les étapes de la critique littéraire de renedetto croce
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les étapes de la critique littéraire de renedetto croce
L E S É T A P E S DE LA C R I T I Q U E L I T T É R A I R E DE R E N E D E T T O CROCE PAR K NUD BØGH L ’évolution de l’esthétique de Benedetto Croce apparait notamm ent par l’étude de quatre ouvrages, qui datent de ses différentes periodes, deux livres et deux traités: E stetica com e scienza delVespressione e linguistica generale (1902), les traités L ’intuizione pu ra e il ccirattere lirico d e ll’arte (1908) et II carattere di totalitå della espressione artistica (1918), ainsi que le livre La poesia (1936). On peut exam iner dans ces écrits comm ent Croce arrive théoriquem ent å définir, d’une m aniére de plus en plus précise, ce q u ’il entend par intuition. On peut procéder aussi d ’une autre maniére, c’est-å-dire tenir compte des æuvres de critique littéraire de Croce: La letteratura della n u o v a Italia (1914— 15), Ariosto, S h a kespeare c Corneille (1920), L a poesia di D ante (1921), Poesia e non Poesia (1923) et Poesia pop olare e poesia d ’arte (1933) et m ontrer comment, au cours de son travail se rapportant å la littérature concréte, Croce fait de nouvelles observations critiques et découvre alors que la théorie ne suffit pas. II convient, par conséquent, de l’étendre. L ’esthéticien tire des enseignements du critique. C’est la seconde des deux méthodes que nous allons utiliser dans l’étude qui suit. C’est pourquoi nous ne poserons pas la question de savoir si Croce „a raison“ dans sa critique, si elle est juste, si elle est bien rédigée, si elle est originale par rapport å ses prédécesseurs. Nous ne dem anderons pas ce que lui onl appris De Sanctis, Vico et Hegel ou si, p ar exemple, son appréciation des poétes allemands apporte quelque chose de nouveau. Le probléme sera posé d’une O r b is L i t l e r a r u i n 18 266 K N U D BØ G H m aniere aussi précise que possible: Quelles sont les expériences faites par Croce critique et comment ces expériences aménent-elles l’esthéticien Croce å approfondir ou å modifier sa théorie? 1. Dans L E stetica com e scienza dell’espressione e linguistica gene rale (1902), Croce fait pour la prem iere fois un exposé plus complet de son esthétique. Notre connaissance, déclare-t-il, a deux formes: elle est soit intuitive, soit logique. Nous sommes arrivés å cette con naissance, soit par l’interm édiaire de l’imagination, soit par celui de l’intellect, elle produit soit des images, soit des notions. La prem iere form e a toujours la prim auté sur la deuxiéme, tout comme il est nécessaire de percevoir ce lac, ce fleuve, cette mer ou ce verre d ’eau, avant que l’on soit état de form er la notion d ’eau. La notion est l’objet de la logique, tandis que la connaissance intuitive est la base de l’esthétique qui,.pour Croce, est la théorie de l’intuition et de l’expression. L ’intuizione et l’espressione sont les deux cotés de la méme chose et ne peuvent étre séparées, elles n ’existent pas l’une sans l’autre. Toute intuition véritable est en méme temps une „expression“. Cette derniére notion ne doit pas étre comprise matériellement, comme une expression physique: la rédaction d ’un vers ou le sculptage d ’une statue, mais elle se rapporte å la forme interne. On peint avec le cerveau el non avec les mains, disait Michel-Ange. On dit souvent qu un tel est un grand poete, mais q u ’il n ’est pas en mesure d ’exprim er ce qu ’il éprouve. A cela Croce allégue que si ce „poéte“ m anque de moyen d ’exprim er ses idées, c’est que l’intuition lui fait aussi défaut. Une pensée ou un sentiment n'existe qu ’au moment méme ou il est formulé. Ce qui est bien écrit est bien pensé. C’est la méme conception qui se fait valoir chez beaucoup de classiques, et notam m ent chez Boileau: Ce que l’on congoit bien s’énonce clairement, Et les m ots pour le dire arrivent aisément, On rencontre plus souvent l’opinion contraire chez les poétes rom antiques: Croce ne pouvait adm ettre ni les paroles d’Ibsen dans L E S E T A P E S D E LA CRITIQU E D E B E N E D E T T O CROCE 2b7 son dram e „Les prétendants å la couronne“ , que les poemes irréalisés sont les plus beaux, ni celles de W ordsw orth qu il y a des „thougts too deep for w ords“, parce que les pensées et les mots sont identiques et qu’un poéme ne devient poéme qu’au m oment ou il est réalisé. L ’E stetica est un ouvrage tres négatif qui polémise fort contre la conception contem poraine de l’esthétique. A 1 encontre de la tendance qu’avait cette époque å meler å l’esthétique la morale, la logique, les sciences naturelles, l’utile, la vie pratique, etc. 1 auteur reléve avec force l’indépendance de la poésie. Ce qu’il y a de positif dans cet ouvrage, c’est sa nouvelle théorie linguistique et sa doctrine sur l’intuition. Peut-étre Croce ne l’a-t-il pas voulu, dans tous les cas, il n ’a pas réussi mieux que d ’autres esthéticiens modernes å donner un critérium de ce qui fait d ’un ouvrage une véritable æuvre d’art. „Les limites de l’expression et de l’intuition que 1 on appelle art, par rapport å celles que l’on appelle ordinairem ent nonart, sont empiriques: il est impossible de les défm ir“ 1). En d ’autres termes, elles ne peuvent étre démontrées qu ’en pratique, dans chaque cas en particulier. Ceci apparait la prem iere fois dans les quatre volumes L a letteratura della n u ova Italia (1914— 15), 70 essais qui parurent d ’abord 1903— 14 dans la revue de Croce La Critica. Cet ouvrage réunit plusieurs auteurs qui ont publié leurs æuvres depuis 1860, done aprés l’instauration de „la nouvelle ltalie“. Parm i les plus vieux citons Guerrazzi, Tommaseo, de Amicis, Carducci, Giacosa et parm i les plus jeunes: Verga, Capuana, D’Annunzio, Pascoli, Fogazzaro et Ada Negri. Croce a lui-méme donné un program m e somm aire de la m éthode critique appliquée å ces æuvres littéraires et qui doit correspondre å la théorie: „C’est une critique fondée sur la conception de l’art comme pure fantaisie ou pure expression et qui, par conséquent, n ’exclut pas du dom aine de l’art un contenu 011 un état d ’åme, pourvu que ceux-ci soient entiérem ent arrivés å l’expression. Abstraction faite de cette conception, cette critique ne reconnait pas d autres principes et rejette comme étant arbitraires les soi-disant régles sur les genres, *) Estetica, p. 17. 268 K N U D BØ G H ainsi que les lois littéraires ou artistiques de 11 importe quelle nature. 1 our appréeier 1 art, elle ne connait que la niéthode d interroger direetem ent 1 æuvre et d éprouver å nouveau l’impression vivante qui s’en degage. C’est dans ce but, et dans ce seul bul, qu ’il semble permis, méme indispensable de faire appel å des recherches historiques et philologiques pouvant aider å l’interprétation et nous tra n s portant - comme on dit —- dans l’état d ’esprit dans lequel se trouvait l’auteur au m oment ou il form ula sa synthése artistique. Lorsque l’impression vivante, c’est-å-dire le rapport avec l’état d åme de 1 artiste est établi, le travail ultérieur ne consiste qu ’å determ iner ce qui, dans lobjet, est véritablem ent de l’art et ce qui n ’est pas de l’art, comme par exemple la violence que fait l’artiste å son inspiration pour des raisons extérieures, l’obscurité et les trous qu il laisse subsister par paresse, les tirades et les fioritures qu ’il introduit pour faire de 1’elTet, le signe de préjugés d ’école, bref la longue série des lacunes et des défauts artistiques. Le résultat de ce travail sera un exposé critique 011 un rapport qui dira simplement — et par lå appréciera — wie es eigentlich geschehen . . . “ 1). Ce qu’il y a de positif dans ce program m e, c’est que le critique doit établir si le poete a réussi å trouver „son expression“. L ’élém ent négatif consiste å m ontrer quand, pour des raisons extérieures, le poete a fait violence å son inspiration. Sauf en ce qui concerne D’Annunzio et Carducci, L a lettera tura della n u o v a Italia traite plutot de petits poétes auxquels cette m éthode s’applique trés bien, car ceux-ci ont souvent tendance å oublier la poésie — et se m ettent å m oraliser, å agiter et å discuter des problémes, c’est-å-dire subordonnent l’inspiration å des éléments extérieurs. Cette m éthode est bonne parce qu’„elle n ’est pas mon invention et m a possession privée, mais parce qu’elle est le résultat de l’histoire de la critique“ 2), déclare Croce, avec une modestie assez arrogante. 1) La l et t erat ura della nuova Italia IV, p. 197 ( Critica 1907, p. 257). D ’une maniere générale, les traités de Croce ont éte publiés en premier lieu dans La Critica, pour paraitre ensuite sous forme de livres. Ci-apres, nous nous référerons d’abord å ses CEuvres complétes, puis, entre parenthéses, å La Critica, en indiquant pour celle-ci l’année de la premiere parution des traités. 2) La l et t erat ura della nuova Italia, IV, p. 210 (Critica 1907, p. 268). L E S É T A P E S D E LA CRITIQUE D E BENEDETTO CROCE 269 Ada N egri1) écrivit pendant une certaine periode des poémes sociaux agitateurs en faveur des déshérités. Mais, dit Croce, tout essai de faire de l’art une mission tue l’art. La poésie est un but et non un instrum ent. Q uand elle est dégradée au role d ’instrum ent, elle se dissout et coule entre les doigts comme du sable. Le critique examine plusieurs des poémes de Negri et m ontre comment ce qu ’il y a en eux d’hum ain est refoulé par le coté propagandiste: elle comm ente et théorise, mais oublie, tout sim plem ent de décrire, ce n ’est pas une femme qui parle dans ces poémes, mais la poésie sociale. G uerrazzi2), protagoniste de la nouvelle Italie, a donné å un de ses rom ans l’épigraphe: Le livre écrit pour ne pas avoir pu livrer une bataille. Mes livres ne sont pas des livres, ce sont des actions, disait-il encore. Et ceci ne peut naturellem ent pas étre admis par un critique qui prétend å l’indépendance de l’art par rapport å la vie de l’action. C’est pourquoi, répond aussi Croce, Guerrazzi est devenu le défenseur d ’une cause, mais il est trés peu poéte. II avait beaucoup trop d ’intentions secondaires dans sa poésie, cherchait souvent des effets, comme par exemple des descriptions terroristes, il vivait lui-méme dans un nationalism e crispé qui s’exprim ait par des descriptions exaltées, alternant avec des digressions hum oristiques. Dans son activité d ’auteur, il passa de la tragédie la plus violente å la farce la plus déchainée — sans pouvoir se concentrer sur quelque chose d ’hum ain ou d ’artistique exigeant une lumiére intérieure et le controle des passions. Dans ses contes, de A m icis3) fut plus pédagogue et m oraliste que poéte. Sa muse ne se trouvait pas parm i les neuf, mais c’était pourtant une dame vénérable, la bienveillante muse de la pédagogie. Lorsque Cavallotti, poéte et politicien, réunit ses poésies, il reconnut qu ’elles étaient „détestables“, mais qu’est-ce que cela pouvait bien faire, disait-il. II les aim ait parce qu ’elles lui rappelaient ses bonnes actions politiques. Ceci m ontre son attitude par rapport å l’art, dit Croce: „Un artiste qui se rend compte qu ’il a produit une æuvre détestable, que ne ferait-il pas pour l’effacer de la surface du m onde et de la mémoire des hommes? Mais, pour Cavallotti, qui x) Ibid. II, p. 335 ct suiv. (Criticci 1906, p. 413 et suiv.). 2) Ibid. I, p. 27 (Critica 1912, p. 81 et suiv.). 3) Ibid. I, p. 161 et suiv. (Critica 1903, p. 161 et suiv,). 270 K NUD BØ G H considérait la chose d ’un point de vue pratique, l’art dans l’art n ’était q u ’un ingrédient de l’art dont on pouvait aussi se passer!u l ) Chez le rom ancier F ogazzaro2), c’est le coté intellectuel, les théses, qui sont sur le point de dom iner le poeme. 11 présente tout un systeme d ’idées éthiques et religieuses qu’il ne posséde pas souverainem ent comme artiste. Beaucoup de ces poetes moins im portants essaient — comme le dit Croce å propos du dram aturge G. Giacosa — de dompter la poésie. Mais celle-ci „fait comme les magiciens des contes de fée: pour ne pas se laisser attraper, elle disparait et se transform e en une autre chose; on peut saisir l’autre chose, mais pas elle. Elle est transform ée en æuvres qui ne sonl plus de la veritable poésie, bien q u ’elles sim ulent l’étre“ 3). L ’art n ’est plus l’intuition pure ou l ’expression, il est mélé d’éléments étrangers qui n ’appartiennent pas å l’esthétique, m ais å la logique, aux sciences, å la m orale ou a la vie pratique, comme il est dit dans l’esthétique. Dans sa négativité, ce recueil est un paralléle å l’æuvre théorique, tous deux relévent tres fortem ent l’indépendance de l’art et tracent avec force une ligne de dém arcation tres nette entre ce qui appartient å l’art et ce qui lui est étranger. II y a naturellem ent aussi d ’autres tendances dans un ouvrage dont l’élaboration s’est étendue sur une dizaine d ’années. Outre un certain nom bre d ’essais neutres, pour la plupart des comptes rendus et des citations d ’æuvres littéraires (Serao, di Giacomo) et les deux études sur Pascoli et D’Annunzio qui, en leur temps, firent sensation en raison de leurs jugem ents m ordants, deux traités présentent un intérét particulier å cet égard, parce qu’ils annoncent la nouvelle étape dans l’esthétique de Croce: l’exigence de l’élément personnel, ,,lyrique“ dans toute intuition. Ce sont les deux traités sur C ap u an a4) et sur V erga5) qui m ontrent comment il a été amené å poser cette nouvelle condition. Ces deux auteurs estim aient eux-mémes qu’ils étaient naturalistes, object ils dans leur art. Mais la thése de Croce 1) 2) 3) 4) 5) Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. II, p. 177 (Critica 1905, p. 198). IV, p. 129 et suiv. (Critica 1903, p. 95 et suiv.). II, p. 213 (Critica 1908, p. 1). III, p. 101 et suiv. (Critica 1905, p. 341 et suiv.). III, p. 5 et suiv. (Critica 1903, p. 241 et suiv.). L E S É T A P E S D E LA CRITIQU E D E R E N E D E T T O CROCE 271 est qu’ils étaient meilleurs quand ils allaient å l’encontre de leurs propres théories; lorsqu’ils étaient plus personnets, ils étaient tous deux plus poétes: „L’art est toujours personnel“. Gapuana aspirait å rapprocher l’art des sciences naturelles, le poéte doit étre indifférent comme le médecin qui m ontre l’évolution de la tuberculose ou le phvsiologue qui expose le processus de la digestion. II est évident que ceux-ci ne font pas de lyrisme. On a dit de Gapuana que ses sujets n ’étaient guére intéressants, mais lå n ’est pas le mal, dit Croce, car ce qui est im portant dans un rom an ce n ’est pas le sujet, mais les sentiments de l’artiste par rapport au sujet. T raiter une situation objectivement n ’est pas le but de l’au teu ro u d’une inspiration poétique. Car l’art objectif ne colore pas son sujet de passion et de sentiment. Mais „un tel art n ’a jam ais existé et ne pourra jam ais exister. A l’égard des choses qui touchent å l’homme, celui-ci ne reste pas inerte et l’exposé s’imprégne de ses sentiments et de son appréciation, quels que soient ceux-ci“ x). Ces deux essais qui datent de 1903 et de 1904 anticipent sur le point de vue å venir. 2. L ’esthétique de 1902, dans sa form e vague, ne suffisait pas par rapport å Verga et Gapuana qui obligérent le critique å poser sa prem iére condition plus précise å l’intuition, å savoir qu’elle devait étre lyrique. Dans son traité L ’intuizione pura e il carattere lirico delVarte (1908), Croce introduisit cette nouvelle expérience dans son esthétique. Par „lvrism e“, il n ’entend pas le genre lyrique de la poésie par opposition au genre dram atique ou épique, mais il pense å ce qui est personnel, subjectif dans toute æuvre d’art. Le plus sur critérium pour distinguer un vrai chef d ’æuvre d ’un faux est de constater s’il a de la vie, du mouvement, de la chaleur, le sentiment de l’artiste -— ou non. Rien ne peut sauver une æuvre jugée froide. La personnalité de l’artiste doit entiérem ent im prégner son æuvre. Mais il ne s’agit pas de sa personnalité pratique, ni de ses opinions, de ses jugem ents ou de ses sentiments m al définis, de tous les in*) Ibid. III, p. 104 (Critica 1905, p. 344). 272 KN U D BØ G H téréts particuliers qu’il pourrait éprouver le besoin d’étaler dans ses æuvres. II n ’est pas non plus question de sa personnalité dans le sens moral, ce peut étre „une åme gaie ou triste, enthousiaste ou découragée, sentim entale ou sarcastique, bienveillante ou malveillante, mais c’est une å m e “ 1). Une æuvre m anquée est justem ent une æuvre sans cohérence, c’est-å-dire une æuvre qui ne porte pas l’empreinte de la personnalité, mais qui est divisée en beaucoup de personnalités contradictoires, c’est-å-dire qu’elle n ’en a point. La mission du cri tique consiste å déterm iner s’il y a une personnalité dans une æuvre d ’art — et de quelle nature est celle-ci. Au cours des années suivantes, Croce décrira justem ent l’åme d ’Arioste et celle de Shakes peare et non pas leur morale, jugem ent ou vie pratique. Le critérium du subjectif, voilå ce qui conduira å de nouvelles conquétes critiques par rapport å Dante et H enrik Ibsen, ou il ne sera pas question de la doctrine théologique de Dante ou des Ihéses des dram es d ’Ibsen, mais de l’état d’åme du poéte, de son coté lyrique. D’aprés Croce, les 150 derniéres années de la littérature européenne ont été trés nettem ent caractérisées par les confessions, dont l’ouvrage fondam ental sont les Confessions de Rousseau. Les auteurs ont, semble-t-il, cédé å un besoin d ’épanchem ent plutot qu’å celui de trouver une expression artistique. Les nombreuses femmes-écrivains de cette période ont fait pire encore: „Les femmes étaient leur nature de bacchante dans la littérature moderne, parce que les hommes eux-mémes, d ’un point de vue esthétique, sont devenus quelque peu efféminés et le signe de cette effémination grandissante est le m anque de pudeur avec lequel ils exhibent leurs m iséres“ 2). La poésie doit s’éloigner de cela, déclare Croce dans 11 carcittere di totcilitå della espressione artistica (1918). Le traité théorique précédent avait souligné l’élément personnel dans tout art véritable, celui-ci reléve le caractére universel qu ’il doit aussi posséder. Les æuvres confessionnelles ne sont pas universelles, mais donnent å un beaucoup trop haut degré des renseignem ents docum entaires sur le poéte et sur son époque. Ces livres peuvent étre emplis de passion, mais il n ’idéalisent pas les passions, ne les universalisent pas. II y a quelque chose *) P r o b l e m i di estetica p. 18 ( Critica 1908, p. 332). 2) Nu o vi saggi di estetica, p. 134 (Critica 1918, p. 137). LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENED ETTO CROCE 273 de borné dans ces æuvres, avec leurs cris inarticulés et leur confusion de sentiments. Car, releve le critique, tout exposé véritablement artistique est l’expression de quelque chose d’universel: „Dans chacun des accents du poete, dans chacune des créations de sa fantaisie, se trouvent toute la destinée hum aine, tous les espoirs, les illusions, les douleurs et les joies, la grandeur et le m alheur, tout le dram e de la réalité qui nait et qui grandit constam m ent au delå de lui-méme dans les souffrances et la joie“ 1). 3. Dans ces deux traités, Croce était arrivé å indiquer beaucoup plus nettem ent ce qui appartenait å l’intuition poétique: la personnalité et la vision d ’ensemble. II était naturel qu’en étudiant les petits poétes italiens de la deuxiéme partie du XIXe siécle, il n ’eut pas l’occasion de rechercher quelque chose d’universel, de cosmique, ceux-ci ne donnant rien dans ce sens. „Si j ’avais été parm i les grands critiques, å l’esprit créateur“, dit alors Croce, „j’aurais laissé nos contem porains de coté pour m ’approcher de Dante, des Latins, des Grecs et des auteurs étrangers que les Italiens ont encore å lire“ 2). Vers 1918, alors que son appréciation peut s’étayer m aintenant sur certains points de repére, sa confiance en soi augmente et il choisit comme sujet des poétes å l’égard desquels le critique peut poser les exigences les plus sévéres. Ses principales æuvres de ces années traitent en conséquence des plus grands poétes: Goethe (1919), l’ouvrage contenant les trois grands essais: Ariosto, Shak esp eare e Corneille (1920), La poesia di D ante (1921) et Poesia e non poesia (1923), collection d’essais sur des grands et des petits poétes du XIXe siécle. P ar rapport å Arioste, Croce se pose la question suivante: Quelle était l’inspiration intime du poete? Et entourant son sujet de cercles de plus en plus resserrés, le critique arrive au centre, au résultat de son examen. II décrit tout d ’abord le personnalité d’Arioste, comment x) Ibid. p. 126 (Critica 1918, p. 131). *) Cité d’aprés L. Russo: La Critica let t erari a c o n t em p o r a n e a (Bari 1942) I, p. 148, ouvrage qui contient d’ailleurs quelques cliapitres tres suggestifs sur Croce. 274 KNUD BØGH il était comme homme: bienveillant, éloigné du monde, distrait, l’hum ble adoration qu ’il avait pour sa bien-aimée, son défaut d’ambition, son penchant å la réverie — tel que le représentent les annales contem poraines. Cet éloignement du monde et cette distraction étaient dus au fait q u ’il pensait constam m ent au poéme dont l’élaboration lui dem anda de nom breuses années. II ne pouvait pas prendre la politique et la religion au sérieux et il s’échappait pour travailler å „Orlando furioso“ cjui était l’autel de sa religion. Le cercle suivant de ses recherches porte sur les æuvres moins im portantes d ’Arioste: les poémes latins, les satires, les comédies, étapes sur le chemin de sa grande æuvre. On y trouve ses sentiments directem ent exprimés, mais ils sont encore sur le niveau de la vie de tous les jours, ils ne sont pas universels. S’il avait continué å traiter de ces événements et de ces sentiments, dans leur spontanéité, il aurait pu continuer å faire des sonnets, des épitres et des satires, mais il ne se serait jam ais élevé jusqu’å son „Orlando furioso“. Au moyen de ces cercles extérieurs: la caractéristique d ’Arioste en tant q u ’hom me et ses æuvres moins importantes, le critique approche du centre de son sujet et peut dés lors demander: Qu’est-ce qu ’il n ’y avait pas dans ces prem iéres æuvres, qui se trouve dans „Orlando furioso“ ? Les æuvres précédentes, répond-il, étaient des descriptions autobiographiques, mi-confessionnelles ou des im itations littéraires, mais dans „Orlando furioso“ ces choses étaient subordonnées å l’harm onie „qui chantait profondém ent dans la poitrine de son poéte“ x). Cette harm onie met son ton sur le poéme au moyen de l’ottava rim a, de l’ironie, qui ne s’applique pas seulement å la nature chevaleresque et å la religion, mais qui se rapporte au tout. „On pourrait dire que l’ironie de l’Arioste est comme l’æil de Dieu qui voit toute créature se mouvoir et qui l’aime autant, q u ’elle soit bonne ou mauvaise, dans ce qu ’il v a de plus grand et de plus petit, chez l’hom m e et chez le grain de sable, car il a tout créé“ 2). Ce besoin d ’harm onie que le poéte porte au plus profond de lui-méme apaise les contradictions, fait que les situations ne sont jam ais tendues jusqu’å devenir douloureuses, parce que le ton du chant, toujours *) Ariosto, Sh a ke s p e a r e e Corneille, p. 42 (Critica 1918, p. 92). 2) Ibid. p. 46 (Critica 1918, p. 95). LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 275 respecté du poete, le défend. C’est cette harm onie qui fait d’„Orlando furioso“ un grand poeme, une poésie universelle, par opposition au reste de la production de ce poete. Son grand Iraité sur Sha kespeare est l’attaque la plus decisive de Croce contre les critiques littéraires qui, dans leurs recherches, s’intéressent å tout autre chose qu’å la poésie et qui s’attachent å la vie privée du poete, å ses opinions sur telle ou telle chose, sans chercher le point central de sa personnalité. Dans son traité, Croce ne veut pas, dit-il au début, étudier la „personne pratique de Shakespeare", sa vie, mais son art, sa „personne poétique“. L ’étude de Croce se divise en une partie négative et une partie positive. Dans la prem iere partie, il dirige entre autres ses batteries contre le grand ouvrage de Georg Brandes sur Shakespeare, qui tend å établir un rapport entre les æuvres du poete et sa vie. Croce cite directem ent et conteste la maxime bien connue de Brandes que si l’on posséde 40 æuvres d ’un auteur, c’est uniquem ent å soi-méme qu’il faut s’en prendre si l’on ne sait rien de lui. D’aprés Croce, Brandes se rend coupable d ’une erreur fondam entale en voulant passer de la personne poétique de Shakespeare å sa personne pratique, conclure de la poésie å la vie du poete. Ceci est impossible chez un poete comme Shakespeare, chez lequel font défaut les m atériaux les plus élérnentaires d’autobiographie: lettres, confessions, renseignements positifs, etc. Brandes relie la m ort touchante d ’A rthur au chagrin du poete d ’avoir perdu son propre fils, la colére de Lear était celle de Shakes peare contre des collégues ingrats: ton tes choses, répond l’Italien, que l’on ne peut ni admettre, ni réfuter, mais qu’il faut tout simplem ent prendre pour ce qu ’elles sont, des conjectures en l’air. „Macb eth “ paraissait moins intéressant å Brandes parce que c’était seule m ent sur quelques points qu’il pouvait v entendre battre le cæ ur de Shakespeare, c’est-å-dire, ajoute Croce, du Shakespeare aux intéréts pratiques bien déterminés que s’im aginait Brandes. Ce voyage entre les æuvres et la vie est injustifiable dans ces cas, car „un sentiment réellement éprouvé, du moment ou il est élevé å la poésie, est arraché de son milieu pratique et réel et est fait m otif pour créer un monde de reves, un de ces mondes possibles indéfinis ou l’on cherche vainem ent la réalité de ce sentiment, tout comme il est vain de rechercher 276 KNUD BØGH la goutte d ’eau versée dans l’océan“ x). C’est pourquoi Croce est d avis qu ’il est impossible de faire une biographie de Shakespeare. Dans la partie positive de son traité, il donne sa solution du probléme. Comme chez Arioste, il veut tout d ’abord définir le sentiment fondam ental du poéte par rapport å l’existence (il sentimento shakespeariano). Les critiques ont voulu faire de Shakespeare le défenseur d ’un idéal éthique, religieux et politique. Mais il n ’était ni le pionnier de réformes libérales ou sociales, ni le défenseur du catholicisme ou du protestantism e. II peut done paraitre parfois inditférent, au delå de la sym pathie et de l’antipathie, de l’am our ou de la haine; mais il est seulement au delå de ces sentiments pris isolément, il réunit au contraire en lui-méme les contradictions et en crée son propre monde, qui se compose de ces contrastes irrésolus. Tandis qu ’Arioste voile et adoucit les passions par son ironie, Shakespeare les fait se sustenter par leur tension réciproque. Tandis qu ’Arioste est au-dessus du bien et du mal, „Shakespeare est au-dessus de toutes les pas sions particuliéres, mais il n ’est pas seulement au-dessus d ’elles, il intensifie l’intérét pour le mal et le bien, pour la douleur et la joie, pour la liberté et la nécessité, pour l’apparent et le réel, et la vision de cette lutte, c’est sa poésie“ 2). Quelque différents que soient ces deux auteurs, ils se rapprochent l’un de l’autre par la faculté qu ’ils ont de s’élever au-dessus des passions partielles, du fait que leur poésie est cosmique. Dans sa critique de la critique, Croce avait com battu l’adoration de la personne de Shakespeare et il la rem place par la „personne poétique“ de Shakespeare, c’est-å-dire les motifs et 1’évolution de sa poésie. Lorsqu’on ne posséde pas de données précises sur la chronologie extérieure des drames, leur représentation et leur impression, il faut alors découvrir un ordre intérieur idéal et m ontrer comment les motifs découlent naturellem ent les uns des autres; un probléme composé présuppose l’existence d ’un probléme plus élémentaire. Une comédie philosophique ou pessimiste sur l’am our fait nécessairem ent suite å une comédie qui décrit l’am our simple. Les æuvres se divisent d ’aprés leur inspiration changeante en plusieurs cercles de *) Ibid. p. 79 (Critica 1919, p. 133). 2) Ibid. p. 91 (Critica 1919, p. 141). LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 277 motifs. Les eomédies sur l’histoire d ’Angleterre m ontrent l’intérét de Shakespeare pour le monde extérieur, les luttes de la société et de 1 Etat. Mais une piéce comme „M acbeth“, qui semble au prem ier coup d ’æil faire partie de ce groupe, appartient en réalité, dit Croce, å un niveau plus élevé et se range parm i les grandes tragédies de la lutte entre le bien et le mal. Dans les dram es historiques, les individus sont puissants et pourtant limités, tels que nous les voyons dans les luttes sociales et politiques. Dans „M acbeth“ et les autres grandes tragédies, ils sont „plus que des individus, ils sont les posi tions éternelles de l’esprit hum ain“. Dans les dram es historiques, il s’agit de gagner ou de perdre un trone ou une autre chose temporelle, dans les grandes tragédies, „cette circonstance extérieure existe aussi, mais il y a avec elle et au-dessus d ’elle le salut ou la perte de son åme, la lutte que se livrent dans la profondeur des choses le bien et le m al“ 1). Dans sa réprobation des études sur Shakespeare qui ne recherchent pas l’esthétique, qui oublient la poésie pour la personne du poete, Croce est d ’accord avec ses tliéories sur l ’esthétique qui distinguent nettem ent entre la vie esthétique et la vie pratique. Et lorsque, dans son essai, il s’efTorce de construire quelque chose de nouveau, de donner l’évolution idéale au lieu de celle q u ’il a condamnée, il procéde aussi conform ém ent å sa philosophie hégélienne. Aussi quand il s’agit de l’évolution d ’un poete, c’est „l’esprit qui continue å se développer au delå de lui-méme et chaque nouvelle action dans laquelle sont incluses les précédentes, est dans ce sens plus riche que la précédente“ 2), écrit-il en parlant de l’évolution idéale de Shakes peare. C’est pourquoi ce traité peut étre considéré comme la contrepartie de 1 ouvrage de Brandes. Si ce dernier était une grandiose construction biographique, 1 æuvre de Croce n ’en est pas moins une grandiose construction philosophique. C’est la collision de deux orientations de critique littéraire. Le lecteur ordinaire de Dante recherche le plus souvent les célébres passages de „La divine Comédie“ et se borne å feuilleter les pages dont la lecture est plus ardue, il n ’approfondit pas le systéme Ibid. p. 137 (Critica 1919, p. 175). 2) Ibid. p. 163 (Critica 1919, p. 193). 278 KNUD BØGH universel de Dante, passe sur la m atiére théologique — å l’avantage des parties qui se rapportent å Francesca, Ulysse et Farinata. Cette lecture spontanée qui, chez le lecteur ordinaire, est sans doute dictée par le m anque de temps ou la paresse, Croce en a fait une methode de critique littéraire dans son livre sur Dante, La poesia di Dante (1921). L ’ensemble des études sur Dante comporte un travail énorme pour l’interprétation du systéme théologique de Dante, de sa philosophie, de ses opinions politiques, les luttes de son époque; on en a fait un théologue, un réform ateur et un prophéte. Croce ne veut pas continuer sur cette voie, mais il veut découvrir l’inspiration poétique de Dante, c’est-å-dire son lyrisme, les passages dans lesquels on peut voir surgir la personnalité de Dante et le résultat en est que lui — comme le lecteur naif d’autrefois — attache m aintenant de l’iinportance aux endroits ou Dante oublie le but de son poéme et laisse parler les sentiments; car quelle aurait été la valeur de la doctrine et du systéme, si Dante n ’avait été un grand poéte? Un grand nom bre des passages les plus connus ont pour ainsi dire été incorporés de force dans l’ensemble. Ulysse, qui raconte son dernier voyage, n ’a rien å voir avec les escrocs au milieu desquels il se trouve. Les des criptions de l’arsenal de Venise ou de l’origine de M antoue suffisent å elles-mémes et ne sont pas nécessaires å la composition du poéme. Ceux-ci et beaucoup d ’autres episodes sont autonom es et sont un m orceau de lyrique å part. L ’am our coupable de Francesca est glorifié par Dante-lyrique, tandis que le théologue qui est en lui lui fait subir la punition de l’enfer. La personnalité de Dante apparait plus clairem ent ici que dans les parties érudites. L ’unité du poéme se trouve dans sa personnalité et non dans la construction extérieure du poéme. En partant de cette considération, Croce trace une ligne de dém arcation trés nette. D’un coté, il y a l’élément lyrique, „lo spirito poetico“, qui réapparait constam m ent, de l’autre, la structure du poéme: la division dans les trois royaum es: l’enfer, le purgatoire et le paradis, la géographie du poéme, l’allégorie, la série des degrés m oraux, les parties dogmatiques. Croce appelle tout cela le „romanzo teologico“. Ce n ’est pas seulement la poésie des temps passés qui est alourdie par des éléments étrangers. Les rom ans scientiflques et LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 279 socialistes de nos jours, qui veulent répandre certaines idées, deviendront un jour aussi harassants que l’est pour nous la théologie de Dante. Avec le temps tout change, et les sciences naturelles et la sociologie sont pour nous ce que la théologie et la question du salut de 1 åme étaient å l’époque de Dante. Mais, bien qu ’il ne faille pas m épriser la structure, qui est nécessaire au poete, c’est pourtant le coté subjectif, lyrique, qui est le principe fondam ental du poéme. „La divine Comédie“ consiste en „trois livres, dans lesquels un seul et méme poéte a recueilli et groupé, d ’aprés leurs affmités, ses propres poémes lyriques“ 1). 4. Poesici e non poesia (1923) est le livre le plus sévére et le plus souverain de Croce. Le plus sévére, parce q u ’il exige de ses poétes la poésie cosmique — et le plus souverain, parce qu ’il énonce ses jugem ents aprés une argum entation qui rem plit 20 pages au maximum. Ce livre est une série d ’essais sur les poétes du XIXe siécle, la plupart allemands, frangais et italiens: Schiller, Kleist, W erner, Heine, Sand, Flaubert, Balzac, Stendhal, M aupassant, Manzoni, Leopardi, Monti, Giusti, Berchet, ainsi que quelques-uns d’autres pays: W alter Scott et H enrik Ibsen. II n ’y a pas d ’autre relation entre ces essais que le fait que Croce y recherche dans tous la méme chose, å savoir la Poésie, idéale, quasi-irréalisable qu’il avait définie dans ses traités théoriques. Mais, derriére ce point de vue officiel, il en surgit un autre qui anticipe sur la derniére, la quatriém e étape de l’esthétique de Croce. On peut trouver dans cet ouvrage deux orientations: 1 une est plus distincte dans les essais sur les poétes allem ands qui sont bien malmenés, l’autre dans les essais sur les Italiens qui en réchappent å meilleur compte. Un nouveau juge moins sévére, précurseur de l’évolution å venir, apparait dans ces pages. Dans l’étude de ces Allemands, Croce est comme un Méphisto, l’esprit qui renie tout, car qui peut répondre å l’exigence de la poésie éternelle? H einrich von Kleist était „une åme aveugle“ parce q u ’il *) La poesi a di Dante, p. 71. 280 KNUI) BØGH ne pouvait pas voir les dilYérentes passions sous leur aspect général et, par conséquent, les rendre universelles. 11 ne possédait pas la profondeur qui conduit le poéte de l’émotion peu claire å la clarté de la réflexion. „Celui qui ne réalise pas ce passage et qui reste plongé dans l’exaltation de la passion, quoiqu’il discute et quels que soient ses efforts, n ’arrive jam ais å donner å d’autres ou å soi-méme la pure joie poétique“ 1). Ivleist se trouvait embourbé dans les émotions spontanées, dans la matiére. „Kåtchen von H eilbronn“ aurait pu avoir la transparence légére d ’une légende, mais au lieu de cela — sous la lourde m ain de Kleist — elle est contam inée de superstition, d’hystérie et de somnambulisme. L ’idée poétique m anque aussi dans ses nouvelles et c’est pourquoi elles ne sont que des anecdotes bien racontées. Ce m anque d ’inspiration a amené Kleist å faire entrer de force un symbole ou une intention dans sa matiére. Comme poéte, son am bition ne connaissait pas de bornes, il cherchait le grandiose qui, chez lui, devint le colossal, le bruyant, les trom pettes et le tambour: tout ce bruit qui étouffe la véritable poésie. Mais la véritable force arrive au grandiose sans le savoir, connne la simple expression de soi-méme. C’est S chili er qui est l’objet du m assacre suivant. S’il a un grand nom et si l’on estime encore qu’il appartient å l’histoire de la poésie, c’est å un défaut d ’esthétique et å des méthodes critiques peu claires q u ’il faut l’attribuer. Dans ce cas — comme dans tant d ’autres — on a mélé l’histoire de la poésie å celle de la civilisation, l’histoire de la vie pratique. Goethe et Schiller appartenaient tous deux å W eim ar et c’est pourquoi on les a réunis en poésie, mais que Schil ler ait été un hom me sympathique, qu’il ait par l’école et la vie de fam ille fait l’éducation de plusieurs générations d ’Allemands, cela n ’a rien å voir avec sa valeur en tant que poéte. Le soi-disant génie de sa jeunesse et son inspiration d ’alors, dit Croce, n ’étaient qu ’emportem ent juvénile. II a été estimé si haut, se méfie l’Italien, parce q u ’il était echtdeutsch ct urgerm anisch, mais sa lourdeur est toute différente de cette lourdeur véritablem ent allem ande de la foret de Teutoburg, elle n ’était que le résultat de leetures shakespeariennes *) Poesici et non poesi a, p. 52 (Critica 1920, p. 70). LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE BENED ETTO CROCE 281 m al digérées, avalées avec du vin Rousseau. Si dans les personnages principaux de „Die R åuber“, on discerne les silhouettes de „King L ear“, c’est comme si l’on passait du m ythe et du conte de tée a un realism e brutal qui offense les belles silhouettes de la grande poésie. Schiller adulte ne perdit aucun de ses dons naturels: ni la fantaisie spontanée de la jeunesse qu’il n ’avait jam ais possédée, ni l’enthousiasme m oral qu’il garda. Croce décrit Schiller dans sa période m ure comme u n artiste „qui n ’est pas saisi ou guidé par un probléme intérieur qui devait se développer en lui comme un processus objectif, avoir ses étapes nécessaires et passer d’une m aniere naturelle de l’une å l’autre . .. Au lieu de cela, il continue å rester comme s’il était désorienté, s’arréte dans le doute et se met å raisonner subtilem ent sur des sujets qu’il convient de traiter et sur des formes que l’on considére comme les plus belles et les plus appropriées. C’est — pour prononcer cette parole peu aimable — un état d ’iiupuissance . . . “ 1). Les différents essais de ce livre sont construits ainsi: le critique déblaie tout d ’abord le terrain, puis il a un violent réglement de comptes avec ceux qui ont traité du sujet antérieurem ent. Une fois que sont réfutées toutes les questions déroutantes posées par ceux-ci, Croce demande: Poésie ou non? C’est ainsi qu ’on a attaqué le caractére de Heine, qu ’on l’a célébré comme étant libéral et qu ’un FranQais a écrit un livre „Henri Heine penseur“ qui aurait plutot du étre intitulé „Heine non penseur“, parce qu ’il n ’était pas un penseur original, mais, du fait qu’il était né dans cette Allemagne philosophique, avait pris p art aux discussions des étudiants, il lui etait facile de briller comme un philosophe pour la masse des „lecteurs ignorants et curieux des revues parisiennes“ 2). II s’agit de Heine en tant que poete. Mais Croce ne veut pas prendre toute la poésie de Heine pour argent com ptant. Lorsque Heine plaisante et lance ses mots d ’esprit, il peut étre am usant. Mais ce sont uniquem ent des elTets pour faire rire et ils sont done en dehors de la poésie, comme le prétend l’esthétique de Croce. Ces poémes am usants font de l’effet en raison de leurs inflexions, de leurs sous-entendus et de leurs capri!) Ibid. p. 37 (Critica 1922, p. 261). 2) Ibid. p. 174 (Critica 1921, p. 66). Orbis L il te r aru m 19 282 KNUD BØGH cieuses suspensions, mais ce n ’est pas une poésie qui est l’expression d un état d åme. Heine avait cependant aussi une veine poétique libre et indépendante. On la rencontre quand il redevient un enfant qui ouvre de grands yeux et écoute un conte de fée, fond d ’am iration pour les guerriers ou les vieux sages, aime avec les am oureux et frissonne au récit d ’histoires terribles . .. Ces essais sont caractéristiques en ce qui concerne le coté négatif de l’ouvrage, mais å coté du critérium sévére: Poésie ou non, une nouvelle notion est sur le point de surgir, celle de „littérature“. La littérature n 'a pas la méme valeur que la poésie, mais elle est pour tant respectable et, å l’égard des poétes italiens, Croce est enclin å la leur appliquer, tandis qu ’elle n ’entre pas en ligne de compte par rapport aux poétes non-italiens. M onti n ’était pas poéte, puisqu’il ne réussissait pas å idéaliser les passions du monde véritable. „Mais dans le monde, il y a un coin qui s’appelle „littérature14 qui, å sa facon, est bien réel, et qui éveille aussi des sentiments réels et peut donner lieu, en conséquence, å une adoration particuliére, å une fantaisie et å une poésie particuliéres, la poésie du lettré“ x). Celle-ci a quelque chose d ’extérieur et d ’étroit quand on la com pare å la haute poésie, mais elle n ’appartient pas pour cela å la „non poesia“. Par rapport å G iovanni Berchet, un petit poéte et un grand patriote, il ne demande pas s’il produit une poésie éternelle, mais il le traite avec beaucoup de vénéralion et dans le plaidoyer qu’il lui offre, il est dit q u ’il ne cherchait pas la parole unique et irremplagable, mais q u ’il était aniiné de l’am our de la patrie, et n ’a pas voulu faillir å cet am our, pour l’am our de l’art „qui est d ’habitude si jaloux“ 2). Sa poésie se range dans la catégorie de la poésie oratoire el instructive, puisqu’elle incite å des actions patriotiques. De méme, la „poesie“ de Giusti est „prosastica“. Ces expressions, que nous rencontrerons plus tard dans l’esthétique de Croce et qui sont introduites dans son systéme: littéraire, oratoire, instructive, prosalque, signifient que Croce abandonne la condition extrém em ent sévére qu ’il avait posée et q u ’il est sur la voie des concessions. Ici, elles ont encore 1111 caractére extérieur, comme la réaction du critique par rapport å ses pro’) Ibid. p. 28 (Critica 1921, p. 326). 2) Ibid. p. 152 (Critica 1922, p. 322). LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE RENEDETTO CROCE 283 pres jugements. Car, que resterait-il de la plupart de la poésie s’il poursuivait son activité de critique avec la méme conséquence qu’å l’égard de Schiller et de Kleist? La partie sur M anzoni anticipe aussi en approfondissant une catégorie du systéme de Croce: la catégorie oratoire. Un auteur est oratoire lorsque — comme l’orateur — il veut obtenir quelque chose de pratique par son æuvre, ne tend pas seulement å arriver a la poésie. Tandis que dans l’étude des autres Italiens, cette nouvelle catégorie avait l’aspect d ’un moyen extréme, devant sauver leurs æuvres de la caractéristique de non-poésie, on sent ici que la conclusion se trouve dans la matiére méme et qu’elle n ’a pas été admise par le critique au prem ier abord. Dans sa jeunesse Manzoni était plutot voltairien, mais par sa femme il fut ram ené au christianism e et devint un catholique croyant. Croce m ontre m aintenant comment il existe deux genres d ’inspiration dans sa production, divisée comme elle l’est par la crise religieuse. Dans deux dram es publiés dans sa jeunesse, élaborés avant que le nouveau systéme éthique se soit fixé, les passions hum aines s’ébattent librem ent: Lutte pour la puissance, trahison, érotisme. Mais dans le rom an de 1827, „I promessi sposi“ regne une autre inspiration. On ne trouve plus m aintenant ces pas sions hum aines librement déchainées: la recherche du bonheur, le besoin de régner, le travail du doute, la lutte politique, la lutte des peuples, bref tout ce qui fournit aux autres poétes leurs sujets. M an zoni connait bien ces passions, mais elles sont m aintenant derriére lui et subordonnées å une volonté plus haute, parce qu’il est arrivé å une nouvelle sagesse, celle du m oraliste chrétien. M aintenant, il voit noir ou blanc, le droit ou le tort, qu’il reconnait ou qu’il condamne. Dans ses prem iéres æuvres, les bommes se trouvaient å la merci de leurs passions, mais dans ce rom an ils sont toujours sous le correctif d’un idéal moral. On a ici les prémisses de la conclusion que tire Croce cinq ans plus tard, å savoir que „Promessi sposi“ n ’est pas une æuvre poétique, mais oratoire, ce „qui ne veut pas dire que cette æuvre ne puisse étre pleine de poésie, mais seulement que son intonation générale répond å un but éthique, politique ou autre, auquel la poésie a été asservie et liée“ x). Voila å quoi Croce était *) A. Manzoni, saggi e di scussioni (Bari 1930) p. 98 (Critica 1926, p. 380). 19* 284 KNUD RØGH arrivé dans une petite liotice de 1926 (Critica m anzoniana) tandis qu ici, dans sa collection d essais, il est encore un peu incertain dans son résultat, puisqu il conclut que Manzoni m it dans son ouvrage „toute la tragedie et toute la comédie hum aines, comme elle est sentie p ar une conscience timide et m oralem ent raffinée“ x). Un connaisseur italien de la critique de Croce, Luigi Russo 2) interpréte cela comme si, d aprés Croce, Manzoni était encore poéte par rapport å son sujet et pas seulement o rateur. Mais, plus tard, nous le verrons dans La poesia (1936), „I promessi sposi“ est placé hors la poésie avec une conséquence inflexible. Croce m ontre chez H enrik Ibsen comment toute véritable poésie a son origine dans le lyrism e. Dans un petit article de 1913, il ne parle que des théses d’Ibsen et de ses successeurs, et avec une certaine indulgence: „Le droit de développer sa propre personnalité, le devoir de la sincérité, la lutte contre les conventions sociales et le mensonge . . . Hélas, je ne croyais que peu å toutes ces formules, alors, il y a 22 ans, par suite d ’une méfiance innée vis-å-vis des raisonnem ents et des program m es trop simples et trop radicaux, et j ’y crois encore moins aujourd’hui . . . “ 3). Mais m aintenant, il voit Ibsen sous un point de vue tout différent, il cherche ce qui est comm un å tous les personnages d ’Ibsen pour arriver par lå å découvrir la propre personalité du poéte, son inspiration personnelle que l’on ne trouve pas dans les théses extérieures. Tous les héros et toutes les héroines d ’Ibsen vivent dans l’aspiration de quelque chose d ’extraordinaire. Nora attend „le m erveilleux“, Hedda Gabler méprise son époux travailleur et bon et la vie de tous les jours. Rebecca West a pénétré dans le foyer des Rosiner afin de l’entrainer dans la lutte pour les idées nouvelles. Et les bommes? Solness veut étre le seul constructeur, repousser les autres et atteindre „l’impossible“, en surm ontant son vertige et en grim pant sur la tour qu ’il a construite. Gregers W erle a un autre réve: il veut anéantir le mensonge vital et fonder la vie en comm un sur l ’indulgence et la bonté. Ces per sonnages sont tirés des æuvres plus m ures d ’Ibsen, mais il en est de M Poes i a e non poesi a, p. 150 (Critica 1921, p. 269). 2) L. Russo: La critica let t crari a c o n t em p o r a n e a (Bari 1942) I, p. 196. 3) Conv e rsaz i oni critiche II, p. 346. LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 285 méme des dram es de sa jeunesse. Car Ibsen ne change pas, il n ’y eut pas chez lui de conversion, sa vie fut une m arche sur place, dit Croce. Tandis que comme artiste il passait d ’une form e de l’art å l’autre (du dram e rom antique au dram e bourgeois, de la piéce å thése å la piéce symbolique), comme bomme il resta toujours la méme åme, emplie de nostalgie pour ce qui n ’est pas la vie de tous les jours, pour l’extraordinaire. Brand voulait tout ou rien, l’évéque Nikolas soufTre d ’une convoitise folie, Hjørdis dans „Les Guerriers“ est une Hedda Gabler dans une com m unauté barbare. Cette nostalgie chez les personnages d ’lbsen n ’est jam ais apaisée,m ais ne s’éteint qu ’au m oment ou le personnage s’est détruit lui-méme, c’est-å-dire p ar la tragédie. Brand est rejeté de Dieu parce qu ’il est Deus caritatis, Solness s’est fait une réputation en semant le m alheur autour de lui et est précipité dans le vide. Hedda Gabler, qui parlait de m ourir en beauté, fut la cause qu’Ejler Løvborg m ourut dans un bordel, un coup de feu dans le ventre. Et Gregers W erle qui mit la m ain au fin tissu de la vie pour en corriger quelques petits détails, abim a tout le dessin de ses grosses mains. Ils se sont tous rendus coupables de quelque chose qu ’ils doivent expier, soit par la mort, soit p ar la résignation. Ibsen parle lui-méme å travers ses person nages, sa poésie est un long monologue ou les personnages sont des „moments et des tons de son propre esprit“ x). Ses personnages sont des åmes qui se confessent — et souffrent avant de se confesser. L ’une est le confesseur de l’autre, et les conversations ont pour but de se faire com prendre les uns aux autres et de se com prendre soiméme. Ce sont comme des åmes en purgatoire. Ibsen n ’était pas un poéte å thése, „parce que les théses sont du ressort du penseur et que personne n ’est moins penseur qu’Ibsen, nonobstant ses riches facultés d ’observation et sa perception vive des émotions de l’åme; et m alheur å lui s’il avail été tel, car alors tout son monde passionné et ardent se serait éteint sous le souffle critique de la sagesse“ 2). En soulignant les éléments personnels, passionnels, confessionnels, anti-intellectuels, Croce signale le coté lyrique d ’lbsen. La deuxiéme étape de sa théorie esthétique l’a poussé å faire abstraction des théses, des élé*) Poesia e non poesia, p. 300 (Critica 1921, p. 7). 2) Ibid. p. 302 (Critica 1921, p. 9). 286 KNUD BØGH m ents intellectuels qui se Irouvent å la surface des æuvres d ’Ibsen et å pénétrer jusqu’å l’inspiration plus profonde qui reside dans leurs origines lyriques. Croce appelle l’æuvre d ’Ibsen une grande „confession chaste“. 5. Le jugement porté par Croce sur beaucoup des poétes du XIXe siécle était écrasant, parce qu ’il les m esurait å l’échelle la plus sévére de la „poésie“. Cela s’applique aussi bien aux Francais qu’aux Alle m ands. A partir de 1925 environ, Croce s’occupe de la littérature baroque italienne et des moins im portants auteurs de la Renaissance italienne, la foule des lyriques, des novellistes, des écrivains de comédies et de tragédies, dont on ne peut pas se passer dans l’ensemble de la littérature méme si ce ne sont que des poétes de deuxiéme rang, Si dans Poesia e non poesia, le m assacre était individuel, il y avait lieu de s’attendre m aintenant å ce qu ’il devint général. Mais ce ne fut pas le cas, car dans cette quatriém e et derniére étape de la critique de Croce, un nouveau point de vue avait gagné du terrain. On le rencontre dans Storia della eta barocca in Italia (1929) et encore plus distinctem ent dans le livre sur la littérature de la Renaissance italienne Poesia p opo la re e poesia d ’arte (1933), aprés quoi il est introduit dans son esthétique. C’est le processus que nous connaissons déjå: de nouvelles expériences pratiques critiques donnent naissance å une extension de la théorie. L ’introduction å L a Poesia popolare e poesia d ’arte consiste en un grand traité sur la différence qui existe entre la poésie populaire et la poésie artistique. Croce estime que cette différence est minime, qu ’elle a un caractére uniquem ent psvchologique. La poésie popu laire „exprime des émotions de l’åme qui ne sont pas précedées des affres de la pensée ou de la passion; elle exprim e des sentiments simples sous des formes simples correspondantes. La grande poésie agite et souléve en nous des masses de souvenirs, d’expériences, de pensées, de sentiments multiples, ainsi que des degrés et des nuances de sentiments; la poésie populaire ne s’étend pas en cercles aussi grands pour arriver å son but, mais y arrive par une voie courte et LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 287 facileu l ). E n dépit de leur divergenee, la poésie artistique et la poésie populaire peuvent étre de la poésie véritable, mais elles sont toutes deux en opposition å la poésie „littéraire" et nous avons ici la notion qui prend dorénavant une si grande place dans la pratique de Croce. Elle était déjå esquissée dans la Poesia e non poesia et dans son ouvrage sur la littérature baroque, mais m aintenant elle est étendue et prend pied dans sa théorie. II appelle „littéraire14 ce qui ne répond pas aux exigences sévéres qu’il pose å la poésie, å savoir que celle-ci doit étre personnelle (lvrique) et universelle (cosmique) et s’il a antérieurem ent déversé tout son mépris sur la poésie médiocre, il est devenu m aintenant beaucoup plus tolérant. „Littéra tu re “ n ’est pas seulement quelque chose de négatif. Elle a une mission culturelle; elle prend la parole dans les pauses de la poésie, continue la tradition et veille sur ce qui est gagné pour qu’il ne se perde pas. C’est le terrain de la nouvelle poésie. Que ne fallut-il de littérature, s’écrie Croce, avant d’arriver å un chant de Leopardi ou de Carducci. Les grands poétes ont presque toujours commencé par la poésie littéraire, avant de trouver leur propre forme. Exam inée m aintenant sous cet angle de la tolérance, il est donné im apergu de la littérature italienne de Boccaccio et de Petrarca, jusqu’au XVIe siécle. Croce évite les poétes dont il s’est occupé précédemment: Boiardo, Pulci et Arioste. Les chapitres principaux de son ouvrage sont: La commedia del Rinascimento, La „tragedia“, Novelle et La lirica cinquecentesca. Ce chapitre sur les pétrarquistes de la Renaissance souligne fortem ent l ’im portance de leurs études du modéle et de leur polissage incessant du vers pour le m aintien de précieuses traditions. Croce se fait aussi le défenseur de l’hum anisme et polémise avec les savants qui pensent que la doctrine hum anistique refoule la poésie populaire et par lå ce qu’il y a de meilleur dans la littérature italienne. Si cette form ation classique ne s’était pas imposée, la littérature italienne aurait subi le sort de la litté rature espagnole, déclare Croce å l’encontre de cette conception. Au XVe siécle, la littérature italienne était dominée par le littérateur professionnel, celui qui avait sacrifié toute sa vie å la littérature classique. La littérature espagnole, par contre, garda son caractére *) Poesia popolare et poesia d ’arte, p. 5 (Critica 1929, p. 3*24). 288 KNUD BØGH populaire, aussi dans son evolution, de ses chroniques et de ses chan sons populaires aux dram es du XVIP siécle: „populaire et médiévale comme son peuple, qui se m aintint longtemps dans cet état d ’åme et cette m aniére d ’étre, et qui resta comme un adolescent qui n ’arriva jam ais å l’état de m aturité“ 1). Ce livre fut suivi d ’une esthétique L a poesia (1936) qui introduit dans son systéme la nouvelle notion, celle de „littéraire“. L ’auteur septuagénaire avait tout d ’abord l’intention d ’intituler son livre son testam ent esthétique, mais comme il se sentait plein de vie et encore trop jeune pour écrire son testam ent, il adopta l’autre titre. Cet ouvrage est divisé en quatre parties, dont les trois derniéres sont, dans l’ensemble, une reproduction des pensées énoncées dans L ’Estetica et d ’autres traités. Mais la prem iere partie „La poesia et la lettera tu ra “ apporte quelque chose de nouveau, étant donné qu ’elle donne un apergu des différentes formes d ’expressions: poétique, spontanée, prosaique et oratoire. La forme po étique est naturellem ent la plus distinguée et garde sa place prépondérante comme étant la form e proprem ent dite. Mais, å coté de celle-ci, d ’autres formes ont aussi droit å l’existence. La forme sp ontanée ou sentim entale a sa form e élém entaire dans les expressions journaliéres: ah! malheur! hélas! oh! mais dans sa forme supérieure, on la rencontre souvent, particuliérem ent dans la littérature rom antique, dans ses confessions et son lyrisme, ou les sentiments sont forts mais sont encore uniquem ent matériels. Elle est unilatérale, parce qu ’elle ne se rattache pas å l’universel. Ce que Croce rejette dans son traité de 1918 trouve m aintenant place chez lui. La form e d ’expression prosaique (espressione prosastica) est celle de l’écrivain raisonneur et de l’hom me de science. Elle est logique, évaluatrice et distingue entre le réel et l’irréel. Si l’on prend une page d un rom an, dit Croce, et qu’on la m ette å coté d ’une page d histoire, on voit que tous les deux emploient un vocabulaire, une syntaxe, un rythm e et des images analogues. Mais, dans le premier, les images ont une unité intuitive, dans le deuxiéme, elles sont logiques. Sur la page de roman, il y a une chaleur qui se répand sur le tout, sur la description historique un froid qui éteindrait toute *) Ibid. p. 43 (Critica 1929, p. 417). LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 289 flamme que pourrait allum er la poésie. Elle veut évaluer les faits et les raisonner. On reneontre la form e d ’expression oratoire chez ceux qui ont une intention pratique ou morale, par ex. chez ceux qui crient: vite! en route! å bas! chez le politicien-orateur ou l’avocat å l ’audience, mais aussi chez le poéte qui veut, au moyen de son æuvre, éveiller l’indignation ou l’action: Le Mahomet de Voltaire, Tartuffe (que Baudelaire appelait un pam phlet), la Case de l’Oncle Tom, les chants guerriers et patriotiques. Les æuvres les plus im portantes peuvent se ranger dans cette catégorie, ainsi „I promessi sposi“ de Manzoni. Avec le temps, Croce a changé d ’avis, quant au caractére de cet ouvrage. En 1902, il avait parlé des nombreuses observations éthiques de ce livre „mais il ne perd pas pour cela, dans son ensemble, son cachet de simple récit, d’intuition“ 1). Dans l’essai de Poesia e non poesia, il est indiqué que, dans son inspiration, ce rom an est lié par la m orale chrétienne, mais il n ’ose cependant pas encore le m ettre hors la poésie. M aintenant, Croce prend sur lui toutes les conséquences de son point de vue. „Promessi sposi“ est „de fond en comble un récit qui exhorte å la morale, mesurée et guidée fermem ent vers ce but, bien qu ’elle fasse un effet tout å fait spontané et naturel, et que les critiques m aintiennent obstiném ent q u ’il faut l’analyser et la discuter comme un rom an d’inspiration et d ’exécution poétiques, s’engageant par lå dans des contradictions inextricables qui rendent obscur un ouvrage si clair en soi“ 2). Dans la plupart des ouvrages, ces quatre formes d ’expressions sont mélangées et, ce qui apporte de l ’harm onie entre elles, c’est l’„expression littéraire“ qui est créée par l’artiste lorsqu’il est artisan. C’est le résultat de la culture, de l’enseignement, le sentiment du tact qui a sa grande importance, ainsi que Croce a voulu le dém ontrer dans son livre précédent, par exemple dans sa com paraison entre l’Espagne et 1’Italie. L ’expression littéraire coordonne le poétique, le spontané, le prosa'ique et l’oratoire. La „littérature" est méprisée par beaucoup „mais parm i ses adversaires ne se trouve pas la poésie, au coté de laquelle elle prend place comme une amie de plus petite x) Estetica, p. 5. 2) La p o e s i a , p. 44 (Critica 1935, p. 436). 290 KNUD BØGH taille qui ne lui arrive pas jusqu’å l’épaule et qui n ’essaie pas méme de s’élever jusqu’å elle car, en se faisant son égal, elle signerait sa propre condam nation å m ort“ 1). Voilå å quelle indulgence était arrivé en 1936 l’auteur de P oesia e non poesia. 6. II n ’est évidem ment pas possible de dém ontrer que la théorie et la pratique s’engrénent comme des roues dentées. Mais, dans l’ensemble, il y a entre elles une cohérence étroite. Une oscillation de la théorie entraine une oscillation de la critique pratique, et inversément. L ’Esthétique de 1902 était trés négative et vague dans sa définition de ce qui fait d ’une æuvre une æuvre d ’art. Elle ne suffisait pas en ce qui concerne Verga et Gapuana: c’est pourquoi l’„espressione“ a été précisée comme étant lyrique. Dans le traité de 1908, cette conception fut élaborée théoriquem ent et, d ’une part, dans le livre sur Dante, d ’autre part, dans l’essai sur Ibsen, nous avons vu celte recherche du lyrisme aboutir å de nouveaux résultats. Auparavant, Croce voyait dans Ibsen un dram aturge dont les théses avaient un caractére plus ou moins extérieur et dont les program m es étaient trop simples et trop radicaux. M aintenant, par contre, il considére sa poésie comme une „chaste confession“ c’est-å-dire comme du „lyrism e“. Croce a acquis son expérience dans la sphére d’activité de la critique, puis il en a élaboré une théorie qu ’il a ensuite reportée de nouveau å la critique positive. Mais avec ce critérium lyrique, il risquait d ’ouvrir la porte å toutes ces Confessions qu ’il détestait, tout cet étalage sans controle des senti ments. En 1918, il trouva alors la form ule critique qui ferm ait cette porte: la poésie doit avoir le caractére de l’ensemble, de la totalité: II carattere di totalitå della espressione artistiea, titre qu’il donna au traité qui introduit les ouvrages des années suivantes sur Arioste, Shake speare et Dante. Ces poétes étaient en m esure de répondre aux exigences du critique qui s’étaient énorm ém ent renforcées avec le temps. Croce était sur le point d’aboutir au pur reniement, car pendant combien de temps pouvait-il trouver des poétes de ce form at? Poétes !) Ibid. p. 39 (Critica 1935, p. 432). LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 291 qui fussent en m esure de donner å chaque accent, chaque création de leur fantaisie, un caractére d ’individualité et d universalité? Et lorsque, vers 1925, Croce aborde la littérature italienne qu’il aime beaucoup mais qui, å p art ses grands poétes, n ’était pas plus en état que le reste de la littérature européenne de satisfaire å ses exigences, il lui fallut soit renier les poétes italiens, soit dim inuer ses exigences. II choisit cette derniére alternative. Cela se fait déjå légérement sentir dans Poesia e non poesia ou il semble avoir deux mesures, l’une pour Kleist et Schiller, l’autre pour les Italiens. Ues Allemands et des Fran^ais il exige la grande poésie, de Monti et de Berchet la „littérature". Dans La poesia, ces petites exigences sont légalisées å coté des grandes. P oesia e non poesia est son ouvrage le plus intéressant, parce qu’il est le centre de ses æuvres littéraires et que les anciennes et les nouvelles théories de Croce s’y rencontrent. II a deux faces, 1’une tournée vers l’avant, l’autre vers l’arriére. II ressort de ceci que l’on ne peut retirer entier profit de la lecture de la critique de Croce sans savoir exactement å quelle partie de ses æuvres le traité appartient. En 1923, H einrich von Kleist est rejeté dans les ténébres pour l’éternité, parce qu ’il ne répond pas a la m esure d ’alors. Son émotion peu claire n ’est pas arrivée å la clarté de la réflexion, il reste assis dans l’exaltation de la passion, dans les émotions spontanées. Mais dans La poesia qui parait plus tard, il y a place pour l’expression passionnelle spontanée, c’est-å-dire pour les auteurs auxquels s’applique cette caractéristique que Croce reproche å Kleist. C’est pourquoi il doit å Kleist une E hrenrettung, en partant du point de vue moins rigoriste de L a poesia. Malgré tout ce qu ’elle a de variable, les éléments constants sont pourtant les plus nom breux dans la critique littéraire de Croce. L ’exigence de l’indépendance de la poésie, par rapport å Fintellectuel et au pratique, est constante. Cela ne signifie pas que ce doit étre de l’art pour l’art, car lorsque les théses et les pensées surgissent naturellem ent de l’æuvre, elles ne constituent plus des éléments étrangers. Dans La letteratura della n u o v a Italia, Croce entre en cam pagne contre tout ce qui met le poétique de coté: la propagande sociale (Ada Negri), la lutte pour la liberté (Guerrazzi), la politique (CavallottH, la m orale (de Amicis) ou les théses (Giacosa et Fogazza- 292 KNUD BØGH ro). II en est de méme du traité de Shakespeare, ou Croce désapprouve Brandes et d ’autres auteurs qui m élangent la personne pratique et poétique du poéte; chez Uante, il sépare les dogmes et le lyrisme. Dans La poesia, la position du probléme est toujours la méme, les formes d ’expression de la „littérature" correspondent assez å ce qui est décrit comme étant non-poétique dans ses ouvrages précédents. Negri et Guerrazzi auraient pu étre appelés des auteurs oratoires et Fogazzaro „prosaique44 — tout comme Kleist était devenu „spontané44. Le critique peut atteindre la personnalité du poéte en écartant les éléments extérieurs, et alors que d ’autres critiques recherchent quelle influence le milieu, la race, l’am biance intellectuelle ont exercée sur un poéte, Croce prend la voie opposée et cherche å découvrir l’intuition du poéte. Cette exigence devient de plus en plus poussée, Croce arrive å l’apogée de sa sévérité, vers 1918, et dans ses æuvres subséquentes sur les grands poétes de la littérature mondiale. P ar la suite, il bat en retraite, sous la couverture de la nouvelle et tolérante notion de „littérature44 La sévérité grandissante des prem ieres années et l’indulgence croissante de ces derniéres années sont les résultats de son expérience comme critique.