Tout amoureux est-il nécessairement aveugle et fou

Transcription

Tout amoureux est-il nécessairement aveugle et fou
Corrigé de la dissertation : « Tout amoureux est-il nécessairement aveugle et fou ? »
Voici l’introduction, la première partie et le début de la deuxième partie (II. 1 Le plan de la suite est
donné en annexe) d’un devoir intégralement rédigé.Pour plus de clarté, j’ai indiqué entre parenthèses
les étapes de la démonstration prévue : évidemment dans une « vraie » copie ces parenthèses
n’apparaîtraient pas.
Deux métaphores, celles de la cécité et de la folie, sont fréquemment associées au sentiment
amoureux. Éprouver de l’amour, ce serait, si l’on en croit la sagesse populaire, perdre la raison au
point de ne plus percevoir la réalité, des êtres et des situations, voire d’oublier où est son intérêt
propre. La littérature, qui fait un sujet privilégié de l’amour sous toutes ses facettes, semble relayer
abondamment cette vision des choses un peu désenchantée ou inquiétante, tout en rendant
paradoxalement enviable cet état où l’amoureux se perd, dans la quête d’un autre imaginaire et
idéalisé.
Aussi peut-on se demander si un véritable amour peut exister sans ces dérèglements et, surtout, dans
quelle mesure il est véritablement opportun de lier les notions d’amour, de folie et d’aveuglement.
Certes, il apparaît que « l’amour passion », pour reprendre la terminologie stendhalienne, semble
fréquemment pousser l’amoureux à abdiquer sa raison, le rendant aveugle et fou aux yeux d’autrui et
le poussant dans la voie déraisonnable de la destruction ou de l’auto-destruction (I). Mais il existe
d’autres formes d’amour, moins flamboyantes peut-être, qui ne sont pas forcément associées à cet
égarement du jugement et qui peuvent aider à se construire au lieu de détruire (II). Dans cette mesure,
on peut s’interroger sur la validité d’une assertion portée par ceux qui n’aiment pas sur ceux qui
aiment : ce qui, de l’extérieur, peut un peu rapidement être jugé comme déraisonnable n’est-il pas
finalement le signe d’un autre regard porté sur autrui et sur le monde ?(III)
*
Il est vrai qu’à première vue l’amoureux, et en particulier l’amoureux passionné peut paraître
aveugle et fou.
Le mythe explicatif qui est à l’origine du Débat de Folie et d’Amour de Louise Labé part de ce
présupposé en nous exposant les circonstances dans lesquelles le dieu Amour perd symboliquement la
vue, à cause de la déesse Folie et se retrouve condamné par Jupiter à être désormais guidé par elle. Il
semble dans l’ordre des choses que les flèches décochées par Amour ne puissent dans ces conditions
respecter la logique et la raison. Les amoureux ne sont alors que les victimes d’une sorte de sortilège
insensé qui leur fait perdre tout sens commun et qui les fait agir d’une façon inattendue. Le Débat
regorge d’exemples, notamment antiques, qui semblent corroborer cette analyse : que l’on pense par
exemple à Pâris, prêt à déclencher la guerre de Troie pour l’amour d’Hélène, à Didon qui se suicide
après avoir été abandonnée par Enée ou encore à Artémise, veuve inconsolable de Mausole qui
manifeste la force de son amour pour son défunt époux en mêlant chaque jour une pincée des cendres
du disparu dans sa boisson. L’excès de ces manifestations amoureuses peut à bon droit être considéré
comme une folie si l’on entend par là, précisément, une réponse disproportionnée et incongrue à une
situation donnée. Qu’est-ce qui peut conduire un amoureux à pareille conduite ?
Stendhal dans son essai De l’Amour nous donne un élément de réponse en mettant au jour le
phénomène qu’il nomme « cristallisation ». Il désigne ainsi ce processus psychique par lequel
l’amoureux pare de toutes les beautés, physiques et morales, la personne dont il est épris. Au lieu de
voir avec objectivité et lucidité qui elle est, il se met à l’idéaliser, la transformant mentalement comme
se transforme cette branche sèche déposée quelques temps dans les mines de sel de Salzbourg qui se
couvre de cristaux scintillants et que l’on en retire méconnaissable, mais indéniablement embellie.
L’amour passion peut alors être défini comme un aveuglement, puisque celui qui l’éprouve est bel et
bien aveugle à la réalité de cet autre. Plus rigoureusement encore, cette projection d’une image rêvée,
idéale sur quelqu’un qui n’a que peu de rapport avec elle, semble relever d’une distorsion de la vision :
tout se passe comme si l’amoureux voyait l’objet de son amour au travers du prisme déformant de son
propre désir et de ses propres aspirations. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un amoureux ne se
sait pas aveugle : il croit voir, il croit à la réalité objective de l’image subjective qu’il a mentalement
élaborée.
Il est dans cette mesure délicat de réagir de façon raisonnable et appropriée lorsqu’il s’agit de
l’être aimé mais également de mesurer la part du fantasme et celle du réel dans ce que pense
l’amoureux passionné. La Sonate à Kreutzer de Tolstoï en donne un excellent exemple. Ce récit met
en scène un jaloux, Pozdnychev, qui a assassiné son épouse qu’il croyait infidèle. Le dispositif de la
nouvelle ne donne aucune certitude au lecteur sur ce qui s’est véritablement passé, puisque c’est le
héros qui est le narrateur. De son point de vue, sa femme l’a trompé avec un violoniste et c’est cette
trahison qui serait à l’origine de sa folie meurtrière. Mais rien dans le récit ne vient confirmer
complètement cette intuition du jaloux. Si les faits étaient avérés, ils n’excuseraient de toute façon pas
le meurtre, mais pourraient expliquer ce geste par des raisons extérieures. Or, et c’est bien plus
inquiétant encore, il n’est pas exclu que ce soit le seul aveuglement du jaloux qui ait causé le drame.
Dans ce cas, rien de ce qu’aurait pu faire – ou ne pas faire – la malheureuse épouse n’aurait été
susceptible d’influer sur la passion dévastatrice de Pozdnychev. Persuadé de la vérité de ses analyses,
qu’il confirme en interprétant (ou en surinterprétant) le moindre signe tacite de complicité entre
l’amant violoniste et l’épouse pianiste jouant ensemble la fameuse sonate de Beethoven donnant son
titre à l’ouvrage, l’auteur de ce crime passionnel n’est plus en mesure de faire la part entre le réel et
l’histoire qu’il imagine, en comblant les blancs de l’altérité. Il lui est en effet insupportable de sentir
qu’en étant autre, c’est-à-dire autonome, différente de lui et susceptible de lui cacher une partie de ses
sentiments et de ses désirs, sa propre femme lui échappe. Et il met fin à cette souffrance de la façon la
plus radicale qui soit – l’assassinat – qui est aussi pour lui une façon d’empêcher que cette femme
qu’il a aimée et qu’il hait désormais puisse lui échapper.
L’amoureux paraît dans cette mesure en proie à des illusions dangereuses et destructrices. En
ne percevant pas avec lucidité et justesse la réalité de cet autre qu’il aime, en se laissant emporter par
une passion qui le dépasse il est conduit à souffrir et faire souffrir l’autre. Pourtant, on peut se
demander si cette forme d’amour est bien la seule et s’il n’existe pas des amoureux, moins aveugles,
moins fous, qui s’appuie sur leurs sentiments pour construire au lieu de détruire.
C’est notamment ce point de vue qu’exprime l’avocat d’Amour dans le Débat de Folie et
d’Amour, Apollon. Soutenant la thèse selon laquelle associer Amour et Folie serait non seulement
absurde mais périlleux pour le monde, il affirme qu’ « ôtant l’Amour, tout est ruiné ». Cette position
reprend les théories néo-platoniciennes qui ont cours à la Renaissance, selon lesquelles l’amour est ce
qui lie chaque élément de l’univers, de la cellule aux planètes en passant par les êtres humains, du
microcosme au macrocosme. Aimer autrui, dans toutes les acceptions du terme, que ce soit dans un
amour sensuel, conjugal, fraternel, filial ou spirituel, c’est s’ouvrir aux autres et sortir de cette folie
que constitue l’isolement et la misanthropie. Dans cette perspective, c’est l’absence d’amour qui est
destructrice et déraisonnable, qui conduit au chaos, tandis que l’amour est propre à rétablir l’harmonie
universelle du monde. Mieux encore, éprouver de l’amour est un moyen de s’améliorer et de
s’accomplir. Certaines pièces de théâtre, comme Arlequin poli par l’amour de Marivaux ou L’École
des femmes, de Molière, mettent en avant cette idée. Dans cette dernière œuvre, une jeune fille, Agnès,
a été maintenue loin du monde et de toute éducation depuis sa plus tendre enfance par son tuteur,
Arnolphe, car celui-ci a décidé de l’épouser et veut qu’elle soit inculte afin d’être, selon ses critères,
une compagne parfaite. Or elle rencontre par hasard un jeune homme dont elle s’éprend sans toutefois
être capable de reconnaître la véritable nature de ses sentiments, puisque nul ne lui a jamais parlé
auparavant de l’amour. Par la seule force de ce qu’elle éprouve, elle va peu à peu se libérer de
l’emprise d’Arnolphe, s’affirmer en tant qu’être humain à part entière, capable de choisir ce qui est
bon pour elle et de refuser une vie d’aliénation. En somme, l’amour lui donne de l’esprit, de la force
de caractère, du courage, et elle se révèle bien moins sotte que l’on aurait pu le croire. Loin de
l’aveugler et de l’engager sur la voie de la déraison, l’amour la décille sur la réalité de sa situation et la
conduit à agir très rationnellement. À l’inverse, le personnage qui peut apparaître comme aveugle et
fou serait plutôt Arnolphe qui, méconnaissant la nature profonde de l’amour, a pu imaginer
d’emprisonner une jeune fille pour tenter d’en faire, selon une méthode prétendument rationnelle, une
épouse correspondant à son idéal théorique. L’amour courtois, au Moyen Age, insiste tout
particulièrement sur cette idée. De nombreux romans de cette époque reprennent le schéma commun
du chevalier doué mais mal dégrossi qui, par amour pour une dame inaccessible et plus haut placée
que lui dans la hiérarchie sociale, va s’engager sur la voie du perfectionnement et de la sagesse. Mais
si l’amour est dans ce cas un élément positif qui engage le héros dans la voie d’une plus grande
lucidité et d’une amélioration, c’est parce que les deux amants ne consomment pas leur amour et
savent y résister. Dans la pureté de leurs sentiments, ils puisent la force de se comporter selon les
règles de la raison et de la morale.
II. Peut-il y avoir un amour raisonnable qui construit au lieu de détruire?
1. L’élan amoureux met de l’ordre dans le monde (néo-platonicien), empêche le chaos, lie les
êtres entre eux dans l’harmonie cosmique
2. Stendhal et l’amour goût + « l’amour heureux n’a pas d’histoire » Denis de
Rougemont, L’Amour et l’Occident.
3. La raison prend le pas sur la passion chez la Princesse de Clèves : une analyse
raisonnable de la situation, mais une solution souhaitable ?
III. Aimer : voir ce que d’autres ne voient pas, se trouver soi-même i.e. tout le contraire de
l’aveuglement et de la folie entendue au sens strict
1. Barthes et Goethe : la distinction entre le vrai fou et le fou métaphorique
2. Un élan vers autrui qui donne des ailes : la femme de la Sonate, retrouvant sa
passion pour la musique. Est-ce de la folie (oui au sens du personnage de Folie chez Erasme
ou Labé, mais peut-on accepter sans discussion cette annexion à la folie de tout ce qui est
vivant, joyeux et vibrant ?)
3. S’ouvrir à l’autre, sur un pied d’égalité : l’image du joug équilibré développée par
Amour.
=> un jugement porté sur ce qui est peu compréhensible et qui inquiète. L’amour = prendre
des risques, se mettre à nu et cet élan peut paraître inapproprié, déraisonnable. Mais l’homme
n’est pas pure raison. Quand bien même ce serait le cas, est-ce la marque d’une plus grande
lucidité que de ne pas se laisser gagner par l’amour (cf. l’exemple du misanthrope dans Labé).
Ne pourrait-on pas alors dire qu’est aveugle, et fou, celui qui ne laisse pas parler son cœur et
ne connaît pas l’amour ?