Prise en charge médicamenteuse de la douleur cancéreuse en

Transcription

Prise en charge médicamenteuse de la douleur cancéreuse en
ÉTUDE ORIGINALE
Med Pal 2004; 3: 126-133
© Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés
Prise en charge médicamenteuse de la douleur cancéreuse
en médecine générale
Anne Abel (photo), Inserm U444, Faculté de médecine St-Antoine, Paris.
Jean-Michel Lassaunière, Centre de Soins Palliatifs et traitement de la douleur, Hôpital de l’Hôtel-Dieu, Paris.
Antoine Flahault, Inserm U444, Faculté de médecine St-Antoine, Paris.
Summary
Drug management of cancer pain in general medicine
Résumé
Objectives: to describe the drug management of cancer pain in
outpatients.
Methods: a prospective survey by mail among general practitioners usually participating in the French Communicable Diseases network denoted as “Réseau Sentinelles”. Enrolment of the
first patient consulting for cancer pain. Pain assessment by VAS
(Visual Analogic Scale). Collection of treatment data before and
after the visit.
Results: Out of the 1 113 contacted physicians, 398 responses
(35.7%) including 248 valid questionnaires, and 150 invalid responses mainly due to the absence of eligible patients. Sex ratio
of 1.85 likely to be due to an excess of smoking related cancers.
Before the visit, 7% of the 248 patients had no antalgic treatment, and 45% already had strong opioids. While 96 patients
had medium or strong pain (VAS>4cm) at the visit time, 20%
(19/96) didn’t get any treatment reinforcement. Among 135 patients who have been prescribed strong opioids after the visit,
only 46% got rescue doses.
Discussion: We report the first national French survey since
1995 aimed at describing the modes of treatment for cancer
pain in outpatients. Indirect comparisons with previous studies
suggest that handling of pain has been improved. Nevertheless,
a substantial proportion of patients can still be considered as
not properly relieved. Moreover, rescue doses are too rarely prescribed.
Conclusion: Although the training efforts of the French general
practitioners in cancer pain management have been fruitful,
they are still not sufficient and must be pursued.
Objectifs : Description de la prise en charge médicamenteuse de
la douleur chez des patients cancéreux suivis en ville.
Méthode : Enquête prospective par courrier, en 2002, auprès des
médecins du Réseau Sentinelles (réseau national de généralistes
participant à une surveillance épidémiologique). Inclusion du
premier patient cancéreux douloureux vu en consultation. Mesure de la douleur par échelle visuelle analogique (EVA). Le traitement avant et après la consultation était recueilli.
Résultats : Sur les 1 113 médecins contactés, 398 (35,7 %) réponses. 248 questionnaires valides. 150 réponses non utilisables, essentiellement par absence de patient éligible. Sexe-ratio
de 1,85, lié à un excès de cancers associés au tabac. Avant la
consultation, 7 % n’avaient aucun antalgique et 45 % avaient
déjà un palier III. Lors de la consultation, 96 malades (39 %)
avaient des douleurs modérées ou fortes (EVA > 4 cm). Parmi
ceux-ci, 20 % (19/96) n’ont pas eu d’intensification de traitement. Seulement 62/135 patients (46 %) ayant un morphinique
à l’issue de la consultation, avaient une prescription d’interdoses.
Discussion : Première enquête nationale depuis 1995 décrivant
les modalités de traitement des douleurs cancéreuses en milieu
libéral. Des comparaisons indirectes avec les enquêtes antérieures semblent montrer une meilleure prise en charge de la douleur. Néanmoins, une proportion encore importante de malades
n’avait pas reçu de proposition de soulagement adéquat. De
plus, les doses de secours ont été trop rarement prescrites.
Conclusion : Les efforts de formation des médecins généralistes
sur la douleur semblent avoir porté leurs fruits mais de manière
encore insuffisante et doivent impérativement être poursuivis.
Key-words: pain, cancer, general practice, morphine, rescue
doses.
Mots clés : douleur, cancer, médecine générale, morphine, interdoses.
Adresse pour la correspondance :
Anne Abel, EMASP, Hôpital Louis-Mourier, 178, rue des Renouillers, 92700 Colom-
Médecine palliative
Abel A et al. Prise en charge médicamenteuse de la douleur cancéreuse en mé-
bes. Tél. : 01 47 60 67 65. Fax : 01 40 61 56 88.
decine générale. Med Pal 2004; 3: 126-133.
e-mail : [email protected]
126
N° 3 – Juin 2004
Anne Abel et al.
ÉTUDE ORIGINALE
Introduction
telles que la grippe ou d’autres risques sanitaires et des recherches sur ces pathologies (http://www.u444.jussieu.fr).
La fréquence des plaintes douloureuses augmente avec Les médecins sentinelles sont aussi sollicités pour des enl’évolution du cancer, atteignant 75 % des patients at- quêtes ponctuelles comme celle que nous avons effectuée.
teints de tumeurs en stade avancé [1]. La douleur d’origine
cancéreuse touche donc une partie importante de la po- Recueil des données
L’ensemble des 1 113 médecins sentinelles a reçu un
pulation puisque le nombre de décès par cancer était approximativement de 147 000 par an en France en 1999 questionnaire standardisé par voie postale mi-mars 2002 ;
selon les données de l’Inserm (http://sc8.vesinet.in- en cas de non-réponse, une relance leur était adressée
serm.fr). Parallèlement à des publications internationales deux mois plus tard. Il leur était proposé de :
– inclure (anonymement) le premier malade cancéfaisant état d’insuffisance dans la prise en charge de la
douleur [2, 3], des enquêtes épidémiologiques, parues en reux douloureux qu’ils verraient en consultation. Pour
1995, ont mis en évidence les mêmes lacunes en France être inclus, les patients devaient avoir ressenti des dou[4-6]. Deux de ces enquêtes fournissaient les réponses des leurs lors de la consultation ou dans la semaine qui la
médecins généralistes sur leurs connaissances concernant précédait, ou être déjà traités par des antalgiques. L’orile traitement de la douleur cancéreuse, et relevaient à la gine de la douleur devait être attribuée par le médecin au
fois l’imperfection de leur formation et l’existence de cancer ou aux effets secondaires des traitements d’un
cancer. Il devait s’agir de malades adultes, capables d’espuissants freins à l’utilisation d’antalgiques forts.
Depuis lors, la lutte contre la douleur a fait l’objet de timer leur douleur sur une échelle visuelle analogique
nombreuses actions et avancées. La législation sur les stu- (EVA) ;
– décrire quelques caractéristiques du patient (âge,
péfiants a été assouplie. L’Agence Nationale d’Accréditation
et d’Évaluation en Santé (ANAES) et la Fédération Natio- sexe, diagnostic) ;
– évaluer à l’aide d’une EVA,
nale des Centres de Lutte contre le Cancer (FNCLCC) ont
établi des recommandations, largement diffusées, de même l’intensité des douleurs à trois temps
La législation
qu’ont été médiatisés reconnaissance de la douleur, avan- différents (au moment de la consulsur les stupéfiants
cées médicamenteuses et droits des malades. Depuis 1995, tation : T0, et rétrospectivement la
aucune enquête épidémiologique s’intéressant aux prati- veille : T-1 et la semaine précédant
a été assouplie.
ques libérales vis-à-vis de la prise en charge de la douleur la consultation : T-7). Une phrase
cancéreuse sur l’ensemble du territoire métropolitain n’a été type était suggérée au médecin pour présenter l’EVA à
publiée. D’autres travaux ont porté sur les patients consul- son patient. La formulation était sensiblement la même
tant en milieu hospitalier [7, 8], sur les douleurs d’autres selon que l’évaluation portait sur le moment même, la
origines [9] ou sur des régions et départements, donc dif- douleur de la veille ou la douleur rapportée en moyenne
ficilement extrapolables à l’ensemble des généralistes fran- sur la semaine écoulée ;
– spécifier le traitement prescrit à l’issue de la conçais (www.sfsp-publichealth.org/Plan-lutte-Douleur). Afin
de mieux connaître la façon dont est actuellement prise en sultation, et le cas échéant les modifications par rapport
charge la douleur cancéreuse en France, nous avons effec- au traitement antérieur ;
– signaler une éventuelle prise en charge conjointe
tué une enquête épidémiologique transversale auprès de
médecins généralistes libéraux. Notre étude avait pour ob- par un médecin spécialiste, une consultation antidouleur
jectif de décrire les habitudes de prescriptions d’antalgiques ou de soins palliatifs ;
– préciser le nombre de patients cancéreux auxquels
parmi les cancéreux suivis en ville, en prenant comme références les recommandations internationales de l’OMS ils avaient prescrit un opiacé durant l’année écoulée.
En cas d’illisibilité, de réponses manquantes ou inco[10] ainsi que françaises de l’ANAES [11] et de la FNCLCC
hérentes, le médecin était contacté par téléphone pour ob[12, 13].
tenir des précisions. L’inclusion s’est arrêtée fin
août 2002.
Une enquête téléphonique a eu lieu auprès de 50 méMéthode
decins non-répondants tirés au sort, pour connaître les
Les médecins interrogés : le réseau « Sentinelles » causes d’absence de participation.
Le réseau « Sentinelles », plate-forme de recherche de
l’unité Inserm U444, recueille les données fournies bénévo- Analyses
L’évaluation de la douleur a été traitée à la fois en conlement par plus de 1 000 médecins généralistes libéraux,
sidérant
la variable continue (mesure en cm de l’EVA) et
répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain. Il permet
en
la
discrétisant.
Dans ce dernier cas, les douleurs rapporainsi depuis 1984, la surveillance de maladies infectieuses
Med Pal 2004; 3: 126-133
© Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés
127
www.e2med.com/mp
ÉTUDE ORIGINALE
Prise en charge médicamenteuse de la douleur cancéreuse en médecine
générale
tées étaient classées en trois catégories en nous appuyant
sur l’article de Serlin et Cleeland [14]. Ainsi nous avons
groupé les EVA en douleurs dénommées « faibles » pour des
valeurs inférieures ou égales à 4, « moyennes » ou « modérées » entre 4 et 7, et « fortes » à partir de 7. Concernant
les antalgiques, la classification utilisée est celle des paliers
de l’OMS [10]. L’analyse statistique a été réalisée avec le
logiciel SAS. Les comparaisons de moyennes sur les variables quantitatives ont été faites par des tests non paramétriques de Wilcoxon. Les coefficients de corrélation ont été
mesurés par le coefficient de Spearman et les comparaisons
de fréquences entre différents groupes par des tests de Chi2.
Résultats
Description des médecins participants
Sur les 1 113 médecins contactés, 398 (35,7 %) ont répondu. Parmi ceux-ci, 248 (62,3 %) ont envoyé un questionnaire valide. Les 150 autres réponses se répartissaient
en 120 médecins déclarant n’avoir
pas vu de patient éligible, et 30 réponses inexploitables, la majorité
L’excès d’hommes
étant l’expression de refus soit par
manque de temps, soit pour cause de
est donc
grève des médecins généralistes
vraisemblablement lié
(2002). L’enquête téléphonique auprès
aux types
de l’échantillon de médecins non-répondants montre que la première
de cancers recrutés.
cause évoquée de non-réponse est
l’absence de patient éligible dans 44 % des cas (22/50).
Viennent ensuite le manque de temps dans 40 % des cas,
et un émoussement de l’intérêt pour les enquêtes dans 8 %
des cas. Le pourcentage de patients éligibles qu’auraient pu
voir ces médecins n’est pas connu.
La répartition des 248 médecins répondants selon cinq
grandes zones géographiques françaises était la suivante :
23,5 % provenaient du Nord-Ouest, 20 % du Nord-Est,
16 % de l’Ile-de-France, 17 % du Sud-Ouest, et 23,5 % du
Sud-Est. La distribution des médecins répondeurs ne différait pas de l’ensemble des médecins du réseau. Parmi les
248 questionnaires, 148 généralistes (60 %) déclaraient
prendre seuls en charge la douleur de leur patient, 79
(32 %) conjointement avec un spécialiste le plus souvent
hospitalier. Vingt et un médecins (8 %) partageaient la
prise en charge avec une consultation spécialisée en douleur ou en soins palliatifs. Le nombre de cancéreux auxquels les généralistes ont prescrit des opiacés de niveau
III durant l’année écoulée a fluctué entre 0 et 25, avec
une moyenne à 5,1 (± 4,7) (moyenne ± ds). Ce nombre doit
cependant être pris avec prudence, puisque son estimation
a été réalisée auprès de médecins qui ont eu au moins un
patient éligible.
Médecine palliative
128
Description des cas
Sur les 248 patients, 161 (64,9 %) étaient des hommes, se répartissant entre 30 et 89 ans (65,5 ± 12,1). Les
87 femmes se situaient entre 36 et 89 ans (63,9 ± 12,3).
La différence d’âge entre les sexes n’est pas significative. En revanche il existe un fort excès d’hommes dans
notre échantillon (p<0,001), par rapport à la proportion
dans l’ensemble des patients atteints de cancer en
France, qui serait de 51 % selon les estimations l’IARC
sur des données de prévalence [15] (http://wwwdep.iarc.fr/eucan/eucan.htm). Le tableau I présente la
répartition des sites primitifs de cancer en fonction des
sexes. On observe que les proportions des cancers des
voies aéro-digestives supérieures (17 %) et bronchopulmonaires (16 %) sont particulièrement élevées. En
effet, selon l’IARC, les proportions estimées de ces mêmes tumeurs parmi les cancéreux en France sont respectivement de 10 % et 6 %. Ces cancers, liés au tabac,
sont à forte prédominance masculine (73/84 cas dans
notre échantillon). Or notre enquête a naturellement recruté les cancers entraînant fréquemment ou rapidement
des douleurs, plus souvent que les cancers permettant
une bonne qualité de vie du fait d’un dépistage précoce
ou d’une survie habituellement longue. L’excès d’hommes est donc vraisemblablement lié aux types de cancers recrutés. Nous notons également que la proportion
d’atteintes pancréatiques, localisation fréquemment responsable de douleurs intenses, est plus élevée dans notre
population (5 %) que celle estimée dans la population
des patients atteints de cancer en France (1 %).
Description des douleurs
La distribution de l’intensité de la douleur rapportée
par les 248 patients au moment de la consultation, est
présentée dans la figure 1 sous forme d’un histogramme.
Les moyennes (déviation-standard) des valeurs d’EVA observées sur l’ensemble des patients étaient respectivement
les suivantes : 3,58 cm (± 2,5), 3,92 cm (± 2,16), et
4,06 cm (± 2,11). Pour aucun des trois temps, il n’y a de
différence significative entre les sexes pour les moyennes
d’intensité douloureuse. Après catégorisation en trois
classes de l’EVA (tableau II), au moment de la consultation, 152 (61,3 %) malades avaient une douleur faible, 58
(23,4 %) une douleur moyenne, 38 (15,3 %) une douleur
forte.
Il existe une forte dépendance entre les évaluations de
douleur aux différents temps. Lorsque les EVA sont considérées de manière quantitative, les coefficients de corrélation entre les différents temps, comparés deux à deux,
sont très significatifs (p<10–6), compris entre 0,55 et 0,75.
Parallèlement, lorsque les douleurs sont catégorisées en
trois niveaux (faible, moyen, fort), plus de 90 % des patients rapportent une intensité de douleur concordante en-
N° 3 – Juin 2004
ÉTUDE ORIGINALE
Anne Abel et al.
Tableau I : Répartition des cas par sites primitifs de cancer.
Table I: Cases of primary cancer by site.
Total
Table II: Patient distribution by type of pain at three times of visual
analog scale evaluation.
Hommes
Femmes
n
(%)
n
(%)
n
(%)
ORL +
œsophage
39
(24)
4
(5)
43
(17)
Bronches +
poumon
34
(21)
7
(8)
41
(16)
Sein
–
–
34
(39)
34
(13)
Prostate
28
(17)
–
–
28
(11)
Colon +
rectum
13
(8)
9
(11)
22
(9)
Pancréas
6
(4)
6
(7)
12
(5)
Rein
6
(4)
4
(5)
10
(4)
Utérus +
ovaire
-
-
10
(12)
10
(4)
Hémopathie
5
(3)
4
(4)
9
(4)
Vessie
7
(4,5)
1
(1)
8
(3)
Foie
7
(4,5)
0
(0)
7
(3)
<1 1-2 2-3 3-4 4-5 5-6 6-7 7-8 8-9 9-10
Estomac
5
(3)
1
(1)
6
(3)
EVA à T0 (cm)
Autres
11
(7)
7
(8)
18
(8)
Total
161
(100)
87
(100)
248
(100)
Niveau de
douleur
T0
(%)
T-1
(%)
T-7
(%)
Faible
152
(61,3)
133
(53,6)
129
(52,9)
Modérée
58
(23,4)
92
(37,1)
90
(36,9)
Forte
38
(15,3)
23
(9,3)
25
(10,2)
TOTAL
248
(100)
248
(100)
244
(100)
50
nombre de patients
Type de
cancer
Tableau II : Répartition des patients en fonction des catégories de douleurs, aux trois moments d’évaluation de l’EVA.
40
30
20
10
0
Figure 1. Répartition des valeurs d’EVA en cm, recueillant
l’intensité douloureuse au moment de la consultation.
Figure 1. The visual analog scale (in cm) for pain intensity at the time
of consultation.
tre les trois temps d’évaluation. Par concordance, nous
entendons le fait que le malade ait coté la douleur de manière assez proche aux trois temps d’évaluation, c’est-àdire trois fois dans le même niveau, ou deux fois dans le
même et la troisième fois dans un niveau voisin. La suite
des résultats présentés ici est restreinte aux douleurs mesurées chez les patients au moment de la consultation (T0).
10 % des patients recevaient une association d’opioïdes
faibles et forts. Parmi les 112 patients recevant un opioïde
fort, plus de la moitié (66) se trouvait au moment de la
consultation dans le groupe à intensité faible, donc avec
des douleurs contrôlées.
Description des antalgiques
Sur 152 malades rapportant une douleur de faible intensité au moment de la consultation, trois patients
n’avaient pas d’antalgiques (ni avant ni après la consultation), mais tous trois avaient un co-antalgique (respectivement un corticoïde, un anti-épileptique, et un spasmolytique). Parmi les 66 patients recevant déjà un
antalgique de palier III, le médecin a décidé de diminuer
la posologie journalière chez sept patients, a prescrit en
plus un médicament contenant une association de palier I
Antalgiques avant la consultation
Le tableau III indique la répartition des classes d’antalgiques que les patients ont déclaré prendre en fonction
de leur niveau de douleur lors de la consultation. Avant
la consultation, environ 7 % n’avaient pas reçu d’antalgiques. Près de 46 % (115/248) avaient une monothérapie,
de palier I (14 %), de palier II (2 %), et de palier III (30 %).
Med Pal 2004; 3: 126-133
© Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés
Modification des prescriptions à l’issue de la
consultation
129
www.e2med.com/mp
ÉTUDE ORIGINALE
Prise en charge médicamenteuse de la douleur cancéreuse en médecine
générale
Tableau III : Répartition des paliers d’antalgiques pris avant la consultation, en fonction des
niveaux de douleur à T0.
Table III: Pain levels before consultation by level of pain at T0.
Niveau de
douleur
Antalgiques
Aucun
I seul
II et I
+ II
III seul
III en
association à
I et/ou II
Total
Faible
7
28
51
50
16
152
Modérée
9
4
21
15
9
58
Forte
2
3
11
10
12
38
Total
18
35
83
75
37
248
(7,2)
(14,1)
(33,5)
(30,2)
(14,9)
(100)
(%)
et II chez huit patients, a augmenté la posologie chez
11 patients ; et quatre nouveaux patients ont eu une prescription de palier III. Parmi ces 11 patients ayant eu une
augmentation et ces quatre ayant eu une introduction de
palier III, tous avaient déclaré avoir eu des douleurs modérées ou fortes à T-1 ou T-7.
Parmi les 96 médecins confrontés à des patients déclarant des douleurs moyennes ou fortes au moment de
la consultation, 77 (80 %) ont intensifié le traitement. Par
« intensification du traitement médicamenteux » nous entendons l’introduction d’une nouvelle molécule (antalgique ou co-antalgique), ou l’augmentation de posologie de
molécules déjà prescrites antérieurement. Les patients des
19 autres médecins se répartissent ainsi :
– 5/38 (13 %) patients rapportant des douleurs fortes
au moment de la consultation. Tous avaient mentionné
des douleurs moyennes ou fortes la veille ou la semaine
précédente. Tous rapportaient prendre déjà un antalgique
de palier III. La posologie la plus élevée était de 200 mg/j
d’équivalent morphinique oral. Un seul sur les cinq avait
la possibilité de prendre une interdose ;
– 14/58 (24 %) patients avec des douleurs modérées.
Douze avaient rapporté des douleurs moyennes ou fortes
la veille et dans la semaine précédant la consultation.
Neuf recevaient déjà un palier III ; trois seulement
avaient une prescription d’interdoses, et à des posologies
très faibles.
Ainsi, 20 % des patients ayant des EVA témoignant
de douleurs modérées ou fortes, qui a priori, auraient
justifié une intensification de traitement, n’ont pas eu
de modification de leurs prescriptions d’antalgiques. Il
n’a pas été mentionné pour ces patients que des thérapies autres que médicamenteuses aient été mises en œu-
Médecine palliative
130
vre. De manière générale, par sa structure et son intitulé, le questionnaire recueillait préférentiellement les
informations médicamenteuses. Néanmoins une question portait sur les autres mesures (kinésithérapie, infiltrations, soutien par un psychologue, relaxation,
hypnose, ou autres à mentionner librement) dont pouvait bénéficier le patient. Cette question a été rarement
renseignée, quel que soit le niveau de douleur, et n’est
donc pas utilisable.
Antalgiques de palier III et interdoses
À l’issue de la consultation, le nombre total de patients
ayant eu une prescription d’antalgique de palier III était
de 135. Nous nous sommes intéressés à la proportion de
patients ayant eu une prescription d’interdoses, qui sont
recommandées pour les douleurs intercurrentes à la posologie d’un sixième de la dose de 24 heures [12]. La
figure 2 indique la répartition des prescriptions d’interdoses en fonction du mode d’administration de l’opiacé.
Parmi les 135, seulement 62 (46 %) ont une prescription
d’interdose. Cette proportion est encore plus faible dans
le sous-groupe traité par patch transdermique de fentanyl
(32 %). Parmi les 50 patients pour lesquels sont connus à
la fois la posologie et le nombre maximal d’interdoses,
neuf (18 %) ont reçu la prescription d’une dose correspondant au sixième de la dose totale journalière. Le nombre maximal d’interdoses prescrites par jour était de six
dans 10 % des cas, de quatre par jour dans 32 % des cas,
et de trois ou moins dans les autres cas.
La prescription d’interdoses n’était pas liée à l’habitude
que rapportait le généraliste de prescrire des opiacés. Cette
dernière notion a été estimée à partir du nombre de patients atteints de cancer, traités par antalgiques de pa-
N° 3 – Juin 2004
Anne Abel et al.
45
40
35
30
25
Avec interdose
sans interdose
20
15
10
5
0
per os
patch
Figure 2. Répartition des interdoses en fonction de la forme
galénique de l’opiacé en dose de fond. Un seul patient
recevait une forme parentérale, avec des interdoses,
et n’est pas représenté sur cette figure.
Figure 2. Interdoses by type of opioid formulation given as long-term
treatment. Parenteral administration was used in only one patient
whose rescue-doses are not presented here.
lier III durant l’année écoulée. Cette proportion était de
46 %, que les praticiens aient prescrit des opiacés forts à
moins de quatre patients par an, ou à quatre et plus. De
même, parmi les 135, cette proportion est similaire pour
les 68 malades suivis par le généraliste seul (42 %), ou les
49 suivis conjointement par un spécialiste (41 %). En revanche, la proportion de malades recevant des interdoses
était plus élevée (72 %) s’ils étaient suivis parallèlement
en consultation de douleur. C’est dans ce sous-groupe
également que la posologie et le nombre maximal d’interdoses prescrites étaient les plus élevés.
Parmi les 73 patients sans interdoses, 16 patients
avaient reçu simultanément des prescriptions de médicaments de palier II et III ; la moitié d’entre eux rapportait
prendre le palier II uniquement « à la demande », l’autre
moitié de façon systématique avec possibilité de prises
supplémentaires. Une partie des médecins semble donc recourir au palier II comme interdose, à la place de la morphine à libération immédiate.
Discussion
Il s’agit de la première enquête nationale réalisée depuis 1995 qui s’intéresse aux modalités de traitement de
la douleur cancéreuse des patients suivis en ville. En s’appuyant sur des cas réels rapportés par les généralistes, elle
permet de décrire les habitudes de prescriptions et d’évaluer la mise en pratique en milieu libéral des recommandations disponibles en France. Nous avons exploité la
structure du Réseau Sentinelles, qui se prête particulièrement bien à une enquête de ce type puisque reposant sur
des médecins libéraux répartis sur l’ensemble du territoire
métropolitain. La répartition géographique des médecins
Med Pal 2004; 3: 126-133
© Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés
ÉTUDE ORIGINALE
répondeurs ne différait pas de celle de l’ensemble des médecins Sentinelles. Notre taux de participation est plus faible que celui d’autres enquêtes réalisées par le réseau [16],
vraisemblablement en raison de la longueur du questionnaire et du contexte social, l’enquête étant parvenue aux
généralistes durant la grève de 2002. Cependant, les médecins ayant participé à cette enquête appartenaient en
grande majorité au groupe des médecins habituellement
bons répondeurs aux enquêtes menées par Réseau ; le recrutement de notre étude ne semble donc pas biaisé par
un intérêt spécifique pour le sujet de la douleur.
En ce qui concerne les caractéristiques de la douleur
des patients inclus, l’intensité moyenne de la douleur rapportée au moment de la consultation se situe entre 3,6 et
4,1 cm sur l’EVA. Par comparaison, l’étude de Larue [6],
dans une population de malades atteints de cancer consultant ambulatoirement en milieu hospitalier ou hospitalisés depuis moins de 48 heures, donc reflétant partiellement les pratiques de ville, rapportait, en distinguant
selon les types de cancers, et utilisant le BPI (Brief Pain
Inventory), une valeur moyenne voisine de 4,4. Une enquête italienne portant sur des patients suivis par un réseau à domicile estime également à 4,4 cm, la douleur le
jour de la prise en charge [17]. L’intensité de la douleur
de nos patients semble donc un peu plus faible. Or par
définition, notre population est composée de patients vus
en ville, donc avec une pathologie
mieux contrôlée que ceux ayant recours à une hospitalisation ou une
consultation hospitalière. Ceci expliUne partie des médecins
que probablement cette intensité
recourt au palier II
douloureuse plus faible. Il n’a pas été
comme interdose,
possible de savoir quelle était la proportion de questionnaires remplis
à la place de la morphine
lors de visites à domicile pour des
à libération immédiate.
patients ne pouvant plus se déplacer ; mais vraisemblablement cette
catégorie de patients est peu nombreuse dans notre étude,
la majorité des patients recrutés étant venus au cabinet
où le généraliste avait le questionnaire à portée de main.
Là encore le caractère ambulatoire explique vraisemblablement notre moyenne d’intensité douloureuse plus faible que dans la littérature.
Par ailleurs, la structure de cette enquête ne donne pas
d’information sur le repérage des patients qui n’auraient
pas spontanément mentionné de douleur. Malgré ces réserves, si l’on se réfère aux chiffres de Larue en 1995 [6],
seuls 7 % de patients douloureux n’étaient pas traités au
lieu de 30 %. Tout en restant prudents sur cette comparaison avec des données historiques, cette différence semble en faveur d’une amélioration des pratiques depuis
10 ans. Le fait que notre étude, constituée par définition
de patients douloureux, trouve une majorité de patients
131
www.e2med.com/mp
ÉTUDE ORIGINALE
Prise en charge médicamenteuse de la douleur cancéreuse en médecine
générale
Tableau IV : Prescription d’interdoses en fonction de la forme galénique du morphinique prescrit en dose de fond.
Table IV: À demander au traducteur, à demander au traducteur.
Forme galénique de
morphinique
Sans inter-doses N
(%)
Avec inter-doses N
(%)
Total (%)
Per os
34 (44 %)
43 (56 %)
77 (100 %)
Transdermique
39 (68 %)
18 (32 %)
57 (100 %)
0 (0 %)
1 (100 %)
1 (100 %)
73 (54 %)
62 (46 %)
135 (100 %)
Parentérale
Total
« faiblement douloureux », témoigne probablement du fait
que la douleur est actuellement mieux prise en compte,
les malades plus souvent traités et au moins partiellement
soulagés. De plus, dans l’étude de Larue où 60 % des malades étaient déjà hospitalisés au moment du recueil des
données, la proportion de patients recevant des opiacés
forts était de 38 %. Cette proportion est de 45 % avant la
consultation pour les malades de notre étude, ce qui suggère un recul des
réticences vis-à-vis de la prescription
Notre étude témoigne
des opiacés.
que la douleur
L’analyse des modifications de
prescriptions
à l’issue de la consultaest actuellement
tion a tenté de répondre à la question
mieux prise en compte.
suivante : le praticien a-t-il considéré qu’une douleur modérée ou
forte devait entraîner une modification de la prise en
charge ? Dans 20 % des cas de notre étude, face à des
douleurs importantes, les médecins n’ont pas modifié le
traitement. Il ne semble pas non plus que leurs malades
aient bénéficié de thérapies autres que médicamenteuses.
Ces médecins semblent donc n’avoir pas réagi de manière
adéquate au regard des recommandations de l’ANAES.
Néanmoins dans 80 % des cas, la réaction a été appropriée. Sans pouvoir précisément faire de parallèle avec
l’étude de Vaino [5] qui était de structure différente, la
proportion de généralistes français en 1995 ayant proposé
une antalgie adéquate était de 10 %. Là encore, les connaissances et la pratique de l’antalgie, tout en restant insuffisantes, semblent avoir évolué favorablement.
Cependant, si les morphiniques semblent plus largement dispensés aujourd’hui, l’analyse des prescriptions
d’interdoses montre que moins de la moitié des médecins
a satisfait à la recommandation n° 20 de la FNCLCC et de
l’ANAES. De plus, même lorsque des interdoses étaient
prescrites, elles étaient à la fois sous-dosées et insuffisantes en nombre. Plusieurs raisons peuvent être invoquées,
telle que la persistance possible de craintes vis-à-vis d’un
mésusage des stupéfiants [18-20] ainsi que la difficulté
Médecine palliative
132
d’expliquer au patient ce qu’est une interdose, quand,
comment et pourquoi la prendre. Les explications à fournir au patient et son entourage à ce sujet peuvent être
source de confusion, d’autant que le contexte est bien
souvent celui d’une polymédication.
Dans cet ordre d’idée, on remarque le succès des
patchs de fentanyl, simples d’utilisation. Ceci montre bien
que les médecins apprécient naturellement ce qui semble
le plus pratique et peut favoriser la compliance de leurs
patients. Il est donc possible qu’ils choisissent volontairement dans certains cas de ne pas proposer d’interdoses.
Les patients suivis en consultation spécialisée de douleur
ont plus souvent que les autres une prescription d’interdoses, ce qui peut suggérer aussi une meilleure acceptation de leur part, soit parce qu’ils sont douloureux depuis
plus longtemps, soit parce qu’ils sont mieux éduqués.
L’importance de l’éducation progressive des patients, et
plus généralement du public, prend ici toute sa dimension.
Une dernière raison enfin peut être la méconnaissance
par une partie des médecins du phénomène des douleurs
intercurrentes. Il a été montré que la moitié des patients
atteints de cancer avaient des douleurs instables et présentaient des douleurs intercurrentes, que la littérature
anglo-saxonne nomme « breakthrough pain »[21]. La possibilité de prendre des doses de secours devrait donc être
offerte à tous ces patients pour les soulager ou les rendre
plus autonomes, en prenant une dose préventive avant
des activités ou des mobilisations prévisibles.
Il semble que les efforts réalisés dans le sens d’une
information et d’une formation sur la douleur aient déjà
porté leurs fruits. Cependant, afin de toucher toutes les
catégories de soignants et l’ensemble des prescripteurs, ces
efforts méritent d’être poursuivis car les habitudes de
prescription de l’ensemble des médecins sont encore perfectibles et parce que de nouvelles stratégies médicamenteuses voient le jour. S’il s’agit moins désormais de sensibiliser les professionnels, en revanche il faudra insister
sur certaines modalités pratiques de prescriptions d’antal-
N° 3 – Juin 2004
Anne Abel et al.
ÉTUDE ORIGINALE
giques et de thérapies adjuvantes dont le recours reste trop 9. Tajfel P, Gerche S, Huas D. La douleur en médecine générale : point de vue du médecin de la douleur. Douleur et
rare.
Remerciements : Nous soulignons le rôle primordial des médecins Sentinelles,
dont la participation volontaire au Réseau Sentinelles et l’engagement auprès
de leurs patients, ont été indispensables à la réalisation de cette enquête. Nous
les remercions très vivement.
Nous remercions le Dr Laurent Abel, pour son aide dans l’analyse statistique
et la relecture du manuscrit.
Le laboratoire Asta-Medica a gracieusement fourni les réglettes EVA.
Cette recherche a été subventionnée par l’Association pour la Recherche sur
le Cancer (projet de recherche N° 5188).
Références
1. Daut RL, Cleeland CS. The prevalence and severity of pain
in cancer. Cancer 1982; 50: 1913-8.
2. Peteet J, Tay V, Cohen G, MacIntyre J. Pain characteristics
and treatment in an outpatient cancer population. Cancer
1986; 57: 1259-65.
3. Cleeland CS, Gonin R, Hatfield AK, Edmonson JH, Blum RH,
Stewart JA, Pandya KJ. Pain and its treatment in outpatients
with metastatic cancer. N Engl J Med 1994; 330: 592-6.
4. Larue F, Colleau SM, Fontaine A, Brasseur L. Oncologists
and primary care physicians’ attitudes toward pain control
and morphine prescribing in France. Cancer 1995; 76: 237582.
5. Vainio A. Treatment of terminal cancer pain in France: a
questionnaire study. Pain 1995; 62: 155-62.
6. Larue F, Colleau SM, Brasseur L, Cleeland CS. Multicentre
study of cancer pain and its treatment in France. BMJ 1995;
310: 1034-7.
7. Durieux P, Bruxelle J, Savignoni A, Coste J. Prevalence and
management of pain in a hospital: a cross-sectional study.
Presse Med 2001; 30: 572-6.
8. Michel P, de Sarasqueta AM, Cambuzat E, Henry P. Evaluation of pain management at a university hospital center.
Presse Med 2001; 30: 1438-44.
Med Pal 2004; 3: 126-133
© Masson, Paris, 2004, Tous droits réservés
analgésie 2002 ; 15 : 71-9.
10. OMS. Cancer Pain Relief. Geneva: World Health Organisation 1986.
11. ANAES. Prise en charge de la douleur du cancer chez
l’adulte en médecine ambulatoire. Paris. France 1995.
12. Krakowski I, Gestin Y, Jaulmes F, et al. Recommendations
for a successful cancer pain management in adults and children. Bull Cancer 1996; 83 Suppl 1: 9s-79s.
13. Krakowski I. Pain and cancer: update. Bull Cancer 1999; 86:
105-13.
14. Serlin S, Mendoza R, Nakamura Y, Edwards R, Cleeland CS.
When is cancer pain mild, moderate or severe? Grading pain
severity by its inteference with function. Pain 1995; 61:
277-84.
15. Berrino F, Capocaccia, Estève J et al. Survival of Cancer patients in Europe: The EUROCARE-2 Study. IARC Scientific
Publications No; 151 Lyon, International Agency for Research on Cancer, 1999.
16. Chernichow S, Flahault A. Appel téléphonique ou lettre de
relance pour améliorer le taux de réponse des investigateurs ? Rev Epidém. et Santé Publ. 2001 ; 49 : 93-4.
17. Mercadante S. Pain treatment and outcomes for patients
with advanced cancer who receive follow-up care at home.
Cancer 1999; 85: 1849-58.
18. Zenz M, Willweber-Strumpf A. Opiophobia and cancer pain
in Europe. Lancet 1993; 341: 1075-6.
19. Larue F, Fontaine A, Brasseur L. Evolution of the French public’s knowledge and attitudes regarding postoperative pain,
cancer pain, and their treatments: two national surveys over
a six-year period. Anesth Analg 1999; 89: 659-64.
20. Valera J-P, Aubry R. Les croyances du médecin sur la douleur en fin de vie. European Journal of Palliative Care 2000;
7: 178-82.
21. Portenoy RK, Payne D, Jacobsen P. Breakthrough pain: characteristics and impact in patients with cancer pain. Pain
1999; 81: 129-34.
133
www.e2med.com/mp