux femmes analphabètes qui ne peuvent pas écrire et dont elle se fait l'écho. Nous avons remarqué qu'il y a deux genres de « je », le « je » autobiographique et l'autre historique. Dans cette perspective, il n'est pas 82 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, L'Harmattan, Paris, 2004, p, 22. 68 étonnant qu'au terme de son récit la narratrice fasse la constatation suivante, réalisant la synthèse du « je » autobiographique et du « je » historique: « Une constatations étrange s'impose: « Je suis née en dix-huit cent quarante deux lorsque le commandant de Sainte-Arnaud vient détruire la Zaouia des Béni Menacer, ma tribu d'origine, et qu'il s'extasie sur les vergers, sur les oliviers disparus, les plus beaux de la terre d'Afrique, précise-t-il dans une lettre à son frère. C'est aux heures de cette incendie que je parvins, un siècle après, à sortir du « harem », c'est parce qu'il m'éclaire encore que je trouve la force de parler. Avant d'entendre ma propre voix, je perçois les gémissements des emmurés du Dahra, des prisonniers de Sainte-Marguerite, ils assurent l'orchestration nécessaire ils m'interpellent, ils me soutiennent pour qu'au signal donné, mon chant solitaire démarre »83 Assia Djebar se fait écoute et écho de ces aïeules, de ces femmes qui ignorent l'écrit mais en qui elle se reconnaît. Le cheminement se fait alors à rebours car l'écriture étant également corps, la voix en sera l'expression la plus pure. C'est la raison pour laquelle la dernière partie du roman est consacrée à ces récits de femmes que l'auteur recueille et transcrit, renouant ainsi avec la tradition dont elle s'est d'abord éloignée mais qu'elle retrouve dans l'urgence du cri: « Si le premier volet est de ramener le passé à travers l'écriture en français, le deuxième est d'écouter les femmes qui évoquent le passé par la voix, par la langue maternelle. Ensuite, il faut ramener cette évocation à travers la langue maternelle vers la langue paternelle. Car le français est aussi pour moi la langue paternelle, la langue 83 - DJEBAR, Assia, L’amour, la fantasia, p.221. 69 de l'ennemie d'hier est devenue pour moi la langue du père, du fait que mon père était instituteur dans une école française; or dans cette langue il y a la mort, par les témoignages des conquêtes que je ramène. Mais il y a aussi le mouvement, la libération du corps de la femme, car, pour moi, fillette allant à l'école française, c'est ainsi que je peux éviter le harem. Toutefois lorsque le corps est devenu immobile, la langue maternelle, elle, est mémoire, chant au passé, (…..) J'ai voulu une sobriété du style quand il y avait rappel de la souffrance. Quand j'écoutais des femmes de ma région, j'ai remarqué que plus les femmes avaient souffert, plus elles en parlaient sous une forme concise, à la limite presque sèchement. Pour moi, la voix de ces femmes est l'opposition voulue à tout le style officiel »84 Assia Djebar, voulait décrire la structure du « harem » et produire une présentation de la femme algérienne ainsi que la parole qui doit lui correspondre au présent. Pour elle, les termes déterminent la situation des femmes dans le monde arabo-musulman qui n'ont pas changé fondamentalement. Après la brève éclaircie et les espoirs de transformation de la condition des femmes algériennes pendant la guerre de libération nationale et les premières années de l'indépendance les femmes se retrouvent dans la situation qu'elles vivaient depuis des siècles. Cette conception explique les notions et les catégories duelles selon lesquelles ses romans sont de plus en plus pensés et conçus: les notions de double et d'opposition multiples (homme-femme, ombre-lumière, extérieure-intérieure, etc.) 84 - CALLE-GRUBER, Mireille, Assia Djebar, adpf. Paris, 2006, p, 126. 70 Elle correspond aussi au champ social, idéologie et théorique auxquels la deuxième période de sa production est liée, ceux des luttes des femmes sur le plan national et international. D'un côté l'évolution de l'œuvre, de Djebar correspond à celle des femmes dans la société algérienne et arabe en général. Anne-Marie Sardier Grouttebroze rend compte de cette correspondance de manière détaillée. Analysant l'évolution du statut des femmes dans l'œuvre de Djebar, elle conclut:« Elles n'ont pas tout perdu, pas tout à fait. Elles sont passées en effet du « je » au « nous », du « moi », jeunes filles pas tout à fait algériennes au « nous » femmes arabes, le chemin parcouru est considérable: le destin de ces femmes est calqué sur celui de leur pays. Trois étapes pour l'Algérie et l'Algérienne; - Recherche d'une identité / découverte du corps. - Libération / épanouissement total - Désenchantement / solitude. C'est là que le roman rejoint la réalité. Les articles d'Assia Djebar étaient confiants en l'avenir des femmes. L'histoire récente de l'Algérie est donc inscrite dans l'histoire du corps de ces femmes. En 1980 les héroïnes, après une longue période de rêve, ont rejoint leur mère…. Et le réel. Elles se heurtent – enfin- à la réalité »85. Nous pouvons conclure que dans « L'Amour, la fantasia », la relecture de l'histoire de la conquête de l'Algérie par la France est 85 - SARDIER, Grouttebroze, Anne-Marie, la femme et son corps dans l'œuvre d'Assia Djebra (thèse), Paris, université de Paris XIII, 1985, p.303-304. 71 simultanément un parcours, autobiographique et une relecture proposée ou dirigée vers les deux publics, algérien et français. 72 4.2 « L'amour, la fantasia »: de l'autobiographie à la fiction « L'amour, la fantasia » est l'un des romans les plus connus d'Assia Djebar. Ce roman présente une double particularité: Celle d'abord d'être écrit par une femme et celle ensuite d'être écrit en langue française. Notre objectif sera de vérifier l'incidence de cette double particularité sur ce roman. Roman d'une femme, « L'amour, la fantasia » visera inévitablement, et comme la plupart des écrits de femmes à représenter la vie semée de réussites ou d'échecs de son auteur. Ecrit en une langue étrangère il ne manque certainement pas d'expliquer le rapport problématique de son auteur avec cette langue. Nous tentons d'abord de suivre le projet autobiographique de la narratrice en démontrant son échec et nous évoquerons ensuite les raisons de cet échec dont le premier responsabled'après la narratrice -est la langue française; langue qui renvoie amèrement à l'histoire sanglante de l’Algérie. Il est indéniable que l'écriture de « L'amour, la fantasia » émane d'un projet autobiographique. Il n'existe cependant pas de pacte autobiographique inaugurant l'œuvre: seulement une narratrice anonyme qui raconte des scènes de son enfance et les souvenirs qu'elle garde de ce paradis perdus. Ce n'est en fait qu'à partir de la page (177) (l'œuvre en contient 256) que, des indications sur la nature de l'entreprise objet et l'écriture commencent à filtrer: « Ecrire le plus anodin des souvenirs d'enfance renvoie (…..) Au corps débouillé de voix tenter l'autobiographie par les seuls mots français, c'est, sous le lent scalpel de l'autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair se desquame, 73 semble t-il, en lambeaux du parler l'enfance ne s'écrit plus, les blessures s'ouvrent. Les veines pleurent coule le sang de soi et des autres, qui n'a jamais séché »86. Pourtant à peine annoncé, le pacte autobiographique se trouve nuancé, pis encore, nié. Il n'est question en fait que d'une tentative vouée apparemment à l'échec car l'écriture de soi se transforme en écriture-blessure l'encre en sang et la voix de la narratrice cède la place à un silence opaque. L'autobiographie se trouve impossible, l'œuvre ne tarde pas à intégrer le champ de la fiction, il ne reste pratiquement qu'une dizaine de pages avant la fin du roman quand le pacte autobiographique se double d'indications qui invitent le lecteur à lire l'œuvre comme relevant de la fiction. Après un premier constat d'échec dressé par la narratrice ellemême, ces indications apparaissent comme un renoncement ou une sorte d'abdication. L'autobiographie échappe véritablement au contrôle de la narratrice et la dépasse pour aller s'inscrire dans la fiction: « L'autobiographie pratique dans la langue adverse se tisse comme fiction »87, « Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie par l'héritage qui m'encombre »88. Comment ce changement de l'autobiographie vers la fiction s'opère-t-il dans l'œuvre? Quelles sont les manifestations de l'échec de l'écriture autobiographique? Le roman se compose de trois parties dans lesquelles alternent des chapitres autobiographiques et des chapitres historiques. L'écriture autobiographique se trouve donc déjà minée par l'omniprésence de 86 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 177. 87 - Ibid., P, 243. 88 - Ibid., p, 244. 74 l'histoire qui annule son effet, cet échec est perceptible dans la structure même des chapitres consacrés à l'autobiographie. En fait, l'ordre chronologique est complément subverti, « La ligne de vie » se transforme ainsi en tracé discontinu. Bref, il ne s'agit plus d'un tracé mais de trace de vie. Après deux parties consacrées l'une à l'enfance, l'autre à l'adolescence de la narratrice, « l'écriture fait ressac » dans la troisième partie qui raconte son expérience de femme mariée. Ainsi tous les indices concourent à faire de l'enfance l'âge d'or de la narratrice, à minimiser son expérience conjugale résumée plusieurs fois dans le roman, mais jamais détaillée, jamais racontée dans son évolution quotidienne. Ecrire ses souvenirs amoureux, c'est pour la narratrice opérer sur un terrain glissant. Est-ce à dire qu'elle a réussi dans l'écriture des autres périodes de sa vie, à décrire l'enfance et l'adolescence? L'adolescence c'est là où commencent à s'observer les premiers dérèglements de l'écriture autobiographique. Reste l'enfance à laquelle la narratrice consacre les chapitres autobiographiques des deux autres parties. En effet « je » enfant a souvent tendance à vouloir se faire remplacer par un « nous » qui renvoie à un fondu d'enfants et dans d'autres au groupe de femmes auquel se mêle avec enchantement la narratrice. Cette déviation est importante dans l'écriture autobiographique, car même si « je » continue à exister dans « nous », même s’il y bénéficie d'une certaine autorité transcendante, le passage de « je » à « nous » implique ici une fuite de la narratrice devant l'affirmation de son individualité. Une pointe de honte perce à travers l'emploi fréquent de ce « nous » collectif, honte de se détacher de cette horde d'enfants, de ces 75 cercles de femmes ou bien plaisir de s'y mêler. Ce « je » ne tardera pas à se faire exclure du « nous » se transforme en « ils » ou plutôt en « elles ». Nous assistons alors à un relatif complet du récit autobiographique. Et voilà que la narratrice se met à raconter la vie des autres, principalement des femmes, au lieu de raconter sa vie à elle. Dans le chapitre consacré à son adolescence, la narratrice rappelle son initiation amoureuse stoppée par le père qui, furieux, déchire la première lettre d'amour reçu par sa fille, lettre écrite en français. Ainsi, la langue française, par son appartenance au père qui en a autorisé et même organisé l'apprentissage, devient l'obstacle à l'extériorisation de sa passion: « Cette langue que m'a donnée le père devient entremetteuse et mon initiation dès alors, se place sous un signe double, contradiction…. »89. Le troisième et dernier chapitre autobiographique de la seconde partie « Les cris de la fantasia » raconte le mariage de la narratrice. Cette nuit de noce et l'acte d'amour sont occultés, une large part est faite au « cri de la défloration » que la narratrice affectionne comme un nouveau-né sorti tout droit de ses entrailles. Ce cri est le cri de la naissance de la narratrice, de sa résurrection: « L'amour c'est le cri »90. Cri de la libération du joug oppressant de l'homme. La narratrice, grâce à la chance qui lui a été donnée de se marier hors de sa terre natale, grâce à la nudité des lieux où s'accomplit la nuit de noces, est une femme particulière. Elle a une voix qui, si elle ne peut dire sa passion en langue maternelle, peut au moins s'associer aux cris des femmes de son pays et ressusciter leur voix 89 -Ibid., p, 12 90 - Ibid., p, 124. 76 qui, avec sa voix à elle, formeront un cri déchirant le silence et libérant la femme de son mutisme. Cette voix se substitue à la plume de la narratrice, elle se transforme en écriture-cri qui appuie la texture des voix des femmes d'autre fois enfermées dans le « harem » où on leur imposait le silence. La troisième partie s'intitule « les voix ensevelies », elle ne se compose pas de chapitres mais de mouvements qui animent le corps des morts et les ressuscitent en leur redonnant voix, en réveillant leurs paroles ensevelies. Des chapitres autobiographiques y alternent avec d'autres où nous entendons des récits s'intitulant justement « voix »; plusieurs voix s'y entendent et nous livrent une version précise et détaillée des endurances du peuple algérien lors de cette longue guerre. Dans le dernier chapitre du roman « Air de nay », la narratrice salue le peintre Fromentin. Elle fait allusion à un incident raconté par ce peintre: quittant « Laghouat », envahie depuis peu par l'armée française, il a ramassé une main coupée, celle d'une Algérienne anonyme: « Eugène Forment me tend une main inattendue, celle d'une inconnue qu'il n'a jamais pu dessiner (…) plus tard, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir et je tente de lui faire porte le qalam »91. Faire porter le « qalam », à une main d'anonyme, n'est-ce pas associer ces femmes à son écriture, les joindre dans leur oralité et leur offrir la possibilité d'inscrire leurs récits, d'entretenir leur mémoire par l'écriture qui immortalise à jamais? : « Car peu importe la langue qu'on utilise, écrire ne tue pas la voix, mais la réveille, surtout pour ressusciter tant de sœurs 91 - Ibid., p, 255. 77 disparues »92. Nous pouvons conclure que l'autobiographie n'était qu'une vaine tentative, qu'un pur « exercice » sans solution aucune, qu'un début sans aboutissement. Le silence de la narratrice fait place au « murmure » des autres femmes, l'écriture se transforme en parole de femmes, de toute femme algérienne, l'unique « je » origine du roman s'éclipse laissant fuser des voix du passé. « je » se trouve être un autre. Car la durée de la narratrice se résume dans cette histoire racontée par les femmes, dans cette histoire des femmes. 92 - Ibid., p, 229. 78 4.3 parler de soi dans la langue de l'autre Assia Djebar écrit en langue française, langue qu'elle a apprise à l'école. Sa langue première est la langue maternelle. C'est dans l'oralité de l'arabe dialectal que les premières bases de la personnalité se sont mises en place. L'auteur est en porte – à faux entre ces deux langues. Elle vit un antagonisme. Aucune des deux langues ne lui apporte l'équilibre qu'elle semble chercher. A son père, elle doit l'apprentissage de la langue française (c'est grâce à lui qu'elle a été inscrite à l'école, échappant ainsi au sort des femmes cloîtrées). A sa mère, elle doit la connaissance de la langue de l'oralité, puisque c'est auprès d'elle qu'elle a grandi avant qu'elle ne se rapproche de sa grand-mère. Cependant l'oralité de l'arabe dialectal ne lui permet pas d'accéder aux textes d'arabe classique. Le français reste pour elle associé à la langue des colons, de la guerre avec toutes les représentations que cela suppose. Elle écrit : « Langue installée dans l'opacité d'hier, dépouillée prise à celui avec lequel ne s'échangeait aucune parole d'amour (…) mots de revendication, de procédure, de violence, voici la source orale de ce français des colonisés »93. Elle ajoute : « Cette langue était autre fois sarcophage des miens; je la porte aujourd'hui comme un messager transporterait le pli fermé ordonnant sa condamnation au silence, ou au cachot. Me mettre à nu dans cette langue me fait entretenir un danger permanent de déflagration de l'exercice de l'autobiographie dans la langue de l’adversaire d’hier (…) Tandis que j’écris la plus banales des phrase, 93 - ARZEKI, Dalia, Romancières algériennes francophone (langue, culture, identité), Atlantic, Paris, 2005, p, 56. 79 aussitôt la guerre ancienne entre deux peuples entrecroise ses signes au creux de mon écriture (…), le français est la langue seconde, celle qui supplante celle de la mère; “Silencieuse, coupée des mots de ma mère par une mutilation de la mémoire, j’ai parcouru les eaux sombres du corridor en miraculée, sans en devenir les murailles »94. Il nous semble que l’auteur réserve le français au domaine de l’intellect, du savoir. C’est la langue de l’extérieur, de l’échange avec l’étrange. L’arabe dialectal serait réservé au domaine de l’affect de l’intime. C’est la langue de l’intérieur, réservée aux personnes chères. La première langue, pour Djebar (la narratrice) est en mouvement et lui ouvre les portes de la liberté de l’avenir. La seconde est émotion et lui ouvre les portes de la nostalgie, du passé. En se réservant deux codes linguistiques, selon la nécessité, le contexte, l’inscrire au présent. L’ensemble offre un métissage qu’elle s’accorde parce qu’il ne relève pas de l’interdit et facilite le dire dans l’écrit. Le français en retrouvant les voix du passé n’en fait que la traduction. Cette langue qui permet de donner la parole à l’autre souligne ; le décalage entre les deux langues (Français/ Arabe). Il n’y a pas la fusion espérée. Djebar écrit : « Mon parler français la déguise sans l'habiller, à peine si je frôle l’ombre de ton pas »95. Dans la langue française, Djebar se sent comme un paria, de la langue arabe elle est expulsée : « Je les envie d’être dans la langue arabe, 94 - Ibid., p, 57 95 - Ibid., p, 57 80 je les sens en mouvement, et à leurs propres yeux je suis libre »96. Djebar s’interroge sur son rapport ambigüe au français et sur la façon de représenter son identité à travers cette langue, elle dit : « Ainsi ma parole, pouvant être double et peut-être même triple, participe à plusieurs cultures, alors que je n’ai qu’une seule écriture : la française »97. En même temps le français joue un rôle fondamental dans l’écriture chez Djebar, à l’instar de nombreuses écrivaines maghrébines. « Il préserve l’intimité »98, d’une part et d’autre part « la distanciation de franchir les limites des interdits et des tabous sociaux, de se mettre à nu »99. Djebar décrit dans un entretien comment elle sentait la langue française comme une « ennemie ». Dans « L’amour, la fantasia », la mère de la narratrice s’interroge : « comment ma fille pourra-t-elle être un jour amoureuse parmi des ennemies ? »100. C’est cet héritage colonial qui s’impose encore dans la société algérienne contemporaine que l’écrivaine dénonce dans le roman, en rendant explicite cette métaphore guerrière que structure, entre autres, les rapports entre les sexes, les rapports avec la langue française et plus généralement l’identité algérienne elle-même. Si l’écriture est l’instrument de la rencontre de soi et de l’autre, de la découverte de l’ailleurs et de l’exploration d’autres continents, intérieurs et extérieurs, le fait que la langue utilisée soit étrangère semble inscrire une négation absolue au centre de cette rencontre et de cette découverte. 96 -Ibid., p, 58 97 - Ibid., p, 58 98 - Ibid., p, 58 99 - Ibid., p, 58 100 - DJEBAR, Assia, L’amour, la fantasia, p, 320 81 La langue française, en effet, est doublement étrangère pour la narratrice - Assia Djebar - du fait qu’elle n’est pas la langue maternelle et qu’elle a été acquise par l’intermédiaire du père. Ces deux éléments déterminent un double barrière, celle des mots de l’autre et celle de la séparation qu’elle impose à la narratrice en tant que femme et à la relation qu’elle construit avec les autres femmes de son pays. D’abord, la langue française est vécue et pensée sur le double mode, contradictoire, de la libération et l’aliénation, celui de la transgression d’un espace social, celui de la famille et de la communauté réservé à la femme et au culturel, qui, débordant les limites originelles de l’Algérienne en milieu traditionnel débouche sur un autre espace, une autre culture. La langue utilisée par la romancière – autobiographie est également séparation vis-à-vis de soi-moi, de ces racines car elle échoue à exprimer la mesure profonde, sentimentale, émotionnelle, et psychologique de l’être algérien. Cette dimension ressort particulièrement dans le récit quand la narratrice veut parler de son intimité, de sa sexualité et exprimer ses sentiments amoureux. De nouveau, l’affrontement historique est superposé à une distance humaine. La guerre qui a opposé les Français et les Algériens, est continuée par celle qui les oppose sur le plan des relations sociales et culturelles ; ainsi les femmes qui se déshabillent devant les étrangers ne se sentent pas « nues» puisque à l’opposé de celui de l’homme arabe, le regard du Français n'interpelle pas, semble inexistant. De la même manière, quand la narratrice veut exprimer la tendresse, le désir ou l'amour, elle ne peut le faire en français, les mots étrangers lui semblent manquer de substance et 82 de l'affect, cette dimension se révèle de manière très claire dans le récit de la relation entre Marie-Louise (la voisine française de la famille de la narratrice) et son fiancé, par l'effet que les attitudes et les vocabulaires de l'Européenne ont sur la narratrice; « Anodine scène d'enfance: une aridité de l'expression s'installe et la sensibilité dans sa période romantique se retrouve aphasique, malgré le brouillement de mes rêves d'adolescences plus tard un nœud, à cause de ce « Silou-Chéri » résista: la langue française pouvait tout m'offrir de ses trésors inépuisables, mais pas un, pas le moindre de ses mots d'amour ne me serait réservé …… Un jour ou l'autre, parce que cet état autistique ferait chape à mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaine explosion »101 C'est impossible de parler de soi complètement dans la langue de l'autre, la narratrice de « L'amour, la fantasia », cherchait au fond de son être pour trouver une seule identité linguistique. Il nous semble que la réconciliation entre ces deux identités linguistiques (française, et arabe) est très difficile, mais pas impossible. 101 -DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p.38 83 4.4 L'invisibilité et la résistance à l'homme français La narratrice, fillette, qui dans son village algérien, considère que l'intimité amoureuse de la voisine française avec son fiancé est incidente montre, une fois adulte, une profonde réticence envers les attitudes européennes entre les sexes opposés, et par là, les défauts « propre à l'éducation européenne s'opposent à la discrétion et au silence de sa propre culture pour cette raison, la narratrice se sent déracinée et mise à « nu » dans la société française. La vue de son corps est doublement dangereuse: elle attire, d'une part, le voyeurisme de l'intrus; de l'autre, elle fait émerger les interdits qui habitent la narratrice à propos du corps et de l'écriture sur l'amour ». Les idées de secret, de respect du silence et de ce qui est invisible, traversent le roman. Elles font partie d'une vision mystique de la narratrice, où le surnaturel se mêle souvent à la réalité quotidienne de sa vie. Cette approche102 marque la différence culturelle profonde entre la société algérienne et la société française, la première maintient un ancrage mystique, en ce sens qu'elle repose principalement sur le mystère tandis que la seconde est, d'un point de vue philosophique, fondée sur un principe de rationalité. De plus, comme le souligne Abdelwahab Bouhachiba, la notion de l'invisibilité fait partie du monde islamique: « C'est que nous vivons dans un monde silencieux mais peuplé d'invisible, chacun a ses anges et ses démons (...) Le sens profond de ce commerce islamique avec l'invisible est d'aider à l'intégration de l'ombre et à passer d'une "anima en 102 - GAFAÏTE, Hafid, Les femmes dans le roman algérien, l'Harmattan, Paris, 1996, p, 100. 84 jachère" à une anima tout court »103. Pour faire écho à ce passage, l'invisible aide l'être humain à améliorer son imperfection. Il représente donc la potentialité, par contraste avec la fixité, à la limite du visible. En outre, si la religion islamique postule un dieu invisible, ne pouvant être représenté, dans un espace métaphysique, la femme se situe, elle aussi, dans un espace métaphysique Gafaïte nous rappelle que: « L'islam voile aussi le visage des femmes, les houris mystiques ne pouvant pas être visibles ici – bas que dans le paradis mystique n'est ce pas? (…..) Ainsi, dans cette hiérarchie du visible et de l'invisible, la femme est située entre Dieu et l'homme; visible, invisible elle est la mise en abîme de l'ordre théologique »104 La houri est une beauté céleste que le Coran promet au musulman fidèle dans le paradis. Gafaïte confère un autre sens au voile; la femme doit être toujours à la limite du visible et de l'invisible, car elle représente, aux yeux de l'homme, la future houri. Dans « L'amour, la fantasia », l'illusion d'invisibilité de la narratrice devant l'étranger provient de la croyance des femmes de son clan selon laquelle l'étranger est quelqu'un sans regard. « Ces femmes toujours obsédées par la préservation de leur image face à l'homme arabe, croient que le regard d'un étranger ne peut pas toucher »105. Devant lui, elles possèdent une sorte d'invisibilité. La narratrice, en tant que membre de ce même clan de femmes, se croit elle aussi invisible, jusqu'au moment où elle se rend compte que cette invisibilité, c'est-à-dire la possibilité de regarder sans être vue, est pure 103 - Ibid., p, 101 104 - Ibid., p, 102 105 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 143. 85 illusion dans son cas. Une fois dans la société française, la narratrice a le sentiment d'être dévisagée et démasquée et, pour cette raison, elle éprouve des difficultés à s'exposer au regard de l'homme français. Elle s'aperçoit que l'étranger peut voir son corps sans voile, le décrire en détails, et le définir, sans le comportement vraiment: « Qu'un homme se hasardât à qualifier, (...), mes yeux mon rire ou mes mains, qu'il me nommât ainsi et que je l'entendisse, apparaissait le risque d'être désarçonné; je n'avais d'abord hâte que de le masquer (...) Je découvrais que j'étais, moi aussi, femme voilée, moins déguisée qu'anonyme »106 Le fait de se considérer « moins déguisée qu'anonyme » signifie que son être masqué s'est mué en une sorte d'anonyme forcée. La force de pouvoir voir sans être vue est devenue une faiblesse: Ce n'est plus à elle de se définir mais à l'autre de le faire. Autrement dit, le déguisement correspond à l'invisibilité qu'elle cherche: l'illusion d'échapper au regard du voyeur. L'anonymat, en revanche, la renvoie à une invisibilité passive. L'invisibilité imposée par les lois patriarcales est vécue, comme une espace neutralité, de réduction, d'impersonnalité, de et surtout d'inexistence: « Mon corps, pourtant pareil à celui d'une jeune occidentale, je l'avais cru, malgré l'évidence, invisible; Je souffrais que cette illusion ne se révélât point partagée »107 La perte de l'illusion de l'invisibilité se transforme en prise de conscience de son existence. La narratrice se perçoit comme « anonyme », car l'homme français ne la considère pas comme un sujet. Elle est visible 106 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p.143 107 - Ibid., p, 143 86 seulement en tant qu'objet. L'invisibilité de la narratrice qui en dérive figure une invisibilité doublement passive, parce qu'elle la vit comme une aliénation vis-à-vis de l'homme et également comme une inexistence vis-àvis d'elle-même. Elle ne parvient pas à expliquer les véritables raisons de sa froideur envers les hommes. Elle ne peut, en outre, exprimer ses propres émotions, sinon à travers un masque qui rend obscure sa vue. Voici que l'image de la « Vestale » à laquelle la narratrice se compare trahit son désordre spatial, causé par la perte de l'illusion d'être invisible: « (….) me préserver de la flatterie, ou faire sentir qu'elle tombait dans le vide, ne relevait ni de la vertu, ni de la réserve pudibonde (…..) Je redevenais à ma façon une vestale égarée dans un dehors débrouillé de magie. Invisible, je ne perçevais, du discours flatteur que le ton, quelques fois le don »108 L'image de la Vestale met à jour la dissociation que la narratrice perçoit entre ce qu'elle considère sacrée dans les valeurs de sa société et ce qu'elle considère profane dans la société française. Le détachement émotif de la narratrice ne révèle pas d'une référence culturelle mais d'une diversité impossible à communiquer. Les autres possèdent une image artificielle de la narratrice. Ils la voient comme une vestale, c'est en tout cas ce qu'elle pense incarner pour l'étranger. C'est également une image qui ne trouve pas d'équivalent dans la société française où la dimension magicomystique n'existe pas. D’où l'expression « vestale égarée », c'est-à-dire bouleversée et désorientée. 108 - Ibid., p, 143 87 Cependant l'aphasie amoureuse de la narratrice, provoquée par l'intériorisation de la loi du père, utilisée contre le regard de possession du colonisateur, devient également une forme de défense contre le pouvoir de compatriote. Paradoxalement, l'aphasie aide la narratrice à déstabiliser le rapport d'opposition avec le colonisateur et, dans le même temps, elle lui permet de dévoiler l'incommunicabilité et l'impossibilité intime avec le compatriote. La problématique de la complicité de la communication amoureuse avec l'autre sexe ne se pose, ni en fait ni en termes de langue, la différence culturelle de l'homme français fait pencher la narratrice vers l'idée qu'une intimité profonde, et révèle de l'opposition de la femme à l'homme, ainsi que du pouvoir que l'homme s'arroge sur la femme. 88 4.5 La résistance au compatriote Deux épisodes réitèrent la difficulté d'une intimité affective avec l'homme arabe, le premier est la description d'une rencontre fortuite entre la narratrice et son frère; le deuxième est le récit de la nuit de noces de la narratrice. Au cours de sa rencontre avec son frère, la mémoire du mot « hannouni » ressuscite la tendresse entre le frère et la sœur109. Ce mot arabe d'amour que le frère évoque, et qui peut correspondre au mot français « tendre », cache seulement momentanément le côté âpre d'une société algérienne qui oppose culturellement l'homme à la femme. Grâce à ce mot, un passé commun se réveille; les femmes de leur clan l'utilisaient avec les enfants; « les tantes, les cousines attendries de la tribu, celle qui caresse les bébés et répète à société: mon foie …… hannouni »110. Pourtant, cette image de sérénité familiale se fissure dès le début. Le frère apparaît dès le commencement comme quelqu'un qui a été ni un ami ni un complice pour la narratrice. Cette idée se retrouve plus loin, renforcée par un style dépréciatif: « Au frère, qui ne me fut jamais complice, à l'ami qui ne fut pas présent dans mon labyrinthe »111. Le mot « hannouni » qui semble rappeler un passé commun de complicité et d'attendrissement, est en réalité la seule « brèche », comme la nomme la narratrice, qui brise le barrage d’une impossibilité de communication entre elle et son frère 112 109 - Ibid., p, 95 110 - Ibid., p, 94 111 - Ibid., op-cit, p, 95 112 - Ibid., op-cit, p, 95 89 Le barrage entre sexes opposée est encore renforcé par la mémoire d'une aïeule, la narratrice se rappelle de cette femme qui donnait le nom « hannouni » seulement: « aux petits garçons parce qu'elle n'aime pas les filles (source de lourds soucis) »113. A la fin du chapitre II du roman, la description du frère par la narratrice est tout à fait révélatrice: d'abord, le barrage entre deux sexes opposés, ensuite, son désir à le surmonter, enfin, la difficulté de cette relation affective impossible. Si l'utilisation des mots français fait éclater l'aphasie de la narratrice, les mots de l'arabe, dialectal, eux aussi, lui offrent à voir leur côté sombre, et empêchent toute forme de communication intime avec l'autre sexe. L'impossibilité de toute forme de complicité entre la narratrice et l'homme arabe, revient pendant la description de sa nuit de noces. Dès le début, l'atmosphère qui annonce le mariage est sombre: les préparatifs sont décrits comme « irréel » et la fête en elle-même semble s'approcher « du cœur d'un insidieux désastre »114, où rien n'est sûr, pas même l'arrivée des invités. Cette situation vient de la tension politique entre la France et l'Algérie. Les futurs époux se trouvent à Paris, au moment où la police procède à des « rafles » d'Algériens, qui soutiennent la libération de leur pays. Le fiancé, qui est sur la liste des « suspects », doit changer constamment de logis, mais tout, cela donne à la narratrice le sentiment d'une aventure partagée et d’une possible future complicité avec son mari. Leur complicité a pourtant du mal à se concrétiser. Le mari promet d'abord 113 - Ibid., p, 95. 114 - Ibid., p, 116 90 d'attendre le temps qu'il faudra avant « d'initier » son épouse vierge. Il ne respecte pourtant pas sa promesse: « Or, dès le début de cette nuit hâtive, il pénétrait la pucelle ». En outre, l'époux brise les rêveries de la narratrice qui s'imaginait prendre le maquis avec lui et vivre une existence romantique: « Ce n'est pas la réalité, tu rêves! (...) Nous ne pourrons combattre ensemble … Les seules femmes dans l'armée de résistance, ce sont les paysannes (…) tout au plus, quelques infirmières! Elle ne comprenait pas pourquoi il lui refusait l'accès à ce jardin. La distance entre les deux époux apparaît de manière évidente dans ce passage. Seule la narratrice semble vouloir une certaine complicité ». Si le jardin est l'espace de l'amour vécu à deux, il représente aussi l'espace interdit à la narratrice le fiancé l'exclut sur la base de sa classe sociale. Selon lui, il n'y aura pas d'espace pour l'intellectuelle, puisque les femmes sont consacrées à des rôles tout à fait marginaux. Les seules femmes dans le maquis sont des femmes analphabètes ou des infirmières: des femmes capables de préparer les repas pour les militants ou de savoir soigner les blessés. A mesure que la narration se fait plus intime la distance qui sépare les deux époux devient plus grande et explicite. De la tension politique entre la France et l'Algérie, nous sommes alors transportés vers la tension entre le père de la narratrice et le futur mari, pour arriver à celle entre la narratrice et l'époux. Le père n'est pas content de ce mariage et, de ce fait, il n'y participe pas, car il considère que le fiancé de sa fille lui a « volé son 91 aînée »115. La narratrice souffle de cette absence et entrevoit un futur « hors de la protection du père »116. Elle comprend peut être dans ce conflit, que c'est elle l'exclue, et c'est elle aussi qui doit choisir entre deux hommes: « C'était vérité: Ces deux hommes n'auraient pu s'affronter dans cette ambigüité, aucun d'eux ne voulant céder le pas à l'autre, probablement chacun haïssant l'autre et ne le sachant pas encore »117. Avant le mariage, en envoyant le télégramme d'amour à son père, la narratrice choisit symboliquement son père: « Je pense d'abord à toi en cette date importante. Et je t'aime"118. Partagée entre son père et son fiancé, la narratrice se perçoit ensuite comme tout à fait disjointe de son mari. Le cri de la défloration signe la distance entre les deux époux: « Le cri douleur pure s'est chargé de surprise en son tréfonds, sa courbe se développe. Trace d'un dard écorché, il se dresse dans l'espace; il emmagasine en son nadir les nappes d'un « non » intérieur »119 Elle en appelle, à cause de cette expérience troublante, à toutes les femmes pour le dire, le proclamer, le hurler: l'amour c'est mieux dévoiler toutes les faussetés et les mensonges liés à l'idée romantique de l'amour: « pourquoi ne disent-elles pas ; pourquoi nulle ne le dira ; pourquoi chacune le cache: l'amour, c'est le cri, la douleur qui persiste et qui s'alimente, tandis que s'entrevoit l'horizon de bonheur. Le sang une fois 115- Ibid., p, 121 116 - Ibid., p, 121 117 - Ibid., p, 121 118 - Ibid., p, 121 119 - Ibid., p, 123 92 écoulé, s'installe une pâleur des choses, une glaire, un silence »120. La défloration et de sang qui en témoigne alimente chez la narratrice son désir de refus. Paradoxalement, même si la douleur éprouvée est le signe évident d'une émotion; à partir du moment où le cri s'associe au refus, la narratrice ressent son aphasie et se dit aphasique face à l'amour: en ce remémorant cet événement, elle identifie le cri à une sorte d'absence, de suspension de l'émotion: « Plus de vingt ans après, le cri semble fuser de la veille: signe ni de douleur, ni d'éblouissement… »121. Le cri est un refus, et en même temps, une prise de conscience. Avec cette conscience, la narratrice, qui porte un regard extérieur sur elle-même, se perçoit en victime: « L'épousée d'ordinaire, ni ne crie, ni ne pleure" paupières ouvertes, elle git en victime sur la couche »122. Grace au fait qu'elle se voit, elle peut maintenant commencer à ne plus être une victime. Il est à présent évident que l'aphasie amoureuse de la narratrice est née d'une succession d'oppression. Elle constitue, par ailleurs, l'instrument d'une résistance contre le pouvoir de l'homme. Au delà des nationalismes, c'est en fait l'expression du désir de la narratrice. La narratrice reste donc bloquée, prise au piège, entre les deux systèmes patriarcaux : le colonialisme français et le nationalisme algérien. L'impasse dans laquelle elle se trouve se manifeste à deux niveaux face à l'homme, entre le colonisateur et le compatriote, elle ne parvient pas à envisager une manière d'exprimer son désir. Face à elle-même, la narratrice est incapable d'éprouver des sentiments, et de se percevoir en tant que sujet désirant. 120 - Ibid., p, 124 121 - Ibid., p, 124 122 - Ibid., p, 124 93 Malgré ses efforts, quand elle se considère d'un point de vue extérieur, elle se sent toujours invisible, opaque, c'est-à-dire voilée à elle-même. Cette conscience l'amène alors à partager l'espace d'irréalité, d'anonymat, d'aliénation et d'inexistence de ses aïeules. A la fin de « L'amour, la fantasia », la narratrice se demande : « Quel fantôme réveillé, alors que, dans le désert de l'expression d'amour (amour reçu, amour imposé), me sont renvoyées ma propre avidité et mon aphasie »123 En effet, au delà de « l'amour reçu » et de « l'amour imposé », il lui reste l'amour à exprimer en mots, ainsi que son activité de sujet désirant. C'est seulement à partir de cette quête qu'elle peut se rapprocher de son corps. 123 - Ibid., p, 227 94 4.6 Le père Dans le roman de Boudjera, nous avons remarqué l'influence très forte du père sur la formation de la personnalité, de ses enfants, c'est une figure centrale. Dans la « répudiation », le tyran Si Zoubir a marqué la vie de son fils du malheur incomparable. Nous allons maintenant voir ses conséquences sur la narratrice de « L’amour, la fanatisa ». Dans « L'amour, la fantasia » la figure du père est présentée en tant que père – loi et père – juste. Sa personnalité à la fois conservatrice et progressiste, se dessine dès les premières lignes du roman: « Celui-ci, un Fès sur la fête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française »124. De la même façon que la figure père-loi, malgré sa modernité, protège la narratrice du regard de l'homme. A cause de la colonisation, le père se montre plus soucieux d'assurer le renforcement des lois morales conformes aux règles traditionnelles de la société patriarcale arabe. Il se constitue comme figure – limite à l'expression des émotions de la narratrice et à la possibilité d'une écriture sur l'amour en français. De l'autre côté, le père-juste, le maître, libère sa fille du harem en la faisant étudier dans le système scolaire français, au lieu de la faire cloîtrer. En tant qu'instituteur arabe, il devient pour sa fille une source d'admiration rationaliste. Elle commence ainsi à apprendre le français comme une arme contre le colonisateur. Dans ce roman, la tension entre la décision paternelle de faire étudier la fille et la manière dont il veut qu'elle utilise le français, émerge à travers 124 - DJEABR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 11 95 l'image du père qui accompagne sa fille: "main dans la main"125, à l'école. Au début du roman, l'image des deux mains, qui représente l'union et la complicité entre le père et sa fille, témoigne aussi de l'héritage de l'écriture que la narratrice reçoit de son père. Pourtant à la fin du roman, la même image du père qui accompagne sa fille à l'école se transforme en image négative d'une main qui tire la narratrice, derrière cette image: « Se dessine en filigrant la mutilation pour celle qui oserait transgresser la loi du père et essaierait de faire un mauvais usage du don »126. Le désir de la narratrice reste ainsi bloqué entre le système colonial et l'interdiction paternelle de se livrer à une écriture de l'amour en français, le « mauvais usage du don » paternel. Nous avons également une autre image, des mains: la main de la narratrice, mère unie à celle de sa fille qui conclut le premier chapitre du roman, ce chapitre, s'ouvre sur la narratrice fillette qui va à l'école avec son père, et se conclut sur la narratrice, mère qui s'éloigne définitivement de son mari, avec sa petite fille. La narratrice, émancipée de l'héritage paternel grâce à l'écriture, gagne une nouvelle complicité avec sa fille, l'écriture est maintenant libérée de l'oppression que faisait peser la loi du père: « J'ai fait éclater l'espace en moi, un espace éperdu de cris sans voix, figés depuis longtemps dans une préhistoire de l'amour. Les mots une fois éclairés - ceux là même que le corps dévoilé découvre - j'ai coupé les amarres. Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube"127. L'image des mains des deux femmes, en symbolisant la libération de l'écriture du contrôle paternel, ouvrent un nouvel horizon à la 125 - Ibid., p,11 126 - Ibid., p, 170 127 - Ibid., p, 13 96 narratrice. Dès le début du roman, apparaît également le lien entre l'image du père-loi et l'interdiction d'écrire sur l'amour. Une lettre amoureuse, que la narratrice reçue d'inconnu à l'âge de dix-sept ans, est déchirée par son père, furieux, avant même qu'elle ne la lise. La narratrice, toutefois récupère la lettre dans le panier et en recolle les morceaux. Aux yeux du message que dans la possibilité quelqu'un s'adresse à sa fille-femme: "Indécence d'un rapt inévitable s'amorçaient dans cette invite »128. Le père décide alors, à cause de la lettre, de cloitrer sa fille dans la maison du village pendant l'été. Elle, qui étudie déjà dans un autre village, et qui jouit d’un certain degré de liberté, accepte passivement la claustration, « Ces mois d'été que je passe en prisonnière n'engendrent en moi nulle révolte »129. En fait, la narratrice aime et respecte son père, et ne met pas en question son autorité. Même la reconstruction de la lettre ne représente pas, selon elle, une opposition réelle au père. Outre cette apparente révolte, la narratrice transmet autre chose; la recomposition de la lettre constitue, de la part de la fille, un acte de réparation de tout ce que le père détruit. La fille, dans son défi d'adolescente, camoufle les actes irraisonnés de son père. Elle a idéalisé cette figure à tel point qu'elle refuse de voir les zones d'ombre de son père afin de ne pas déformer l'image qu'elle a de lui. Après avoir recomposé la lettre, suivant l'exemple de ses cousines, la narratrice commence à correspondre avec l'inconnu. Dès le début, l'amour se confond avec l'interdiction d'aimer, et les mots, exprimés en français, 128 - Ibid., p, 13 129 - Ibid., 71 97 laissent apparaitre toute leur ambiguïté: « l'interdiction de l'amour (…) dans cette amorce d'éducation sentimentale, la correspondance secrète se fait en français: ainsi, cette langue que m'a donné le père me devient entremetteuse (…) dès lors, se place sous un signe double, contradictoire »130 Si l'amour est vécu comme interdiction, la seule émotion qu'elle éprouve en écrivain et en recevant les lettres de l'inconnu provient de la peur de la transgression: « Un vertige de la transgression s'amorce. Je sens mon corps prêt à bondir hors du seuil, au fléchissement du moindre appel. Le message de l'autre se gonfle parfois d'un désir qui me parvient, mais expurgé de toute contagion. La passion, une fois écrite, s'éloignait de moi définitivement »131. Une fois adulte, la narratrice comprend combien que ses premières lettres envoyées à l'inconnu étaient éloignées du dévoilement de ses émotions. L'amour est perçu à la fois comme un danger et une transgression de la loi paternelle, et c'est sa moralité même qui est en danger selon les critères de son père: « L'émoi ne perce dans aucune de mes phrases (…) Car l'ombre du père se lie là. La jeune fille, à demi affranchie, s'imagine prendre cette présence à témoin:- Tu vois, j'écris, et ce n'est pas « pour le mal », pour « l'indécent »! Seulement pour dire que j'existe! Ecrire, n'est-ce pas "me dire ? »132. 130 - Ibid., p, 75 131 - Ibid., p, 12 132 - Ibid., p, 71-72 98 La narratrice n'attend de son père que la compréhension et l'acceptation de la pureté de ses intentions. Quand au désir de l'inconnu. Il ne la touche pas et, en répondant à ses lettres, elle imagine s'adresser à son père. La tension entre l'écriture, comme voix personnelle, et l'écriture comme épreuve de moralité devant le père, se manifeste dans toute son ampleur dans ce passage. Ecrire, pour la narratrice, revient, d'une part, à dire l'émergence de son propre être, à parler à la première personne, et à s'affirmer en tant que sujet avec des émotions propres. D'autre part l'écriture met son intégrité à l'épreuve, car « L'ombre du père » reste toujours présente. C'est cette dernière écriture qui s'impose progressivement et transforme peu à peu la passion, à la fois, en exercice de style et en défi envers le monde; d’où toute émotion doit être tue; « Je n'écrivais pas pour me dénuder, même pas pour s'approcher du frisson, à plus forte raison pour le révéler; plutôt pour lui tourner le dos, dans un déni du corps dont me frappe à présent l'orgueil et la sublimation naïve »133 L'écriture ressuscite l'interdit patriarcal qui va - parfois – jusqu'à punir de mort la femme qui transgresse; « Mais le souvenir des exécuteurs de harem pénombre rameute la plus ordinaire inquisition »134. Ainsi l'œil constant du père qui juge la moralité de la fille s'oppose à l'œil qui veut découvrir la narratrice: « Quand l'adolescente s'adresse au père, sa langue s'enrobe de prudence ... Est – ce pourquoi la passion ne pourra s'exprimer parce qu’elle veut, à travers le français, aveugler « les mâles voyeurs » de 133 - Ibid., p, 72 134 - Ibid., p, 72. 99 sa société, elle finit par être aveuglée par son père, « le premier lecteur – voyeur de ses lettres en français »135. Ernest Peter Ruche136, a lié l'aphasie amoureuse de la narratrice à l'interdiction paternelle, il note comment chez elle, le désir de continuer sa correspondance secrète se transforme en maladie « Il a nom aphasie amoureuse », impossibilité en amour « mutie » ou aridité », et semble directement lié au père; car ce qui le déclenche sont les deux choses apprises à l'école: « la langue française et l'écriture. La langue apprise reste étrangère à l'expression de l'amour »137. D'une part, Ruche établit le lien entre l'aphasie amoureuse de la narratrice et la manière dont elle intériorise la figure paternelle. D'autre part, il distingue la place accordée par la narratrice à la langue coloniale et celle accordée à l'écriture « L'écriture est un obstacle bien plus important encore que la langue coloniale »138. Plus que la langue, l'écriture représente l'instrument dont la narratrice dispose pour exprimer ses émotions. Pourtant la correspondance clandestine ne reflète pas ce que Ruche appelle « une vengeance clandestine » de la part de la fille. Elle constitue un rite d'initiation pour les adolescentes du village. Quand la narratrice avait dix ans, des amies plus âgées qu'elles partageaient leurs secrets avec elle: elles répondaient à des correspondants trouvés dans les annonces d'un magazine féminin. A partir de ce moment, la narratrice devient leur complice. Elle, qui comprend le danger de cette exposition, et la révolte sourde de ces adolescentes, ne révèle pas ce secret aux femmes de son 135 - Ibid., p, 72. 136 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, l’harmattan, Paris, 2004, p, 173. 137 - op-cit, p, 173 138 - Ibid., p, 174 100 clan. Bien plus tard à l'âge de dix-sept ans, la narratrice suit l'exemple de ses amies dont elle a admiré le courage. La narratrice aime, admire et respecte profondément son père, mais le jour de son mariage, lui n'est en effet pas présent à la cérémonie, car il n'aime pas son futur gendre. Avant la célébration, elle envoie à son père un télégramme: "Je me laissais ainsi envahir par le souvenir du père: Je décidai de lui envoyer, pour télégramme, l'assurance cérémonieuse de mon amour »139. L'assurance de l'amour filial s'explique à deux niveaux différents; d'abord, malgré son mariage, c'est-à-dire malgré son départ de la famille, la fille doit assurer le père sur l'amour qu'elle lui porte. Ensuite, elle veut continuer à le reconnaître en tant que chef de famille et maître. Dans ce message, nous remarquons des expressions d'émotions telles que: « je pense d'abord à toi en date importante. Et je t'aime »140. La narratrice qui jusqu'ici a parlé de l'impossibilité d'une écriture amoureuse en français, écrit son premier message d'amour en français à son père. Avant de se dévoiler devant son futur mari: C'est à son père qu'elle choisit de dévoiler ses émotions: « Peut-être me fallait-il le proclamer; Je t'aime – en – la – langue française, ouvertement et sans nécessite, avant de risquer de le clamer dans le noir et en quelle langue, durant ces heures précédant le passage nuptial »141. Selon Ruche, le père devient l'initiateur de la sublimation de la fillette142, en lui offrant en échange de leur unité impossible l'amour des 139 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 122 140 - Ibid, p, 121-122 141 - Ibid., p, 122 142 - DJEBAR, Assia, le corps invisible, p, 72. 101 lettres »143. La fillette de son côté montre à travers ses réussites scolaires « combien était grand son amour pour le père »144, celui-ci reçoit bien ces preuves d'attachement jusqu'au moment où les circonstances le ramènent au nœud de leur relation impossible: « L'amour, parce qu'un autre ose proposer le sien »145. L'image prédominante du père-juste est en fait associée, par sa fille, à la figure maître arabe à la figure du père-maître, le père est dépeint comme le seul maître arabe à enseigner le français, ce qui le rend de plus en plus singulier. Il n'apparait pas simplement comme l'instituteur du français, mais comme l'instituteur indigène. Autrement dit, le père incarne l'homme arabe pendant cette période de colonisation française, contre laquelle il lutte. Face à l'instituteur, la peur, l'effroi, la crainte et le respect collectif des élèves se transforme à la fillette et s'enrichissent aussi d'une sorte de fascination pour lui: « J'ai peur moi aussi, bien que je sois la fille du maitre ; je ne dois pas bouger (….) mais je suis tellement fascinée par le cours paternel »146. D'ailleurs, la narratrice regarde avec admiration la manière dont son père traite sa mère. L'épisode de l'envoi de la carte postale révèle l'aspect progressiste du père: pour la première fois dans le village, un homme s'adresse directement à sa femme. La narratrice souligne « Sur la moitié de 143 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 172 144 - Ibid., p, 172 145 - Ibid., p, 173 146 - Ibid., p 267 102 la carte écrit, « Madame » suivi du nom d'état civil »147. En s'adressant à sa femme, le mari transgresse ainsi la règle de l'omission du nom du conjoint dans sa société « La révolution était manifeste: mon père, de sa propre écriture, et sur une carte qui allait voyager de ville en ville, qui allait passer sous tant et tant de regards masculins (….), mon père avait osé écrire le nom de sa femme qu'il avait dénigrée à la manière européenne »148. En écrivant à son épouse, le père entreprend: « La plus audacieuse des manifestations d'amour »149, il déchire l'anonymat de sa femme, et devient, pour sa fille son « héros d'alors ». Si le père écrit à sa femme, c'est-à-dire il la nomme, il l'aime: « L'un à l'autre, mon père par l'écrit, ma mère dans ses nouvelles conversation où elle citait désormais sans fausse honte son époux, se nommaient réciproquement, autant dire s'aimaient ouvertement »150. Les parents de la narratrice, à la différence des autres: « Formaient un couple, réalité extraordinaire »151. L'émancipation du père de la narratrice a joué un rôle très important dans la vie non seulement de sa fille mais aussi de toute la famille. Nous avons vu comment cette figures paternelle diffère des autres figures des pères dont nous avons parlé dans le roman de Boudjera. 147- Ibid., p, 48 148- Ibid., p, 48 149- Ibid., p, 49 150 - Ibid., p, 49 151 - Ibid., p, 47 103 4.7 L'amour, la fantasia; l'amour c'est la guerre Dans cette partie, nous étudions la métaphore de la guerre. Nous allons montrer que Djebar reprend la métaphore connue « l'amour c'est la guerre » pour montrer les effets du colonialisme sur l'Algérie contemporaine et la continuité de la violence dans les rapports hommesfemmes en Algérie. L'exploitation de la métaphore nous permet de prendre en compte la situation de la femme en Algérie, car si la métaphore de la guerre est présente dans de nombreux romans écrits par des femmes maghrébines, Djebar l'analyse en profondeur et l'exploite. L'originalité de Djebar c'est de reprendre et d'exploiter cette métaphore du point de vue féminin, en effet, l'écrivaine subvertit cette métaphore en intégrant l'expérience féminine de la défloration, moment important de la vie d'une femme du Maghreb. Djebar nous dévoile « la continuité du colonialisme dans le présent et l'ambiguïté des rapports homme-femmes marquées par la violence: La guerre qui s'achève entre les peuples renaît entre les couples »152 La métaphore permet également d'explorer les points communs entre la guerre et le viol, cette idée de viol est constante dans la sexualité et en particulier dans la culture maghrébine où la virginité est cultivée comme un trésor alors que la nuit de noces sera vécue comme une trahison, entraînant la déception des femmes. L'idée de viol est implicite lorsque les Français volent les maisons des femmes mais aussi lorsque les maisons des colons sont, à leur tour "éventrées" par les Algériens à l'indépendance. Les 152 - DJEBAR, Assia, Les allouttes naïves, p, 24. 104 idées de nudité et de mort sont associées lors de la guerre d'indépendance lorsque les soldats français s'en prennent aux femmes: « Les soldats m'ont tout pris; j'arrivai chez Djennet, sans voile, ni burnous »153! « La déception et l'ennui ont poussé la soldatesque à un pillage systématique (…) dans ce saccage, la mère cherche quoi donner aux enfants affamés »154. Dans le premier exemple Lla Zohra, l'un des témoins qui se confie à la narratrice, raconte comment elle est en quelque sorte (nue) après le passage des Français. Le mot (pris) renvoie à l'espace de la guerre et de l'amour, à la possession et à la dépossession. Grâce à l'espace que Djabar crée dans son texte, l'expérience traumatisante de la défloration sert la compréhension de l'expérience coloniale. Le sang de la défloration se superpose au sang des morts et l'expérience traumatisante de la conquête coloniale retrouve sa force. Il est tout à fait remarquable qu'à travers cette expérience féminine, relatée de point de vue de la femme, que l'épisode historique de l'invasion coloniale soit rendu. Djebar adopte ainsi un point de vue féminin sur la guerre, mais aussi sur l'amour qui vise à révéler la réalité des deux expériences. En effet l'originalité de Djebar n'est pas seulement de montrer que l'expérience de la défloration permet de mieux rendre compte de la guerre coloniale pour ce qu'elle est, mais c'est aussi de montrer que (L'amour) en Algérie contemporaine doit être replacé dans ce contexte historique de guerre, par la réciprocité parfaite de la métaphore (la guerre c'est l'amour) et (L'amour est la guerre). Djebar montre la continuité de la situation de la 153 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 170 154 - Ibid., p, 235 105 femme en Algérie postcoloniale, Djebar relève dans « L'amour, la fantasia » comment cette violence collective, historique se reflète dans les vies personnelles et individuelles. A l'intérieur de ce conte collectif célébrant la résistance algérienne aux Français réside une histoire tragique de division interne opposant une Algérie à une autre, notamment un homme contre une femme. Cette réciprocité, implicite dans le titre du roman « L'amour, la fantasia » s'illustre aussi à travers la fantasia qui est définie comme (le jeu de la guerre) et qui apparait dans le roman à la fois dans les scènes de guerre et dans les scènes de mariages. Anne Donadey155 remarque que « La violence de la guerre continue pour les femme en temps de la paix dans l'œuvre d'Assia Djebar »156, c'est donc par l'exploitation de la métaphore « L'amour, c'est la guerre » que Djebar crée cet effet de continu dans le roman. Nous allons maintenant revenir sur l'explication de la métaphore, « L'amour c'est la guerre », nous commençons par l'expérience de la défloration. C'est un épisode majeur dans la vie d'une femme maghrébine dans la mesure où toute son éducation l'y prépare et où toute son identité (et celle de sa famille) est construite autour de sa virginité prénuptiale. Comme le remarque Marta Segara, la science de défloration est centrale dans de nombreux romans maghrébins écrits par des femmes: romancière francophone du Maghreb, elle y est souvent traumatisante : « La défloration violente est presque publique (…) apparait à plusieurs reprises 155 - FERNANDES, Martine, les écrivaines francophones en liberté, L'Harmattan, Paris, p, 195. 156 - Ibid., p, 195. 106 dans ces romans en tant qu'épisode dramatique qui conditionne négativement la vie sexuelle du couple »157. En effet celle-ci est le plus souvent décrite par les écrivaines maghrébines comme un viol. Djebar s'interroge, dans son roman sur l'ambiguïté des rapports amoureux entre les hommes et les femmes en Algérie et met au centre son auto-analyse: l'épisode de la défloration. Cette défloration vécue comme un viol, va entraîner cette métaphore l'amour comme guerre dans la société algérienne. Cette scène met en place les éléments communs qui vont permettre l'intégration de (L'amour) et de la guerre : la trahison, le cri, le sang, etc. analysant la relation entre l'invasion coloniale et la défloration chez les écrivaines maghrébine, Marta Segarra note que la virginité participe à la construction du (corps-forteresse). Selon elle, la défloration est « ressentie d'autant plus tragiquement que, au-delà de la douleur physique qu'elle provoque, elle est vécue come une défaite de ce (corps – forteresse) qu'on s'était bâti avec tant de peine »158, de fait, après cette nuit de noces, la narratrice désigne son mari par le pronom de la troisième personne (il) ce qui marque la distanciation affective et celui-ci se confond désormais avec l'ennemi. Malgré l'indépendance, la guerre s'installe donc entre les hommes et les femmes dans l'Algérie postcoloniale: « nous nous sommes précipités sur la libération d'abord, nous n'avons eu que la guerre après »159. 157 -Ibid, p, 195 158 - Ibid, p, 197 159 - Ibid, p, 197 107 « L'amour, la fantasia », rend explicite la métaphore conceptuelle de « L'amour c'est la guerre » qui parcourt l'œuvre de Djebar. Dans son roman « Les impatients », elle met en scène une jeune narratrice qui, cherchant à voir un homme, brise les conventions sociales en adoptant une stratégie guerrière : « J'accueillais alors la nuit avec sourire, c'était déjà celui de la révolte, je n'étais plus dorénavant une convalescente, mais ennemie qui de nouveau, aller s'armer; c'était un véritable plan de guerre; je devinais le prochain combat pour lequel elle reprendrait les armes; elle voulait sortir sans voile »160. D'après Assia Djebar, la femme dans la société algérienne est à l'origine une possession au sens propre; elle est vendue et achetée, elle fait l'objet d'un échange commercial, d'un accord entre deux hommes ou deux familles (C'est bien sûr encore vrai dans de multiples cultures). Djebar dénonce ainsi, les mariages où les femmes se sentent (trahies) par leur père: « certains pères n'abandonnent-ils pas leurs filles à un prétendant inconnu »161. Donc, dans un tel système la virginité est une monnaie d'échange entre les hommes. Dans ce cadre culturel de l'échange commercial nait l'image du « voleur de mariée, figure historique qui enlève la mariée par amour, l'époux de la narratrice est associé à cette figure de voleur: Lui avoir volé son aînée »162. Cependant dans une telle économie, la mariée de Mazouna, n'a qu'un intérêt marchand. Badra se défait de tous ses bijoux pour les donner au 160 - FERNANDES, Martine, les écrivaines francophone en liberté, L'harmattan, Paris, p 199. 161 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 199 162 - Ibid, p, 122 108 bandit : « D'un geste ample, come elle l'aurait fait dans sa chambre nuptiale »163 et devient symboliquement (nue): « Je suis nue »164. Bien qu'elle craigne le viol, Badra n'est pas violée mais dépossédée de ses bijoux qui sont la véritable raison de son enlèvement. Cette scène montre bien l'équivalence que Djebar cherche à établir entre la guerre et (l'amour) ou plus précisément entre la guerre et les mariages en Algérie; dans ce système la femme est une propriété. C'est la même image de commerce et de trahison qui apparait dans « L'amour, la fantasia » lorsque des Algériens dénoncent Sharoui Zahra qui collabore avec les indépendantistes: « Une fois je fus trahie »165, « Un garde-forestier m'a trahi »166, « Il nous a vendues »167, « Au village un garçon nous a vendues »168, tout en montrant les divisions internes dans le mouvement de libération, Djebar fait des femmes des héroïnes de la révolution et des hommes algériens des traîtres. La mise en parallèle de ces exemples permet à Djebar de montrer que les relations entre les hommes et les femmes sont historiquement marquées par la trahison: Un collaborateur algérien devient l'ennemi, de la même manière qu'un homme qui renforce le patriarcat en ce que tous deux ne soutiennent pas les femmes et s'opposent à elles. Ces scènes renvoient au sentiment général de trahison ressenti par les femmes algériennes; malgré leur participation active à la libération, elles ont été renvoyées chez elles 163 - Ibid., p, 114 164 - Ibid., 115 165 - Ibid., p, 167 166 - Ibid., p, 167 167 - Ibid., p, 169 168 - Ibid., p, 181 109 après l'indépendance. Cette idée est très claire lorsque la narratrice commente une photo d'école où elle se trouve seule parmi les garçons de la classe de son père: « Et moi alors, comme reine inattendue parmi ces futurs guerriers! »169. Le mot guerrier appartient à la fois à l'espace de la guerre et des relations amoureuses: Ces garçons sont à la fois les futurs guerriers de l'indépendance, en même temps que de futurs ennemis pour les femmes algériennes. Le (combat) des femmes renvoie non seulement à la rébellion des cousines de la narratrice qui, cherchant à échapper au mariage arrangé, corresponde avec des hommes en secret mais aussi à une bataille pendant la guerre d'invasion coloniale. La narratrice lutte donc, pour la liberté amoureuse (liberté de parole et d'action). Nous allons conclure par la citation de Gafaïti: « Bien qu'elle soit présente dans la plupart des romans des écrivaines maghrébines, la métaphore de « L'amour c'est la guerre » n'est analysée et développée que chez Assia Djebar. Donc, en rendant explicite cette métaphore, Djebar cherche à représenter une réalité telle qu'elle est vécue plus ou moins consciemment par les femmes algériennes. Il est intéressant que ce soit précisément à travers l'expérience de la défloration que Djebar relise l'histoire algérienne. L'originalité du roman tient donc à une exploitation subversive de métaphores qui permet à l'écrivaine de montrer la réalité de la guerre et celle de l'amour. Cette métaphore permet aussi de mieux comprendre la centralité de la guerre coloniale sur la psyché maghrébine et ses effets réels sur les individus »170. 169 - Ibid., p 182. 170 - Ibid., p 182. 110 4.8 Conclusion Il est à présent évident que l'aphasie amoureuse de la narratrice est née d'une succession d'oppression. Elle constitue par ailleurs l'instrument d'une résistance contre le pouvoir de l'homme. Au delà des nationalismes, c'est en fait l'exercice du pouvoir qui fait obstruction à l'expression du désir de la narratrice. Cette dernière prend comme prétexte le témoignage au XVIIème siècle du chevalier d'Aranda, pour distinguer la femme algérienne séduite de la femme algérienne conquise. D'Aranda, esclave à l'Alger pendant deux ans, observe, la manière dont les algériennes de XVIIème n'hésitent pas à se montrer nues, c'est-à-dire sans voiles, devant les esclaves chrétiens. La narratrice comprend bien le comportement des Algériennes, et note à ce propos: « Devant le regard ou le mot de l'homme-tabou, la femme dévoilée éprouve sans doute jouissante avivée de se rendre nue, vulnérable, conquise…… justement conquise. Les femmes qu'a connues d'Aranda acceptent l'amour d'un étranger (aveugle). Peut être, mais en tout cas esclave »171 L'esclave n'a pas de pouvoir, et ne peut donc en exercer aucun sur la femme, cette dernière encouragée probablement par cet aveuglement, peut regarder sans peur, et peut donc éprouver de la jouissance. Au contraire, l'homme français appartient à la même catégorie que Lucifer: "Je vivais moi, dans une époque où, depuis plus d'un siècle, le dernier des hommes de la société dominante s'imaginait maître, face à nous. Lui était alors ôtée 171 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 145 111 toute chance d'endosser, devant nos yeux féminins, l'habit du séducteur. Après tout Lucifer lui-même partage avec Eve un royaume identique"172. Eve et Lucifer partage le même espace géographique. Pourtant, ils ne s'y rencontrent, ni ne s'y mêlent. Pour Eve, Lucifer incarne en vérité le véritable tabou. Il est celui que Dieu a maudit. La malédiction n'est pas liée à sa provenance, mais à son attitude, Lucifer vient du ciel, comme les autres anges, mais il avait tout le pouvoir face au pouvoir, Eve créée pour séduire et aimer, doit se retirer un moment, armée de l'espoir de retrouver plus tard son Adam. Entre le pouvoir de l'homme arabe et celui de la colonisation, qui croit dominer l'homme arabe, le corps de la femme algérienne se cristallise en forteresse. De même que la femme qui séduit l'esclave s'oppose à celle que l'envahisseur veut conquérir, ainsi les jouissances des algériennes d'Aranda s'opposent à l'aphasie amoureuse de la narratrice. L'aphasie amoureuse provient donc, d'après nous, de la visibilité du corps de la narratrice face à l'homme qui veut la dominer. La narratrice reste donc bloquée, prise au piège entre les deux systèmes patriarcaux: le colonialisme français et le nationalisme algérien. L'impasse dans laquelle elle se trouve se manifeste à deux niveaux. Face à l'homme, entre le colonisateur et le compatriote, elle ne parvient pas à envisager une manière d'exprimer son désir. Face à elle – même, la narratrice est incapable d'éprouver des sentiments et de se percevoir en tant que sujet désirant. Malgré ses efforts, quand elle se considère d'un point de vue extérieur, elle se sent toujours invisible, c'est-à-dire voilée à elle-même. Cette 172 - Ibid., p, 145. 112 conscience, l'amène alors à partager l'espace d'irréalité, d'anonymat, d'aliénation, et d'inexistence de ses aïeules. A la fin de l'amour, la fantasia, la narratrice se demande: « Quels fantôme réveiller, alors que, dans le désert de l'expression d'amour (amour reçu, amour imposé), me sont renvoyées ma propre aridité et mon aphasie »173. En effet, au-delà de (L'amour reçu) et de (l'amour imposé), il lui reste l'amour à exprimer en mots, ainsi que son activité de sujet désirant. C'est seulement à partir de cette quête qu'elle peut se rapprocher de son corps. 173 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 227. 113 Chapitre V Présentation de « Vaste est la prison » 114 5.1 Présentation Troisième volet d'une autobiographie, « Vaste est la prison » d'Assia Djebar qui est publié en 1995, est un livre sur l'écriture, un livre de la mémoire. A l'inverse de la production littéraire de Djebar antérieure à cet ouvrage, cette écriture n’est pas uniquement porte-parole du passé ou simple évocation d'une partie de vie, elle est aussi et surtout porte-voix car elle fait place à l’effacement pour donner parole à celles qui sont en danger de perdre la voix et qui cherchent, de leur vaste prison, la délivrance: Vaste est la prison qui m'écrase D’où me viendras – tu délivrance? Ces deux vers d'un poème berbère, traduit par Jean Amrouche et chanté par Taos, sa sœur174, qui ouvrent en fait doublement le roman (ils inspirent le titre de l'œuvre et connotent l'ensemble du texte, par leur mise en exergue). Le roman se compose d'une introduction suivie par quatre parties; la première et la troisième partie sont manifestement autobiographiques, tandis que la deuxième est consacrée à l'histoire de la perte et de la découverte de l'alphabet berbère. La quatrième témoigne de la violence en Algérie de nos jours. Ces parties portent en elles le douloureux questionnement de plusieurs générations de femmes-comment échapper à l'effacement? Comment lutter contre l'aphonie et l'extinction de la trace? – questionnement repris mais élargi au présent de tout un pays, d'une 174 - REDOUANE, Najib, 1989 en Algérie, les Editions la Source, Toronto, Canada, 1999, p, 148. 115 manière encore plus tragique par l'auteur: "Comment pouvoir dire aujourd'hui l'Algérie? Comment nommer l'innommable"175. Tout au long de ce récit, en fait chronique essentiellement féminine, trois mémoires vont alors se révéler pour tenter de démêler la toile du présent qui risque d’enserrer et d'ensevelir. D'abord, le récit de vie de la grand-mère et celui de sa filiation; ensuite, le récit du film qui se fait et qui permet à la narratrice – cinéaste – romancière de porter un autre regard sur la région de son enfance; en fin, le retour à l'histoire ancienne de l'Algérie. La première partie, « L'effacement dans le cœur », décrit une histoire d'amour platonique entre Isma et un jeune homme anonyme, appelé « L'Aimé ». La narratrice décide de raconter cette histoire en partant de la fin, quand sa passion s'est déjà évanouie. En se réveillant après une longue sieste" comparable à une véritable mort, la narratrice se sent changée, comme libérée d'un sortilège. La sieste qui représente le passé du bouleversement amoureux du passé au moment de l'après-réveil, est décrite comme résurrection: « Réveillée, lavée, surgie comme d'une longue maladie (….) me voici ressuscitée, corps intact, sereine à cinq heures de l'après midi »176. L'histoire met parfaitement en valeur l'association étroite du désir et de la mort chez Isma de même que son impossibilité à se concevoir comme une femme passionnée. Dans la deuxième partie « L'effacement sur la pierre », la narratrice reconstruit le parcours de la perte et de la découverte du « tifinagh », la langue berbère appartenant au patrimoine culturel de l'Afrique de Nord. Ce 175 - Ibid., p, 148. 176 - DJEBAR, Assia, Vaste est la prison, p, 21 116 parcours est mis en lumière à partir de plusieurs sources : « des documents historiques sur la chute de Carthage » et sur les guerres puniques, des événements archéologiques qui conduisent à la découverte de la stèle de « Dougga »; des récits métrologiques autour de « Tin Hinan », « l'ancêtre de Touaregs nobles du Hoggar »177, et son prédécesseur « Rhahina », « La reine berbère qui résistera à la conquête arabe »178. En reconstruisant ce parcours, l'auteur exalte le rôle des femmes dans la production, la transmission et la conservation de cette langue. Hafid Gafaïti remarque que « les résultats de cette recherche contribuent à la réécriture de l'histoire de la nation algérienne entraînant, par conséquent, une redistribution des rôles dans la formation de son identité culturelle »179 Dans la troisième partie « Un silencieux désir », Isma raconte les histoires passées de sa grand-mère Fatima, de sa mère Bahia, de son père Tahar, et celles de son enfance et adolescence dans son village du Sahel. D'autres destins de femmes s'entrecroisent, jusqu'aux événements de la vie de la narratrice-femme mariée, femme-mère, Mildred Mortimer souligne que : « Isma (….), se souvient des épisodes de la vie de sa grand – mère (…..) qui remettaient en cause le patriarcat et le colonialisme (…..) ses aïeules n'étaient pas des prisonnières résignées. Elle suit un chemin que des générations précédentes de femmes avaient déjà commencé à tracer »180. 177 - Ibid., p, 161. 178 - Ibid., p, 164 179 - RIDOUANE, Najib, 1989 en Algérie, les Editions de la source, Toronto, 1999, p, 124 180 - Ibid., p, 125 117 Dans cette troisième partie, chaque histoire est traduite par un mouvement qui décrit les expériences autobiographiques de l'auteur en qualité de metteur en scène, Djebar raconte les difficultés et les plaisirs liés au tournage du long métrage de « La Nouba des femmes du mont Chenoua ». A ce propos, Valérie Orlando révèle que, afin de lier le thème du film à celui du roman, Djebar fait ressortir un fil commun : « revisiter l'histoire féminine et comprend le sens de la renonciation à l'espace intérieur pour une femme (en particulier une femme musulmane) qui veut établir sa nature de sujet et affirmer sa capacité d'être agent »181. La quatrième partie s'ouvre sur l'assassinat de la jeune Yasmina en 1994 par le mouvement fondamentaliste islamique, le Front Islamique du Salut – FIS. L'auteur qui confesse avoir terminé ce roman en trois mois, pris par l'urgence de témoigner la violence en Algérie, s'interroge sur le rapport entre l'écriture et la possibilité de traduire d'une manière tangible le sang. Elle se propose aussi de discuter et de questionner le rôle même de l'écriture. Djebar explicite les raisons qui l'ont poussée à écrire ce roman: « La vraie interrogation dans mon dernier roman, et dans laquelle je suis depuis deux ans au moins, c'est comment rendre compte du sang (……). Dans l'écriture il y a une sorte d'impossibilité; l'écriture fuit, c'est le cri qui prend la place, c'est le silence »182. Dans le dernier chapitre, « Isma » conclut sur la nécessité de l'écriture: « Les morts qu'on croit absents se muent en témoins qui, à travers nous désirent écrire (…) les morts, eux seuls, désirent écrire, et 181 - Ibid., p, 130 182 - Ibid., p, 125 118 dans l'urgence comme on a coutume de dire »183. L'écriture devient, encore une fois, le porte-voix des absents, des muets et des opprimées. C'est pour eux, et grâce à eux, qu'Isma continuera à témoigner. En outre, la narratrice apporte une réponse poétique à la question « Comment traduire et retranscrire le sang des victimes? » Avec son odeur, peut être Avec ses vomis, ou sa glaire, aisément Avec la peur qui lui fait halo De la fuite De la honte Mais avec le sang même; avec son flux, sa pâte Son jet, sa croute pas tout à fait séchée?184 Dans ce passage, Isma résume donc la nécessite d'ancrer l'écriture dans la matérialité de l'existence. La plume de l'écriture doit donc exprimer l'odeur, la consistance, la couleur et l'horreur du sang. D'ailleurs, les femmes (dignes descendantes des figures évoquées par la narratrice, comme celle de la légendaire « Tin Hinan, de Zoraidé, la fugitive, de Yasmina la journaliste récemment assassinée à Alger) retrouvent leurs voix singulières et continuent leur lutte pour la liberté. Au centre et à la fin du récit des trois figures féminines emblématiques évoquées : femmes 183 -DJEBAR, Assia, Vaste est la prison, p, 346 184 - Ibid., p, 346 - 347 119 scribes, femmes écrivaines entrées dans l'histoire de l'Algérie, double en quelque sorte de la narratrice, d’où l'italique de l'écriture qui permet le passage symbolique de la légende au présent pour chacune d'elle. D'abord, la royale Tin Hinan, ancêtre des Touaregs princesse fugitive et transfuge, revisitée par le pouvoir archéologue des mots qui retracent ainsi sa légende au sens étymologique du terme (ce qui doit être lu); « J'imagine -écrit la narratrice- la princesse du Hoggar qui, autrefois dans sa fuite, emporte l'alphabet archaïque, puis en confie le caractère à ses amies, juste avant de mourir (…) Tin Hinan, des sables, presque effacée, nous laisse héritage (…) l'étrusque ou que celle des "runes", mais contrairement à celle-ci, toute bruissant encore de sons et de souffles aujourd'hui, est bien un legs de femme, au plus profond du désert »185. Ensuite, Zoraidé, l'Algéroise, « femme cachée de haute naissance, seule fille de son père riche et fille aimée: Zoraidé amorçant par l'écriture arabe, le dialogue avec l'autre, avec l'étranger, pour la liberté; elle aussi fugitive et transfuge à la fois, « première algérienne qui écrit » et dont la légende est bien « la métaphore des algériennes qui écrivent aujourd'hui »186. Enfin, Yasmina, la jeune journaliste, qui pour avoir porté « Chaque jour de sa dernière année le Kalam à la main », pour avoir refusé l'exil, donc de « tourner le dos » à son pays violenté, a vu son corps mutilé, jeté dans le fossé. De Tin Hinan à Yasmina, à travers toute une génération de femmes « fugitives et ne le sachant pas », s'exprime toutes les formes de violence que connaît l'Algérie depuis de longs siècles. 185 - Ibid., p, 168 186 - op-cit, p, 168 120 Ce roman partage de nombreux points communs avec « L'amour, la fantasia » : l'aspect autobiographique; la pluralité des voix féminines, la présence de différents registres d'écriture dans le texte. L’utilisation fragmentaire des sources, qui ne suivent pas nécessairement d'ordre chronologique précis, la reprise et la réécriture de l'histoire d'Algérie, ainsi que la volonté de l'auteur d'inscrire les témoignages des Algériennes dans la matière du texte par rapport à « L'amour, la fantasia ». L’aspect personnel émerge d'une manière plus évidente. Hafid Gafaïti note à ce sujet : « Dans ce texte, le projet autobiographique est réaffirmé avec moins de prudence »187. Comme dans « L'amour, la fantasia », l'impossibilité d'éprouver et d'exprimer du désir, apparaît dans « Vaste est la prison ». Ici, s'intensifie le fossé entre le monde masculin et le monde féminin. Dans cet état d'incommunicabilité des deux sexes, l'espace acquiert une valeur centrale dans l'examen de la question de l'invisibilité du corps de la narratrice. L'invisibilité d'Isma, se pare de nouvelles possibilités et s'éloigne ainsi de l'invisibilité passive de ses aïeules, rendues invisibles et muettes par l'oppression du patriarcat. L'oppression entre les sexes est annoncée au commencement du roman dans". Le silence de l'écriture". Dans un hammam, pendant une conversation entre femmes, la narratrice adulte découvre le mot arabe "l'e'dou". Ce mot qui en français signifie « L'ennemie ». Il est utilisé par une femme à propos de son mari. La belle mère qui accompagne la narratrice, lui explique que « l'e'dou » est une façon de parler, depuis longtemps. Il est entré dans le vocabulaire quotidien des femmes, à tel point qu'elles ne se rendent même plus compte 187 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, l'Harmattant, Paris, 2004, p, 124 121 de sa signification « Ce rapport nous rappelle celui de la narratrice de « L'amour, la fantasia » avec son mari après l'acte de défloration ». Ce mot trouble la narratrice qui remarque ainsi « Cette parole non de la haine, non, plutôt de la désespérance depuis longtemps gelée entre les sexes, ce mot donc installa en moi, dans son sillage, une pulsion dangereuse d'effacement »188. Le mot « l'e'dou » traduit le désespoir codifié entre les sexes. La société est devenue à la fois le lieu de l'oppression des femmes et le lieu de la surdité entre les hommes et les femmes. Cela pousse la narratrice à chercher les origines de ce désespoir, à partir de l'enfermement imposé aux femmes. Dans la culture arabe, en effet l'espace est sexuellement divisé. L'espace public est un espace caractérisé par la visibilité de l'homme et l'invisibilité de la femme, tandis que l'espace privé constitue un espace occupé seulement par la femme. Pourtant, Isma découvre à l'intérieur de sa famille des exceptions à cette règle. Sa grand-mère Fatima, et surtout sa mère Bahia ont découvert de nouveaux lieux géographiques pour combattre cette désespérance. Elles ont commencé à transformer leur destin en transgressant l'interdit spatial de leur société. Le titre de la troisième partie « Un silencieux désir », nous montre comment les désirs des femmes algériennes s'engendrent de manière cachée et inconnue. Le sous-titre, « Fugitive et ne le sachant pas », relie le désir de la femme à la mobilité spatiale et à sa découverte de nouveaux lieux. 188 - Ibid., p, 15 122 La fugitive s'échappe de son pays, par nécessité ou par curiosité, mais presque jamais consciemment. Elle ne connaît pas sa direction future: « Fugitive donc, et ne le sachant pas. Car, de trop le savoir, je me tairais, et l'encre de mon écriture, trop vite, sécherait »189. L'inconscience permet ainsi le déplacement des nouveaux risques que le choix comporte. Le message de la narratrice est donc clair: le changement d'espace rend possible l'émancipation féminine. La figure de Zoraidé lui sert d'exemple de fugitive. Au sein de la famille d'Isma émergent d'autres exemples de fugitives. Fatima, la grand – mère, laisse la montagne pour aller vers la ville de « Césarée » et épouser le vieux Soliman. Elle y retourne, seule, après la mort de son mari. Après avoir répudié son deuxième mari, elle redescend définitivement vers la ville accompagnée de ses trois enfants, Bahia, la mère d'Isma que cette dernière appelle « la voyageuse », se déguise en femme occidentale et franchit la frontière d'une Algérie ébranlée par la guerre d'indépendance, pour aller chercher son fils dans les prisons françaises. Le destin d'Isma est également marqué par la mobilité géographique: « Salut à toi, fille de la montagne, tu es née dans la hâte, tu apparais assoiffée de la lumière du jour: tu seras une voyageuse, une nomade partie de cette montagne, pour aller jusqu'où, plus loin encore »190. Enfin, Isma fait de sa fille une « fugitive nouvelle », lorsque la narratrice lui suggère de rentrer en France et de ne pas accepter un poste d'enseignante dans une ville d'Algérie. Car, dans cette ville, les femmes: « désignent tout époux réel ou virtuel de ce vocabulaire d'ennemie! 189 - Ibid., p, 172 190 - Ibid., p, 320 123 Comment ma fille pourra-t-elle être un jour amoureuse parmi des ennemis ». Si dans « L'amour, la fantasia », la narratrice se définit en terme « d'expulsée »dans « Vaste est la prison » Isma parle d'elle-même, comme d'une "enracinée dans la fuite »191. L'enracinée, à la différence de l'expulsée, décide de s'échapper de son pays. Dans ce roman, la fugitive incarne donc une figure féminines emblématique, par opposition à celle de « l'e'dou », celle de l'ennemi. La fugitive constitue également une figure complexe, en tant que le changement de lieu ne lui garantit pas la liberté. Le titre du roman fait ainsi allusion à la multiplicité des prisons, c'est-àdire à la multiplicité des contraintes que la femme fugitive doit affronter au cours de sa vie. D'un point de vue personnel, la narratrice, encouragée par sa mère Bahia, s'émancipe des traditions féminines algériennes et envisage un espace intime et privé où elle peut exprimer ses désirs. La danse de la rébellion qu'Isma crée représente à la fois son affranchissement de la tradition et la naissance d'un espace intime du désir. En public, Isma s'inspire de la mobilité géographique et de déguisement de sa mère et se sert ainsi de l'invisibilité comme d'un biais par lequel elle peut découvrir l'espace extérieur. Grâce à cela, elle peut transformer l'aphasie héritée de sa mère en un cri libératoire de rébellion. A travers cette étude de la société maghrébine nous avons remarqué que la résignation est une vertu quand elle est le fait des femmes. A travers leurs 191 - Ibid., p, 172 124 récits autobiographiques fortement ancrés dans le présent, même si « Vaste est la prison », se veut plus tourner vers l'évocation des aïeules, racontant la lutte des femmes – au passé – contre l'effacement). Assia Djebar montre le fait des femmes, à travers son œuvre, combien elle se veut être le témoin des grandes mutations idéologiques de son pays et des résistances sociales, politiques et religieuses qui ont marqué, au long des siècles, son histoire. En mettant la littérature au service de l'histoire, en s'en faisant le témoin lucide et concernée, en laissant la mémoire libre de toute injonction, Assia Djebar (et par-delà sa personne et son écrit, toutes les Algériennes investies de la parole), souligne une vérité insurmontable: tuer la culture d'un peuple, c'est tuer ce peuple même. « Vaste est la prison » est un roman que nous pouvons considérer comme suite de l'écriture autobiographique, il est également une suite des tentations de dévoilement des émotions que Djebar a commencé dans "L'amour, la fantasia". 125 Chapitre VI Analyse de « Vaste est la prison » 126 6.1 L'incommunicabilité entre l'homme et la femme Dans cette société algérienne où la femme parle du mari à la troisième personne et l'appelle l'ennemi, il n'y a pas même dans la langue, un espace de communication à deux. Dans la première partie de « Vaste est la prison », lors de son histoire d'amour platonique, Isma décide de cacher ses sentiments à l'autre. Malgré l'éducation française et son émancipation des traditions, la narratrice n'arrive pas à accepter son côté passionnel. L'intériorisation des interdits de sa culture réprime toute forme d'échange et de communication amoureuse avec le jeune homme qu'elle aime et qu'elle appelle seulement l'Aimé. L'évocation de sa défunte grandmère, Fatima, aide Isma à comprendre la raison à la fois, de l'idée selon laquelle l'amour va de pair avec la maladie, et la raison de son incapacité à se confier à l'Aimé. Isma fait appel à Fatima afin de se libérer de son image et du poids de l'amertume et du conservatisme hérité de sa culture. La grand-mère peut, en effet, être très facilement identifiée à la tradition, conçue dans un sens négatif. Elle est décrite comme 'l'aïeule amère et virile", car elle a préféré cacher une partie de sa mémoire et ne raconter à sa petite fille que les actes héroïques des hommes de sa tribu. Isma regrette que Fatima ait supprimé son passé émotionnel de femme et, surtout, qu'elle ait fait le choix de ne transmettre à sa petite fille que des faits de gloire au masculin. Ainsi, Fatima camoufle la vérité de l'histoire des femmes de la famille. Elle laisse le champ libre pour que leur douleur et leur oppression se perpétue dans la passivité et le silence. Fatima souligne à travers le récit de l'histoire des hommes, leur pouvoir au sein de la société. 127 La grand-mère incarne la femme mariée par son père avide d'argent. L'affection et l'amour n'ont jamais fait partie de sa vie. Tout en soulignant le besoin d''une éducation à l'amour conjugal et à l'affection entre époux, la narratrice accuse ouvertement Fatima d'avoir voilé ses propres désirs, ses amours et ses angoisses. L'aïeule, qui a toujours préféré parler des héros familiaux, a fini par nier sa féminité: « J'aime et je suis crue, non pas coupable mais malade (…) j'ai cru aimer et que ce fut une étrange maladie »192 En parlant avec sa grand-mère, la narratrice distingue ainsi le mot (amour) du mot « affaire » afin de souligner le problème de l'absence de toute éducation sentimentale dans sa culture. A sa grand - mère Fatima, Isma réplique: « Moi, ce n'est pas là mon affaire; moi, j'aime »193. La différence entre l'affaire et l’amour renvoie à la polémique à propos de la polygamie et des mariages arrangés dans la société d'Isma, ainsi qu'à la critique d'une certaine pratique de la religion musulmane. L'idée de l'amour comme source de plaisir et comme sentiment à partager par deux personnes, n'existe ni dans son vocabulaire ni dans son imaginaire. Dans la société islamique de multiples facteurs s'opposent aux manifestations d'amour entre l'homme et la femme. Dans "Ecrire l'urgence194, Hafid Gafaïti accuse la religion coranique ou plus précisément l'interprétation que le patriarcat fait de cette religion, d'être à l'origine du manque de communication et de compréhension entre les époux. On a déjà 192 -DJEBAR, Assia, Vaste est la prison, p, 105 193 - Ibid., p, 105 194- D. FISHER, Dominique, Ecrire l'urgence, Assia Djebar et Tahar Djaout, l'Harmattan, Paris, 2007, p, 201 128 vu comment, d'après Gaïfiti, le Coran, qui a été interprété par des hommes, ne s'oppose pas forcement aux femmes. Il s'oppose au couple, car ce dernier représente une distraction possible, ainsi qu'une menace contre l'amour pur qui doit lier l'homme à Allah, donc il y a des limites dans cette religion qu’il ne faut pas dépasser. Selon Gafaïti195 l'absence de communication entre l'homme et la femme résulte donc du système patriarcal, qui déstabilise le couple, en autorisant les pratiques de la répudiation et de la polygamie. Cela explique pourquoi la langue arabe possède cinquante mots pour désigner le couple. La multiplication des mots signifiant "amour" renvoie peut être à l'adoration de l'homme pour Dieu; et ne garantit donc pas que ces expressions soient utilisées pour faire référence aux relations ente l'homme et la femme. D'après Naaman Guessous, il résume que : « La vie du couple est alors très souvent basée sur un échange verbal, (…) excluant tout échange d'affection ou de manifestation d'amour. L'acte sexuel, privé de la chaleur et de l'amour de chaque instant de la vie en commun, devient alors un simple automatisme et une routine nocturne »196. Au problème du manque de mots d'amour entre époux, s'ajoute, celui du rôle de la mère au sien de la société musulmane. Dans « Leur pesant de poudre, romancières francophones du Maghreb », Marta Segarra accuse également le patriarcat d'être opposée au couple; « Au sein d'une idéologie 195 -Ibid., p, 201 196 - DJEBAR, Assia, MIMOUNI, Rachid, GAFAÏTI, Hafid, La diasporisation de la littérature postcoloniale, L'Harmattan, Paris, 2005, p, 72. 129 patriarcale androlâtre (pour ne pas dire machiste), il n'y a guère de place pour une idéologie de couple, pour une maghrébine, être femme ce n'est pas vivre avec l'homme, c'est posséder un fils »197. Et si la femme n'existe autrement qu'en étant mère d'un fils (pas d'une fille) elle devient l'alliée d'un système patriarcal duquel elle est également la victime. De plus, la relation étroite qui lie la mère au fils entrave toute forme de communication amoureuse entre époux, car cette première relation hétérosexuelle est bien plus forte que celle qui existe entre le mari et la femme: « la seule façon pour une femme d’établir des rapports affectifs positifs avec son mari est donc de le materner elle-même en se substituant ainsi à la mère »198. Assia Djebar affirme que: « La présence agrandie de la mère (femme sans corps ou au contraire au corps multiplié) se trouve, être le nœud le plus solide d'une incommunicabilité quasi-totale des sexes »199. La mère est ainsi à la fois la victime sacrificielle et l'emblème par excellence du patriarcat. En fait, selon le Coran, continue Djebar : « Le paradis se trouve aux pieds des mères. Si le christianisme est adorateur de la mère-vierge, l'Islam, plus tendre, la femme sans jouissance »200. La combinaison de ces éléments crée une forme de dissociation à l'intérieur du couple, entre la sexualité et l'affection. Gafaïti souligne comment: "Le patriarcat établit aussi une séparation totale entre l'affection 197 - SERGARRA, Marta, Leur pesant de poudre; romancière francophone du Maghreb, L'harmattan, Paris, 1997, p, 53 198 -Ibid., p, 54 199 -Ibid., p, 23 200 -Ibid., p, 23 130 et la sexualité: les hommes rendent l'épouse qu'ils « respectent » frigide et choisissent pour leur plaisir des femmes « d'ordre inférieur » qu'étaient esclaves et qui sont à présent prostituées »201. Cela se voit clairement dans le cas de si Zoubir » dans « La répudiation », qui continuait à fréquenter les prostituées malgré son mariage récent avec la jeune, charmante Zoubida, la jeunesse et la beauté exceptionnelle de sa femme n'ont pas réussi à empêcher ce maniaque sexuel de continuer ses relations avec les prostituées car dans la mentalité de si Zoubir, cette dernière a un goût tout à fait différent de sa femme (peut-être, c'est le goût de l'interdit qui plaît à cet homme). De la même manière selon Lacoste–Dujardin, la dissociation entre la sexualité et l'affection est nécessaire au fonctionnement de la société patriarcale: « Pas question, entre homme et femme, de laisser libre cours à des sentiments aussi désordonnés, aussi mal contrôlables que l'amour, le désir et leur relations individualiste (…) puisque, l'intérêt du groupe est le seul qui compte, la sexualité ne saurait être que sociale, au service du patrilignage202". Par "sexualité sociale" Lacoste – Dujardin peut entendre une sexualité contrôlable par les hommes, par opposition à celle "subversive" des femmes, qui peut affaiblir l'ordre social du patriarcat. Toutefois, on a déjà vu comment la religion coranique ne s'oppose pas à la sexualité entre époux, au contraire, le Coran exalte le plaisir et la jouissance comme une forme d'expression de l'amour pour Allah. A ce propos d'ailleurs Dujardin note: « L'Islam (…) loin d'être une religion 201 -Ibid., p, 24 202 - Ibid., p, 24 131 ascétique (…) Recommande au croyant de goûter aux plaisirs de sens, à condition que ce soit dans un cadre licite (…) l'acte sexuel n'est pas seulement plaisir, il est aussi expression et signe de l'adoration de la divinité »203. A la différence des religions juives et chrétiennes qui condamnent le plaisir de la chair comme un mal nécessaire204 afin de procréer, la religion musulmane proclame l'utilité du plaisir sexuel dans la vie du croyant et de la croyante, et ceci au nom des prescriptions de l'Islam. Si le plaisir sexuel est une manifestation d'amour envers Allah, pourquoi l'expression amoureuse entre époux n'existe-t-elle pas? Pourquoi y a-t-il cette dissociation entre affection et sexualité? Si ce n'est pas de plaisir et d'amour qu'il s'agit entre un homme et une femme, quelle forme de plaisir la religion musulmane déclare-t-elle utile à l'Islam? Ici c'est encore Dujardin qui apporte une réponse : « un certain nombre de distorsions sont venues écarter les pratiques sociales de ce que prescrit la religion, et cette distance fonde ce que l'on peut appeler la tradition: cette tradition a attribué au seul sexe masculin la jouissance du corps"205. Le plaisir sexuel devient, selon les interprétations que les intégristes musulmans ont fait de ces prescriptions, une forme d'union divine uniquement réservée à l'homme, à partir du moment où ce dernier fait éprouver du plaisir à sa femme, le couple devient menaçant, comme s'il trahissait Allah. C'est un des exemples de mauvaise interprétation du Coran, car c'est Allah qui est le créateur de l'être humain et qui est le seul 203 - Ibid., p, 24 204 - Ibid., p, 57 205 -Ibid., p, 58 132 capable de comprendre la nature de cet être. Donc il ne peut pas exiger des choses qui dépassent ou qui sont contre cette nature. La narratrice de « Vaste est la prison » évoque également le fossé entre la sexualité et l'affection, ainsi que le fait que, dans la pratique, seuls les hommes ont droit à la jouissance. On trouve cette question chez Boudjedra dans « La répudiation ». Lors de la scène de la mère de Rachid, la femme répudiée, qui se masturbe car si Zoubir, son mari, ne se souciait que de sa satisfaction. Il ne s'occupe pas des besoins de sa femme, car la femme n'a pas droit au plaisir et que c'est un droit proprement masculin selon la mentalité patriarcale. Dès la première nuit et jusqu'à la mort, tout est fonction du plaisir sexuel de l'homme: « Car il n'y a pas d'Iseut en Islam, car il n'y a que jouissance dans l'instant, dans le présent éphémère (…) l'amour, parce que célébré seulement en jouissance sensuelle, disparaît dès les premiers pas dansés de la mort annoncée »206 L'absence de la notion du couple est mise en évidence par l'absence de figures telle que Tristan et Iseut, les amants symboles de l'amour dans la littérature. L'exemple de ces amants ne renvoie pas à un besoin chez la narratrice d'une tradition romantique de l'amour à la manière occidentale. Il signale simplement le manque de complicité et d'espace partagés à deux dans la société algérienne traditionnelle. Apparaît ensuite le contraste entre la jouissance « éphémère » recherchée par l'homme et l'amour durable recherché par la femme. Isma associe le mariage à la mort, à cause du 206 - DJEBAR, Assia, Vaste est la prison, p, 100 133 manque de communication entre époux. Une fois privé de toute compréhension et de dialogue, le lien entre l'homme et la femme se transforme rapidement en tombe, car l'amour, en tant que jouissance, physique, sert surtout aux hommes. Cette jouissance, pour la femme, n'a rien à avoir, ni avec le plaisir, ni avec le respect et le fait d'être en communication avec l'autre. Isma réagit contre le manque d'éducation à l'amour et à la communication amoureuse et réclame un état de complicité, d'être deux, d'être un vrai couple, de fusion éternelle entre les amants qui pourrait durer au-delà de l'existence physique. A la manière de Tristan et Iseut, Isma recherche ce genre d'amour: "Alors qu'en fait, je cherche désespérément l'amour auprès de qui, certes faire l'amour des nuits et des nuits, mais surtout, mais en fin de compte, mourir auprès de lui, avant ou près lui, le rejoindre en terre, gésir en lui éternellement"207. Dans la première partie de « Vaste est la prison », qui raconte l'amour platonique entre Isma et son Aimé, la narratrice s'imagine être avec son amant et son portrait devient l'image funèbre de deux cadavres: « Je veux dormir, je veux mourir entre les bras de l'autre, l'autre, cadavre qui me précédera ou qui me suivra, qui m'accueillera, je veux »208. Contrairement au mode conditionnel utilisé dans les passages précédents – « J'aurais désiré » ou « J'aurais voulu »209, répété cinq fois dans la même page – la narratrice conjugue à présent ses verbes au 207 - DJEBAR, Assia, Vaste est la prison, p, 106 208 - Ibid., p, 107 209 - Ibid., p, 99 134 présent: "Je veux" associé à l'idée de ine plus exister. Ce qu'Isma conçoit comme une maladie n'est pas tant sa passion amoureuse que la lutte intérieure contre sa passion incontrôlé: « Avant c'était la lutte sans ennemi ni objet, avant c'était la passion farouchement refusée, l'ardeur vous laboure et le cœur vacille »210. Elle refuse ce qu'elle éprouve, car elle n'a jamais connu la force irrationnelle de la passion: « Que signifie cette houle, pourquoi, me demandais – je, ce désir fou d'enfance à revivre, ou plutôt à vivre enfin et pleinement? (…) je ne prononçai pas le mot « passion » je n'habitais ni le mot, ni l'idée"211. Inconsciemment, Isma a fait sienne l'interdiction d'aimer, imposée pas sa société patriarcale. L'amour passionné n'est pas pour les adultes, car ce n'est pas une chose sérieuse. Elle ne peut concevoir cette "houle", que comme un désir irrationnel de revivre son enfance. C'est la raison pour laquelle Isma transforme, à la fin du récit, cet amour passionné en amour maternel. Au moment de son adieu avec son "autrefois aimé", la passion que la narratrice n'a jamais révélé se transforme alors en une affection maternelle qui rend la séparation possible tout en neutralisant la possibilité de manifester la passion amoureuse. 210 - Ibid., p, 23 211 - Ibid., p, 36 135 6.2 De la transe de la grande mère à la danse de la petite fille : de l'oppression à la rébellion Dans "L'amour, la fantasia", la narratrice fillette regarde sa grandmère entrer dans un état de transe. Pour la première fois, elle se trouve en contact avec la source de la douleur qu'éprouve toute femme dans sa communauté: « La voix et le corps de la matrone hautaine m'ont fait entrevoir la source de toute douleur comme un arasement de signes que nous tentons de déchiffrer pour le restant de notre vie »212. Au-delà des différences entre les deux générations, la souffrance et l'oppression physique de la grand-mère, qu'elle cherche à chasser à travers la transe, sont transmises à la petite fille. Dans « Vaste est la prison », grâce aux conversations avec sa tante, Isma revit la mémoire des histoires passées de sa grand-mère et de sa mère. En parcourant les signes de cette souffrance au féminin, la narratrice, conscience de la douleur dont elle a héritée, métamorphose le désespoir de la transe de Fatima et des danses traditionnelles des femmes, en danse de joie et d'espérance. Là où la grand-mère de la narratrice utilisait la transe afin de se soulager temporairement de toute oppression, Isma crée une forme personnelle de danse libératoire qui manifeste sa propre différence. La transe de la grand-mère se conçoit chez Isma comme un signe de rébellion complexe. A travers le rythme et la qualité de mouvement, la narratrice s'oppose à la fois au désespoir de la transe de Fatima, et à l'idée de la mort et la souffrance des danses traditionnelles. Les femmes du village tentent de baisser temporairement leur angoisse. 212 - DJEBAR, Assia, L'amour, la fantasia, p, 165 136 Pour Isma, danser c’est se sentir vivante et, ainsi, construire inconsciemment un espace intime où exprimer ses désirs. L'espace de la danse se transforme aussi en espace de marginalité par rapport aux femmes algériennes et par rapport aux hommes en général. Une fois dans la société occidentale, la narratrice, qui au village danse seulement devant un public de femmes, s'adapte mal à la possibilité de danser devant un public mixte d'hommes et de femmes. Elle protège sa danse et se démarque de la danse de couple, où les hommes veulent protéger leurs femmes. La danse de la narratrice, considérée comme dangereuse par les femmes de son cercle car « hybride », « solitaire » et « fugitive » a pu se transformer en danse individualisée grâce surtout à l'influence de « Bahia ». La mère d'Isma pense que l'émancipation de sa fille provient en fait de l'entrecroisement de plusieurs motifs, parmi lesquelles sa mère, Bahia, joue un rôle très important. Si la décision du père de faire étudier sa fille change définitivement le parcours de cette dernière, Bahia, à travers une séries d'actions, soutien et encourage le fait qu'Isma grandisse en comprenant les deux cultures. Au contraire de la grand-mère, Fatima, Bahia représente pour sa fille une source de richesse et une femme avec qui il est possible de collaborer. La complicité qui lie la mère à la fille devient une véritable forme d'union entre deux femmes qui ont le même désir: s'ouvrir au monde extérieur. La narratrice décrit en détail le moment où sa danse commence à se démarquer de la danse des autres Algériennes: à l'occasion des noces de sa cousine. Pour cette célébration, Isma choisit une robe audacieuse, avec la complicité de sa mère, laquelle donne son autorisation puisque c'est une 137 fête « entre femmes ». Ce n'est pas la première fois qu'Isma souligne la différence entre ses vêtements et les vêtements des autres filles du village. Quand elle était plus petite, la lingerie française qu'elle portait, achetée par sa mère, créait une sorte de curiosité chez les fillettes arabes. Ensuite, c'est sa tenue de l'école française qui marquait une différence, car elle l'empêchait de s'asseoir à la manière des autres femmes. Pendant les noces, Isma, alors adolescente, danse devant un public uniquement composé des femmes. Sa manière de danser constitue une forme de diversité à l'intérieur du groupe, et si, pour la mère, le danger du regard masculin est apparemment neutralisé, Isma s'aperçoit de la présence de quelques voyeurs mais, décide de ne pas y faire attention: « Tant pis si deux ou trois garçons, peut-être même un jeune homme, se sont dissimulés dans quelque pièce fermée et, derrière des volets entrebâillés, se transforment en voyeurs »213. En revanche, la narratrice décrit, de manière forte détaillée, la méfiance qu'elle éprouve vis-à-vis du regard des voyeurs. Tandis qu'Isma danse, elle est consciente d'être le centre de l'attention des femmes du village à cause du style très personnel de sa danse. Sa différence ne l'embarrasse pas car elle se sent protégée par sa mère. Bahia encourage en fait indirectement la distinction et l'élégance de sa fille: "La mère a souri devant les compliments qu'a suscités la robe noire portée par la jeune fille"214. La narratrice adolescente peut donc se livrer à sa danse, et rejeter avec mépris le regard désapprobateur des femmes de sa famille: (….) le dos et les bras nus devant toutes, quelques 213 - DJEBAR, Assia, Vaste est la prison, p, 278 214 - Ibid., p, 278 138 minutes après, de m'oublier pour chevaucher le rythme et découvrir le plaisir neuf du corps, malgré le public et ses yeux (...) oui, de dédaigner les parentes, spectatrices se muant en un seul être multiple, vorace, bourdonnant…)215 Le tabou de l'exposition s'ajoute à l’audace des mouvements du corps de la narratrice. Isma perçoit les "Spectatrices" comme une menace, elle les voit comme une force compacte et homogène, à laquelle l'énergie vitale de son corps s'oppose tout entière: « Mais quoi, le corps est là tournoyant, irrépressible, le corps vibre tout entier devant les femmes sur le qui-vive »216. Les femmes sur le qui-vive sont les femmes les plus vieilles, qui représentent le prolongement du pouvoir patriarcal, c'est à elle, en fait, de contrôler les femmes les plus jeunes dans les lieux dont les hommes sont absents. Pour ces femmes le mouvement rythmé du corps symbolise une manifestation de la douleur, qui se répète de manière circulaire. La danse est donc utilisée pour exprimer la souffrance et l’accepter à travers ce rite d'oubli. A l'inverse, Isma danse pour le plaisir de son corps, et pour se rebeller contre cette réalité des femmes « séquestrées ». La danse la transporte dans un monde sans frontière, mais elle lui fait aussi découvrir la contrariété et le reniement des femmes qui l'entourent: « Elles interprètent, malgré elles, peu à peu leur peine et leur besoin de sortir, de se précipiter au plus loin, au soleil ardant, et moi (…) quelle image 215 - Ibid., p, 278 216- Ibid., p, 278 139 proposer à ces séquestrées, celles accroupies qui déjà sont prêtes à me renier? »217. Isma qui imagine la désapprobation collective des voyeuses, recrée ainsi leurs pensées: « Elle sort, elle lit, elle va ainsi dans les villes, nue, son père, étrange lui permet (…) Oh, inconscients, les parents de la jouvencelle! » « Celle-ci, les traits durcis de timidité et d'ardeur, danse; mais trop vivement, trop nerveusement, comment dire allégrement »218 A cause de la visibilité de son corps, résultats du choix familial, la narratrice imagine les femmes de son clan la frapper. La répétition de l'adverbe « jamais » marque cette exclusion: « Elle ne comprendra jamais car elle ne sera jamais de nos maisons, de nos prisons, elle sera épargnée de la claustration et, par là, de notre chalan, de notre compagnie! Elle ne saura jamais que si le luth et la voix suraiguë de la pleureuse aveugle nous font lever (…) c'est pour le deuil, le deuil masqué »219 Isma est aussi condamnée à être considérée comme une « étrangère » par les femmes de son clan: « Elle danse, elle, pour nous, c'est vrai; devant nous, en effet, mais quoi, elle dit sa joie vivre; comme c'est étrange, d’où vient – elle? D’où sort-elle, vraiment elle, l'étrangère! »220. Selon ces femmes, Isma ne peut pas comprendre ce que signifie être prisonnière, car elle n'a jamais été en prison. Est-elle une privilégiée ou une victime? Elle est en fait les deux à la fois. La sortie du groupe la jette loin de leur "prison", mais en même temps l'expose à l'isolement et au bannissement. 217 - Ibid., p, 278 218 - Ibid., p, 279 219 - Ibid., p, 279 220 - Ibid., p, 279 140 Ainsi la danse libératoire d'Isma devient l'espace solitaire de ses émotions. Sa danse se développe strictement dans un espace féminin, hors des yeux des voyeurs, même si la narratrice, l'espace de sa danse, reste un espace protégé des yeux masculins, la danse engendre un lieu féminin du dévoilement émotif où elle peut s'abandonner à la musique et oublier la présence d'autres femmes. A l'inverse, l'abandon est impossible quand la narratrice danse dans un espace public ou quand elle est regardée par un homme, même son mari devient le voyeur, celui qui épie pour contrôler et opprimer. La description d'un épisode de voyeurisme tout à fait particulier, puisque c'est de son mari qu'Isma parle, confirme l'importance de la séparation entre l'espace privé et l'espace public, ainsi que le poids des tabous sur le corps qu'elle a intériorisés: « Quand, (…) une cousine était allée chercher mon époux pour le faire assister, à « mon style personnel de danse », selon elle, mon cœur avait battu de timidité, ou d'un trouble ambigu, comme si cet homme acceptait lui aussi d'être un voyeur, puisque, homme, il surprenait ma danse parmi les femmes »221 Lorsqu'elle est regardée par un homme, sa danse devient presque obscène, car elle lui dévoile son côté passionnel. Le "trouble ambigu" qu'Isma ressent est lié au tabou de l'exposition de son corps dans un espace en principe réservé aux femmes, car sa danse dévoile son être le plus intime. Ce dévoilement la rend encore plus vulnérable face au sexe opposé. Quand elle s'est trouvée obligée de partager un espace avec les hommes, sa danse s'adapte mal aux danses occidentales, c'est-à-dire aux 221 - Ibid., p, 63 141 danses de couple où la femme doit suivre son partenaire. Aux danses occidentales, la narratrice continue à préférer sa danse solitaire. Lorsqu'elle danse avec son mari dans un lieu public, Isma se décrit comme prisonnière, vexée à la fois par le regard possible des voyeurs entourant le couple, et par l’inévitable contact physique avec son mari: "Certes, avant cet été dans une station balnéaire j'avais fini, par paraître me plier aux danses occidentales-deux ou trois fois, enlacée par l'époux, devant-tous(….), notre couple perdu parmi d'autres, moi, les yeux baissés, me prêtant au jeu conventionnel, évitant d'être étreinte (les yeux des autres)222. Face aux danses occidentales, où la femme est forcement enlacée par l'homme, la narratrice revendique le rythme « autonome » de son corps et refuse le « cavalier »: « Non, décidemment, se soustraire malgré les modes, éviter d'être « touchée » par un homme, quel que fut l'homme, ainsi dans la foule, …. Le secret du corps et son rythme autonome, le velours intérieur du corps et, dans le noir, dans le vide, la musique pour aiguillon »223 Donc, son rythme à elle l'aide à sortir de la banalité et de la fausseté de ces danses, et à se livrer à un espace mystérieux et fini, symbolisé par le mot « noir » et le « vide ». 222 - Vaste est la prison, op-cit, p, 63 223 - Ibid., p, 63 142 6.3 L'espace de la visibilité d'Isma La danse pour Isma est aussi un espace de visibilité. Devant son aimé, la narratrice danse et éprouve le désir d'être vue; elle fait pour la première fois l'expérience de sa passion, possible pour l'homme. Si dans « L'amour, la fantasia » l'aphasie amoureuse de la narratrice se traduit à la fois par une incapacité à ressentir et une incapacité à exprimer le désir dans « Vaste est la prison », il s'agit uniquement de l'incapacité de la narratrice à exprimer verbalement ses sentiments face à l'homme. A la fin de l'histoire de l'amour platonique, la narratrice envisage de nouveau des interdits de sa culture: l'interdit de l'amour et l'interdit de la manifestation d'amour. La danse de rébellion, qui a distingué Isma des autres femmes du village, l'a, en même temps, marginalisée et s'est traduit ici en danse de désir. Lorsqu'elle danse devant celui qu'elle aime, la narratrice ressent du désir. « L'influx » en elle, manifeste finalement le désir d'Isma pour un homme: « Mon corps semblait avoir libérer quel influx en moi, et en dehors de moi? De quel mystère sourd et liquide avait-il été, malgré lui, l'intercesseur? Plus prosaïquement, et pour l'anecdote, je compris que je devenais attentive à quelqu'un d'autre. Ainsi un homme m'avait regardée danser et j'avais été (vue) »224. Sa vue est double. D'abord, elle lui permet de révéler au jeune homme une partie intime de son être. Ensuite, cette visibilité lui fait ressentir le côté passionnel de son être par rapport à l'homme, qui était 224 -Ibid., p, 64 143 demeuré inconnu et étranger jusqu'ici. Son bonheur vient du fait que, pour la première fois, elle se sent émotionnellement visible à la fois pour lui et pour elle-même: « Je me sentais avec une conscience aiguisée, heureuse, (rien à voir avec l'amour propre, ou la vanité narcissique, ou la coquetterie dérisoire….) d'être vraiment « visible pour ce jeune homme, lui presque un adolescent au regard meurtri. Visible pour lui seul Pour moi donc, par là même »225. La narratrice souligne que la joie éphémère qu'elle éprouve en s'exposant au regard de l'aimé, n'a rien à voir avec l'amour propre ou le narcissisme de la narratrice, autrement dit, la visibilité ne nourrit pas son égoïsme. La visibilité ne se rapproche pas, non plus, de la « coquetterie dérisoire », c'est-à-dire qu'elle ne relève pas du souci de plaire à l'autre sexe. Ce n'est pas le regard de l'homme posé sur elle qui la fait se sentir femme. Au contraire, Isma se protège toujours de l'indiscrétion de ces regards, dans l'espace public, car elle en a honte: « Pourquoi soudain à un sourire, à un éloge (…) J'évitais certes le moindre contact, mais me saisissait un trouble nouveau: « Ainsi c'est vraiment de moi qu'ils parlent! J'ai honte: Je souris, pour ne pas sembler prude mais j'ai honte: ils iraient jusqu'à me toucher avec leurs doigts! »226. La narratrice explique la singularité de cette situation: « pour la première fois de ma vie, je me sentais « visible »227. Ensuite, elle marque la différence entre sa visibilité devant ce jeune homme et son être face au regard d'un homme en général: « Devant quelque flatterie d'un homme ami 225 - Ibid., p, 51 226 - Ibid., p, 42 227 - Ibid., p, 51 144 ou étranger, je souriais distraitement, pensant alors: « C'est mon apparence, mon fantôme que vous voyez, pas moi-même, pas moi pour de vrai. Moi, je suis masquée, je suis voilée, vous ne pouvez me voir! »228. Etre « vraiment visible », revient alors pour Isma à se démasquer devant cet homme. Pendant sa danse, la narratrice montre qui elle est vraiment. Elle en est doublement heureuse. D'abord parce qu'ainsi elle s'ouvre à l'autre sans artifices, sans voiles. Ensuite parce qu’elle aperçoit pour la première fois la réalité de sa personnalité, qui lui était inconnue jusqu'ici. A travers la danse, espace du voilement des émotions, elle décide d'ôter son masque et de révéler son intimité à l'autre. Autrement dit, Isma est alors prête à engager une conservation amoureuse authentique. Dans « Assia Djebar, le corps invisible »229, Anna Rocca a approché la valeur de la visibilité passive d'Isma en termes de passivité. Par visibilité passive elle entend l'idée selon laquelle la femme confère à l'homme le droit de lui donner une identité à travers le choix visuel auquel il procède. C'est-à-dire que l'identité de la femme observée repose sur l'évaluation du regard de l'autre, lequel, en choisissant la femme, lui confère une existence. Dans cet article, Anna Rocca commente ainsi la scène de la danse: « Isma, en s'efforçant de remplir un vide émotionnel, est entrée dans un jeu de séduction avec son amant potentiel. En effectuant une danse séductrice devant lui, elle capture son attention. La présence de 228 - Ibid, p, 51 229 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, l'Harmattan, Paris, 2004, p, 149 145 cet homme lui donne le sentiment que son existence est validée; son regard lui donne du pouvoir »230 Selon Anna Rocca, le regard de l'homme garantit et renforce l'existence de la narratrice en tant que femme. Elle tire cette idée de la phrase suivante d'Isma: « Ainsi un homme m'avait regardée danser et j'avais été vue »231. Dans son analyse, Rocca néglige deux éléments. Elle omet la définition qu'Isma donne de sa visibilité abordée auparavant. Elle oublie également de prendre en compte la description que la narratrice fait du regard de cet homme, après la phrase citée par Rocca: « ce jeune homme, lui presque un adolescent au regard meurtri »232. Ce regard « meurtri » est difficilement associable au pouvoir dont Rocca parle. Audelà de la valeur de cet homme, Isma trouve important de devenir « attentive » à quelqu'un autre, de se percevoir en tant qu'être désirant. Selon Rocca, l'invisibilité passive d'Isma se manifeste à deux niveaux. Au début de l'histoire, la narratrice se sent enfin femme car le jeune homme la regarde. Cependant, ce regard finit par la rendre dépendante car d'après Rocca Isma se découvre "prisonnière" du regard masculin. Rocca cite le passage qui conclut la première partie du roman pour soutenir sa thèse. Dans cette partie, deux ans se sont passées depuis la fin de la passion amoureuse d'Isma. A la sortie de la gare Montparnasse, à Paris, Isma rencontre par hasard son aimé et décrit ainsi le dernier regard qu'ils échangent : « Moi regardée par lui et aussitôt après, allant me contempler pour me voir par ses yeux dans le miroir, tenter de surprendre 230 - Ibid., p, 150 231 - Vaste est la prison, p, 64 232 - Ibid., p, 64 146 le visage qu'il venait de voir, comment il le voyait, ce (moi) étranger et autre, devant pour la première fois moi à cet instant même, précisément grâce à cette translation de la vision de l'autre. »233 Alors, Isma, selon « Rocca » accepte cette « translation de la vision de l'autre » car elle a intériorisé « le regard dominant de l'homme », lequel révèle son identité de femme. Nous pouvons conclure que la narratrice de « Vaste est la prison » ressent toujours la visibilité de son corps devant l'homme comme problématique et dangereuse: pour elle, le désir de circuler au dehors ne s'identifie pas au désir de liberté de mouvement. En général les femmes des deux romans de « Djebar » revendiquent, leur droit de circuler, c'est-àdire la liberté de se déplacer dans l'espace, bien différente en réalité du droit de se montrer: A propos de liberté d'espace (de circuler dans l'espace), « Rocca » montre le fossé qui sépare la société occidentale de la société musulmane. Il est, selon elle, interdit à la femme occidentale de se voir au delà de l'image que l'homme crée pour elle, tandis que la femme orientale est plutôt privée d'un droit d'accès à l'espace public: « En orient, les hommes utilisent l'espace pour dominer les femmes, en revanche, en occident, les hommes dominent les femmes en dévoilant ce que la beauté doit être. Dès lors, si vous ne vous ressemblez pas à l'image qu'ils ont donnée, vous êtes condamnée »234 Nous sommes d'accord avec Rocca car la femme occidentale exposée en public se trouve obligée de ressembler aux critères de la beauté 233 - Ibid., p, 116 234 - ROCCA, Anna, op-cit, p, 152 147 crées par l'homme pour dominer cette femme en lui privant du simple droit de décider comment être belle ou plutôt qui est la belle femme. Rocca reconnaît qu'à la base des deux cultures il y a une commune dévaluation de la femme: « Dans les deux cultures, l'objectif reste le même : faire sentir aux femmes qu'elles dérangent, qu'elles sont inadaptées et laides »235. Toutefois, nous pensons que la femme occidentale est dans une situation plus difficile que la femme orientale. Car l'homme occidental utilise "l'arme" du temps contre sa femme et le temps moins visible, plus fluide que l'espace. Rocca continue: « L'homme occidental utilise des images et des lumières pour figer la beauté féminine dans une enfance idéalisée et pousse la femme à considérer le temps qui passe comme une honte dévalorisante. Ce voile-temps de l'occident est encore plus fou que le voile-espace des hommes de l'orient »236. Nous voyons clairement que "l'arme" utilisée par l'homme occidental contre la femme est beaucoup plus puissante que celle de l'homme oriental. En occident, la honte dévalorisante évoquée par « Rocca », frappe en effet toute femme qui a dépassé le printemps de sa vie. L'homme attiré principalement par l'image esthétique de la femme-enfant qu'il crée, finit par la rendre esclave, à la manière des esclaves du harem oriental: « Figée dans le statut d'un objet passif dont l’existence même dépend de l'œil de son détenteur, la femme occidentale moderne et éduquée devient une esclave de harem »237. 235 - Ibid., p, 152 236 - Ibid., p, 153 237 - Ibid., p, 219 148 Nous pouvons considérer ces critères de beauté féminine construites par l'homme, une manière d'exercer une pression sur la femme en lui faisant croire qu'elle ne peut exister qu'à travers ce regard d'admiration de l'homme. 149 6.4 L'espace de l'invisibilité d'Isma A travers le regard échangé entre Isma et son aimé ce regard que nous pouvons interpréter en terme de visibilité passive, nous parvenons à la fin de cette histoire d'amour. Le bonheur et le bien – être d'Isma, que la passivité de sa passion lui procure, ne dure pas. La narratrice découvre un nouvel aspect de sa personnalité, un espace qui se révèle tout à fait étranger et dangereux. En se remémorant son histoire d'amour, plus de dix ans après, elle craint la force de son désir et se voit comme "possédée", comme quelqu'un qui ne peut pas maîtriser sa passion. Par là, la narratrice associe l'amour qu'elle a éprouvé à une maladie et se sent sereine uniquement lorsque l'effet de sa passion disparaît. Elle veut alors retrouver l'état d'invisibilité émotive qu'elle connaît bien. Mais le fait de choisir une forme d'invisibilité ne signifie pas retourner à l'invisibilité passée. Isma a connu à la fois la passion de l'amour et le côté passionnel de son être. Elle est consciente de cette force et décide de la cacher, de la rendre invisible à l'autre. L'espace de la danse solitaire de la narratrice qui, pendant l'histoire d'amour, représente l'espace où son désir est visible, est tout ce qui lui reste à la fin du récit. Un espace privé, secret, invisible de l'extérieur, que la narratrice ne peut et ne veut pas partager avec un homme. Pour interpréter la scène finale de cette histoire il faut noter que la narratrice se transforme "en un objet passif au désir masculin". Lors de la scène d'adieu, Isma a déjà renoncé à son côté passionnel: "Je contemplais 150 l'autrefois aimé, cette fois sans nulle réticence"238. Isma joue maintenant un rôle maternel avec le jeune homme et transforme sa passion en affection maternelle, ainsi elle trouve la juste distance émotive pour regarder son aimé, car la passion amoureuse née de leur rencontre est exclue. Un adieu sans souffrance est à présent possible, en fait, le cœur d'Isma s'emplit « d'un attendrissement véritablement maternel »239. Elle se dit: « je l'aime, me dis-je, comme une jeune mère (….) ainsi mon amour silencieux, auparavant si difficilement maîtrisé, changeait de nature »240. L'aimé qu'Isma rencontre deux ans après l'extinction de sa passion, lui apparait comme un homme « soudain enfant, quoique adulte, de moi »241, ce qui transforme l'aimé en le « plus proche parent », celui qui s'installe dans ce que la narratrice appelle : « la vacance originelle, celle que les femmes de la tribu avaient saccagée autour de moi, dès mon enfance et avant ma nubilité »242. La vacance originelle représente le manque d'éducation sentimentale dans son héritage féminin. Les femmes de sa tribu, victimes et en même temps complices du système patriarcal rappellent à la narratrice l'impossibilité d'éprouver, d'exprimer et d'accepter sa passion amoureuse. De plus, à quoi se réfère-t-elle quand elle décrit l'aimé comme un homme ni étranger ni en moi, et son être même comme un (moi étranger et autre), un (moi) qu'Isma peut voir seulement à travers les yeux de l'aimé? A la fin de cette histoire d'amour, la narratrice, auparavant possédée par 238 - Vaste est la prison, op-cit, p, 115 239 - Ibid., p, 116 240 - Ibid., p, 116 241 - Ibid., p, 117 242 - Ibid., p, 117 151 une passion incontrôlée, s'est transformée en mère, c'est-à-dire en femme dénuée de désir sexuel, ce qui est – d'après nous – une chose très difficile à comprendre pour la plupart des hommes. Dans « L'amour, la fantasia » Djebar explique à propos du rôle de la mère au sein de la famille algérienne qu'elle est la source de tendresse, et aussi la femme sans jouissance et la femme sans corps et sans voix. Privée de son pouvoir sexuel, elle est surtout la seule qui peut regarder un homme, son fils, sans plus avoir peur de menacer le système patriarcal. L'œil de la mère, poursuit l'auteur, s'oppose à (l'œil libéré) et provocateur de la femme qui veut regarder vers l'extérieur: « avec l'espoir obscur que l'œil-sexe qui a enfanté n'est plus de ce fait menaçant. La mère seule peut alors regarder »243 Outre le récit de la transformation de la passion en sentiment maternel, Isma décrit plusieurs fois sa passion en termes de retour à l'enfance: « comme c'est loin l'enfance à deux … vais-je revivre un passé englouti? Me trouver dans l'enfance avec toi? Est – ce cela tout – le mystère? »244. Puis elle continue: « Je me crois âgée de six ans, de dix, tu es mon compagnon de jeu … je me surprends vivre, comme si c'était la première fois, et avec une fraicheur inattendue, mon enfance! »245 Peu après, Isma, se demande « Ne suis-je pas retournée à l'époque sinon de l'enfance, du moins de la préadolescence? … Et moi qui, ces 243 - L'amour, la fantasia, p, 155 244 - Ibid., p, 35 245 - Ibid., p, 35 152 temps - ci replongeait presque dans mon enfance ressuscitée »246. L'enfant, comme la préadolescente, ont en commun le fait de ne pas être des femmes sexuellement actives dans la société. La narratrice elle-même, compare son bonheur et ses émotions à ceux d'un enfant. Autrement dit, elle ne se perçoit pas, ou s'interdit de se percevoir, comme une femme avec des pulsions et des désirs. Le dernier paragraphe de ce passage, annule l'importance de cette histoire d'amour, car la narratrice se demande si, sans le poids de cet héritage, cette passion serait survenue: « Si avec un frère, ou avec un cousin, j'avais, autrefois une seule fois, joué sur les chemins ou dans la forêt, peut-être que cette nostalgie ne me reviendrait pas ainsi, en ressac amplifiant mon penchant vers cet homme »247. L'amplification de ce (penchant) est causée donc, dit-elle, par son enfance vécue dans l'interdiction. Une fois la mère, la narratrice est devenue complètement asexuée. Isma trouve maintenant la juste distance émotive à prendre vis-à-vis de l'aimé. Ce dernier décrit auparavant comme (l'aimé avec passion), devient progressivement (l'autrefois aimé), puis (l'homme ni un étranger, ni moi, et enfin) le plus proche parent. Il est près d'elle affectivement, la narratrice l’a présenté auparavant comme (frêle), au regard meurtri et absent, et maintenant il est décrit de la façon suivante: « Son visage avait grossi, ses joues étaient hâlées. Il avait forci, ses 246 - op-cit, p, 42 247 - Ibid., p, 48 153 épaules semblaient plus larges…. Le jeune homme se dressait rayonnant face à moi, dans sa nouvelle beauté »248. L'ancien aimé a acquis, au cours de cette transformation, l'allure sexuelle que la narratrice a perdue. Elle ne peut retrouver son image passionnée que dans le regard de l'homme. Isma n'a pas besoin de ce regard pour reconnaître son identité ou pour se sentir femme, Isma va se regarder dans le miroir pour contempler son être: "étranger et autre", un être qu'elle n'a jamais accepté comme sien, et dont elle a fait l'expérience pendant sa danse. Au contraire, son ancien amant garde l'image de cette femme passionnée dans ses yeux, car il est maintenant un homme mûr, un homme à part entière. Bien qu'Isma ait réussi à transformer la transe de sa grand-mère en danse de rébellion; bien qu'elle soit parvenue à partager avec l'aimé, même si ce fût bref, ses élans passionnels, elle finit par être engloutie par les interdits de sa culture. Pendant cette histoire, à l'exception du moment magique de sa danse devant le jeune homme, la narratrice maintient la passion qui l'anime. Isma ne montre jamais ses sentiments à l'aimé, et n'associe pas son histoire d'amour à l'idée de passion. Tout ce qu'elle éprouve est rapprochée de la violence et de l'angoisse: « je ne pensais alors ni au possible plaisir que me donnerait sa vue, à l'angoisse étrange qui, si elle durait deviendrait torture insupportable : Ces treize mois représentent pour elle une lutte pour vaincre le harcèlement d'une passion à la face aveugle, à la vie séchée »249. Isma s'oppose à cette tempête et, en même temps reconnaît à la fois sa 248 - Ibid., p, 116 249 - Ibid, p,24 154 fragilité d'amoureuse, qui la transforme en mendiante. Et son état de faiblesse qu'elle considère comme (inacceptable). La seule chose qu'Isma semble maîtriser est le refus : « Cet homme avait pouvoir sur moi, même si j'étais résolue à ne pas y céder »250. La difficulté de la narratrice à concevoir le désir la pousse à souhaiter un état de passivité d'ataraxie, et d'indifférence. Ces états, ressemblant à la mort, sont associée par Isma à la normalité de sa vie, une vie de (spectatrice) plus que d'actrice: « Depuis ce réveil de l'après-midi, je ne suis plus sous l’influence, je suis moi-même pleine de vide, disponible et tranquille, affamée du dehors et sereine (…) Comme il va être enivrant de redevenir simple spectatrice, sans attache, ni désir particulier »251 L'association entre le soi et le vide revient plusieurs fois dans le roman, sous des formes différentes. En décrivant le visage de l'aimé, Isma parle de (saccage en cet homme) et (d'absence) tout à fait la perception qu'Isma a de son existence. Cela est lié, d'une part à la perte et à l'effacement du passé de ses aïeules; d'autre part, à son état de fugitive éternelle, c'est-à-dire à son errance permanente. Pourtant, comme nous l'avons déjà évoqué, une brèche s'ouvre dans la perception que la narratrice a d'elle-même Isma a connu la passion amoureuse; elle a découvert le côté passionnel de sa personnalité. Elle les retranche et les protège dans sa mémoire. Elle conserve l'image de sa danse devant l'aimé. Toutefois la danse a perdu sa force sensuelle et est devenue un espace de sublimation pure: « Je dansais. J'ai dansé. Je danse encore 250 - Ibid., p, 40 251 - Ibid., p, 23 155 depuis cet instant, me semble-t-il. Dix ans après, je danse encore dans ma tête, en moi-même, en dormant, en travaillant, et toujours lorsque je me trouve seule. La danse, en moi, s'interrompt quand quelqu'un, ou quelqu'une se met à parler, à parler vraiment »252. Depuis (cet instant), c'est-à-dire depuis sa danse devant l'aimé, la danse s'est transformée en un espace secret et intime de plaisir. Ainsi finit la première partie de « Vaste est la prison », consacrée à cette histoire d'amour. La manière dont l'auteur construit le roman nous invite à penser que la narratrice, après une souffrance amoureuse très difficile, pénètre sa difficulté à exprimer et à accepter son côté passionnel. Isma part de cette conscience nouvelle et recherche les raisons historicosociales qui ont, peu à peu édifiée de multiples barrières contre l'expression du désir féminin dans sa société. Dans la deuxième partie du roman – qui n'est pas traitée ici – la narratrice se met en quête des traces de la violence qu’a effacée la présence de la langue écrite berbère, la langue parlée par la famille maternelle de la narratrice. La narratrice s'intéresse ensuite, dans la troisième partie, à l'effacement de la mémoire féminine. Isma décide de s'en saisir à travers l'écriture, car elle a été frappée par les récits de l'histoire écrite par des hommes, l'histoire, qui occupe la deuxième partie, cède la place à l'histoire des femmes de la famille d'Isma, accompagnée de fragments autobiographiques qui se cinématographique de Djebar. 252 - Vaste est la prison, p, 61 156 rapportent à l'expérience 6.5 D’une invisibilité passive à une invisibilité active Pour une femme d’éducation arabe, faire du cinéma représente une expérience exceptionnelle. En effet, le cinéma constitue, dans la culture islamique –une culture qui fait peser un interdit sur l’œil- « un terrain vierge » ainsi que Djebar le souligne253, l’auteur elle-même est une femme avec « un héritage culturel arabo-islamique où l’interdit sur l’image se cristallise plus que jamais sur le corps de la femme »254 Le contrôle de l’œil de la caméra est la direction d’une équipe de techniciens s’ajoutent à la puissance de la narration d’Isma qui raconte son histoire et celle des femmes de son clan. Pendant le tournage du film, l’auteur constate ainsi les réactions des techniciens hommes : « les auteurs me considèrent comme une intellectuelle ». Je sais qu’ils sont désorientés bien sûr, parce qu’une femme pour la première fois est le patron »255 Dans la troisième partie du roman, alors que la narratrice fugitive, s’oppose à l’ennemie et recherche de nouveaux espaces géographiques, l’auteur, derrière la caméra, est celle qui choisit le point de vue à partir duquel elle veut voir le dehors. Djebar transcrit sa volonté d’accéder à l’espace destiné traditionnellement à l’homme. Par là, elle exprime également l’urgence à renverser les règles masculines du regard. Le regard de l’homme sur la femme a été jusqu’ici fondé sur la domination, le contrôle, et la possession du corps féminin. Afin d’aboutir à une forme véritable de communication d’égal, le regard 253 - ROCCA, Anna, Assia Dejbar, le corps invisible, op.cit, p, 180. 254 -, Ibid., p, 181. 255 - Ibid., p, 199. 157 féminin doit communiquer, sans vouloir posséder l’autre, pour reprendre les mots de Rocca,256 la vocation de Djebar est ici : « moins de nous faire voir que de nous faire regarder » Dans ce roman, l’œil de l’auteur qui se cache derrière Isma, constitue le premier regard, authentique porté sur toutes les femmes du passé et du présent qui demeurent prisonnières : « Ce regard, je le revendique mien. Je le perçois nôtre »257. « Ce peuple de cloîtrées d’hier et d’aujourd’hui »258 les « cinq cents millions de ségréguées du monde islamique sont représentées maintenant par l’image-symbole » d’un œil de femme voilée qui regarde à travers la fente de son voile : « C’est elle soudain qui regarde, mais derrière la caméra, elle qui, par un trou libre dans une face masquée dévore le monde »259. Elle peut donc voir sans être vue. Après des siècles d’enfermement, l’œil qui regarde est affamé d’images du dehors. Toutefois, loin de poursuivre un autre forme de voyeurisme, cet œil regarde dans le but de partager la souffrance des Algériennes, de leur communiquer un espoir et de leur faire partager le regard du voyeur : « L’œil n’a plus été là, pour moi ; simplement pour que la malheureuse cherche son chemin : juste un peu de lumière, une lueur pour se diriger et en avançant, échapper aux regards masculins. Car ils épient, ils observent, ils scrutent, ils espionnent ! »260 256 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, p, 164. 257 - Vaste et la prison, op-cit, p, 174. 258 - Ibid., p, 174. 259 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, p, 164. 260 - Vaste et prison, op.cit, p, 175. 158 L’œil renverse le point de vue de celui qui regarde, et qui a toujours regardé : l’homme, pour cette raison, Mireille Calle-Gruber261 a parlé fort justement d’un « regard politique » un regard révolutionnaire qui : « longtemps minoré, incarcéré, prend à présent l’initiative ». Un regard dont le but est moins de : « regarder, de raconter, que de raconter d’où l’on raconte et d’où l’on regarde ». « Regarder de cette fente », Gruber continue « Ce sera retrouve/ rejouer la posture du regard artificiellement restreint de la femme violée. Et s’en libérer dans cette reprise de conscience »262. Ainsi nous pouvons affirmer que l’invisibilité ne peut plus être assimilée à l’inexistence. Elle peut être, associée à la collaboration, à la force et à la lucidité des femmes qui renversent le regard du voyeur. La narratrice de « Vaste et la prison » souligne ainsi cette révolution : « Nous toutes, du monde des femmes de l’ombre, renversant la démarche : nous enfin qui regardons, nous qui commençons »263. Elle, la première, bouleverse l’ordre social en renversant le regard. Ce changement permet à la narratrice de passer de l’invisibilité passive à l’invisibilité active. La révolution se fait depuis l’ombre, c'est-à-dire de l’intérieur. Les femmes n’arrachent pas leur voile ; elles ne passent pas de l’ombre à la lumière. Elles continuent à vivre en cachette. Cependant, au lieu d’être l’objet du regard et du contrôle d’autrui, elles regardent à présent, à partir du seul œil que le voile ne recouvre pas. Leurs regards cherchent d’autres horizons spatiaux, des complicités et des sensibilités nouvelles. Du 261 -CALLE-GRUBER, Mireille, (2005), Assia Djebar, Nomades entre murs, Maisonn euve et Larose, Paris. 262 - Ibid., op.cit, p, 164. 263 - Vaste et prison, op.cit, p, 175. 159 moment que l’œil de la caméra regarde vers l’extérieur, Isma peut aussi se regarder et libérer les femmes de leur contraintes d’espaces. La narratrice exprime ainsi ce premier conflit entre le regard sur l’extérieur et le regard intérieur : « J’apprenais que le regard sur le dehors est en même temps retour à la mémoire ... à l’œil intérieur ... ce regard réflexif sur le passé pouvait susciter une dynamique pour une quête sur le présent, sur un avenir à la porte »264. Le regard sur l’autre réveille donc la mémoire, celle des silences et des zones obscures. Une fois ressuscitée, la mémoire fonctionne comme une sorte de thérapie pour celle qui regarde. Cette dernière commence alors à se découvrir et à se reconnaître à travers l’autre. Le parcours critique de la mémoire éveille ainsi d’autres interrogations et réflexions; ces dernières ouvrent, à leur tour, de nouvelles perspectives individuelles sur le futur. Le regard vers le dehors engendre donc un regard d’introspection et sert d’exemple aux autres femmes. Dans le roman ; Isma raconte que « Lila », la protagoniste et la femme émancipée du film « La Nouba » incarne le modèle à imiter pour Zohra « la paysanne », la fillette qui aurait dû être danseuse et qui reste pour l’instant analphabète »265 Lila, l’architecte, revient dans son village en Algérie après l’indépendance, pour comprendre ses racines, tandis qu’elle cherche en regardant les autres femmes du village, Lila pose : « Un regard fertile sur les autres femmes » et, en même temps ; mettant en mouvement des forces et des espérances 264 - Vaste et la prison, op.cit, p, 298. 265 - Ibid., p, 302. 160 uniques chez Zohra. Cette dernière, en regardent Lila pense : « Non, ne sois pas un rêve, conquiers, au moins toi, cette liberté de mouvement …… trace devant nous un chemin ; je te regarde, je te soutiens, …. En te regardant, en te quittant pas, nous toutes …. Nous te manifestons notre solidarité. Grace à toi, nous ne sommes pas condamnées »266 Lila est pour « Zohra » le « symbole d’espérance ». À travers elle, la fillette peut continuer à rêver d’un futur différent, où elle pourrait, elle, aussi, conquérir une liberté de mouvement, la possibilité d’interroger et de regarder les autres. Les trois regards – le premier, celui de Lila qui regarde les autres femmes et commence à se voir elle-même : le deuxième, celui d’Isma qui pose ses yeux sur les femmes pour éveiller leur conscience ; le troisième, celui de Zohra qui prend pour modèle Lila – créent un véritable espace de communication entre femmes. Contrairement au regard masculin qui s’approprie l’image de la femme pour mieux la contrôler, ces regards de femmes n’entendent pas le désir au sens de possession, mais au sens d’échange et d’affinité. Dans « L’amour, la fantasia », l’auteur remarque « Oui, une femme regarde d’autres femmes. Il ne s’agit plus de désir « le désir disparait entre les autres conversations qui s’entre-lancent »267. Ces regards, donc, ni ne violent ni ne volent. Pour Djebar, la différence entre son regard et le regard d’autres cinéastes occidentaux consiste dans le fait que leur regard: c’est souvent un regard de viol, ou au moins de vol »268. Par contre, l’auteur se propose « inscrire, sur écran, une certaine durée de cette société : tenter de 266 - Ibid., p, 303 267 - L’amour, la fantasia, op.cit, p, 167. 268 -Vaste et la prison, op.cit, p, 182. 161 faire admettre à ceux, à celle qu’on photographie, l’image qu’on prendrait avec eux quelquefois malgré eux, mais jamais contre eux »269. C’est l’interrogation de Djebar sur le regard cinématographique qui déclenche la nécessite de la création de ce regard-rencontre. Elle poursuit : « Car, pour moi, le cinéma, dans son essence, se ressource dans l’interrogation scrupuleuse, pointilleuse, du regard, dans « comment regarder ceux qui ne peuvent regarder ; comment rencontrer ceux et celles qui, pour la première fois, regardent »270. Le regard-rencontre, en tant que regard entre deux, ne sépare pas le sujet qui voit de l’objet vu. Au contraire, ce regard recherche le présent et la présence de l’autre, c'est-à-dire, le contact avec son côté vital et humain. Le regard-rencontre fait ressortir encore une fois l’incompatibilité du monde masculin et du monde féminin. L’homme et la femme regardent de manière différente. La femme voit pour sentir, l’homme épie pour posséder. Autrement dit, la femme utilise l’écoute et la voix avant d’utiliser la vue. L’auteur souligne : « Est-ce que par hasard que la plupart des œuvres de cinéma dont les femmes sont auteurs apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi grand que l’image elle-même ? »271 Le monde de l’oreille propose une alternative au monde de la vue. Le son et la parole traduisent une forme authentique de communication féminine. Tandis que la vue dévoile un désir masculin où l’identité de la 269 - Vaste et la prison, op.cit, p, 182. 270 - Anna Rocca, Assia Djebar, le corps invisible, op.cit, p, 105. 271 - Ibid., p, 167. 162 femme est complètement niée. Le regard masculin qui se fonde principalement sur le sens de la vue, communique seulement le plaisir de la possession et finit par figer les femmes dans leur solitude et dans leur aphasie. C’est la raison pour laquelle dans ce roman, la narratrice suggère un cinéma avec des aveugles qui ferait ressortir le véritable regard : « Quand ferons-nous du cinéma avec des aveugles qui fouillerait l’ardent désir de vraiment regarder ? Oui, décidément, je me le répète, quand fera-t-on du cinéma avec des aveugles, ou des hommes qui ont été aveuglés ? »272 C’est à partir de ces réflexions que l’auteur envisage dans l’imageson une solution possible pour son cinéma l’image-son est une image précédée par le son, qui met en œuvre les cinq sens, l’image que la vue saisit suit les impressions que l’oreille et les autres sens renvoient : « Les yeux dans le noir et dans l’éblouissement …. Telle fut aussi ma manière d’aborder l’image-son : les yeux fermés, pour saisir d’abord le rythme, le bruit des gouffres qu’on croit noyés remonter ensuite à la surface et enfin, regard lavé, tout percevoir dans une lumière d’aurore »273. L’image-son renvoit donc à la possibilité de renverser la logique du regard. Elle est un espace d’écoute duquel émerge la différence du temps et du rythme féminins. Elle est ainsi une forme de renaissance de la femme à elle-même, car, à travers l’image-son, elle peut commencer à envisager une forme de correspondance amoureuse : « Comme si la voix précédait toujours le corps, et ses yeux, qu’ainsi, loin du rapt voyeur, dans des 272 - Vaste et la prison, op.cit, p, 296. 273 - Ibid., p, 273. 163 tâtonnements de quasi-aveugle, étaient assurés l’amour, la tendresse, la reconnaissance »274 Au moment du tournage de « La Nouba », l’idée de l’mage-son apporte une solution au problème du « rapt voyeur » de l’homme, alors que l’idée principale du film – celle de la mobilité spatiale du protagoniste – était insuffisante, « La Nouba », repose en fait sur l’idée du contraste de la mobilité spatiale entre « Lila » et son mari. « Lila » sort et rentre chez elle, elle conduit une voiture, rend visite aux femmes du village et de sa famille, et reste quelques fois chez elle. Ali, quant à lui, est immobilisé dans une chaise roulante à cause d’un accident. Il demeure toujours à la maison. Cette idée de mobilité de la femme et de l’immobilité de l’homme ne libère toutefois pas « Lila » du regard dévorateur d’Ali. La première scène montre le mari dans la chaise, qui regarde à distance « Lila » endormie. Toutefois maintenir le point de vue d’Ali ainsi que la narratrice du roman le souligne : « n’aurait fait que développer un trajet d’aliénation de la femme : ombre, serait-elle une de plus devenue, prétexte à anecdotes, une fois de plus comme dans presque tout le cinéma masculin, arabe ou pas »275. Autrement dit, « Lila » endormie observée par Ali rappelle encore une fois le cliché du corps féminin peinture : « L’image de la femme pour l’homme arabe ». L’idée de l’image-son transforme cette perspective. Au lieu d’exposer « Lila » à travers le regard d’Ali, l’auteur la montre dans son refus d’être regardée. Le protagoniste tourne le dos aux spectateurs et, 274- Ibid., p, 273 275 - Ibid., p, 297. 164 cache son visage contre un mur blanc, crie : « Je parle ! Je parle ! Je parle ! – silence – je ne veux pas que l’on me viole ! » Puis à Ali « Je ne veux pas que tu me voies »276. Le désir de parole de « Lila » ainsi que son refus d’être regardée se dévoilent. Elle veut en même temps dissimuler son corps aux regards d’Ali et affirmer son existence à travers la voix. Ici, l’idée de l’invisibilité active se concrétise en « désir de parole » : « le cinéma fait par les femmes vient toujours d’un désir de parole » Comme si « tourner » au cinéma, c’était pour les femmes, tourner les yeux fermés mais dans une mobilité de la voix et du corps, du corps non regardée donc insoumis, retrouvant autonomie et innocence ».277 Le regard-rencontre, à l’origine, donne naissance à un « désir de parole » entre les femmes. Le monde de la sonorité perçu par l’oreille unit les femmes entre elles. Le corps libéré – enfin – du regard du voyeur, peut circuler librement et devenir un moyen de connaissance et d’union avec la voix : « Si bien que la voix s’envole, que la voix danse vraiment. Après seulement les yeux s’ouvrent. L’autre, pour soi-même, regarde, enfin »278. La relation entre l’invisibilité du corps et la liberté spatiale est ici évidente de même que l’est celle de l’obscurité et de la possibilité d’un espace commun à partager entre deux pairs ? C’est-à-dire, dans ce cas, entre femmes. Lorsque la communication verbale et sonore s’engage, les deux peuvent enfin s’ouvrir et regarder. 276 - Ibid., p, 166. 277 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, p, 166. 278 - Ibid., p, 166. 165 6.6 L’espace public de la découverte Dans « Vaste est la prison », la mère Bahia incarne, pour Isma, l’exemple de la fugitive par excellence. Bahia est décrite par la fille comme une mère courageuse, une jeune fille tenace, une femme partagée entre deux cultures, une épouse amoureuse et dévouée à son mari, et une fillette effrayée et silencieuse. Autrement dit, elle est dépeinte comme individu, dans toute son ampleur et sa complexité, dans les divers rôles qu’elle a assumées tout au long de sa vie de femme. Au début, la fille, qui écrit « dans l’ombre » de Bahia, fait du soutien, de la protection, des témoignages qu’elle a reçus d’une mère qu’elle souhaite, à présent, imiter. Isma, qui s’inspire de la mère, associe le déplacement spatial de la femme à l’idée de perte et à l’idée de liberté. On abandonne un peu de tradition et, en retour, on acquiert une capacité plus aigue à réinventer cette même tradition de manière plus féconde. Bahia et Isma ressentent la perte de leur héritage : la langue berbère. Bahia qui s’établit avec sa mère Fatima dans la ville de Césarée, oublie le berbère, la langue paternelle, dès son enfance. Une fois adulte pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie, Bahia perd aussi son écriture, ses cahiers de musique andalouse, qu’elle avait conservée comme un trésor depuis son adolescence, sont pris par les soldats français pendant une perquisition. Cette « écriture violentée » représente la seule forme d’écriture ancienne que les femmes se sont transmis l’une à l’autre « les une en fuite, les autres enfermées »279. Sa fille Isma perd également son héritage maternel, c'est-à-dire la langue berbère que la mère oublie avant de la transmettre à sa fille. Que signifie 279 - Vaste est la prison, op.cit, p, 171. 166 donc la perte de cette langue pour la fille ? Il s’agit d’une part, de la perte de la mémoire des expériences des femmes ; de l’autre, d’une possibilité supplémentaire de se pencher sur la qualité de cet héritage. En revanche Bahia et Isma gagnent leur liberté spatiale, la « simple mobilité du corps dénudé ». Par liberté spatiale, la narratrice entend la liberté d’un regard qui n’est plus voilé, contrôlé par l’homme, ainsi que la liberté du mouvement. Une complicité se développe entre Bahia et Isma qui partagent le même désir de s’ouvrir vers l’extérieur en imitant la mobilité géographique de la mère et son rapport avec les Français, Isma découvert la possibilité d’un espace de méditation et de déguisement entre les deux pays : l’Algérie et la France. Dans ce va-et-vient d’une société à l’autre, la mère et la fille se soignent et s’encouragent l’une à l’autre. De plus la possibilité de se déplacer entre l’Algérie et la France permet, à la fille comme à la mère de s’éloigner de la tradition. Une fois dans l’espace public, la mère et la fille conquièrent leur liberté de mouvement, grâce à un grand sens du mimétisme. Bahia construit inconsciemment son masque à l’âge de vingt ans, au moment où elle apprend une nouvelle langue en parlant avec les voisines françaises. A la différence de Tahar, le père de la narratrice, Bahia commence à parler une langue étrangère avec les Français dans l’immeuble où vit la famille. La mère brise ainsi le silence, la distance, et l’irréalité de l’autre. C’est la raison pour laquelle, Isma se sent l’alliée de sa mère. Elle décrit ainsi la situation : « Dans l’immeuble pour la famille d’instituteur, nous touchions aux franges d’un autre domaine, tout à fait étranger pour les gens de 167 Césarée : « Les français de France ». Autant dire que, dans le village, nous frôlions quasiment une autre planète, ma mère et moi »280. A travers sa mère, la narratrice, qui a jusqu'ici considéré les Français comme des ennemis et des « êtres irréels », commence maintenant à douter de cette étrangeté : « étrangers me paraissaient-ils : vraiment tout à fait, est-ce sûr ? »281. La curiosité et le courage de Bahia qui dépasse les barrières historiques et les différences culturelles, lui permettent de se glisser dans l’espace consacré à l’homme et l’espace public de la parole et de la découverte spatiale. Le silence traditionnel des femmes, que Bahia a hérité de sa société est maintenant renversé : « Il y avait l’émoi de ma mère, qui avait osé se glisser, par effraction, dans le discours des autreseux, les voisins, les autres mères de famille, mais aussi les autres mères, domaine habituel de son mari »282 Du point de vue de la narratrice, fillette, la nouvelle voix de la mère, fragile et vulnérable, qui fait ses premiers pas dans la langue de l’autre, est reçu aussi à la façon d’un « déplacement subtil », et d’une « désorientation ». Ce que la narratrice appelle « une peur rétrospective » d’enfance cache l’opposition entre les Algériens et les Français au cours de la période coloniale. La peur de la fille est provoquée par le décalage entre le visage élégant et noble de sa mère, quand elle parle sa langue, et le son hésitant et fragile que la narratrice perçoit quand sa mère « idéalisée » se 280 - Ibid., p, 243. 281 - Ibid., p, 257. 282 - Ibid., p, 256. 168 lance dans le français : ma mère, si racée, aurait donc pu paraître autrement devant les autres femmes ? »283 Autrement dit, la fillette, consciente de l’héritage aristocratique reçu de Fatima, et donc de sa mère, s’aperçoit de l’humanité du ton de Bahia lorsqu’elle parle en français. La fille qui, jusqu’ici, a vu sa mère dans sa perfection idéale, c'est-à-dire dans sa beauté, son élégance, sa classe, son harmonie et sa distinction au milieu de la société arabe, découvre maintenant son aspect fragile qui peut la rendre vulnérable à l’autre. La société française organisée selon des règles tout à fait différentes, ne peut probablement pas comprendre à quelle classe sociale appartient Bahia. L’écart entre la réalité de noblesse de la mère et la possibilité du mépris de la société française, n’est pas simplement une différence entre pairs. L’autre, le français, constitue la limite de leur identité arabe, et en même temps, il se pose en tant que juge de la valeur de leur identité. La peur de la fille est issu de tout cela : « Avaient-ils risqué d’avoir, de cette dernière, auréolé à mes yeux de toutes ses grâces (sa finesse, son léger orgueil, son aisance) une toute autre image ».284 C’est à l’âge de quarante ans que la connaissance du français permet à Bahia de franchir la frontière algérienne et d’aller rendre visite à son fils, prisonnier politique en France. Bahia a pris cette décision après l’arrivée d’une lettre de l’administration de Lorraine l’informant de l’arrestation de Selim : « J’irai seule et sans voile, maintenant je suis, seule, dans chacune 283 - Ibid., p, 257. 284 - Ibid., p, 257. 169 des prisons où ils le mettront ! »285. En se déguisant en femme occidentale, Bahia cherche l’invisibilité parmi les Français, ainsi que leur respect. En 1959, après avoir quitté Césarée, sur le bateau qui les emmène en France, Bahia recommande la prudence à sa fille qui l’accompagne, la sœur de la narratrice : « Ne parle pas à des inconnus, …. N’évoque pas la vraie raison de notre voyage, (…..) on ne sait jamais, nous sommes deux femmes seules, et parmi eux, ils nous prendraient pour des « fellaghas » comme ils disent »286. La mère qui cherche son invisibilité et celle de sa fillette, est vue de la narratrice comme une sorte de femme magique, stupéfiante, qui peut changer et se transformer, qui semble, à la limite, jouer avec cette sorte de double image : « Les passagers, pieds-noir, ne pouvaient se douter que cette dame en tailleur fleuri d’été était seulement, quelques semaines auparavant à Césarée, si élégante aussi mais autrement, en Mauresque andalouse ……. ! Où jouions-nous un rôle, là-bas dans la famille, ou ici sur le bateau ? »287 La fille qui regarde sa mère éprouve une sorte de vertige, d’interrogation sur l’identité de Bahia ainsi qu’une sorte de déséquilibre, de déplacement à l’intérieur d’elle-même. Au cours de ce premier voyage, la mère doit renoncer à voir son fils « Selim ». Une année plus tard, elle reviendra toute seule en France. La narratrice décrit en détail les regards posés sur la mère par les gardiens et le directeur de la prison française, puis le regard de Selim, entre la haine qu’il ressent pour ces derniers et sa 285 - Ibid., p, 184. 286 - Ibid., p, 185. 287 - Ibid., p, 185. 170 surprise à la vue de sa mère va s’accentuer et Isma la décrit ainsi « Elle parlait maintenant sans accent ; ses cheveux châtain clair, sa toilette de la boutique la plus élégante d’Alger la faisait prendre (…..) Pas tellement pour une Française plutôt pour une bourgeoise d’Italie du nord, ou pour une Espagnole qui serait francisée»288 Une fois devant la porte de prison, le déguisement de Bahia confond les gardiens, personne ne réussit à deviner sa nationalité : Est-elle une française, une femme attrayante, une mère, une noble femme arabe ? Elle parle sans accent la langue de l’autre avec le premier gardien. Pourtant, elle cherche son fils, qui porte un nom arabe et qui est connu dans la prison pour ses actes de rébellion. Pour ce gardien, Bahia ne semble pas une mère mais plutôt une copine : « Une fiancée, pensa vaguement l’homme soupçonneux, on ne dirait pas une mère, et de là-bas ! »289 Ensuite, le directeur, après avoir lui permis de voir son fils, la regarde comme s’il observait un animal rare. Enfin une fois face à sa mère, c’est le tour de Selim de s’étonner de son apparence. Pour son fils, Bahia est une jeune femme et sa mère en même temps : « Si jeune ma mère, ils ont dû le penser, eux ! Et même le douter ! » Plus tard il se dira « Quand elle s’habille ainsi, comme une parisienne, avec comme des gestes empruntés, à cause de ces habits, de ces manches courtes, du col de pensionnaire, de toutes ces couleurs Lilas et rose fuchsia (….) elle devient une jeune fille !»290 288- Ibid., p, 188. 289 - Ibid., p, 189. 290 - Ibid., p, 192. 171 La confusion du fils vient de ce qu’il se trouve face à une femme-mère dévoilée qui est entourée par les yeux désirants des hommes. Les tabous des relations mère-fils doit s’accorder à cette « exubérance de jeune fille ». Pendant leur conversation, en arabe, dans la prison, Selim retrouve sa « Bahia », celle de son enfance: « L’allure des vêtements française qui la fragilisent, qui certes l’embellissent mais aussi l’exposent »291, cette tension, soulignée par le fils, entre la beauté et le danger de son exposition, n’est pas perçue par la mère. Elle qui, sans doute, se sent observée, souffre pour son fils prisonnier et semble ne pas s’attarder sur ceux qui les entourent. Bien sûr, Bahia veut démontrer, lorsqu’elle se trouve face au directeur de la prison, qu’elle : « Peut-être une mère comme mères de chez-eux »292 Elle perçoit également les regards méfiants et curieux des gardiens autour d’elle, mais son but véritable, sa seule préoccupation, est de revoir enfin son fils. La mère est, en fait poussée à l’action par d’autres forces que la nationalité : Tantôt le désespoir, tantôt la rage ou le courage, mais rarement la raison. Au contraire, les fillettes et le fils qui regardent leur mère agir dans un contexte (autre), perçoivent dans le même temps leur mère déguisée et le regard que l’autre pose sur elle. Ils sont les spectateurs les mieux placés et, une fois confrontés aux deux réalités, celle d’origine et celle importée, ils sont appelés à une prise de conscience déchirante à propos de leur identité. 291 - Ibid., p, 193. 292 - Ibid., p, 191. 172 6.7 Le mimétisme d’Isma Bahia, en se dévoilant pour rendre visite à son fils en France, découvre l’espace public en tant que personne adulte issue d’une culture différente. Isma, grâce à la décision paternelle de la faire étudier, accède à l’espace public dès son enfance, malgré les interdits spatiaux de sa culture. Adolescente, elle regarde sa mère comme une sorte de femme magique, qui passe du voile traditionnel au tailleur européen. Une fois adulte, Isma crée également une forme personnelle de mimétisme. En lieu et place du voile des algériennes, elle adopte un voile tout à fait particulier : elle se déguise en femme virile. Elle utilise cette forme d’indivisibilité afin de se protéger du regard masculin dans l’espace public. A l’exemple de sa mère, Isma transforme l’invisibilité forcée de ses aïeules en moyen de découverte de l’espace extérieur. Afin d’entendre les raisons qui poussent Isma à faire ce choix, nous allons citer ce que (Djebar) a dit, sur le rapport entre la femme arabe et la société et la colonisation française qui a changé son être femme dans l’espace extérieur : « Je pense que le rapport entre mon père et moi, entre l’âge de huit et quinze ans a fait que j’ai assumé avec lui un rôle où il fallait avancer dans l’espace extérieur des autres : non en tant que femme mais en tant que personnalité asexué. Et je l’ai assumé pour des raisons presque politiques »293 Ce passage marque l’association du dehors et du non-féminin, ainsi que celle des sentiments nationalistes et de la perte de sa féminité. Par 293 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, Le corps invisible, op.cit, p, 181. 173 « personnalité asexué », l’auteur au lieu d’entendre littérairement une personnalité qui n’a pas de sexe, évoque un être femme qui, une fois à l’extérieur, a dû se cacher sous une apparence masculine. Le choix d’Isma peut alors être compris en termes différence entre deux systèmes patriarcaux, au sein desquels le fait d’être une femme comporte plus d’inconvénients que de privilèges. La femme androgyne incarne donc la fugitive par excellence. Elle peut avancer plus librement dans un espace dominé par les hommes et se sentir moins vulnérable parmi eux. Si, de l’antiquité à nos jours, le mythe de l’androgyne a été diversement interprété, analysé, et critiqué, ce mythe est ici utilisé par Isma comme un prétexte pour mieux circuler au dehors, Isma découvre ainsi l’espace public et de nouvelles manières d’entrer en relation avec les autres. Dans la première partie de « Vaste est la prison », ce lien qui unit le corps androgyne d’Isma à sa capacité de mimétisme apparaît clairement, l’épisode du pari entre deux algériens en témoigne. Dans la rue, en voyant la silhouette de la narratrice avancer, ils parient sur son sexe. Celui qui perd, pense qu’Isma était un homme, la dévisage et évoque le jeu auquel ils venaient de faire. La narratrice peint cette scène avec ironie : « En bas de la pente, deux jeunes gens stationnaient : « L’un m’abordant presque gravement pour me dire qu’il venait de parier, et donc de perdre à son sujet ! Il avait affirmé, m’apercevant de loin que j’étais un jeune homme mes cheveux très courts, mon pantalon blanc droit »294. La silhouette androgyne d’Isma constitue une force. Elle lui permet de se décrire physiquement et d’apprécier son 294 - Vaste est la prison, op.cit, p, 47. 174 corps. Les détails qu’Isma nous donne d’elle-même sont en fait les premiers et les seuls du roman : « A trente-sept ans, j’en paraissais sans doute moins de trente : hanches minces, cheveux à la garçonne, fesse platées, si fière ce jour-là de ma silhouette androgyne. Le jeune homme avait perdu…..en le dépassant, je lui fis une grimace drôle « désolée ! » je me savais à cet instant, provocante »295. La « grimace drôle » qu’Isma, en particulier, lui permet de renverser le rapport de subordination qui existe dans l’espace public, entre le regard de l’homme et le regard de la femme. Grâce à son apparence androgyne, Isma peut se moquer de regard « scrutateur » de l’homme. Le parieur qui, au début, semble dominer le corps de la narratrice, perd tout contrôle lorsqu’il se trompe. La « grimace drôle » d’Isma réduit le pouvoir et fait de celui qui regarde quelqu’un dont on se moque. De plus l’adjectif « provocante » a - d’après nous - un sens double. D’un côté, il fait l’allusion à une Isma qui taquine et attaque. De l’autre, l’adjectif révèle la séduction de la narratrice qui, grâce surtout à l’ambiguïté de son apparence, peut exercer une forme d’attraction sur le parieur. Son aspect androgyne est associé également à la confiance que la narratrice a en elle-même. Grâce à son corps d’androgyne, Isma se sent plus proche de son aimé en âge : « Celui dont la pensée ne me quittait pas, s’il avait été témoin de cette scène, aurait-il ri de me savoir ainsi confondue avec un garçon et de m’en sentir flattée, je lui aurais sauté au 295 - Vaste est la prison, op.cit, p, 47. 175 cou, c’était sûr : « J’ai vraiment votre âge…..j’aurais été prête à céder à toutes les tentations »296 La narratrice souligne plusieurs fois, au cours du récit de cette histoire d’amour, la différence d’âge qui l’éloigne de l’aimée plus jeune d’elle de quelques années. Isma considère qu’être prise pour un homme par inconnu est un compliment, car elle associe son androgynéité à une forme de jeunesse qui lui permet d’imaginer qu’elle peut s’abandonner à son histoire d’amour. Son apparence androgyne lui donne enfin l’illusion de pouvoir dépasser les frontières entre les deux sexes. Dans la première partie du roman, la narratrice utilise plusieurs fois l’expression de « jeune homme » pour décrire son amant. Maintenant, c’est à elle d’être confondue avec « un jeune homme ». Isma peut donc jouer à l’autre sexe et se sentir sexuellement identique à son bien aimé, c'est-à-dire, plus proche de lui. Dans l’imagination d’Isma l’aventure amoureuse entre elle et cet homme peut donc s’ébaucher grâce aussi à son mimétisme, à une similitude apparente. Chez Djebar, c’est en fait toujours la différence entre les sexes qui marque la distance et l’incommunicabilité entre l’homme et la femme. Le corps androgyne d’Isma qui lui permet de circuler plus aisément au dehors, est comparable à la stratégie féminine du mimétisme : « Jouer de la mimésie, c’est donc, pour une femme, tenter de retrouver le lien de son exploitation par le discours, sans s’y laisser simplement réduire…..c’est se resoumettre à des « idées » notamment élaborés par un effet de répétition 296 -Ibid, op.cit, p, 47. 176 ludique, (…..) le recouvrement d’une possible opération du féminin dans le langage »297. Nous pouvons comprendre de « jouer le mimétisme » que l’action du mimétisme implique toujours une différence, révélée dans une forme d’ironie féminine. D’après Irigaray, les femmes « ne résorbent pas simplement dans cette fonction. Elles restent aussi ailleurs ; autre insistance de « matière », mais aussi de « jouissance ». Celle qui utilise la stratégie du mimétisme bouleverse les fondements de sa relation de subordination à l’homme, et affirme son identité. Dans la troisième partie du roman, le corps androgyne d’Isma, jusqu’ici associé au pouvoir de dévoiler un autre côté : le pouvoir de dévoiler un aspect plus intime de la narratrice : une fois adulte, Isma découvre sa stérilité. Elle commente ainsi sa relation : « j’appris le verdict joyeusement : je serais donc émerveillement stérile, disponible pour les enfants de cœur, doublement de cœur et jamais de sang ! Ainsi ai-je été allégée par cette nubilité qui me permettait de me concevoir aussi longtemps androgyne. Une grâce »298 Le cœur, autrement dit la pureté des intensions et des élans, s’oppose ici au sang le sang de la vierge exposée en public après la première nuit de noces, ainsi que le sang conçu comme lien utilisé hypocritement pour la famille patriarcale pour imposer ses règles sur la femme. La grâce d’avoir un corps androgyne, lui permet de choisir encore une fois : au lieu d’une maternité classique, que Djebar n’a généralement pas glorifiée dans son œuvre, Isma choisit d’adopter une fille. 297 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, op.cit, p, 73. 298 - Ibid., p, 47 177 6.8 Du mutisme à la parole Dans la troisième partie du roman, une fois ressuscité les mémoires douleurs des femmes de sa famille, une fois revécues aussi l’aphasie et la perte de sa mère, Isma pénètre au cœur des origines de son aphasie amoureuse. Elle fait ainsi passer les désirs qu’elle avait tus jusqu’alors du silence à l’écriture. A la fin du roman, de même qu’à la fin de « L’amour, la fantasia », la parole et l’écriture représentent l’arme secrète féminine par excellence. Toutefois, à la fin du roman le monde féminin et le monde masculin restent figés dans leur incommunicabilité et dans leur différence. La difficulté de la narratrice à exprimer des sentiments amoureux envers un homme reste en fait irrésolue. Si, en général, la mémoire sert à préserver l’identité, dans le roman, elle est utilisée par Isma comme ouvrant au changement et au renouvellement. Le lien entre la mémoire, la tension vers un avenir fait de nouveau espaces, le corps féminin, et l’écriture, ressort dans l’écriture d’Assia Djebar, dans ce passage : « Anamnèse ? Non d’abord poussée en avant…..les yeux se fichent vers l’horizon cherché, trouvé, qui glisse loin, qui se noient tout près,…..surtout ne pas m’immerger, dans le souvenir de celuici……inventer plutôt l’oxygène à libérer, l’espace neuf à étirer, la navigation ni folle ni sauvage, seulement bien assurée »299 Chez Djebar, l’anamnèse ne consiste donc pas en regards en arrière qui nourriraient un plaisir nostalgique procuré par le passé. Bien au contraire, la « poussée en avant » implique que ce corps de femme sert à construire 299 - ROCCA, Anna, Assia Djebar, Le corps invisible, p, 186. 178 un espace au féminin. Il manifeste l’effacement et la disparition à la fois des racines historiques des Algériennes et des racines personnelles de la famille. Le processus anamnestique a donc pour but de créer un air et un espace nouveaux. Ce thème de la création féminine d’une atmosphère et d’un milieu respirables, revient également dans les mots de la narratrice du roman. D’un côté il y a le texte de « La Nouba » qui suggère la possibilité d’un regard libre sur l’espace du dehors de l’autre, on trouve le parcours personnel d’Isma, à la recherche d’une forme de liberté, qu’elle veut transmettre aussi à sa fille. Au moment qu’Isma suggère à sa fille de renoncer à un poste d’enseignement en Algérie et de retourner en France, Elle fait de sa fille une fugitive nouvelle : « passeuse désormais, elle et moi : de quel message furtif, de quel silencieux désir ? - Désir de liberté ? Diriez-vous tout naturellement. - Oh non, répondrais-je (…..) soyons plus modestes, et désireuses seulement respiration à l’air libre »300 L’air libre reprend le motif de la fugitive et de sa découverte qui se transmet inconsciemment de Fatima à Bahia, de Bahia à Isma et, consciemment d’Isma à sa fille. «La respiration à l’air libre » révèle, comme (Rocca) l’explique : « une dimension corporelle qui s’oppose à l’idée abstraire de « liberté » ; on voit ainsi que si le massif mot « liberté » fait île, bloc, « la respiration à l’air libre » met en revanche l’accent sur le 300 - ROCC, Anna, Assia Djebar, le corps invisible, p, 32. 179 rapport avec l’entourage ».301 La dimension corporelle de la liberté s’éclaire encore plus à travers ce que (Rocca) définit comme les « deux veines narratives » de « Vaste est la prison » : celle de la « naissance » et celle du « passage ». Anna Rocca ajoute que : «l’idée de naissance dérive d’une notion de liberté qui n’est pas une entité extérieure, il s’agit bien plutôt : de naître à la liberté, c'est-à-dire sans cesse y naître et la (faire) vivre ; apprendre, découvrir, expérimenter, grandir, l’image du passage relève d’une respiration qui vient du souffle et du mouvement le plus fondamental de l’air »302 En outre, poursuit (Rocca), l’évocation de (l’air libre) cache aussi le désir de partager : « on comprend aussi que l’air, c’est ce qui est (donné), et cependant n’appartient à personne, et partagé par tous. La liberté, c’est donc le lieu le mieux partagé»303. La narratrice du roman comprend et, en même temps, transforme son héritage au moment où elle crée sa danse vitale et intimiste, contre la transe de désespoir de Fatima. Par là, Isma trouve ses racines, la volonté d’un changement, ainsi que de nouveaux espaces physiques. En ce qui concerne la relation entre Isma et Bahia – sa mère – Isma met en perspective le mutisme de Bahia, dont elle a également hérité, pour mieux la transformer. Isma comprend les origines historiques de l’aphasie de Bahia et la transforme en cri de libération de la parole. En réprouvant la vie de sa mère la narratrice découvre plusieurs zones d’ombre laissées dans l’oubli. Bahia réapparaît comme une enfant 301 - ROCCA, Anna, Assia Dejbar, le corps invisible, op – cit, p, 106 302 - Ibid., p, 105 303 - Ibid., p, 106 180 triste, solitaire et timide. Dès son enfance, dès l’âge de deux ans, Bahia a été séparée de son père bien aimé. A la suite de cette première rupture, elle oublie la langue berbère paternelle. Ensuite, à l’âge de six ans, Bahia perd sa sœur Cherifa qui était comme une mère pour elle. Après, les funérailles, elle perd la voix pendant une année entière. A travers le récit de sa tante, Isma reconstruit les raisons du mutisme de sa mère. Pendant les funérailles de Cherifa, la narratrice souligne un état d’effroi, d’immobilité et d’absence de Bahia. Les pleureuses, avec leurs cris et leurs joues ensanglantées, la trouvent en effet distante par rapport à ces manifestations de douleur. Bahia, au milieu de ces femmes est sans parole. Elle ne pleure pas. Mais elle entend et répète en elle les vers criés en berbère par la pleureuse : « Vaste est la prison qui m’écrase, d’où me viendras – tu délivrance ». Ces vers qui restent dans sa tète en arabe et en berbère l’accompagnent jusqu'à la fin de la cérémonie. Puis commence son aphasie. Même si, inconsciemment, un choix s’opère en Bahia, interprétée par sa fille comme un comportement de résistance contre les attitudes traditionnelles des femmes pleureuses. Bahia ne crie pas, ne pleure pas, ne parle pas. Elle décide de rompre le cycle répétitif de la souffrance théâtralisée. Aux cris, elle préfère le silence et l’oubli. Sans encore le savoir, cette résistance modifie quelque chose en elle. Isma associe la perte de la voix de la mère à l’oubli. En fait, après la mort de Cherifa, elle perd la voix ainsi que la mémoire. Le passé, associé aux sons et aux cris en berbère, lourds de sang et de souffrance, est effacé par la mère et enfoui dans le noir de l’oubli. 181 Autrement dit, la mère survit parce qu’elle ne peut pas se remémorer et qu’elle ne peut pas parler ou raconter l’histoire elle-même. La fonction de sa fille, la narratrice est alors de tirer son histoire du silence dans lequel elle l’a plongée, tandis que le but de Djebar, d’après nous, est de créer, à travers l’écriture littéraire, un espace de présence historique au féminin. Dans ce roman, la perte de voix d’Isma n’est plus associée à une perte de mémoire. Au contraire, une fois ressuscitées toutes les douleurs de sa mère, après avoir fait revivre sa mère sous les traits de la fillette, la narratrice transforme l’aphasie en cri. Elle partage avec sa mère le même point faible : la gorge, qui entraîne la perte de la voix, perte associée à de terribles cauchemars. Elle rêve qu’elle a des glaires qui se transforment au fond de sa gorge. Dans le rêve, la narratrice cherche à couper cette masse, quasiment un muscle, avec une lame, pour se libérer. L’action violente de coupure rend, sous la forme d’une métaphore, un processus de transformation. En tranchant ce muscle, qui empêche la voix de sortir, elle devient une victime sacrificielle, pour toutes les autres femmes qui demeurent silencieuses. Isma porte-parole d’un passé étouffé et du poids du silence des aïeules, se plonge dans la douleur à des fins cathartiques. Son action héroïque provoque une métamorphose : l’amputation de la partie étrangère de son corps rend possible le vomissement c'est-à-dire la libération du « sang cri ancestral » alors que sa mère a complètement occulté son aphasie, laissant à la place un vide, un trou de mémoire. L’aphasie de la narratrice se métamorphose en cri : « Je ne crie pas, je suis le cri tendu dans un vol vibrant et aveugle ; la procession blanche des aïeules-fantômes derrière 182 moi devient armée qui me propulse, se lèvent les mots de la langue perdue qui vacille, tandis que les mâles au devant gesticulent dans le champ de la mort, ou de ses masques »304 Isma se voit métaphoriquement à la tète d’une armée de femmes silencieuses et muettes, ses aïeules, afin de leur donner une nouvelle voix de résistance : l’écriture. Incarner le cri signifie se transformer soi – même en instrument de lutte, soit pour venger les générations passées de femmes opprimées, soit pour soutenir la nouvelle génération. Le vomissement de ce « long cri ancestral », ce que la narratrice appelle un véritable « enfantement », métamorphose également l’acte créatif. La nouvelle arme révolutionnaire s’annonce : l’écriture, le signe qui reste. L’aphasie qui se transmet de mère en fille, s’est métamorphosée en écriture et garantit la continuation de la mémoire des femmes. 304 - Vaste est la prison, op – cit, p, 339 183 6. 9 Conclusion Dans ce roman que nous venons d’analyser nous avons remarqué que la narratrice, qui grandit entre deux cultures, découvre, dès l’enfance, l’espace extérieur. Cela lui permet, une fois adulte, d’analyser d’un œil critique le désespoir hérité des femmes de sa culture et de se débarrasser du poids de la tradition. Encouragée surtout par sa mère, elle s’émancipe des traditions qui pèsent sur la femme algérienne et envisage un espace privé et secret où elle peut exprimer ses désirs : la danse. Sa danse symbolise en fait la volonté de sa différence et de sa rébellion. Isma comprend, en revanche, lorsqu’elle se trouve hors de son pays, que si elle acquiert la liberté du mouvement ; de l’autre, elle doit affronter la solitude qui provient de sa différence et de son déracinement. A l’extérieur, afin de se protéger du regard des hommes, Isma se déguise en femme androgyne et ne parvient pas à partager un espace de communication amoureuse à deux. L’autre, l’homme, reste en fait l’ennemi, « Vaste est la prison » s’ouvre sur Isma en jeune épouse, qui découvre le mot « l’e’dou », dans lequel elle voit l’origine de la surdité réciproque entre les hommes et les femmes. Le roman se ferme sur la description tragique de la mort de la jeune Yasmina assassinée en 1994 par les intégristes musulmans. Isma et Yasmina sont des jeunes femmes algériennes, pleines d’espérances et de projets pour le futur, dans un monde masculin qui ne laisse pas d’espace aux aspirations féminines. Afin du roman, l’Algérie est en fait devenue « le monstre Algérie », ainsi que «l’Algérie amère » 184 Le roman s’ouvre sur un souvenir autobiographique. L’auteur était en Algérie en 1972, dix ans après l’indépendance. Dans l’hammam de (Blida) la capitale de l’intégrisme musulman, elle entend pour la première fois le mot « l’e’dou ». Djebar s’en étonne car, pendant la guerre d’Algérie, si l’on parlait de « l’ennemi », tout le monde entendait le Français. De plus, à ce moment là, elle était amoureuse de son premier mari et très satisfaite de cette relation. Ce mot marque profondément l’auteur, car il sous-entend que les femmes de cette société ne peuvent plus imaginer l’amour. Du moment où l’on ne peut concevoir l’amour comme une possibilité, l’idée du songe et de la poésie devient également inimaginable. Cela signifie, en somme, l’anéantissement du désir qui ressemble à la mort de la société entière. La transcription de cet épisode autobiographique a permis à Djebar d’évoquer l’histoire de l’amour platonique de la première partie : cette histoire symbolise la transgression et le défi aux règles de la guerre entre les deux sexes dans son pays. Malheureusement, l’histoire de Yasmina constitue aussi un témoignage, Yasmina, qui vit à Paris est une amie de la fille de l’auteur. Elle décide de retourner dans son pays natal, huit jours avant son assassinat. En Algérie, ce jour là, elle accompagne à l’aéroport une amie polonaise, qui a coupé son séjour à cause des tensions politiques : « Le danger est partout, invisible mais partout ! leur dit un voisin alarmé de les voir si jeunes, si pleines de vie »305. 305 - Ibid., p, 343 185 De faux policiers leur ordonnent de s’arrêter pour un contrôle d’identité. Ils amènent ensuite l’étrangère dans leur voiture. Yasmina commence à soupçonner quelque chose et les suit, jusqu'à ce qu’ils s’arrêtent, sortent, contrôlent sa carte de presse, et décident qu’une femme journaliste c’est : « une bien meilleure prise qu’une simple étrangère »306. Le lendemain, le corps de Yasmina « mutilé » est retrouvé dans le fossé. L’épisode d’Isma dans l’hammam et celui du meurtre de Yasmina, ont en commun la haine, l’oppression et la disparition d’espérances. Ils témoignent, d’une part du rapport quotidien entre le féminin et la politique, de l’autre, de l’émergence de l’aspect autobiographique dans l’écriture toujours politique de Djebar. Rocca indique que : « c’est bien en ces lieux les plus intimes de l’amour, du couple, de la parenté – là où l’on ne peut se retrancher de l’ennemi sans trancher au vif de soi – c’est là que les résistances en régime dit postcolonial se sont déplacées et que la question se pose à nouveau »307. Et si, pour la femme postcoloniale, la politique coïncide avec sa réalité quotidienne, Isma, afin de changer son propre destin, poursuit sa fugue et décide d’oublier ses origines et son pays : « je fuis, je t’oublie, Ô aïeule d’autrefois …… s’efface en moi chaque point de départ »308. Nous pouvons conclure que c’est à travers le personnage principal de la narratrice que tous les thèmes du roman se révèlent et c’est encore à travers elle que tous les cris de l’oppression féminine se sous entendent. C’est – enfin – à travers son corps que tous les corps féminins deviennent 306 - Ibid., p, 344 307 - ROCCA, Anna, Assia Dejbar, le corps invisible, op – cit, p, 79 308 - Vaste est la prison, op-cit, p, 374 186 visibles ou plutôt c’est à travers son écriture que les êtres féminins avec leurs sentiments, leurs espoirs et leurs déceptions, deviennent visibles. Djebar a donc réussi à rendre hommage et dignité non seulement à ses aïeules mais à toute femme algérienne. 187 Chapitre VII Analyse générale et comparaison des œuvres étudiées 188 7.1 La religion Pour arriver à comprendre les rapports existant entre l’homme et la femme dans la société algérienne, il nous paraît très important de parler du rôle de la religion qui a une influence remarquable dans cette relation homme-femme. Dans une société traditionnelle comme la société algérienne, la religion joue un grand rôle. L’écrivain joue tout d’abord le rôle d’un observateur doté d’un esprit analytique. Comme l’avouait Rachid Boudjedra en 1989 à des journalistes de Jeune Afrique : «la religion m’intéresse uniquement comme phénomène social »309 Comme l’auteur de « La Répudiation » nous nous penchons sur la religion comme phénomène pour comprendre son fonctionnement et approcher sa complexité. Il serait intéressant d’effectuer également une approche des rapports qu’entretien l’écrivain avec la religion, ce qui l’intéresse en elle, comment il la voit et le jugement qu’il porte sur elle. Les romans que nous avons étudiés, sont le reflet exact des rapports de l’individu algérien avec sa religion et son influence sur son comportement vis-à-vis des femmes. C’est pour cette raison qu’il nous semble primordial d’étudier l’influence de la religion sur la vision que l’Algérien a femmes. Dans le roman de Boudjedra « La Répudiation » la religion se vit comme une obligation, un devoir que l’individu subit quotidiennement. C’est une manière de dire que la religion est un ensemble de règles qui 309 - SOUKAL, Rabah, Le roman algérien de langue française, 1990, Editions published, 2003, Paris, op.cit. P. 87 189 paraissent injustes et pourtant incontournables. Face à elles, l’individu ne doit que s’incliner et essayer de ne pas trop réveiller la colère divine. Dans son roman, Boudjedra nous présente une société où l’enfant, dès son jeune âge, est initié à la religion et à la pratique religieuse sans qu’il puisse avoir un quelconque avis ; la société le veut, il doit s’exécuter. Par exemple l’école coranique qui est un passage obligé pour absorber une certaine idéologie et une certaine vision du monde. Boudjedra nous décrit l’atmosphère de l’école coranique; un lieu sans vie tenu par maître obsédé sexuel. Pour le narrateur, lorsqu’il était jeune l’école coranique était un véritable calvaire, comparable à une prison : « Je n’aime pas l’école coranique et surtout je hais la rue où elle se situe ; elle sent le linge bouilli et les saucisses grillées (…..) Dans l’école, le souci commun consiste à somnoler ; c’est tout un art de somnole r (…..) les portes de l’école sont peintes en vert ; à l’intérieur, les murs sont rouges vermeils comme les boucheries de « l’avenir ». (….) En apprenant nos sourates, nous découvrons beaucoup de choses dont la signification claire nous échappe et reste confuse: il y a des choses amusantes et d’autres plus tristes c’est de légende, dit Zahir). (….) une chasse aux mouches s’organise et pendant des secondes infernales nous les suivons, les regardons se poser sur les paupières enflammées du vieillard, (….) Mais le maître se réveille. La baguette siffle : véritable langue de vipère venimeuse ! Il n’y a pas de 190 transition. L’heure de la délivrance arrive enfin ! Il faut se presser d’aller au lycée »310. C’est donc très clair, à travers cette citation, le point de vue que porte Boudjedra sur l’éducation religieuse que l’enfant reçoit, il n’y a aucune influence spirituelle, c’est juste une obligation et une exigence paternelle. Nous allons passer pour voir un autre aspect de la religion dans cette société qui est l’hypocrisie et l’intolérance. Aux côtés des vrais croyants, qui sont très peu visiblement, les faux dévots sont légion dans la religion. Ceux qui pratiquent ne sont pas toujours aussi propres et aussi pur qu’on l’imagine. Beaucoup d’entre eux portent un masque social religieux qui les protège et les encourage à côtoyer les débauche : « Fallait-il souligner que l’hypocrisie des jeuneurs était un trait de mon imagination fertile ? (…) en dépit de la pleine jouissance des bordels pris d’assaut, les bourgeois se sentaient des âmes de martyrs, exhibaient des cemes monstrueux et laissaient entendre qu’ils enduraient de terribles souffrances physiques en raison d’une abstinence totale Zahir savait les surprendre, ces gros marchands de la ville, et leur poser des embuscades à l’orée des impasses de la Kasbah où se situaient la plupart des maisons closes, mais il était particulièrement vigilant autour d’une maison tenue par une Française (…) La maison était fréquentée par l’élite qui aimait y venir passer les longues et chaudes nuits du Ramadhan»311 Ces commerçants, tous sous leur apparence honnête se laissent aller la nuit dans un univers de débouche d’alcool et de prostitution. Ils sont le 310- BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, op-cit, p. 94-97 311 - Ibid., p. 30 191 symbole de la dévotion aux yeux de la population et la nuit venue, se cachent pour aller rejoindre les adolescentes, libertines de luxe, dans les maisons closes de la Casbah, quartier hautement populaire et fréquentée où l’anonymat est plus que garanti. Les mêmes maisons closes sont fréquentées par la majorité des dévots qui, après avoir fini leurs prières, vont se prélasser dans lits des prostituées : De la dévotion (fausse) aux portes des maisons closes il n’y a qu’un pas à franchir. L prière, pour ces hypocrites, est un jeu social obligatoire, mais la débauche nourrit quotidiennement ces pratiques qui se veulent sans reproches et d’une pureté absolue c’est un peu comme l’oncle du narrateur, qui est un concentré de mauvaises intentions et un obsédé sexuel, qui se cache sous ses ablutions et ses airs de musulman qui ne peut faire du mal à une mouche. Malgré son jeune âge, le narrateur découvre l’hypocrisie de cet oncle : « l’aîné de mes oncles était particulièrement mauvais. Sa seule distraction consiste à épater les femmes et les enfants de la grande maison en faisant sa prière à haute voix : Il en rajoutait bien sûr : Ablutions tonitruante, voix de stentor. Il faisait durer le plaisir, jouissait littéralement de voir les tantes admirer sa dévotion, hennissait d’aise ; et à la fin la prière se prosternait longuement, embrassait le sol, bafouillait, bredouillait, perdait presque la raison et terminait dans un murmure confus (…) Nous en voulions beaucoup à notre mère car elle n’était pas la dernière à sublimer la foi ardente de l’oncle ; tant de crédulité de sa part nous laissait désemparés : C’était beau, la religion, et l’oncle l’assumait très bien »312 312 - Ibid., p. 76 192 La religion comme la représente Boudjedra dans son roman, au lieu de jouer un rôle positif dans le comportement de l’homme envers sa femme, est exploitée et utilisée par des hommes comme si Zoubir pour contrôler et opprimer les femmes, la fausse interprétation des lois de la religions permets aux hommes de traiter les femmes comme des objets en faisant croire à ces dernières que c’est Dieu qui l’autorisait. L’auteur a également évoqué le côté fanatique chez les croyants, il présente le père du narrateur comme un fanatique religieux qui est le pire des hypocrite : « Le père rêvait d’un état théocratique où les Ulémas tiendrait les rênes du pouvoir, il se plaignait de la licence qui régnait sur la ville et la prostitution qui se développait d’une façon catastrophique ; préconisait – il l’interdiction de l’alcool, la fermeture des maisons closes, l’obligation de tous les citoyens débarrassés de l’impureté étrangère de faire leurs prières devant un témoin. Cela ne m’eût pas étonné autre mesure ! En effet, je le savais fanatique et sincère : IL voulait réellement éduquer le peuple dans la crainte de Dieu »313 Nous pouvons donc dire que ce fanatisme religieux est l’exemple le plus clair de la fausse interprétation de la religion. Si Zoubir est un homme pervers, autoritaire et faux dévot comme tous ses autres frères, le père du narrateur et le héros du drame de la répudiation de ‘Ma’, règne déjà par la force au sein de la famille ; Il répudie à sa guise (ce qui est contre la religion), possède plusieurs femmes et maîtresses et veut à tout prix éduquer la société selon la loi islamique (qu’il ignore lui-même). Comme le narrateur, nous trouvons le personnage de si Zoubir fanatique et 313 - Ibid., p. 243-244 193 hypocrite, voire très dangereux. Il détourne la religion à son profit, mais quand il s’agit de l’appliquer aux autres il la déforme, la transforme et la rend d’une dureté inacceptable et insupportable. Les femmes sont donc les victimes de cette mauvaise interprétation de la religion dans cette société, elles sont dominées, écrasées, humiliées en fin répudiées au nom de Dieu. Comme nous l’avons noté, la religion est une forteresse inattaquable dans la société algérienne. C’est une chose pure où la critique n’a pas de place, donc le fait de mettre en cause ou de transgresser la religion est inadmissible et pour avoir des conséquences très dangereuse. Les femmes se trouvent coincées, elles ne peuvent pas réclamées des droits qui n’existent pas dans la loi islamique ou qui sont plutôt contre l’Islam. Boudjedra est un des écrivains qui ont voulu transgresser la religion grâce à leurs personnages pour qui les limites n’ont aucunes significations. Ces personnages risquent de paraître exagérés dans leurs traits de caractère mais comme le dit Boudjedra « c’est la réalité qui exagère ». P our montrer le peu de connaissance des individus en matière de religion, le narrateur nous décrit avec humour cet homme qui, librement, remplace les mots du texte sacré, ceux qu’il oublie : « Un homme assit à l’écart des autres récite les versets du Coran, et lorsqu’il oublie un mot il le remplace par un autre : Le tout reste cohérent car le Coran est euphorique»314. Nous pouvons donc dire que le manque de connaissance ou plutôt l’ignorance des hommes, et surtout des femmes, de leur religion incite des gens comme Si Zoubir à détourner la religion pour s’accorder avec leurs désirs. Boudjedra critique ces dévots qui, pour la plupart, ne possèdent pas une 314 Ibid., p.83 194 connaissance de leur religion, qui osent même remplacer des mots du Coran comme on change de chemise. Boudjedra évoque également une question très importante, c’est l’âge du mariage dans l’Islam. L’Islam, à propos du mariage et l’âge de la fille à marier, reste flou. La fille peut être mariée dès qu’elle atteint l’âge nubile. Comme la menstruation n’a pas d’âge fixe, la fille peut être mariée à l’âge de dix ans comme à l’âge de quinze ans : « Ma, paniquée, se met à supplier le prophète (pour qui mon père observe une grande dévotion ; Il aime à raconter sa vie, en se mariant avec Zoubida le père n’a fait que suivre le chemin du prophète »315 Nous voudrons signaler qu’ici nous ne pouvons pas comparer le comportement de Si Zoubir à celui du prophète car le premier est un hypocrite qui voudrait seulement satisfaire son égoïsme en répudiant, sa femme qui avait trente Ans et épousant celle de quinze ans. Le mariage est une transgression permanente dans la société traditionnelle. Il est, dit qu’on ne peut marier une fille contre son gré, mais personne ne tient compte de cela. Il est également permis que l’homme puisse se marier si la première femme ne peut assurer sa descendance, c'est-à-dire pour cause de stérilité. Dans la réalité, aucun homme n’applique scrupuleusement cette loi; au contraire elle a été détournée à leur profit. Dans le domaine de la sexualité, la transgression est quasi permanente. Si Zoubir dans ‘‘La répudiation’’ a de nombreuses femmes légitimes et une armée de maîtresses dans la ville. La loi religieuse interdit 315 - Ibid., p. 101 195 toute pratique sexuelle hors des liens sacrés du mariage. Si Zoubir ainsi que ses frères ne respectent pas cette loi, ils ont des maîtresses et ils pratiquent l’adultère quotidiennement : « Ma allait leur poser des problèmes ! Suicide, ce n’était rien, mais l’adultère ! Il fallait donc la surveiller, ils avaient peur mes oncles, car à la moindre erreur de leur part, si Zoubir les pour chasserait, les tuerait. Ignoble victimes! Ils n’y couperaient pas, mes oncles teigneux! Tout s’expliquait : La peur de l’adultère. (…) Ignares, analphabètes, cupides et sadiques, mes oncles étaient dominés par leur frère aîné qui les écrase de sa culture d’autodidacte, formée sur les genoux d’une de ses maîtresses. Gamins, nous surprenions le père avec son infirmière, il aimait faire claquer ses jarretelles en pleine leçon de grammaire française; elle aimait l’appeler sidi et lui baiser la main, en signe de profond respect. En vérité, elle en raffolait, de son riche commerçant, de ce baiseur infatigable, ouvert largement à la culture française malgré son fanatisme de musulman féodal et son nationalisme exacerbé »316 316 - Ibid., p. 75 196 7.2 La sexualité Mêler la sexualité à l’écriture, à la création poétique et romanesque, ne date pas d’hier dans les sociétés arabo-musulmanes. Rachid Boujedra, intéressé par le thème de la sexualité et son existence dans la société arabe, évoque « Les mille et une nuit » comme étant « le texte le plus érotique de l’humanité »317. D’après Boujedra, la société arabo-musulmane, noyée dans son univers religieux, a toujours fait de la sexualité un Tabou, un interdit à ne surtout pas transgresser alors qu’elle est le fondement de toute société, voire de la vie. Nous sommes plutôt intéressés aux rapports sexuel qui existent entre les hommes et les femmes dans cette société, Boudjedra dit : « J’ai voulu en faire (la sexualité) un des thèmes centraux pour essayer de transgresser ce tabou (…) ma littérature est (...) transgression des tabous sexuels qui peut-être le noyau dur de tous les autres tabous »318. D’après le point de vue de notre écrivain, religion et sexualité demeurent dans la société algérienne de sœurs ennemies. ‘La Répudiation’ met en lumière ce malaise. L’homme et l femme deviennent l’un pour l’autre un fruit défendu, exaltant et lointain, qu’on ne peut approcher que par le mariage ou dans le silence comme faisaient la plupart des personnages masculins dans le roman, qui fréquentaient les maisons closes. Quand le narrateur du roman se penche sur sa jeunesse, l’élément sexuel interdit revient sans cesse ; pour lui, comme pour ces camarades, la 317- Ibid., p, 108 318- Ibid., p. 105 197 femme objet de désir devient inaccessible et la chair très peu visible ; c’est alors qu’on se laisse aller guidé par tout ce qui tourne autour du sexe ; « nous étions atteints au cœur, car il nous fallait palabrer de longs instants avec les mécréantes (les prostituées) assises derrière leurs portes basses, dans le seul but de leur faire dire des mots charnels que nous adorions entendre dans leurs bouches, lorsque nous n’avions pas d’argent pour les pénétrer. L’ensemble nous aidait à amplifier nos soliloques, restés dans la vague de notre jeune conscience comme des chancres dans le réel touffu du quotidien banal dont le père, la mère, les avunculaires et les cousines étaient les jalons les plus précis (…), mais nous passions à travers les mailles de la vie collective pour instaurer des jeux aux lois implacables et dont la pornographie était l’apanage le plus flagrant : masturbation collective en classe, dès qu’un éclair de chair venait nous bouleverser de la tête au pieds, (….) voils maladroits de cousines éloignées venues passer leurs vacances dans la grande maison et dont nous exigions un déshabillage savant (…) ; femmes dont nous épiions les cuisses blanches et lisses, lors des grandes prières du Ramadhan à la mosquée, dès qu’elles s’abaissaient pour rendre hommage à Dieu »319 Boudjedra pense que l’interdiction sexuelle par la religion dans la société crée de graves problèmes, chez les concitoyens surtout chez les plus jeunes (folle, suicide, exil, etc.) il dit : « Dès son adolescence, l’Algérien doit apprendre à se maîtriser (peut-on maîtriser la nature?) et à se contrôler quand il s’agit de la sexualité … ce comportement contre nature qu’on lui demande d’adopter est tellement lourd à assumer que 319 - Ibid., p. 192-193 198 l’individu, se sentant un être inutile, se rabat sur l’alcool, le haschich, le suicide, le viol, sinon il s’exile dans les maisons closes devient un luxe, car c’est très cher pour ceux qui souffrent du chômage »320. Nous pensons que l’écrivain exagère dans son point de vue car c’est seulement un obsédé sexuel qui peut réagir de la façon dont il parlait. Nous avons également remarqué lors de son analyse de la question de la sexualité, que Boudjedra la présente d’un point de vue masculin alors qu’il s’agit du couple, de l’homme et de la femme, ce qui prouve que l’homme ne peut pas se sentir femme au moins pas complètement comme une femme, nous allons découvrir cela dans l’analyse les œuvres d’Assia Djebar. Dans « La répudiation » le narrateur se venge de son père et de tout le clan par le biais de la sexualité. Il terrorise ses cousines, pour venger sa mère – qui subit les affres de l’autorité de l’épouse – et pour se venger d’un père, hypocrite, cruel, obsédé sexuel, pervers, menteur et dictateur il a agressé sa cousine. La vengeance s’accomplit dans l’inceste. Rachid Boudjedra non seulement bouscule les tabous existant, mais les écrase, les renie, voir les efface complètement. Aller à l’encontre de toute morale provenant de cette société traditionnelle détestée semble également l’objectif précis du narrateur ; déshonorer le clan en ayant tous les rapports sexuels interdits avec ces femmes (les maîtresses, les cousines proches ou lointaines, les femmes de ses oncles, etc.) 320 - GAFAÏTI, Hafid, Rachid Boudjedra ou la passion de modernité, Edition Denoël, 1987, op-cit, p. 107 199 C’est une vengeance non seulement contre le père archaïque et autoritaire si Zoubir, mais également une manière de cracher sur la société toute sa haine, son mépris et sa rage. Nous remarquons également que bien que ce roman traite de la tragédie de la répudiation de Ma qui représente toute cette catégorie des femmes, nous ne sentons pas la sympathie du fils envers sa mère, nous sentons plutôt sa rage contre le père. Nous ne pensons pas que Boudjedra ait traité cette question féminine avec la sensibilité dont une femme est capable. Boudjedra n’a pas réussi donc à laisser la place à une expression féminine, à une voix d’un être qui a de tout temps était opprimé dans la société arabo-musulmane : la femme. On entend plutôt l’homme qui parle au sein de la femme sans se sentir vraiment femme. Donc nous pouvons affirmer qu’à partir de ce thème de la sexualité dans l’œuvre de Boudjedra, c’est la vision masculine qui règne, il a totalement ignoré l’autre côté ; la femme. Pour bien voir la différence entre les deux visions (masculine et féminine) de la sexualité nous allons voir comment Assia Djebar a traité ce thème. La sensation de libération est perçue chez Djebar mais d’une autre manière, dans l’acte sexuel du couple Nfissa/Rachid. Le mari partage le fardeau de la douleur et de la séparation avec son épouse au moment des retrouvailles : « Il la prend alors pour la première fois depuis si longtemps. Elle a mal, mais ce n’est point pour cela qu’elle pleure au cœur même du plaisir : l’homme l’habite et malgré la houle, qui la bouscule au plus profond, qui la fait sombrer dans un murmure marin envahissant ses tempes et ses oreilles, secouant sa nuque et ses reins, malgré le plaisir, elle 200 pleure puis qu’elle lui transmet ainsi son fardeau, qu’il tombe ensuite près d’elle »321 Djebar a prouvé – selon nous – à travers cette scène d’amour que ce n’est pas nécessaire d’être vulgaire pour parler de la sexualité. Nous pensons qu’une femme peut s’identifier en lisant les scènes d’amour chez Djebar qui les traitent avec une sensibilité et avec une délicatesse dont seulement une femme est capable. Djebar conçoit ce thème avec plus de soif de quitter son corps et de voyager comme pour aller goûter à une douce mort et y revenir. La nuit de noce de Nfissa et Rachid a duré exactement sept jours et sept nuits. Ce n’est pas une tradition locale mais un choix du couple, contrairement des nuits de noces chez Boudjedra comme par exemple la nuit de noce de Si Zoubir et Zoubida ou celle de Yasmina…etc. Djebar nous présente les deux époux qui éprouvent le besoin de franchir plusieurs fois les limites de cet au–delà; c’est un voyage sans cesse renouvelé. Dans le cas de ce couple l’acte sexuel devient un langage indispensable au corps, un moyen de communiquer librement et dans le silence, loin d’un monde traditionnel : « sept nuits, au moins ont été nécessaire pour que, les portes du sommeil entrouvertes (...) Une heure passe. Soudain, Nfissa lui échappe, glisse, se retrouve enfin sur le ventre, jambes en croix ; toujours endormi et têtu, Rachid insinue ses propres jambes dans croix femelle, en fait une tige endeuillée et le cadavre redevient une femme, et la femme ramène elle-même ses bras, recherche les épaules de l’homme, dessine sa couronne, mais autour du cou 321 - DJEBAR, Assia, les Alouettes naïves, op-cit. p. 413-418. 201 masculin, caresse de son visage sans regard la nuque tant aimé au soleil. Une heure, deux heures ; leurs corps réunis. De nouveau, elle échappe, (…) Rachid endormi et tenace, doux et tenace (…) Nfissa gémit de bienêtre, son premier mots d’amour (…) Nfissa retourne d’un coup, au risque de le réveiller (…) Les bras de Rachid errent un instant, s’allongent, tentacules exigeants, la retrouvent, la traînent à lui, ainsi jusqu’à l’aube, sept nuits au moins, un couple qui se forme, se dénoue, se referme, s’accroche et se combatte jusqu’à la lumière du réveil, sur l’autre rive : quatre yeux emmêlés dans quatre bras et deux corps nus et longs qui tentent obstinément de recomposer leur originaire unité »322 Assia Djebar nous révèle la profondeur du sentiment qu’épreuve le couple dans la passion. L’acte sexuel est perçu par l’auteur de l’amour, la fantasia (et là nous signalons la femme – écrivain) comme une union ou plutôt une quête d’union, à chaque fois renouvelée. Un couple qui se cherche et qui cherche à se former doit être prêt à connaître l’étendue de la passion, le vertige sexuel et les limites du plaisir. L’acte de l’amour c’est – d’après cette scène – se donner à l’autre corps et âme et l’accompagner dans une quête qui est autant périlleuse qu’exaltante. A partir de cela nous pouvons affirmer que la vision de l’acte sexuel d’un écrivain – femme (Assia Djebar) diffère de celle d’un écrivain-homme (Rachid Boudjedra). Contrairement à Boudjedra, Djebar a réussi à approcher d’une manière très différente l’union corporelle de deux êtres pour la rendre éternelle, sacrée, divine et sublime. 322 - Ibid., p. 164-165 202 A travers notre lecture et notre analyse des romans de Boudjedra et Djebar, nous avons pu constater que l’approche de la sexualité, plus précisément de l’acte sexuel, diffère de l’un à l’autre. Elle va de la vulgarité à la violence en passant par la sensualité et la délicatesse. Assia Djebar aborde l’acte sexuel dans son écriture d’une manière sensuelle, délicate voire pudique. Ceci provient peut-être de cette nature féminine très sensible présente dans l’esprit de l’écrivain. De l’autre côté, Boudjedra tente une approche virulente et violente du corps et de l’acte sexuel, il dépasse un érotisme pudique, sensuel et trop conventionnel à son goût pour approcher les limites de l’écriture pornographique. Il pousse l’érotisme à l’extrême au point de choquer à tel point qu’il rend répugnante la lecture de son roman. Puisque la sexualité est d’une importance capitale dans la vie de l’être humain, elle doit être approchée d’une manière naturelle, loin de toute hypocrisie et exagération. Finalement nous pouvons dire que Boudjedra, malgré cette tendance d’exagération, a dévoilé ces lieux cachés de la sexualité qui sont aussi fréquentés. Par l’élite religieuse, celle qui interdit par la même occasion à tout le monde l’adultère. Il a mis à nu une société hypocrite qui prétend obéir aux lois de Dieu le matin et les transgresse le soir. De son côté, Djebar se penche également sur cet univers caché de la sexualité Djebar, en tant que femme, souligne l’état de la femme algérienne (et musulmane) dans la société ; un être réduit à satisfaire uniquement les bas instincts mâles. L’autre tabou évoqué par l’enfant terrible, (Rachid Boudjedra), est l’inceste qui est traité d’une manière courageuse pour dénoncer le déséquilibre sexuel, dont souffre l’individu 203 dans un milieu familial où la sexualité n’est jamais abordée d’une façon responsable et claire. Boudjdra dévoile cette pratique connue de la société mais de tout temps cachée voire niée. Quand le roman de la Répudiation est publié en 1969323, les défenseurs de la religion ont crié au scandale et à l’exagération dans l’écriture de Boudjedra (ce que nous ne pouvons pas totalement nier). En effet, le narrateur dans « La Répudiation » se livre à une pratique sexuelle incestueuse ; il a une relation intime avec Zoubida, la dernière épouse de son père : « Puis un beau jour, contre toute attente, Zoubida se décide à m’adorer (….) je couchais donc avec la femme légitime de mon père »324 dans cette famille les femmes sont des victimes des hommes, Zoubida est violée légalement par son mari, et elle décidé de se venger en couchant avec son fils. Malgré son désir de ne jamais ressembler à son père, le narrateur possède en lui (sans qu’il le sache ?) cette folle envie de coucher avec n’importe quelle femme qui passe à proximité à force de détester Si Zoubir, il finit par lui ressembler. A force de courir après les femmes, le jeune narrateur met un doute quand à sa conduite avec sa demisœur Leila (que Si Zoubir a eue avec une maîtresse juive) ; « Il fallait en parler au praticien, avais-je violé ma demi-sœur ? »325 Boudjedra s’attaque également façon courageuse à un autre genre de pratique, il dénonce l’emprise des adultes sur les enfants ces êtres – fragiles et innocents. Dans « La répudiation » le narrateur hait son père et met l’accent sur sa perversité, lui qui se veut un homme, respectable et 323 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, p, 118 324 - GAFAÏTI, Hafid, Boudjdra ou la passion de la modernité, p, 134 325 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, p, 242 204 défenseur des droits de la veuve et de l’orphelin ; le fils accuse son père d’être un obsédé sexuel qui ne ce cesse de détourner en cachette bien sûr des enfants pour assumer ses plaisir : « Que ferait mon père sans les petites mendiantes qui venaient chaque matin lui demander l’aumône et qui en échange, le laisser caresser (….) elles se laissaient faire par peur, de crainte de perdre la piécette que le père tenait dans l’autre main (…) puis elles s’y habituaient et finissaient par venir dans le magasin pour satisfaire des vices que Si Zoubir avait su développer en elles »326 Aucune femme – même les petites filles – n’a pas pu échapper à l’exploitation et l’agression sexuelle de ce monstre que nous ne pouvons prétendre qu’il n’existe pas dans la société. 326 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, p, 149 205 7.3 Le viol Les écrivains algériens décrivent leur société ainsi : « C’est une société où la sexualité, par une pression de la religion, est un tabou ; mais elle y est pratiquée dans les bas-fonds en secret »327. Des écrivains comme Rachid Boujedra et Assia Djebar ont su courageusement mettre le doigt sur cette blessure sociale, ils soulignent avec justesse la contradiction de leur société – et de la société arabo – musulmane en général-. Dans l’exemple des romans cités surtout celui de Boudjedra, nous remarquons une société malade, souffrant du manque de spiritualité qui emprunte le chemin le plus désenchanté à fin de satisfaire son appétit sexuel qui est le viol. Rabah Soukhal souligne : « Dans la société arabo-musulmane, la femme est un objet sexuel qui ne sert qu’à reproduire les croyants ; comme elle est uniquement considérée comme objet sexuel, il est conseillé aux croyants de cacher les rondeurs de son corps (….) Une fois cachée, la femme devient un objet de fantasme, elle devient une obsession pour l’homme ; et puisque ce dernier domine, socialement parlant, il peut la maltraiter, l’humilier et la punir à sa guise. Le meilleur châtiment de la femme c’est l’humiliation par le viol. Une femme violée est déjà une femme condamnée, si elle divulgue son secret pour alléger sa douleur elle est morte automatiquement. La société masculine traditionnelle est très à cheval sur la question de l’honneur. Tribal (familial). Si une femme se fait 327 - MOSTAGHANEMI, Ahlem, l’Algérie, femme et écriture, l’Harmattan, Paris, 1985, p, 143. 206 violenter sexuellement c’est de sa faute ; « elle n’a qu’à cacher ses charmes et tout se passera bien, disent les puritains »328 Nous sommes partiellement d’accord avec Soukhal, qui croit que la religion est le seul responsable du malheur de la femme, Soukhal a mal interprété les lois religieuses qui sont fait pour protéger la femme et lui rendre sa dignité perdue. Nous pensons que le viol est un crime social qui existe non seulement dans les sociétés arabo – musulmanes mais également dans les sociétés occidentales. Nous pensons que la religion n’est pas responsable de ce crime c’est plutôt dû aux problèmes psychologiques dont souffre l’homme qui commet le viol. Le plus déchirant témoignage nous est raconté par Assia Djebar, une femme-écrivain qui parle du viol avec une amertume saisissante. Dans « l’amour, la Fantasia » la narratrice, passionnée d’histoire, bute contre des témoignages des femmes qui ont été victime de viol pendant la guerre de libération. Ces témoignages brisent parfois un silence de plusieurs décennies, car la femme, faute d’avoir à ses côté la justice, avale sa rage et se terre dans une solitude compréhensible : « Dire le mot secret et l’arabe de « dommage » ou tout au moins de « blessure » - ma sœur, y a t-il eu, une fois pour toit « dommage » ? Vocable pour suggérer le viol, après le passage des soldats près de la rivière, eux que la jeune femme, cachée durant des heures, n’a pu éviter. A rencontrés. A subis. « J’ai subi la France », aurait dit la bergère de treize ans, Cherifa, (…) Les soldats partis, une fois qu’elle s’est lavée (….) la femme, chaque femme, revient, 328 - SOUKHAL, Rabah, le roman algérien de langue française 1950 – 1990, édition published, Paris, 2003, p. 219 207 une heure ou deux heures après, marche pour affronter le monde. Pour éviter que le chancre ne s’ouvre davantage dans le cercle tribal (….). L’une ou l’autre des aïeules posera la question, pour se saisir du silence et construire un barrage au malheur »329 . La narratrice se rend compte du poids du silence, de la brûlure des mots qui tentent de cacher l’innommable, la blessure du corps et de l’âme. Entre elles, les femmes se communiquent leurs malheurs par les regards, les gestes et les non-dits. Il existe des sujets qu’il ne faut aborder entre femmes – surtout autre femme -. Le viol en est un. Le pire peut être. Les blessures qu’il engendre ne peuvent guérir ni s’effacer au fil du temps, car ils sont à tout jamais inscrites dans la mémoire de la victime. La narratrice reçoit le silence de ces femmes violées pendant la guerre comme un poignard dans le cœur. Qui peut mieux partager le secret d’une femme qu’une autre femme. La femme donc demeure une victime sexuelle privilégiée dans une société mâle ; et le viol demeure la plus terrible punition et la plus haute des humiliations, qu’on peut lui faire subir. Des écrivains s’expriment et dénoncent l’abus de pouvoir des hommes, qui sont injustement protégés par un code social qui est de tout temps à leurs côtés, parce qu’il est fait par eux. Des écrivains, comme Boudjedra et Djebar partagent également le cri de couleur de ces femmes qui déchirent le silence de la société ; le viol est un crime ; il doit être condamné au même titre que cette attitude accusatrice de la société traditionnelle vis-à-vis de la femme violée qui est à ses yeux celle qui provoque le mâle dès qu’elle se dévoile un peu. 329 - DJEBAR, Assia, l’Amour, la Fantasia, op-cit, p. 286 208 Protéger la femme c’est lui créer un climat sociale rassurant, qui lui laisse tout le loisir d’évoluer normalement, sans vivre la crainte d’être violanter par un homme et parle la suite d’être égorgée par son frère ou son père. 209 7. 4 Le mariage traditionnel (le viol légal) Kateb Yasine un écrivain algérien très célèbre déclare que : « dans l’Algérie nouvelle, une autre multitude apparaît désormais celles des filles qui prennent le chemin de l’école. Elles ne sont plus la minorité qu’elles étaient il y a trente ans. Mais combien de ces écolières peuvent espérer l’université ? Combien devrons subir, dès leur nubilité, le mariage de raison c’est-à-dire le viol légal, la tutelle du mari et de la belle mère, après celle du père, du frère ou celle de l’oncle »330 Rachid Boudjedra dans son roman dénonce le mariage traditionnel, il aborde ce problème de façon violente – comme d’habitude – pour souligner que la femme dans cette société n’est qu’un objet entre les mains de l’homme ; plus qu’un objet, une marchandise qu’on peut vendre ou échanger à sa convenance, n’importe où et n’importe quand, triste, cette situation, mais c’est une vérité qui n’échappe à personne aujourd’hui. Dans « la répudiation » Boudjedra expose des exemples choquants des femmes qui se vendent et s’achètent comme du bétail (Zoubida, Yasmina). Ce mariage est comme une transaction entre deux ou plusieurs familles ou pour enrichir le père, mais le pire qu’on donne sa fille pour payer ses dettes comme le cas de (Zoubida et Si Zoubir). Dans un cas comme dans l’autre, elle demeure une offrande, un amusement sexuel et une machine reproductrice qu’on vend quand on veut. Le mariage traditionnel – un mariage arrangé – où le garçon charge 330 - SOUKHAL, Rabat, le roman algérien de la langue française 1950-1999, édition published, Paris, 2003, op-cit, p, 223. 210 sa mère d’aller lui trouver ou plutôt (acheter) une fille. C’est un mariage qui n’est basé sur aucune relation entre les jeunes futurs époux. L’un ne connaissant l’autre, ils se retrouvent pour la première fois dans la chambre nuptiale. C’est là que s’effectue (le viol légal), sous les yeux de la famille et des invités. Ces nuits sont décrites par Boudjedra ainsi que Djebar chacun de sa manière. Le narrateur de « La répudiation » méprise son père pour sa prostitution et sa polygamie qui tuent à petit feu sa mère. Si Zoubir ne se gène pas quand il épouse une adolescente de quinze ans, et ne soucie guère de l’âge de la jeune (victime) qui est une transgression consciente de l’innocence de cette fille : « noces dures. La mariée avait quinze ans. Mon père cinquante. Noces crispées. Abondance de sang (….) Le père était ridicule et s’efforçant de se montrer à la hauteur : il fallait faire taire les jeunes gens de la tribu, depuis que sa décision de se marier avait était prise, il s’était mis à manger du miel pour retrouver la vigueur hormonal d’antan »331 Plus tard, le narrateur découvrira la vérité : Zoubida est une tractation, un marché entre Si Zoubir et la mère de la jeune fille. C’est une histoire d’argent et de profit dont la fille est une monnaie d’échange. Nous pouvons conclure qu’en Algérie – comme dans plusieurs pays arabomusulmane le mariage traditionnel est toujours pratiqué. Le manque des espaces mixtes (la meilleure preuve d’une ségrégation sexuelle implacable) tue toute relation entre les hommes et les femmes, qui ne peuvent pas se rencontrer, se découvrir et s’aimer. L’idée qui existe à 331 BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, op-cit, p. 64 211 propos du mariage (la question d’amour est loin d’être abordée) demeure archaïque et révoltante ; un jeune homme qui a du mal à contenir ses instincts est capable d’acheter une femme pour les satisfaire, celui qui veut s’assurer une descendance (mâle de préférence) peut faire de même. Le mariage arrangé – dont l’origine est malheureusement les vieilles femmes – ne tient pas compte des sentiments de la femme l’homme ne se soucie pas de ce genre de questions), son choix, ses aspirations et ses goûts; elle est née pour être vendue, pour subir la loi des hommes. Dans ces cas – là, aucune opposition à la parole de l’homme n’est tolérée. 212 7. 5 Vision générale du portrait féminin Comme toute femme la femme algérienne subit la cruauté et l’incompréhension des hommes, d’une société basée sur des idées archaïques, qui en tire bénéfice, parce que réduire la femme à l’état d’infériorité arrange l’homme, soucieux de préserver ses privilèges et son rang social dominateur. L’Algérien s’est tenue toujours de réduire le champ social et professionnel de la femme de peur d’être supplanté, humilié (indirectement) et surtout d’être nu, c’est-à-dire que la femme dévoile ses faiblesses et qu’elle prouve que son caractère et plus étoffé que le sien : « L’héroïsme, l’amour, le dévouement, le sens du sacrifice, c’est d’abord chez la femme qu’on l’a toujours trouvé. Beaucoup d’homme le savent, en leur fort intérieur, mais n’osent pas le dire, et en tirer les conséquences. Il suffit pour chaque Algérien de penser à sa mère, à ses souffrances, à son abnégation, pour se sentir coupable »332 c’est la parole d’un home ou plutôt le témoignage de l’écrivain algérien Katab Yacine. Le grave problème qui existe dans cette société est un problème exclusivement féminin ; la société dominée par les hommes, essaye toujours de mettre les obstacles sur le chemin de l’évolution féminine, au niveau social et professionnel, à lui poser chaque jour de nouvelles limites à ne jamais dépasser et à lui imposer des lois et des règles, inventée -bien sûr- par des hommes qui la minimise et la prive de ce qu’elle possède de plus cher : sa dignité. 332 - SOUKHAL, Rabah, le roman algérien de la langue française 1950-1999, op-cit, p.235 213 Nous allons prendre le point de vue d’une femme qui est Malika Mokkadam qui montre la situation actuelle de la femme algérienne dans une société qui lui est totalement défavorable : « Les conditions économiques actuelles de l’Algérie font que lorsqu’une femme devient veuve ou lorsqu’elle est répudiée, elle se retrouve avec cinq, six, parfois plus sept ou huit enfants à la rue, seule. Donc, cette femme qui, à aucun moment de sa vie, n’a été préparée à affronter la rue, à affronter le monde de travail, est obligée de la faire. Elle est totalement diminuée et la code de la famille ne lui laisse rien »333 L’homme fait tout pour que la femme soit condamnée à être dépendante de lui, une fois rejetée, elle est condamnée (une seconde fois) mourir de faim ou à se prostituer. Nous pensons que c’est la raison pour laquelle beaucoup de femmes préfèrent vivre dans l’enfer du mariage que de se perdre dans l’inconnu. Cette femme, Malika Mokkadem, dresse un tableau effrayant, peut être, de la condition de la femme algérienne et des souffrances qu’elle peut endurer à cause de l’oppression ou plutôt de la haine de l’homme. Assia Djebar accompagne ces tableaux dans ses romans, de ses analyses courageuses et vraies sur la femme dans la société algérienne ; elle dénonce, elle aussi, cette supériorité injustifiée de l’homme vis-à-vis des femmes. Nous tenons d’accompagner Djebar dans son trajet dans le profond de cette société dont elle est capable d’analyse et d’observation de tout ce qui peut sembler normal pour tout le monde, alors que c’est le contraire. Nous tenterons de voir comment l’écrivain se positionne vis-à 333 Ibid., p.235 214 vis du problème féminin, ses idées sur la question et surtout son message et le cri de sa révolte face à la ségrégation et à l’injustice, qui sont les fondements de cette société. Dans son roman, « l’Amour, la fantasia », et par la voix de la narratrice, Assia Djebar remonte à l’origine de cette injustice sociale qui provient de l’inégalité des sexes ; la religion a renforcé – d’après elle – la tradition qui se nourrit d’elle et l’applique dans toutes les circonstances; les hommes et les femmes sont en aucune manière se mélanger ; les femmes sont dangereusement attirantes et peuvent provoquer des tensions sociales insurmontables. Le seul remède c’est de ne jamais laisser l’occasion aux deux sexes d’évoluer dans un même espace et même dans la maison de Dieu : chaque réunion, pour un enterrement, une noce, est soumise à d’implacables lois : respecter rigoureusement la séparation des sexes, craindre que tel proche ne vous voie que tel cousin, mêlé à la foule masculine massé dehors ne risque de vous reconnaître quand, voilée, parmi les voilées, vous sortez, ou vous rentrez, perdue dans la cohue des invitées masquées. L’initiation religieuse elle-même ne peut-être que sonore jamais visuelle ; nul office où l’ordonnance de personnes, le code des costumes et des postures, le déroulé hiérarchique du rite frapperaient la sensibilité de la fillette. L’émotion, quand elle jaillit, n’est provoquée que par la musique, que par la voix corrodée des dévotes invoquant la divinité. A la mosquée, dans le coin réservé aux femmes, ne s’accroupissent que les vieilles, qui n’ont plus de voix. Dans la transmission islamique, une érosion a fait agir son acide : entrer par soumission, semble décider la tradition, et non par 215 amour. L’amour qui allumerait la plus simple des mises en scène apparaît dangereux »334 Même dans un espace de liberté, les femmes restent cloîtres, c’est une preuve que l‘homme seul délimite leur espace, leur autorise une certaine aire de déplacement, de mouvement et de mode d’expression. Dans cet univers traditionnel fondé sur l’inégalité des sexes, les femmes sont soumises et doivent respecter un certain code de la pudeur, imposé comme toujours, par les hommes. Assia Djebar évoque ce code dans ‘l’Amour, la fantasia’ ; ceci montre un monde absurde, où la femme doit toujours donner la preuve qu’elle est la servante fidèle et l’esclave modèle de son seigneur et maître qui est l’homme. Dans cet univers la femme ne doit, en aucun cas et à aucun moment, nommer son mari, son maître ; « ma mère, comme toute les femmes de sa ville, ne désignent jamais mon père autrement que par le prénom personnel arabe correspondant à (lui). Ainsi, chacun de ses phrases, où le verbe, conjugué à la troisième personne du masculin, singulier, ne comportait pas de sujet nommément désigné, se rapportait – elle naturellement à l’époux. Ce discours caractérisait toute femme mariée de quinze à soixante ans, (….) très tôt, petits et grand, et plus particulièrement fillette et femmes puisque les conversations importantes étaient féminines, s’adoptaient à cette règle de la double omission nominale des conjoints»335 Djebar a également affirmé sa théorie de l’anonymat de mari dans « Vaste est la prison » elle raconte que les femmes donnent un 334 - DJEBAR, Assia, l’amour, la fantasia, op-cit, p. 191 335 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, op-cit, p, 33 216 pseudonyme à leurs maris qui est l’équivalent de l’ennemi en langue arabe. Une femme qui désigne son mari par ce nom peut avoir des rapports certains avec lui, mais quand toute la société féminine adopte ce pseudonyme cela peut nous donner une indication sur les relations entre les deux sexes dans cette société. D’ailleurs, Boudjedra dans « La répudiation » insiste sur la place privilégiée qu’a l’homme dans la société algérienne ; au sein de la famille (la tribu) la mère du narrateur subit la domination mâle ; si Zoubir décide d’épouser une femme, une rivale de Ma, et ne s’occupe guère des états d’âme de celle qui partage depuis des années son existence : ma mère au courant, aucune révolte ! Aucune soumission ! Elle se tait et n’ose dire qu’elle est d’accord. Aucun droit ! Elle est très lasse. Son cœur enfle. Impression d’une fongosité bulbeuse (…) il faut se taire, mon père ne permettait aucune manifestation. Lamentable ma mère qui ne s’était doutée de rien (…) la peur lui barre la tête et rien n’arrive à s’exprimer en dehors d’un vague brouhaha. Elle est au courant. Elle se déleste des mots comme elle peut et cherche. Une fuite dans le vertige ; mais rien n’arrive (…) elle ne sait pas cerner le réel. L’acheté, surtout »336 tous les droits de cette femme en tant qu’humain sont niés, ‘Ma’ ne peut même élever la voix, ne trouve les mots pour se défendre et se résigne. Finalement à se taire comme l’aurait fait n’importe quelle autre femme dans sa position (et elles sont nombreuses les femmes qui lui partagent ce sort). Le narrateur explique comment un homme a le droit de répudier sa femme comme il le souhaite et que cette dernière a le devoir de 336 - Ibid., p, 46 217 s’exécuter ; une femme répudiée est un déshonneur pour tout le monde : « Pour répudier ‘Ma’, Si Zoubir se fondait sur son bon droit et sur la religion : sa femme, elle, comptait sur l’abstraction des formules magiques (…) solitude, ma mère ! (…) ‘Ma’ ne savait ni lire ni écrire ; elle avait l’impression de quelque chose qui faisait éclater le cadre de son propre malheur pour éclabousser toutes les autres femmes, répudiées en acte ou en puissance ; éternelles renvoyées faisant la navette entre un époux capricieux et un père hostile qui voyait sa quiétude ébranlée et ne savait que faire d’un objet encombrât (…) les salauds prolifèrent dans la ville, mais personne ,ne s’occupe de ce mal qui ravage les femmes de la cité (…) le monde continue a tourné »337 Ce que subissent « les femmes de la cité » n’intéresse apparemment personne, surtout pas les hommes qui continuent à vivre normalement et à fréquenter les maisons closes. La femme, en tant que mineur privés de ses droits les plus fondamentaux, n’attire l’attention de personne, ni par ses plaintes, ni par ses gémissements ; son seul salut c’est de demeurer dans le cercle féminin qui l’accepte et d’essayer de grader son mari, même se elle est répudiée à cause de ses besoins économiques. Le narrateur dans ce roman, s’étonne du comportement des femmes et les plaint pour leur faiblisse ; même répudié elles demeurent les esclaves des hommes : « Les femmes font semblant de colporter des ragots, mais c’est la brise du soir qui les attire, car la suffocation grossit et la peut les tenaille. Femelles indécise, elles rivalisent d’ingéniosité pour garder le mari dont elles baisent encore la main enseigne de respect (…) Ma 337 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, op-cit, p, 37-39 218 paraissait si lasse qu’elle nous délaissait (…) elle était au courant des maîtresses, mais trouvait normal qu’un homme pût tromper sa femme. La réciproque ne l’effleurerait même pas (…) répudiée, elle restait sous la dépendance financière et morale du père, car une femme n’est jamais adulte (….) chaque fois ‘Ma’ demandait l’autorisation de sortie à mon père qui ne l’accordait que parcimonieusement. Ma était mortifiée par l’inférence de Si Zoubir dans sa vie intime ; le patriarche réaliserait ainsi une victoire totale. Après avoir répudiée sa femme, il la mettait devant le fait accompli de son autorité permanente »338 Cette dernière ligne résume bien la tragédie dont vivent beaucoup de femmes répudiées dans cette société patriarcale ; après la répudiation elles restent condamnées à subir l’autorité de ce même ingrat et égoïste mari qui est le source de leur malheur. Nous pensons que La Répudiation en ellemême n’est pas le problème ce sont plutôt les conséquences qui rendent la vie de ces malheureuses comme enfer insupportable. Malgré le rage et la colère avec lesquels Boudjedra traite cette question de répudiation mais nous ne sentons pas sa sympathie pour les femmes, il est plutôt fâché contre ces dernières qui sont si faibles pour se défendre. Il manifeste une incompréhension devant l’attitude de la femme répudiée qui reste soumise à celui qui la trahie, Boudjedra ne peut pas manifester une telle sympathie et compréhension car il ne peut pas se sentir femme c’est seulement une femme qui est capable de se sentir femme. Nous avons ainsi parlé de la femme dominée et diminuée par les hommes et leurs lois injustes, ce qui nous pousse à découvrir la place et la valeur réelle de cet 338 - Ibid., p, 40-41 219 être faible qui est tout simplement une place entre objet sexuel et génitrice. Boudjedra et Djebar signalent dans presque toutes leurs œuvres la domination masculine qui demeure toujours injustifiée, mais ils lèvent le voile sur le rôle humiliant que réserve l’homme à la femme dans la société ; la femme est celle qui, par la même occasion, abaisse l’appétit sexuel masculin et celle qui assure la descendance, masculine bien sûr, puisque les filles ne sont que source de malheurs. Avant de considérer la femme comme objet sexuel (qu’on achète quand on le souhaite) et une génitrice, l’homme la considère comme une source de tourments et de maux, Si Zoubir dans « La répudiation » avoue que ‘Ma’ est la cause de son malheur, qui lui apporte la misère du monde sur ses épaules : « Mon père, au fond était qu’à demi avalé par le sexe de sa jeune femme ; et s’il ne venait plus à la maison où se logeait l’énorme tribu, il n’en continuait pas moins d’avoir la haute main sur nous, (…) le père devenait idiot et multipliait les erreurs énormes. Ses obsessions l’irritaient au point qu’il craignait sérieusement pour sa vie ; et lorsque le ridicule l’étouffait, il clamait haut que tout le mal venait de la mère, embusquée derrière sa répudiation. Elle était jalouse, putride et sorcière ! Il nous citait des versets du Coran à l’appui de sa thèse, (….) il traitait Ma de putain syphilitique. Egrenait son chapelet. Demandait aide et protection à Dieu »339 Donc, une femme qui attire le malheur sur la famille est une femme condamnée à mourir et ceci de la façon le plus objecte. Assia Djebar à travers sa narratrice, évoque cela dans « l’amour, la fantasia » ; « Je me 339 - DJEBAR, Assia, l’amour, la fantasia, op-cit, p, 21 220 souviens que de l’origine géographique de ces lettres et de leur prolifération. Lors des veillées, la benjamine et moi, nous ne parlions plus de romans lus (…) mais de l’audace que cette correspondance clandestine nécessitait. Nous en évoquions les terribles dangers. Il y a avait eu dans nos villes, pour moins que cela, de nombreux pères ou frères devenus « justiciers » ; le sang d’une vierge, fille ou sœur, avait été versé pour un billet glissé, pour un mot soupiré derrière les persiennes, pour une médisance ! »340 La femme se doit protéger l’honneur familial car si son tuteur décide de la marier, elle doit être en parfait état physique et moral. Selon Djebar, c’est comparable à un animal qui, pour être vendu, il faut qu’il soit sain. A la lumière des exemples que nous venons de citer, se révèle une réalité choquante sur la place et la valeur de la femme dans cette société ; elle n’est qu’un objet sexuel et une génitrice. Et parce qu’elle est un être inférieur, la femme peut être achetée (mariage traditionnel) à n’importe quel moment et n’importe quelle occasion, comme nous l’avons montré dans des exemples précédents. Citons encore un exemple du monde paysan et traditionnel des Kabyles; c’est le cas de Badra une figure féminine peinte par Assia Djebar, qui est vite vendue et « empaquetée » pour son mari, un mari qu’elle ne connaît même pas et dont elle n’a jamais entendu parler : « Le soir même, les deux femmes du Caïd entrèrent dans la pièce aux céramique bleutées. Ton père nous charge de te dire …. Annonça la première. Que l’agha de l’Ouarsenis, si M’hamed, a demandé aujourd’hui ta main pour son fils 340 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, op-cit, p, 85-86 221 aîné ! Ton père l’accordée. Ils viendront vendredi prochain pour la « fatiha » et pour t’emmener le lendemain. Ma pauvre chérie, soupirant la nourrice en prenant Badra, stupéfaite puis raidie, dans ses bras. Sur la couche aux soieries parfumées de musc, on ne sut laquelle des deux femmes sanglotait »341. Donc, cette fille est livrée, sans tenir compte de son opinion, seulement pour des raisons économiques et familiales, l’approchement et l’alliance avec une riche famille, ce qui permet à la famille de la « victime » d’en tirer profit. Donc, la femme n’est pas un être humain à part entière dans une société où elle se vend comme un objet à qui veut à l’acquérir sans aucune autre conditions qu’une somme d’argent ; comme l’avoue le narrateur de « La répudiation », il évoque le sort réservé aux femmes en Algérie « dans notre ville il faut avoir beaucoup d’argent pour se marier. Les femmes se vendent sur la place publique, enchaînées aux vaches »342 Pour conclure, nous pouvons affirmer qu’une société pareille, où la femme est traitée comme une esclave ne peut en aucun cas prétendre être une société civilisée ; c’est une société déchue, car elle est non seulement basée sur l’inégalité sexuelle, mais parce qu’elle ignore une source d’énergie et de vie qui est considérable, à ne surtout pas négliger qui est la femme. Il est important que cette dernière évolue dans un espace social qui lui laisse la possibilité de montrer ses capacités, ses savoirs et sa force ; pour cela, l’homme doit l’aider en s’attaquant aux traditions archaïques qui surviennent encore en Algérie, à une mentalité masculine retardée et à des lois sociales injustes. 341 - DJEBAR, Assia, l’amour, la fantasia, op-cit, p. 102 342 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation, op-cit, p, 95 222 7.6 La femme et la guerre La femme algérienne n’a pas seulement subi la cruauté et l’inégalité de cette société masculine, elle a aussi subi l’ingratitude. Les hommes ont nié le rôle très important qu’ait joué la femme dans la guerre de libération. L’histoire de la guerre qui bien écrite, bien sûr par des hommes, néglige la participation de la femme dans la lutte contre les envahisseurs, c’est pour cela que notre écrivain qui est à l’origine une historienne a décidé de réécrire l’Histoire de son pays d’un point de vue ou d’une vision féminine par rendue hommage à la femme. A travers son roman « l’Amour, la fantasia », Assia Djebar raconte des histoires très touchantes des femmes très courageuses qui ont tout sacrifié pour la libération du pays. Ces aïeules qui n’ont rien épargné, et ont combattu le colonisateur à côté des hommes. Mais l’Histoire est écrite par des hommes, donc il est nécessaire, selon eux, de diminuer le rôle joué par la femme pendant la guerre, une seule femme est citée en tant que grande combattante, Djemila Bouhired, cependant il y en a des centaines comme elles dont nous n’avons pu faire la connaissance qu’à travers les romans de Djebar. Rares sont les hommes qui avouent que l’indépendance du pays a été acquise également grâce aux femmes. Dans « l’amour, la fantasia » il y a beaucoup d’exemples des femmes qui ont participé à cette atroce guerre, parfois malgré elles et ont perdu le meilleur d’elles-mêmes. Djebar souligne cette présence féminine au cours des événements sanglants qu’a connus le pays ; elle insiste sur la fait que 223 des femmes ont combattu, courageusement même, mais sont consumées par la suite par l’anonymat et l’indifférence générale, Djebar, en tant que femme écrivain et historienne explore cette mémoire féminine ; une mémoire qui vibre ; chargée d’images, de souvenirs et de sentiments. ‘L’amour, la fantasia’ apparait comme une quête de cette mémoire ignorée et même refusé, mais toujours vivace. La narratrice qui est une historienne explore deux facette de la conquête française de l’Algérie : A travers les écrites et les correspondances de soldats français, de journalistes, d’historiens etc. c’est la mémoire écrite ou le langage est un mélange du sang et d’ancre. A travers ces voix, anonymes au départ, qui prennent de plus en plus forme, quand le lecteur progresse dans cette mémoire. La première exploration révèle une présence essentiellement masculine, tandis que la seconde rencontre des voix essentiellement féminines. Si la première révèle un caractère viril, la seconde révèle un caractère qui est terriblement douloureux parce qu’elle est femme et parce qu’elle a été muette depuis toujours. En tant qu’historienne, Assia Djebar donne l’occasion à une voix féminine de s’exprimer et de cacher cette douluer qui étouffe ; elle permet à la voix de se faire plaintes, gémissements et révélations ; révélations pour tous ceux qui ignorent cette silhouette féminine qui a dominé l’horizon de la guerre d’indépendance : révélation pour tous ceux qui, volontairement, refuse de voir l’importance de la femme dans le combat pour la liberté. 224 La narratrice nous livre des voix graves, qui ravivent le souvenir et la douleur, ces voix se personnifient petit à petit pour devenir «Cherifa Amroune » et « Zohra Bou Semman ». Les deux femmes ont vécu l’horreur et ont combattu à leur façon, avec leurs moyens, Cherifa, dès l’âge de treize ans connaît un destin terrible après avoir perdu son frère au combat : « Je courais déjà droit devant moi, en me répétant : « Je vais aller voir ou est tombe mon frère ! » - C’est ton frère, ton frère Abdelkader ! s’exclame quelqu’un dans ma direction. Je compris que c’était mon autre frère, mais moi, je voulais voir mon cadet, celui qui était tombé … je m’élançais je courais le plus vite possible. Dieu voulut que je me repère aussitôt et que je trouve l’endroit la première. Ahmed était la, couché ; l’ennemi l’avait dépouillé de ses papiers, des photos qu’il portait sur lui (…) sa vieille chemise en laine, chéchirée, était toute maculée du sang…. Je vis l’oued pas très loin, je tenais de le porter ; je ne peux que le traîner, (…) je voulais le laver, lui mouiller au moins le visage (…) derrière, mon frère aîné Abdelkader s’approche, et dit soudain aux autres, d’une voix coléreuse : Mais pourquoi lui avoir montré le corps ? Ne voyez – vous pas que c’est une enfant ? - Il est tombé devant moi, dis-je en me retournant d’un coup. - Devant moi ! Et ma voix chavira »343 A quatorze ans, Cherifa se retrouve au maquis comme infirmière, elle cotie de près le malheur des hommes, les soutiens, les soignes et partage leur fardeau quotidien. Mais ce que Cherifa dissimule à la narratrice – 343 - DJEBAR, Assia, l’amour, la fantasia, p, 138. 225 enquêtrice est à peine soutenable : à l’âge de treize ans, elle a été victime d’un viol collectif commis par des soldats français ; l’auteur nous fait pénétrer dans un univers doublement fermé (les femmes sont enfermées et vivent dans le silence) celui des femmes qui se sont données corps et âmes au pays, pour défendre un idéal, et qui portent en elles des blessures atroces et graves et des secrets lourds à porter, à assumer. A part l’intérêt que leur porte cette jeune historienne, personne ne veut, et ne pense à partager leur douleur, à les soulager seulement en les écoutant exprimer leur malaise. L’histoire de (Zohra) est similaire à celle de (Cherifa) parce qu’elle est chargée de douleur et de blessures physiques et psychologiques ; après le cauchemar de la guerre ‘Zohra’ affronte le cauchemar des gens et de leur incompréhension : « Après tous ces malheurs, j’en suis arrivée à ce qu’on me traite de « folle » (….) c’est vrai qu’après que mes cheveux eurent brûlé, j’ai dû être malade plusieurs mois …. Mes fils se sont occupés de moi ; Ils ont fait des démarches. On m’a soignée. J’allais mieux. J’ai dû avoir un choc à la tête ; même maintenant, j’ai des pertes de mémoire. Les frères aussi se sont occupés de moi grâce à eux, je suis guérie. Mais les gens continuaient à fermer leur porte à « la folle »344. Zohra, seule et rejetée par tout le monde se refuge chez une parente nommée Djennet ; Cette dernière a également souffert de la guerre et souffre toujours ; elle n’a plus de nouvelles de son époux disparu pendant la guerre, et qu’elle attend depuis vingt ans. Après avoir cité ces deux expériences, nous 344 - Ibid., p, 184 226 pouvons dire que la femme algérienne a participé activement à cette quête de liberté, elle y était très courageuse et très modeste. Si les historiens officiels – ceux de l’Etat – ne mentionnent pas cette participation féminine, un écrivain de leur genre qui est Djebar l’évoque avec délicatesse, force et vérité. Elle rend justice à un être qui longtemps ignoré et injustement nié. Dans les romans étudiés de Djebar, la douleur des femmes fait surface et les cicatrices s’ouvrent ; les voix des femmes – puisque dans un monde masculin la femme est presque absente – éclatent et racontent une mémoire meurtrie, trop longtemps livré au silence par leur peur ou par pudeur. Djebar qui s’intéresse aux femmes algériennes non seulement en tant qu’écrivain, mais également en tant qu’historienne et cinéaste fait une constatation en disant ; «Cette Algérie profonde, cette Algérie archaïque, c’est forcément une Algérie des femmes, des femmes effectivement vieilles, des femmes guerrières, des femmes combattantes, des femmes qui ont essayé de lutter. Il y a réellement une histoire de lutte des femmes en Algérie qui a un siècle au moins »345. Si nous comparons la vision de la femme chez Boudjedra dans son roman « l’amour, la fantasia » nous allons voir clairement la différence entre la femme faible, fragile, écrasée, opprimée par l’homme qui ne veut même dire non qu’une veut rien changer de sa situation ; nous ne pouvons pas nier que Boudjedra a essayé de son mieux pour se sentir femme à fin de pouvoir exprimer les douleurs de cette dernière mais il a trop féminisé son écriture, à tel point qu’elle est 345 - SOUKHAL, Rabah, Le roman algérien de langue française (1950-1990)- Thématique-, Publisud, 2003, Paris, p, 124. 227 devenue exagérée et loin d’être sincères ou touchante, contrairement à l’écriture de Djebar à travers laquelle, une femme peut s’identifier Djebar a réussi – selon notre avis – à peindre le visage réel de la femme algérienne elle a révélé le côté de bravoure, de sacrifice et d’héroïsme de cette femme avec efficacité et courage, nous pensons que Djebar est plus capable de parler de ces femmes qui ont marquées l’histoire de leur pays en tant que femme et historienne. 228 7.7 La femme et l’incarcération «On court frénétiquement derrière la femme, coupable de tous les maux dont le pire est de ne pas avoir de consistance »346 comme le fait remarquer le narrateur dans « la répudiation », la femme est considérée dans la société algérienne comme un être qui est à l’origine de tous les maux ; par se protéger, il faut l’isoler car l’isolement est une sorte de neutralisation, il faut maîtriser ce mal (la femme) pour que tout le monde puisse vivre en sécurité. La société mâle essaye par tous les moyens d’enfermer la femme dans l’univers du silence et de l’absence, c’est pourquoi dès l’enfance on tend à l’enfermer, à ne jamais lui donner l’occasion d’évaluer librement : « Les femmes sont emmurés et consentent à l’affaire, elles ne doivient donc pas allumer les convoitises des mâles innocents »347 De son côté, Assia Djebar s’est penchée sur cet aspect grave de la domination des hommes de tout l’espace social et comment, peu à peu, le processus de l’enfermement et l’incarcération des femmes est né en 1Lgérie. Djebar explique que la raison majeure de son exil provient de cette injustice : « Ce que je n’arrive pas à avoir à Alger, c’est l’espace public l’espace de la rue est devenue un espace d’hommes et les transports public sont des transports d’hommes. Tout ça, parce que la société a perdu ses repères traditionnels ; et dans ce qu’elle a acquis de nouveau n’a acquis qu’une sorte de négatif. C’est une société qui montre son envers et ou, donc, la ségrégation sexuelle a été accentuée par un développement 346 - Ibid., p, 110 347 - BOUDJERA, Rachid, La répudiation, op-cit, p, 83 229 sauvage. Dans mon temps, il y avait des lieux féminins ; les sanctuaires étaient des lieux féminins ; les femmes allaient non pas aux tombeaux des saints, mais pour parler entre-elles. Et puis d’une part de la ville, d’Alger ou d’Oran, c’est donc des centaines de milliers de gens qui ont investi des appartements ; puis, en même temps, on a construit des bétons. C’est dans ces bétons que les hommes se sont mis à enfermer encore plus les femmes et du coup le harem est devenu vraiment la prison »348 Les femmes viraient donc, comme enterrées vivantes dans un espace qui, même grand, paraît très étroit à cause de l’emprisonnement. Boudjedra évoque ces femmes dans (La répudiation) quand le narrateur raconte comment son frère Zahir attire les femmes par ces récits, le plus souvent exagérés et imaginés, sur des événements de la ville, leur ville, qu’elles ne connaissent même pas : « Ce fut Zahir qui remplit le premier (le cercle des représailles) ; il quitta sa folie (…) il s’entêta à se promener seul dans la ville, et le soir, au retour, il créait une véritable animation autour de lui en racontent aux femmes cloîtrées ce qu’il a vu. Il s’évertuait à relater les plus petits détails et mentait beaucoup, car il savait que les femmes ne connaissaient pas la ville dans la quelle elles vivaient »349 Ces femmes de la tribu sortent très rarement mais le plus inquiétant pour le narrateur et son frère c’est la condamnation de leur mère par un père très féodal et tyrannique : « Comme ma mère était condamnée à ne 348 - Ibid, p, 78 349 - Ibid., p, 77 230 plus quitter la maison jusqu’à sa mort, nous étions très inquiets à l’idée de l’agonie qui allait nous envahir »350 En cela, il nous paraît que Assia Djebar connaît parfaitement mieux le fonctionnement de la mentalité mâle dans la société algérienne ; celui qui décide de cloîtrer la femme dès son jeune âge. Dans « l’amour, la fantasia » (le lecteur est tout de suite informé à travers un passage où l’écrivain explique comment, progressivement, l’homme écarte la femme de la lumière du jour pour l’emprisonner à jamais, le lecteur découvre la réalité atroce de cette vie que menait ces malheureuses : « Voilez le corps de la fille nubile. Rendez-la invisible. Transformez-la en être plus aveugle que l’aveugle, tuez en elle tout souvenir du dehors. Si elle sait écrire ? Le geôlier d’un corps sans mots et les mots écrits sont mobiles – peut finir lui, par dormir tranquilles : il lui suffira de supprimer les fenêtres, de cadenasser l’unique portail, d’élever jusqu’au ciel un mur orbe »351 Une fois l’année scolaire terminée la narratrice interne dans un lycée, revient chez-elle pour l’été : un long interminable calvaire commence alors pour elle, celui de la confrontation avec un univers clos, elle ne voyait que les murs et n’entendait que les cris sourds des femmes cloîtrées. Elle passe l’été enfermée et n’attend que l’heure de la délivrance : la reprise des cours : « Je dis le temps qui passe les chaleurs d’été dans l’appartement clos, les siestes que je vis en échappées. Mes mutisme d’enfermée provisoire approfondissent ce monologue masqué en conversation interdite. J’écris pour encercler les jours cernés….ces mois d’été que je 350 - Ibid, p, 78 351 - DJEBAR, Assia, l’amour, la fantasia, p, 184 231 passe en prisonnière n’engendrent en moi nulle révolte. Le huit clos je le ressens comme une halte des vacances la rentrée scolaire s’annonce proche, le temps d’étude m’est promesse d’une liberté qui hésite. En attendant, mes missives en langue française partent par ailleurs. Elles tentent de circonscrire cet enfermement. Ces lettres dites « d’amour », mais à contresens, apparaissent comme des claies de persiennes filtrant l’éclat solaire »352. Donc, c’est l’écriture qui permet à la narratrice à surmonter, momentanément, cet obstacle, cet emprisonnement dans la chaleur de l’été ; l’écriture est devenue pour elle comme une évasion quoique temporaire, une manière de quitter un corps qui est noyé dans ce cloisonnement. 352 - Ibid., p, 184 232 7.8 Une femme enfermée exceptionnelle : la mère La grande contradiction dans le comportement de la société masculine est le fait d’opprimer la femme en général, qui est considérée comme un être pervers, dangereux et extrêmement rusé, et de vouer un amour et une adoration sans limites pour la mère (de la part des enfants mâles), qui est pourtant une femme ; peut-être parce que c’est le seul parent réellement qui est la source de tendresse et d’indulgence par rapport au père qui s’occupe très rarement de l’éducation de ses enfants. Nous citons l’exemple de Si Zoubir le père du narrateur dans (la Répudiation), le rapport qui existe entre lui et ses enfants est un rapport de haine et de mépris non seulement à cause de la répudiation de leur père mais aussi à cause du manque de tendresse paternelle, au contraire de la mère qui sacrifie tout pour ses enfants. La narratrice de « l’amour, la fantasia » d’Assia Djebar rencontre une mère dévouée ; cette femme suivait pendant la guerre, ses fils de village, en village, de montagne en montagne, pour les nourrir, les vêtir et les aimer à sa manière. Les souffrances qu’a endurées cette femme sont indescriptibles ; en perdant tous les hommes de sa vie, elle finit sa vie en tristesse et solitude « J’ai eu quatre hommes morts dans cette guerre. Mon mari et mes trois fils. Ils avaient pris les armes presque ensemble. L’un de mes petits restait six mois pour la fin des combats ; il est mort. Un autre a disparu de le début, je n’ai reçu aucune nouvelle de la jusqu’à aujourd’hui »353 353 - Ibid., p, 222 233 La mère est représentée dans « la Répudiation » comme victime, un être faible qui ne peut pas affronter le père de ses enfants, elle n’est pas capable de se défendre face à son mari, elle ne peut non plus défendre ses enfants de la cruauté et de l’indifférence de leur père. Mais chez Djebar la mère es représentée d’une manière tout à fait différente, c’est un être exceptionnel ; elle est forte, sensible, courageuse, elle est capable de tous les genres de sacrifices pour ses enfants. Nous pouvons donc dire qu’il à une seule reconnaissance de la femme pour l’homme : quand elle est mère et lui enfant, la mère joue un rôle très important dans la vie du mâle à tel point que ce dernier peut manquer de respect à n’importe quelle femme, peut l’humilier, l’écraser, mais face à celle qui l’a mis au monde il s’incline, redevient enfant, écoute ses conseils et n’élève pas la voix face à elle. C’est pour cela que nous trouvons que les vieilles femmes ont une autorité très importante ; elles sont des mères et des grand-mères, elles peuvent affronter les hommes mais malheureusement, elles exercent cette autorité sur les jeunes femmes qui n’ont pas de voix. Nous pensons que c’est une question de conflit de générations ; les vieilles femmes et les jeunes femmes ne réfléchissent pas de la même manière. Pour la vieille génération, les traditions sont intouchables. Même une mère ne peut pas soutient sa fille si elle voulait divorcer de son mari, c’est toujours la faute de la femme, alors c’est la mission de la jeune génération des femmes de chercher un moyen d’émancipation. 234 7.9 - Le chemin de l’émancipation L’émancipation de la femme algérienne est déjà commencée dès la guerre de libération pendant cette guerre, la femme a montré qu’elle pouvait agir, réfléchir, prendre des décisions concernant la sécurité de sa famille ou bien celle des autres membres de sa société, elle a prouvé sa bravoure et son indépendance et l’homme s’est rendu compte que l’être qu’il considérait faible et mineur était doté d’un esprit clair et fort. Chez Rachid Boudjedra nous ne voyons pas ce type de femmes, cependant, il est considéré comme l’un des écrivains qui réclament les droits et l’émancipation de la femme algérienne. Assia Djebar par la connaissance de l’historienne et la sensibilité de la femme a réussi, à créer des exemples des femmes émancipée ; des femmes combattantes comme les exemples que nous venons de citer dans les chapitres précédents, et la narratrice de « Vaste est la prison », Isma qui a parcouru ce le chemin de l’émancipation. Pour la narratrice dans « l’amour, la fantasia », l’émancipation et la libération se sont réalisées au contact des études à l’école française et de la langue française ; étudier pour une femme algérienne égale la liberté briser les limites familiales et traditionnelles tout d’abord, ensuite s’ouvrir au monde extérieur ; « Mon corps seul, comme le coureur de pentathlon antique, a besoin de starter pour démarrer, mon corps s’est trouvé en mouvement dès la pratique de l’écriture étrangère. Comme si soudain la langue française avait des yeux et qu’elle me les ait donnés pour voir dans la liberté, comme si la langue française aveuglait les mâles voyeurs de 235 mon clan et qu’à ce prix, je puisse circuler, dégringoler, toutes les rues, annexer le dehors pour mes compagnes cloîtrées, pour mes aïeules mortes bien avant le tombeau »354 En grandissant, la narratrice éprouve de la peine à faire face aux mentalités masculines et aux lois familiales et sociales ; une femme émancipée ou bien qui essaye de s’émanciper demeure une personne dangereuse et plus que douteuse, c’est peut-être l’arme par laquelle l’homme a essayé – en vain – de combattre l’émancipation de la femme, en prétendant que cette émancipation c’est contre la religion, la morale et la tradition. La véritable émancipation c’est de dépasser les fausses idées de la femme, elle-même, concernant l’émancipation. 354 - Ibid., p, 204 236 7.10- de « l’amour, la fantasia » à « Vaste est la prison » une autobiographie et une plurigraphie s’écrit Avec « l’amour, la fantasia », Assia Djebar, abandonnant le récit classique à la troisième personne de ses romans de jeunesse, abandonnant donc l’écriture « loin de soi » acceptait ce qu’elle appellerait « le danger mortel » d’écrire sur soi355. Elle inaugure une écriture romanesque originale marquée par ces pratiques de décentrement de rupture et de questionnement du statut même de la langue et de la littérature qui caractérisent le post-modernisme. Mais ce que nous trouvons surtout original, c’est ce mélange de son histoire personnelle et de l’histoire de son pays. Elle nous présente la thématique générale et les personnages de ce roman : la narratrice avec sa famille, nous trouvons cela également dans le dernier volet de son « quatuor » ; « Vaste est prison ». La plupart des études critiques que nous avons étudiées sur Djebar se sont concentrées d’une part sur le problème de l’aliénation linguistique de la romancière (femme de culture et de langue arabo-berbère écrivant en français), de l’autre part sur la question de l’écriture autobiographique post-colonial « au féminin, ce qui est le cas des deux romans étudiés ici. Ainsi la volonté de se définir en dehors du regard colonial et du regard masculin ne ferait que renforcer chez Djebar l’expérience de l’aliénation et de la dualité qui nous qui nous accompagnes dans les deux romans. Denis Brahimi s’intéresse à la situation de la femme écrivain commettant le scandale d’écrire dans une culture où la langue 355 - RIDOUANE Najib et BENAYOUNE-SZMIDT Yvette, Assia Djebar, l’Harmattan, Parsi, 2008 , p, 360 237 traditionnelle des femmes est une langue orale. Nous citons ce que Djebarmême pense de son quatuor ; « Je voyais « l’Amour, la fantasia » comme le vestibule de la maison arabe traditionnelle où les visiteurs sont admis : « Ombre Sultane comme les appartements privés où les femmes sont libres d’être seules ensembles et « Vaste est la prison » comme la terrasse d’où les femmes peuvent contempler l’horizon. Donc, à travers notre étude nous avons passé directement du vestibule de la maison traditionnelle qui peut être un symbole de l’enfermement à la terrasse qui donne sur l’horizon ce qui peut être un symbole du commencement de l’émancipation de la femme. Dans « l’amour, la fantasia », les deux première parties, qui constituent environs la moitié du roman, se subdivisent en chapitre soigneusement alternés, les uns numérotés, les autres titrés. Dans la première partie, les chapitres numérotés sont ceux qui font référence à un ensemble de textes écrits par des Français pendant et sur la conquête de l’Algérie, tandis que les chapitres titrés racontent les souvenirs d’enfance et de jeunesse d’une narratrice qui tantôt dit « je », tantôt « se dit » à la troisième personne. Dans la deuxième partie Djebar inverse ce système. La troisième partie du roman, est divisée en cinq mouvements et un final, qui est subdivisent à leur tour en segments dont deux par, mouvement s’intitulent « voix », Djebar y cite des témoignes oraux sur la guerre d’indépendance auprès des femmes ayant participé à la lutte. Tout en continuant à mélanger à ces récits écoutés des épisodes autobiographiques et des commentaires personnels. 238 « Vaste est prison », retourne à l’analyse historique de « l’Amour, la fantasia », poursuit l’exploration du monde autobiographique. La voix narrative continue la va et vient entre la première et la troisième personne et l’introduction d’une narratrice qui s’appelle encore Isma et qui double, mais pas exactement, l’auteur. Donc, en faisant la lecture des deux romans et en faisant la connaissance des deux narratrices, Isma ressemble à s’y méprendre à la narratrice de « l’amour, la fantasia ». La construction des chapitres de « Vaste est la prison » n’est pas moins intéressante que celle de « L’amour, la fanatisa ». Le « Silence de l’écriture » de l’ouvre se transforme en « sang de l’écriture » du finale. Puis vient une méditation sur le travail de l’oubli aux chapitres de « l’effacement dans le cœur », - histoire d’une passion révolue - auxquels répondent les chapitres de « l’effacement sur la pierre » - histoire d’une écriture perdue – sous l’ombre d’ « Un silencieux désir », elle fait alterner les chapitres « femmes arabe » I-VII, qui racontent des épisodes du tournage d’un film – le sien – avec sept mouvements qui capturent des moments définissant de la vie de la narratrice et de ses parents. Ce qui nous a tirés vers le choix de ces deux romans c’est leurs titres ; le titre de chacun des romans résume l’histoire ou plutôt le contenu du roman. Djebar a su bien utiliser la métaphore dans l’ « Amour, la fantasia » et la chanson berbère dans « Vaste est la prison » le plus intéressant dans ces titres, c’est que le lecteur ne peut comprendre la signification réelle qu’après la fin de sa lecture, le titre vous accompagne à travers les récits magnifiques jusqu’à la fin de chacun des romans. 239 Commençons par « l’amour, la fantasia », d’abord nous nous demandons, signifie –elle– équivalence, énumération ou alternance ? Le terme fantasia se réfère t-il à la composition musicale où à la parole guerrière ? Le roman, jouera sur ce double sens, il s’agissait donc du thème d’amour ou/et de la « fantasia » de la guerre. Quant aux liens communs de l’amour et de la fantasia les sous titres « l’amour s’écrit » et « les cris de la fantasia » peuvent sans doute expliquer le sens. C’est le cri ; le cri ou l’impossibilité de dire, come disait la narratrice lors de sa nuit de noces « l’amour c’est le cri », la geste du mari prélude au cri de la mariée. La mise à nu volontaire de la mariée de Mozouna, prépare le dévoilement de l’auteur/narratrice pour qui parler de soi « hors de la langue des aïeules » est une mise à nu : « parler de soi-même hors de la langue des aïeules, c’est se dévoiler, certes mais pas seulement pour sortir de l’enfance, pour s’en exiler définitivement »356 Djebar commence le chapitre à la troisième personne : « La future épouse circulait dans les chambres …. Elles recevait sa mère »357. Cela révèle la pudeur acquise dans une éducation maghrébine traditionnelle. Le titre de l’autre roman « vaste est la prison » qui est tiré d’une chanson berbère : « Vaste est la prison qui m’écrase d’où me viendras – tu délivrance ? ». Ici, encore, il y une évidence contradictions dans les termes ; prison et vaste. Cette prison si vaste peut symboliser l’exil pour l’écrivain, c’est le lieu sans limite que Djebar choisit comme centre métaphorique de son écriture : l’ailleurs. Chaque terme peut être lié à l’un 356 - DJEBAR, Assia, l’amour, la fantasia, op-cit, p, 182. 357 - Ibid, p, 121 240 des types des femmes à qui Djebar donne la parole ; vaste pour la fugueuse, prison pour la cloîtrée. En les confondant en elle-même, Djebar se donne son impossible identité « d’enracinée dans la fuite » comme le personnage de « Zoraidé » la première femme algérienne qui écrit, Djebar est fugitive, transfuge et elle écrit parce qu’elle quitte son pays : « Je prends conscience de ma condition permanente de fugitive, j’ajouterai même : d’enracinée dans le fuite – justement parce que j’écris …. Telle Zoraïdé …. Ayant perdu comme elle ma richesse du départ, dans mon cas, celle de l’héritage maternel, et ayant gagné quoi, sinon la simple mobilité du corps dénudé, sinon la liberté »358. Djebar commence donc « Vaste est la prison » par une continuation de la réflexion sur l’écriture qu’elle avait commencé dans l’Amour, la fantasia ». Elle reprend les thèmes qui lui sont chers ; que l’écriture tue la voix qu’elle est donc mortelle, que l’écriture est fuite de soi et fuite des siens ; que pour elle, écartelé entre la langue du père et celle des aïeules, l’écriture est silence et solitude. Voyons maintenant les traits de ressemblance entre les eux narratrices ; Djebar se voit gardienne de la mémoire collective orale féminine dans « l’amour, la fantasia », elle cède la place aux voix de femmes anonymes, et donc, efface la singularité du sujet, elle fusionne son identité avec celles des autres femmes, pour créer un nouveau type d’autobiographe, une « pluri biographie la voix autobiographique débutante de « l’amour, la fantasia » revient en narratrice-victime dans « vaste est la prison » Isma la narratrice a subi l’expérience de la violence conjugale, son époux a tenté 358 - DJEBAR, Assia, vaste est le prison, op- cit. P.172 241 de l’aveugler. Par-delà la confidence autobiographique, il s’agirait donc là d’un événement symbolique auquel répondrait justement la prise en main de la caméra, prise de vue et prise de pouvoir. C’est à la réalisatrice du film dans « Vaste est la prison » qu’est donné le dernier mot sur ce que doit être une histoire : « Un film, une histoire, cela devrait en définitif être cela : une lente giration de personnages en personnages principaux »359 De la fusion des identités émerge une femme qui contrôle la caméra, c’est –à - dire qui prend en charge l regard et aussi la voix propre et singulière, mais surtout la voix plurielle des femmes de la tribu. Masquant donc et révélant tour à tour le matériel autobiographique, confondant les femmes, s’identifiant à toutes les narratrices, Djebar démontre la flexibilité de l’autobiographie. Cette autobiographie propre à Djebar lui permet non seulement de révéler son identité mais aussi de situer l’origine de son écriture pratiquée dans une langue de l’autre qui n’est pas toutefois étrangère. Nous avons accompagné cette femme qui écrit sur soi sur ses aïeules, les femmes cloitrées, elle donne sa voix à celles qui n’ont pas de voix, mais est-ce que l’homme est capable d’interpréter ces cris de douleur féminine ? Boudjedra va répondre à cette question à travers son roman « la répudiation » 359 - Ibid., op- cit, P.301 242 7.10- La femme boudjedrienne : le silence est-il une opinion ? Contrairement à la femme représentée par Assia Djebar, la femme boudjedrienne de la « la Répudiation » est une créature faible, dominée par les hommes, écrasée et opprimée, une femme soumise à tel point qu’elle ne veut même pas essayer de se défendre face à l’injustice de l’homme. La femme boudjedrienne correspond partiellement à la représentation des discours passés et contemporains maghrébins. Si certaine catégorie d’hommes se hâte vers un modernisme repris à l’occident, la femme se doit de conserver le lien avec le passé. « Gardienne de la tradition », elle vit dans l’espace clos de la maison, immobilisée donc dans l’espace et le temps, la mère du narrateur du roman est condamnée à rester étrangère au progrès dont si Zouhir, lui, ne répugne pas à tirer profit. Même après sa répudiation cette femme reste une possession, inséparable du mari. Boudjedra multiplie les visages de femmes. La maison de Ma est pleine de femmes recluses et frustrées. Sœurs, cousines, tantes, marâtre et invitées forment un monde plein de cris, de rires et de larmes. Même si leurs liens de parenté avec l’homme diffèrent, toutes ne sont finalement que des répliques les unes des autres et l’exagération boudjedrienne dans la description des figures de femmes ne fait qu’accroître l’impression de douleur qui se dégage de leur monde clos. Boudjedra augmente la souffrance féminine en l’attribuant à tous les personnages féminins. Chaque femme mise en scène fournit à l’auteur une occasion de dévoiler la condition insupportable qui est faite à toutes. 243 Ainsi s’impose l’idée que cette situation pénible n’est pas de l’ordre de l’exception puisque, comme le montre le narrateur, aucun personnage féminin ne casse la règle de la douleur résignée. Il nous semble évident que l’auteur voulait faire croire qu’une femme qui n’est pas capable de se révolter, de dire non, n’est pas digne de la sympathie mais le plus étonnant dans cette présentation des figures de femmes chez Boudjedra qu’il n’a pas une seule fois présenté une femme révolutionnelle, courageuse, fugitive, transfuge où émancipée comme l’a fait Djebar. Ainsi, nous pouvons constater qu’une des manières de dénonciation du romancier consiste à se servir du drame vécu par une femme pour généraliser ainsi l’exemple du drame de Yasmin est le malheur partagé par l’ensemble des filles, sœurs, cousines etc. et la répudiation de la mère fonctionner comme l’exemple de la répudiation. Le texte de la répudiation met en scène la violence faite à la mère. Le regard du narrateur englobe la situation et place face à face le père et la mère cette dernière, fragilisée par la décision de si Zouhir Ma reste muette mais surtout soumise ce qui suscite le rage voire le mépris de son fils «lamentable ma mère » Boudjedra peint la fragilité d’une femme et sa douleur lorsqu’elle est placée devant une décision qui la surprend et contre laquelle elle ne peut rien. Ces sentiments de femme ne sont dis qu’à demi-mot non seulement parce que « Ma » cache bien sa peine mais aussi parce que, selon nous, Boudjedra ne peut pas tout à fait se sentir et exprimer les sentiments d’une femme dans ce calvaire. Ma remplit jusqu’au bout son rôle d’épouse parfaite qui ne doit pas ennuyer son époux. Le monde sentimental de Ma et sa tranquillité d’épouse viennent d’être bousculés, mis à mal par une 244 décision indiscutable. Au désordre intérieur de la mère s’oppose la douce sérénité du père. Pour celui-ci « toute continue à couler dans l’ordre prévisible des choses ». Cette répudiation qui a, bouleversé l’existence du Ma n’a rien changé au monde du père il poursuit son repas. Le comportement de Si Zouhir traduit un certain mépris pour la douleur de la femme voire une indifférence marquée. Ce comportement du père provient d’une hiérarchie qui réclame par avance le silence de la mère. La passivité de Ma face à l’activité agressive de Si Zouhir témoigne de la domination de la femme par l’homme, cet homme qui la traite comme un enfant qui attend les ordres du mari et même la permission de céder à un désespoir légitime « Mon père ne permettrait aucune manifestation ». La rupture conjugale ne met pas fin à la torture masculine, elle la renforce au contraire en la rendant encore plus cruelle. La mise en scène confirme la hiérarchie qui règne au sien du couple : Ma est « debout » quand Si Zouhir prend son repas assis. La femme n’est vue que dans son rôle ingrat d’épouse – servante disponible et soucieuse de bien-être du mari, cette soumission renvoie évidement à une éducation que n’a eu pour fonction que d’abrutir la femme, de lui ôter toute capacité de réflexion et d’expression Rachid, rendu furieux par cette passivité féminine, condamne à son tour Ma et lance des mots accusateurs terribles, l’attitude de lâcheté de sa mère le laisse perplexe ; « Aucun révolte ! Aucune soumission ! » Constate-t-il hors de lui. Aux yeux de Rachid Ma est un néant le texte va reprendre sans cesse cette idée de néant féminin : « La femme est rivée à un temps zéro et se révèle incapable d’osciller entre les deux attitudes extrêmes que sont la révolte et la 245 soumission. Le vide dans la tête de Ma est tel que celle-ci ne parvient ni à s’opposer ni à accepter, c’est une femme tout à fait dépossédé: « Elle ne sait pas décrire ». A l’instar de toutes les dominées mise en scène dans « la répudiation », Ma est privée d’un destin qui lui appartiendrait en propre ; elle est placée sous l’entière dépendance de l’homme qui organise pour elle une vie de recluse ; elle ne peut se remarier ni gagner le domicile de ses parents. Si Zouhir réserve à Ma une mort sentimentale, sexuelle et même sociale. La femme répudiée n’a plus guère de statut et de place dans la société ; elle devient un poids mort dont on ne sait plus quoi faire. La dramatisation de la Répudiation de Ma n’empêche pas sa banalisation. Boudjedra insiste sur l’idée que la décision de Si Zouhir rentre bien dans « l’ordre des choses prévisibles ». La répudiation ne s’accompagne ni de cris ni de larmes ; elle est vécue comme n’importe quel événement de la vie d’une femme. La scène se déroule dans un lieu des plus ordinaires : la salle à manger, nous remarquons l’insensibilité et l’indifférence de tout le monde face à ce drame féminin, mais le pire c’est la réaction des autres femmes ; le manque de solidarité féminine enferme davantage la femme répudiée dans son malheur et conforte le choix et la stratégie de Si Zouhir. La solitude de Ma signifiée par son silence, résulte du silence social. La banalisation de la scène permet alors de souligner le rapport qui existe entre la répudiation et la coutume, la répudiation et l’ordre social. La société donne son agrément à cet acte qui ne perturbe ni la structure familiale ni la structure sociale. La répudiation admise par tous est ici 246 pratiquée également par Si Zouhir qui a le bon droit de son côté. Ainsi le fils teint à accuser non seulement son père mais la société qui tolère cette pratique. La résignation de Ma face à ce sort, qui ne sort pas de l’ordinaire de la banalité de l’existence féminine, est susceptible de ce fait d’être décrit comme la réaction de toutes les femmes. Pour renforcer cette idée de banalisation, l’auteur conserve un certain anonymat à Ma : cette dernière demeure un personnage sans figure, sans traits distinctifs. Elle est une épouse, une mère à propos de qui le narrateur ne preuve que les sentiments les plus évidents. Sa personnalité et son physique permettent de désigner toutes les épouses et toutes les mères victimes du même acte de rejet. Après le rage du fils vis-à-vis de cette lâcheté maternelle, le ton de Rachid s’adoucit, le regard qu’il pose sur Ma se fait de plus en plus tendre, jusqu’alors, le fils accusait sa mère de tous les torts, entre autre celui de ne pas avoir prévu la décision de Si Zouhir. A présent la critique épargne la mère, victime, pour dénoncer les véritables responsabilités de son sort : « Les hommes ». D’ailleurs, dans une comparaison choquante le narrateur place côte à côte la figure sacrée de la mère et celle de la prostituée. Le texte n’établit plus de distinction entre l’épouse et la femme de tous les hommes ; toutes les deux sont méprisées par l’homme et dépendent de son plaisir. Rachid perçoit la ressemblance du destin de ces deux femmes, liées à l’homme de manière identique par la sexualité. Cette similitude rappelle combien toutes les femmes se ressemblent dans leur négation : elle met en outre l’accent sur le fait que Ma, comme la prostituée n’a d’intérêt que par son corps soumis. 247 Boudjedra, qui n’a pas réussi à nous convaincre de sa sympathie et de sa compréhension de la mentalité féminine, a réussi par ailleurs à exprimer son rage vis-à-vis des hommes comme Si Zouhir à travers le narrateur qui ne dissimule pas les sentiments qui l’animent et qui le poussent à déprécier par tous les moyens le comportement masculin. Il maintient une distance dédaigneuse entre lui et Si Zouhir, il emploie toujours des mots comme : le père, son mari, Si Zouhir, pour désigner son propre père. Cela confirme la rébellion du fils et son refus d’être le complice des hommes de sa société, ils sont avant tout : les mâles. Rachid réduit ainsi les hommes à leur seule fonction sexuelle et ne leur donne aucune réflexion sentimentale. L’épisode de la répudiation montre un fils qui se désolidarise de la répudiation de la mère, qui la blâme de sa lâcheté. La colère de Rachid augmente encore la solitude de Ma qui perd ainsi son allié privilégié. Donc, par le biais du drame de Ma, la narration dévoile la femme victime mais aussi complice de l’homme. Cette complicité est à l’origine des ambiguïtés de l’énonciation qui se comprend à travers le récit. La narration ne se donne pas la peine de faire sortit la femme de sa marginalité, elle l’y installe au contraire définitivement. Le « je » féminin n’est jamais affirmé ou entendu, il est couvert par le « je » masculin du narrateur qui hésite entre amour et haine, compassion et mépris pour le groupe des minoritaires « les femmes ». Nous pouvons constater ainsi qu’à travers ce récit nous sentons qu’il ne s’agit pas de la compassion avec les femmes, il s’agit plutôt du rage de Boudjedra. Comme si tout le roman se tourne sur lui et les femmes avec 248 leurs calvaires ne font que des témoins muets, on n’entend pas une seule voix féminine, c’est Rachid qui parle qui raconte qui s’exprime. Ainsi nous remarquons que le discours qui relate la répudiation/négation de la mère crée une présentation dégradée de la femme en général. Le regard porté sur l’univers féminin est un regard d’homme qui appartient à une société donnée ce regard de préjugés qui est acquis dans un environnement culturel précis et dont l’individu ne se libère pas aisément. Même le vocabulaire employé pour qualifier le langage des femmes signifie que cet être n’accède pas à l’état de sujet parlant. La femme émet des bruits, recourt à un langage primitif. La représentation Boudjedrienne de la féminité procède ainsi à une infériorisation du groupe des femmes assimilées plus précisément à des animaux domestiques. Comme ceux-ci, la femme a été apprivoisée pour accomplir des tâches domestiques ; elle a perdu son côté sauvage, son autonomie pour répondre aux exigences des hommes la perte de son indépendance a fait d’elle un animal au service de la société masculine. Ce point de vue peut apparaître un peu exagéré, mais au cours du roman, avec l’évocation de l’attachement du chat et de la tortue, à la mère d’une manière intime, elle les a transportés même de la maison paternelle à la maison conjugale, nous pouvons imaginer donc, que cet espace clos dans lequel s’enferme la tortue évoque le domaine réservé de la femme. Nous pouvons aller plus loin pour imaginer que le choix de cet animal qui est caractérisé par sa marche lente, il partage ainsi cette lenteur avec la femme Boudjedrienne : cette dernière manifeste une incapacité à faire évoluer sa condition et demeure attachée à un passé féodale pendant que le pays s’engage dans une société moderne. 249 N’oublions pas un autre côté de l’importance de la présence des animaux dans l’espace féminin ; qui est la satisfaction sexuelle ; Ma qui réserve sa tendresse à la tortue possède aussi un chat, Nana, qui lui est indispensable pour obtenir l’orgasme après la perte de Si Zouhir. Le chat et la tortue sont ainsi complémentaires dans la vie intime de Ma ; ils lui apportent un équilibre affectif et sexuel. La femme chez Boudjedra est toujours inférieure répugnante et même méprisée par l’homme. L’autre côté de la présentation Boudjedrienne de la femme c’est l’insistance sur les différences. Biologiques existant entre l’homme et la femme. Boudjedra est presque obsédé par l’évocation du sang et du lait maternel. Son roman « La Pluie » se tourne justement autour du premier jour de la menstruation de la narratrice giflée par son frère car elle a osé lui demander si c’était la même chose chez lui. Dans ce roman le narrateur ne supporte pas la vue du sang menstruel. Zahir lui, dans son journal intime où il tente de comprendre la haine qu’il éprouve pour les femmes raconte l’origine de son malaise à l’approche de l’une d’elles : « Derrière la porte de la cuisine de chiffons imbibés de sang noirâtre …Ce jour-là je comprends que c’était du sang de femme. Je vomis pour la première fois »360 La différence physiologique crée un malaise voire un dégout chez Zahir. Celui-ci perçoit cette différence homme/femme comme une raison du rejet du partenaire féminin. Et elle le détourne vers l’homosexualité. Malheureusement, toutes, les femmes de la répudiation sont présentées comme des étrangère pas seulement Céline, la française qui est étrangère 360 - BOUDJEDRA, Rachid, La répudiation , p, 182. 250 au propre sens du mot ; « Depuis cette rencontre avec l’intimité féminine, j’ai considéré les femmes comme des êtres à part »361 L’insistance à relater cette obsession du sang menstruel révèle une attitude masculine qui consiste à ne considérer la femme que sous son aspect physiologique. Le corps, résumé péjoratif de la féminité centralise toute la tension et le désir des personnages masculins qui n’envisagent jamais d’attribuer des qualités intellectuelles à leurs compagnes. Ainsi la « femme-femelle » de « la Répudiation » semble n’avoir de significative et d’utile que ses parties génitales. En effet, c’est par le biais du corps en général que l’homme signifie son désir de se subordonner la femme. La domination masculine passe par l’appropriation du corps du partenaire féminin. « La Répudiation » développe une sexualité dans laquelle seul l’homme jouait cet érotisme masculin qui ne se soucie que d’un plaisir à sens unique, est profondément inégalitaire. La jouissance est bien ici synonyme de possession. Cette possession et cette inégalité privent la femme de son corps, elle devient ainsi une valeur d’échange dans une société masculine et marchandise. Boudjedra revient fréquemment sur l’idée d’un commerce de femme : celles-ci sont vendues au même titre qu’une banale marchandise. Pour soutenir cet avis, l’auteur annonce, ironiquement une revalorisation de la côté de l’Algérienne et, par interférence l’amélioration de la situation économique et sociale du pays : « le prix des femmes dont on demandait la 361 - Ibid., p, 182. 251 main aux parents n’avait-il pas augmenté, et par la même valeur intrinsèque de la femme ? »362 La marâtre Zoubida dont le mariage offre un exemple de la traite des femmes va payer la dette de sa famille par sa propre jeunesse Si Zoubir possède Zoubida, c’est une propriété privée pour lui, donc lorsque Rachid consomme l’adultère avec elle, il pensait apaiser la haine qu’il éprouve envers le père en profitant illicitement du bien de ce dernier dès lors qu’on envisage la femme comme propriété privée, on comprend mieux l’importance accordée. A la virginité de jeune fille – et ici nous ne parlons pas du point de vue religieux, mais du côté exclusivement commercial. L'acte sexuel, synonyme d'usage, confère à la femme une valeur d'usage. Déflorée légitiment, la jeune fille perd sa valeur d'échange. La femme répudiée comme Ma conserve d'ailleurs ce statut, elle condamné à rester dépendante de son unique propriétaire. D'ailleurs, la figure féminine de l'univers Bourdjedrienne devient la métaphore de l'oppression. Le romancier met en scène un groupe « sans conscience », sans opinion (dont les femmes). La narration souligne l'absence de la solidarité féminine et donc de cohésion du groupe: la maison de Si Zoubir est peuplée de femmes brutes qui se jalousent, s'espionnent et se disputent. La répudiation, de Ma fournit une preuve de l'égoïsme qui habite les femmes: elle ne soulève aucune protestation de leur part, la résignation de Ma provoque les applaudissements hypocrites des belles-sœurs. Toutes les femmes de « la Répudiation » subissent leur sort sans se soucier de celui, pourtant similaire, des autres. Ainsi elles 362 - Ibid., p, 248 252 participent gaiement aux cérémonies du mariage de Si Zoubir sans y avoir leur propre condamnation : « Les mâles se frottaient les mains et rêvaient d'une éventuelle fête érotique, à l'instar du gros commerçant. Ils se taisaient d'ailleurs, préférant surprendre leurs épouses par une répudiation sans bavure qu'elles n'oseraient refuser puis qu'elles applaudissaient à celle de Ma »363. Un seul exemple dans tout le roman qui donne l'espoir qu'un jour cette femme résignée, peut essayer de se défendre, de se révolter et de se battre même pour son émancipation, c'est l'une des sœurs du narrateur, Saïda. Elle semble échapper à la règle de l'irrationnel cultivée par les femmes. ''Rebelle'', elle rivalise avec Zahir, figure masculine de la révolte. Ses arguments reposent, sur le désir d'assumer pleinement une féminité éblouissante dans un milieu où ce caractère est perçu comme fatalité : « Que je puisse m'accepter telle que je suis»364 Serait alors la devise de sa rébellion qui s'exprime. Par des actes osés: le refus de jeûner et l'exhibitionnisme. Malheureusement elle finit par entrer dans « une longue vie de femme algérienne ». Ses efforts pour accomplir son émancipation ont échoué : son destin joint celui de Yasmina, la sœur modèle, vaincue par le mariage traditionnel. « La répudiation » s'achève sur le pressentiment alarmiste que les femmes ne sont pas prêtes de sortir de leur nuit, de leur condition de subalternes. Toute tentative de rébellion est vouée à l'échec. Contrairement à Djebar Rachid ne considère pas les ambitions et les espoirs des femmes, il n'est pas capable de croire au pouvoir de ces êtres soumis résignés 363 - Ibid., p, 248 364 -Ibid., p, 25 253 jusqu'alors, il ne croit pas qu'un jour cette femme obtiendra tout ce qu'elle rêvait d'obtenir. A travers cette analyse détaillée des œuvres de Djebar et Boudjedra nous espérons avoir répondu à la question : Est-ce que l'homme est capable de se sentir femme? 254 Conclusion générale A travers cette étude nous avons tenté d'étudier le statut accordé à la femme dans la société algérienne en jetant la lumière sur des figures féminines comme celle de la mère, la sœur, l'épouse, la marâtre, la prostituée, l'aimée, la femme étrangère à travers les rapports qui existent entre l'homme et la femme. En exposant toutes ces figures ainsi que les thèmes ou plutôt les problèmes qu'elles représentent, il y avait une question qui nous a accompagnée tout au long de cette étude : est-ce que l'homme et la femme ont la même vision sur le sujet de la femme? C'est pourquoi nous avons choisi des œuvres de Rachid Boudjedra et d'Assia Djebar comme des exemples. Pour conclure nous allons réexposer ces catégories féminines qui forment le monde de la femme algérienne, commençons par la mère. La place qu'occupe la mère dans les œuvres étudiées, surtout celle de Boudjedra, n'est pas seulement due à l'absence de l'épouse et du couple mais aussi à l'absence du père qui engendre fatalement la recherche d'une paternité perdue. Assia Djebar représente le père d'une façon tout à fait différente de celui de Boudjedra, par conséquent le rôle de la mère ne serait pas le même chez les deux écrivains la mère se présente toujours comme le seul refuge contre l’hostilité du monde paternel de l’enfance et contre les déceptions sentimentales du monde adulte. Elle sera en réalité le seul être influent dans la vie de l’homme quelle que soit sa vie, sa conduite, son « drame », ses idées, son sort. Elle marquera la vie l’homme algérien, comme l’avons vu dans le roman de Boudjedea ; le sort de la mère (la 255 répudiation) marqué la vie de ses deux fils. On ne s’étonnera pas alors de voir que les œuvres des écrivains (masculin) comme Boudjedra sont dominées par la fatigue maternelle. Les femmes comprennent très tôt que le mari avec qui elles partagent leur vie ne leur appartient pas « l’objet de leur rivalité comme l’écrit Assia Djebar, n’est pas l’homme, mais l’enfant qui remue dans leur ventre et leur donne ce visage de madone sereine »365. C’est uniquement cet enfant qui peut leur offrir enfin l’assurance et la stabilité dont elles ont besoin dans une maison où elles se sentent souvent étrangères. « La répudiation » nous permet de pénétrer dans un monde féminin jusque-là clos et que personne ne pouvait décrire auparavant. Le roman nous révèle l’enfance à travers une description d’un monde féminin mystérieux auquel l’enfance se trouve confrontée. L’enfant qu’on néglige et qu’on ne soupçonne de rien, car trop différent pour se mêler aux femmes, constitue la vraie révélation de ce roman destiné, d’après nous, à l’origine à décrire le monde de la femme-mère. Cette situation où se trouve l’enfant, à la fois dépendant du milieu féminin et étranger à lui, nous éclaire sur son évolution psychologique et sur son côté affectif qui marquera si profondément ses relations avec le monde, surtout le monde féminin. La mère est alors non seulement le noyau autour duquel s’enchaînent les événements et les chapitres du roman, mais aussi, et surtout, le noyau autour duquel évoluent le monde et le drame de l’enfance. Pour l’enfant, 365 - MOSTEGHANEMI, Ahlem, Algérie, femme et écritures, l’Harmattan, Paris, 1985, op-cit, p, 49. 256 l’image de la femme est synonyme de souffrance, de malheurs et de soumission et le propre drame de sa mère (celui de la répudiation) confirmera cela plus tard son esprit, l’enfant-observateur découvrira dans le quotidien des femmes qui l’entourent un lien étroit entre la femme et la souffrance. Même les gestes de ces femmes, leurs discussions, leurs lamentations, leur air triste et absent, font partie du décor quotidien qui encercle l’enfance. Dans ce roman, Rachid vit entouré d’une mère répudiée ; d’une sœur folle et de plieurs femmes angoissées qui tournent en rond comme des bêtes enfermées. Cet enfant, privé de père dès son enfance, voué à une affection dévorante de la part de la mère, il se trouve face aux deux dernières alternatives. Le suicide ou la folie, le héros terminera ses jours dans un hôpital psychiatrique et son frère Zahir s’est suicidé parce que leur mère part en les laissant affectivement mineurs dans un monde d’adulte. D’ailleurs Boudjedra tente toujours de présenter le mauvais côté de ce « harem » en commençant par le sang des règles. La mère qui fait partie de ce monde féminin ne peut échapper à cette souillure, évidemment. Ainsi il juge le comportement du père comme un rejet sexuel de la mère. Une fois grand, l’enfant cherchera à venger sa mère en violant à son la marâtre, les cousines etc. Boudjedra qui aime mettre ses personnages dans des situations de folie se trouve servi par cette écriture propre à un malade mental, ce qui fait dire Abdellatif Laâbi : « Je trouve assez faible, de la part de Boudjedra de ne pas avoir réussi parfois à isoler (et peut-être à éliminer) ce qui relève de troubles psycho-affectifs individuels »366. 366 - Ibid., p, 69 257 Nous sommes d’accord avec Laâbi parce que Boudjedra part d’un problème réel et fréquent dans la société algérienne (la répudiant) et ses conséquences sur la mère et ses enfants, mais l’auteur tend à amplifier les aspects érotiques en exagérant et en caricaturant certaines situations (celle de l’école coranique), car n’est pas dans toutes les familles où la mère a été répudiée que les enfants se trouvent devant deux choix : mourir comme Zahir pour n’avoir pu venger la mère, ou perdre son équilibre en la vengeant, même sexuellement. La deuxième figure représentée chez Boudjedra c’est l’étrangèreamante. Cette figure est toujours absente chez Djebar comme celle de la mère. La femme étrangère « aux mœurs légères », mais aussi l’amante, seule capable de compréhension et de compassion. L’absence de l’épouse et l’impossibilité d’imaginer une relation amoureuse entre un algérien et une algérienne due aux circonstances de l’occupation coloniale à sacraliser le corps de la femme algérienne, cela a peut-être, contribué à placer l’écrivain face à un espace féminin presque vide où seule la femme étrangère pouvait évoluer Boudjedra nous présente Céline l’amante française tendre, compréhensive qui essaye toujours, par tous les moyens d’aider son amant à sortir de son calvaire mais en vain. Assia Djebar contrairement à Boudjedra a réussi à présenter un couple algérien qui a une relation amoureuse, un couple authentique avec toutes les épreuves et les problèmes qu’il envisage à travers son roman « Vaste est la prison » et « les allouettes naïves ». 258 Une autre figure de la femme étrangère ; la prostituée ou la femme facile. Cette image se trouve chez Boudjedra comme Mademoiselle Roche, l’infirmière. Cette dernière aime appeler Si Zoubir « sidi » c’est-à-dire mon maître, en lui baisant la main. D’ailleurs, elle n’est pas la seule à vanter « la virilité » de l’homme algérien puisqu’elle figure parmi les deux ou trois maîtresses de si Zoubir ; « Une Française était venue au pays, dans le seul but de vérifier l’ardeur génitale des hommes des pays chauds »367 Cette femme trouve du plaisir à « allumer » ces hommes qui la dévorent des yeux. Céline, malgré sa profession de foi de fidélité et de bonne conduite est en réalité une allumeuse « flattée peut-être, voire excitée, par les regards ténébreux et fiévreux que les hommes laissaient traîner sur ses mollets gainés de nylon »368. D’ailleurs, Boudjedra évoque le cas des hommes qui ne pouvaient jouir avec leurs femmes sans penser à « leurs maîtresses et aux putains des villes européennes »369. On peut donc dire que la présentation de la femme-étrangère est la plupart du temps négative. La troisième figure c’est celle de la femme-objet. Intellectuelle ou ignorante, âgée ou jeune, algérien ou étrangère, la femme, dans la littérature écrite par les hommes apparaît souvent sous l’image d’une femme-objet : Objet de plaisir, de procréation de plaisir sexuel au dans le meilleur des cas, un simple instrument dans la lutte de la libération de la 367 - BOUDJEDRA, Rachid, la répudiation, op-cit, p, 42. 368 - Ibid., p, 13 369 - Ibid., op-cit, p, 42 259 patrie370. Cette figure féminine est le meilleur exemple pour comparer la vision féminine et masculine au sujet de la femme. Nous allons voir, comment chacun des deux romanciers a traité cette figure. Il existe dans ce domaine un critère qui permet de distinguer les vrais défenseurs de la femme de ses oppresseurs à savoir la vision que l’on a des relations et des problèmes sexuels. Quoi de plus facile pour un écrivain que de se révolter verbalement contre le sort réservé à la femme dans sa société, alors que lui-même se comporte en maître absolu avec les « femelles » qui peuplent son roman ? C’est bien le cas de Boudjedra. D’après Ahlem Mosteghanemi « la femme objet-sexuel » dans une bonne partie de la littérature algérienne, n’est pas seulement le reflet d’une réalité sociale rétrograde, mais, est aussi et surtout la conséquence d’un manque de maturité chez la plupart des écrivains masculins et d’une dualité qu’ils vivent à l’extérieurs d’eux-mêmes »371. Nous sommes d’accord avec Mosteghanemi car notre exemple qui est Boudjedra a avoué qu’il pratiquait lui-même cette oppression sur ses sœurs. Le meilleur exemple de la femme-objet c’est la prostituée, elle est représentée par Djebar et Boudjedra, ainsi nous pouvons comparer cette figure chez les deux. Nous avons d’abord la tendance masculine, représentée par Boudjedra, qui ne voit dans la prostitution qu’une occasion de multiplier les scènes érotiques et obscènes comme nous l’avons remarqué lors de notre lecture de son roman. 370- MOSTEGHANEMI, Ahlem, Algérie, femme et écriture p, 135 371 - Ibid., p, 153. 260 Il y a ensuite la tendance féminine, représentée par Djebar, qui pose le problème de la prostitution en tant que phénomène social méritant une attention particulière. Rachid Boudjedra, lui, n’a même pas le mérite de se pencher sur la vie de ses héroïnes, il paraît clairement que le phénomène ne l’intéresse pas particulièrement. Car c’est, en effet, la prostituée étrangère qui occupe la plus grande place dans le roman. Quand à la femme algérienne (objet elle-aussi), il se limite à lui donner les traits d’une femme vicieuse, faciles à posséder. Par ailleurs, Assia Djebar s’est penchée sur ce problème avec beaucoup d’objectivité et de conscience, portant sa réflexion sur les aspects sociaux et politiques du problème plutôt que sur ses apparences. Dans « Les allouettes naïves », elle démontre que la prostitution est une conséquence de refoulement sexuel étouffant la société. Cette impasse sociale qui réduit aussi bien l’homme que la femme à l’impuissance est l’origine de la complicité entre les deux héros masculins et les prostituées qu’ils ont fréquentées. Djebar a donc le mérite de ne pas faire de la prostitution un drame purement « féminin ». Elle répond à la question disant pourquoi la femme se prostitue-t-elle ; pour elle ; la plupart des femmes se prostituent dans un double but : trouver un moyen de vivre pour pouvoir se libérer de l’autorité du père ou du frère. Quant aux hommes, leur motivation pour voir ces femmes n’est pas toujours de nature sexuelle, le plus souvent il est d’ordre psychologique. Le héros du roman « Rachid » va voir une prostituée la nuit de noces de sa sœur pour oublier le viol légal et la brutalité qu’elle subira ce soir-là. Donc, la différence entre la vision masculine-féminine sur une question très importante, comme la 261 prostitution est très remarquable ce qui renforce notre opinion sur l’insensibilité de l’homme sur les problèmes qui touchent du près la femme. Il y a également un autre point qui reflète la différence entre Djebar et Boudjedra dans leur perception de la réalité de la situation des femmes dans leur société c’est le rôle positif de l’homme « père, frère, mari, etc. » dans la vie de la femme. Le rôle joué par l’homme dans l’évolution et la prise de conscience de l’héroïne algérienne est indispensable dans tous les romans de Djebar que nous avons lu. En effet, cette héroïne n’a pas pu échapper au « harem » et faire face à une société hostile à sa libération, que grâce à la complicité de l’homme comme le cas du père dans les deux romans étudiés. Il est étonnant de constater, l’absence de ce rôle positif de l’homme algérien dans le roman de Boudjedra. Nous pouvons supposer que cela est dû peutêtre au manque de sincérité des hommes quand ils réclament « l’émancipation » de la femme. Par ailleurs, il est plus aisé pour la littérature masculine de traiter de « la femme traditionnelle » que de se référer à un autre type plus révolté. Les œuvres de Djebar donnent une image paternelle rare. Le père ne ressemble plus à ce monstre décrit dans « La Répudiation » dont le seul nom suffit à faire trembler les enfants. C’est un père ouvert à la discussion et même, complice de sa fille. Notons à cet égard que Djebar à dû être certainement influencée par l’exemple de son propre père, un instituteur de français, de même que Boudjedra dont le père était un polygame qui a répudié la mère du romancier. En ce qui concerne la prise de conscience sexuelle Djebar ne sépare pas l’oppression sociale subie la femme de l’oppression sexuelle 262 dont elle est victime alors que Boudjedra dans son roman, on ne voit défiler que des « femelles » qui « se mordent les lèvres et se tordent le corps »372, en attendant leur tour dans la couche du mari. On retrouve cette prise de conscience chez les deux narratrices de romans de Djebar (L’amour, la fantasia et Vaste est la prison). Djebar qui a toujours eu le souci de suivre l’évolution de la femme algérienne, pense que l’héroïne ne peut devenir adulte et assumer son rôle d’épouse et de femme qu’après avoir dépassé (l’obstacle) du corps. C’est ce qui explique d’ailleurs, l’ordre suivi par l’auteur pour choisir les sujets de ses romans : la découverte du corps d’abord et la prise de conscience sociale ensuite ; la prise de conscience politique après et enfin la recherche du couple, c’est exactement le cas de ses romans ; Vaste est la prison et Les allouettes naïves. Nous pensons que les héroïnes de Djebar se rendent compte qu’être « femelles » n’est pas toujours une soumission à l’homme, ni un mépris pour la femme. Voyons maintenant un autre aspect des rapports homme-femme qui est le couple. Nous avons remarqué à travers les œuvres étudiées que la société algérienne refusait au couple le droit à l’existence, l’homme algérien répugnait à appeler sa femme par son prénom. Il s’adressait à elle en utilisant le terme de « femme ». Ce petit détail de la vie quotidienne nous dévoile la réalité de la situation de la femme dans le couple ; totalement niée, car, que signifie la peur d’appeler une femme par son nom, sinon que la femme est toujours considérée comme un être impur, « souillé » dont non seulement le corps est une « honte » qu’il faut cacher 372 - BOUDJEDRA, Rachid, la répudiation, op-cit, p, 44 263 derrière les murs, mais même le nom porte en lui cette « souillure » et cette « honte ». A travers le personnage du père, dans « Vaste est le prison » Djebar a représenté un autre algérien, un mari qui ne répugnait pas de prononcer le nom de sa femme en public, il y a suscité la surprise de toute la société en envoyant une carte postale portait le prénom de sa femme a également pris l’habitude de l’appeler par son nom, Djebar nous présente ainsi un couple émancipé qui vit dans une société traditionnelle pour constater que l’évolution et l’épanouissement du couple n’est pas impossible, Boudjedra, lui, présente un couple menacé à la fois de l’extérieur, par l’autorité du patriarche et de la mère, et de l’intérieur, par le pouvoir incontestable de l’époux. Dès la nuit de noces le couple est envisagé par la pression de son entourage comme le cas de Yasmina dans « La répudiation » qui a subi tout genre de malheur à cause de l’impuissance du mari. Même dans un couple émancipé comme celui de la narratrice de « L’amour, la fantasia » et son mari qui ne subissait pas la pression de l’entourage lors de leur nuit de noces le mari qui avait promis à sa future épouse d’être patient avec elle, s’est hâté pour accomplir son devoir sans tenir compte des sentiments de sa femme. Les écrivains algériens sont peut-être les seuls qui ne peuvent parler d’un couple sans devoir remonter jusqu’à la nuit de noce373. Dans cette société l’évolution d’un couple ne peut être expliquée qu’à partir de cette « naissance » souvent dramatique. Dans « La répudiation », le mari arrive dans la chambre, perplexe, angoissé, pressé de prouver sa virilité à Yasmina qui est traumatisée, mourante de peur. A l’extérieur de la 373 - MOSTAGHANEMI, Ahlem, Algérie, femme et écriture, p, 235 264 chambre des dizaines de personnes surexcitées réclament par des (youyous) et des chants, la preuve de sa virginité. Dans l’exemple du couple Djebarien, il n’y avait pas de pression de la part de la famille car la nuit de noces avait lieu à Paris mais, la nuit s’est déroulée presque de la même façon. Nous pouvons ainsi dire que c’est une question psychologique propre à l’homme de cette société quel que soit son niveau d’éducation. D’ailleurs, il est rare de lire des détails relatifs à la vie intérieure d’un couple. Djebar a osé parler des rapports sexuels du couple ainsi que Boudjedra. Ce dernier – bien que l’obsession sexuelle soit Omniprésente dans son écrit – réussit tout de même à dévoiler quelques secrets du couple algérien. Les problèmes du couple ne sont donc pas uniquement de nature psychologique : l’incommunicabilité, l’agressivité verbale et sexuelle de l’homme pour cacher ses faiblesses son complexe de supériorité, le rôle toujours négatif de la mère (comme le cas de la bellemère de Yasmina dans la Répudiation). A tout cela il faut ajouter – bien sûr – des éléments d’ordre psychologique, à savoir, l’ignorance de l’homme des vrais besoins sentimentaux de la femme ainsi que la tendance (dominatrice) chez lui d’indifférence et d’égoïsme. Pour conclure nous allons tenter de faire la distinction entre la présentation de la femme chez Boudjedra et celle de Djebar dans le choix des thèmes et des types de femme. Bien que les deux écrivains aient traité des mêmes sujets, il y a cependant une nette différence selon les figures féminines et dans le degré d’authenticité du récit. 265 Pour les thèmes, on remarque qu’il y a des thèmes traité par Djebar qui sont nettement négligés par Boudjedra par exemple, la prise de conscience de la femme algérienne sur les divers plans sexuels, sociaux et politiques. Sur le plan social, Boudjedra ainsi que Djebar ont dénoncé la société traditionnelle, la soumission de la femme, le drame de la nuit de noce, l’enfermement de la femme etc. Mais Djebar, elle, s’est penchée avec beaucoup de sincérité sur les problèmes touchant à la naissance du couple, et aux nouveaux rapports qu’elle désire voir exister entre les conjoints. Paradoxalement, le thème de l’amour n’est traité que superficiellement par Boudjedra (Rachid et Céline). Par contre ce thème se situe au centre des œuvres de Djebar. Nous remarquerons chez Boudjedra une tendance de se replier sur son enfance et adolescence pour y puiser une inspiration quelconque tandis que Djebar se montre plus soucieuse de se pencher sur l’avenir sur la prise de conscience sexuelle, sociale, et politique de l’Algérienne, et sur la naissance du nouveau couple. Cette distinction implique nécessairement une appréciation également différente quand aux « types de femmes » traitées de chacune des deux littératures. On remarque, par exemple, que des types comme la mère et la femme étrangère occupent le premier plan de Boudjedra alors qu’ils ne sont pas représentés de la même façon chez Djebar. Par contre les types de femmes émancipées occupent une place centrale dans les romans de Djebar alors qu’ils sont plutôt négligés par Boudjedra. La femme prostituée enfin est décrite avec beaucoup plus d’affection et de compréhension de la littérature de Djebar que dans celle de Boudjedra. 266 En guise de conclusion, nous pourrons dire la littérature masculine, représentée par Boudjedra, s’est limitée aux types de femmes faciles à approcher et à dominer par l’écrivain et par « l’homme » en général. De ce fait on n’a pas trouvé dans son œuvre que la femme tradition il s’intéresse également à la femme étrangère. Mais il néglige le thème d’Algérienne émancipée, révoltée. Cette attitude pourrait être expliquée par l’incapacité de l’homme à suivre l’évolution de la femme de l’intérieur. Par contre la littérature féminine représentée par Djebar a réussie beaucoup mieux à intégrer les personnages féminins dans l’évolution globale de la société, elle est même arrivée à combler le vide laissé par la littérature masculine : « la vision du monde féminin, chez Djebar, ne contient ni haine, ni hargne, ni amertume. C’est une vision lucide, sans préjugés, sans complexes »374 Plusieurs facteurs contribuent selon Merade375 à donner cet aspect plus lucide et plus authentique à la production de Djebar. Parmi les plus importants, nous notons les caractères suivants : - Ne pas se contenter de culpabiliser l’homme mais comprendre sa condition et suivre son évolution. - Ne pas diviser les problèmes de la femme mais les poser comme un tout indissociable, qu’il s’agisse des problèmes sexuels, sociaux, politiques, économiques ou autres. - Ne jamais séparer la condition de la femme de celle de l’homme et du contexte social en général. 374 - Ibid., p, 284 375 - Ibid., P, 284 267 Tout ce qui précède nous permet de conclure que la littérature féminine représentée par Assia Djebar a été la plus capable de révéler avec authenticité et sincérité les espoirs, et les déceptions des femmes de leur société ainsi que leur prise de conscience sociale et politique. 268 Bibliographie 1- ACHOUR, Christiane, (1990), Dictionnaire des œuvres algériennes en langue française, l’Harmattan, Paris. 2- AGAR-MENDOUSS, Trudy, (2006), Violence et créativité de l’écriture algérienne au féminin, Atlantic, Paris. 3- ARNAUD, Jacqueline, (1990), Itinéraires et contacts de cultures, Littérature maghrébine, Tom 2, les auteurs et leurs œuvres, l’Harmattan, Paris. 4- ARZEKI, Dalia, (2005), Romancières Algériennes francophones (langue, cultures, identité), Atlantic, Paris. 5- ASQUASCIATI, Christian, Histoire et société dans le roman maghrébin d’expression française depuis 1945 (portrait d’une littérature enquête de décolonisation), thèse de doctorat, Université LumièreLyon2. 6- BONN, Charles, (2001), Algérie, Nouvelles écritures, l’Harmattan, Paris. 7- BONN, Charles, (1974), La littérature algérienne de langue française, Naaman, Sherbrooke. 8- BONN, Charles, (1985), Le roman algérien de langue française, l’Harmattan, Paris. 9- BONN, Charles, (1991), Psychanalyse et textes littéraires au Maghreb, l’Harmattan, Paris. 10- BOUDJEDRA, Rachid, (1992), La pluie, Denoël, Paris. 11- BOUDJEDRA, Rachid, (1969), La répudiation, Denoël, Paris. 269 12- CALLE-GRUBER, Mireille, (2005), Assia Djebar, Nomades entre murs, Maisonneuve et Larose, Paris. 13- CLERC, Jean-Marie, (1997), Assia Djebar, Ecrire, transgression, résister, l’Harmattan, Paris. 14- CHEURFI, Achour, (2004), Ecrivains Algériens, dictionnaire biographique, Casbah, Algérie. 15- CHIKHI, Beida, (2007), Assia Djebar, Histoires et fantasias, PUPS, Paris. 16- CHIKHI, Beïda, (2004), Modernité textuelle, PUPS, Paris. 17- CLERC, Jean-Marie, (1997), Assia Djebar, Ecrire, transgression, résister, l’Harmattan, Paris. 18- CHIKHI, Beïda, (2004), Modernité textuelle, PUPS, Paris. 19- CROUZIERE-INGENTHRON, Armelle, (2001) Le double pluriel dans le roman de Rachid Boudjedra, l’Harmattan, Paris. 20- D. 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