Le no-fault en santé
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Le no-fault en santé
No-fault Par Mathias Marchal No-fault [email protected] importantes, ce qui semble peu réaliste, particulièrement dans le contexte québécois. Par le fait même, refiler la facture directement aux différents gouvernements semble aussi peu probable. Pour sa part, l’idée de filtrer les demandes d’indemnisation entraînerait inévitablement un contexte semblable à celui actuellement en vigueur, où les avocats des patients et les avocats des médecins tentent de faire pencher la balance en faveur de leurs clients. Le médecin accusé serait alors encore une fois pointé du doigt, mais ne pourrait pas se défendre devant un tribunal. Le no-fault en santé est-il souhaitable pour les médecins? Un débat qui n’en est pas un L’introduction dans le système de santé du no-fault, un régime d’assurance sans égard à la responsabilité, est actuellement dans l’impasse au Québec. Sa mort clinique n’a pas encore été prononcée, mais à juger le peu d’empressement des politiciens à se saisir du dossier, seule la résurrection sauverait cette idée qui inspire néanmoins un certain nombre de pays dans le monde. Pourtant, en 1990, une révolution pointait le bout du nez : l’introduction partielle de la compensation sans égard à la faute dans notre système de santé. Seize ans plus tard, la principale recommandation du rapport Prichard n’a pas été suivie d’effet et on tergiverse encore. Combien cela coûterait-il? Est-ce vraiment efficace pour améliorer la sécurité des patients? Les médecins y retrouveraient-ils leur compte? À défaut de révolution, on a toutefois assisté, en 16 ans, à une certaine évolution dont la Loi 113 est l’un des piliers. Et si la question de l’amélioration des méthodes et des délais pour compenser les patients lésés n’a pas trouvé de réponse, le corps médical intervient désormais plus en amont, afin d’éviter qu’un trop grand nombre d’événements indésirables ne se produisent. Radiographie de la situation. CHAQUE ANNÉE, ENVIRON 20 000 patients subissent des événements indésirables dans les hôpitaux québécois. Autour de 6 500 d’entre eux seraient évitables. C’est donc 5,6 % des hospitalisations de plus de 24 heures qui tournent mal et qui peuvent parfois aboutir au décès du patient (environ 1 400 cas par an). Pourtant, l’Association canadienne de protection médicale (ACPM) ne recense, chaque année, qu’environ 1 000 poursuites judiciaires devant les tribunaux. Au Canada, le système de responsabilité professionnelle médicale repose sur la responsabilité délictuelle. Un patient qui s’estime victime d’une négligence ou d’une erreur médicale devra intenter des poursuites judiciaires contre son médecin et faire la preuve qu’une faute a bel et bien été commise. Environ 12 % de ces poursuites se rendront à terme et les procès prendront en moyenne 44 mois, au grand bonheur des avocats. Le médecin sortira vainqueur du processus judiciaire 97,5 % du temps. En 2005, l’ACPM a dépensé presque autant en compensation aux patients qu’en frais d’avocats (respectivement 102 M$ et 116 M$). En Nouvelle-Zélande, où on applique le système du no-fault, un patient victime d’un accident thérapeutique recevra rapidement une compensation monétaire sans avoir à passer devant les tribunaux. On ne recherche généralement pas à qui incombe la faute. L’idée est-elle pour autant applicable au Canada ? L’exemple néo-zélandais Le Conseil canadien de la santé s’est récemment penché sur la question lors d’un colloque qui se tenait à Fredericton le 27 septembre. « L’objectif était de s’informer pour voir si l’indemnisation hors faute permettait d’augmenter la sécurité du patient », explique Jeanne Desmer, présidente par intérim du Conseil qui accueillait pour l’occasion des représentants des médecins et des infirmières, ainsi que deux médecins spécialistes de la Nouvelle-Zélande. Là-bas, depuis 1974, l’Accident Compensation Corporation (ACC) détient le quasi-monopole en matière d’assurance. Cet organisme public fonctionne sur le principe du no-fault. En cas d’accident, l’indemnisation se fait dans un délai de 20 à 70 jours en fonction du degré de collaboration des parties impliquées au dossier, indique le Dre Marie Bismarck, dans sa conférence de Fredericton. En Nouvelle-Zélande, les patients victimes d’événements défavorables sont peu motivés par la compensation financière (22 %) ou par la recherche d’un blâme des personnes impliquées (12 %). Par contre, des explications et des excuses (40 %), ainsi que la prise de mesures pour éviter que le problème ne se reproduise (50 %) sont les principales motivations des patients lésés lorsqu’ils déposent un dossier à l’ACC. Il est néanmoins difficile de dire si le système du no-fault est efficace pour améliorer la sécurité des patients, admet Dre Bismarck, parce qu’aucune étude d’envergure n’a jusqu’ici été entreprise en Nouvelle-Zélande. Mesurer l’impact de la compensation hors faute sur la sécurité des patients était pourtant l’objectif du colloque de Fredericton. « On en ressort donc avec plus de questions que de réponses », admet la présidente du Conseil canadien de la santé, qui ajoute que le mandat du Conseil n’est pas de se pencher sur le volet justice du no-fault, même si elle admet que les deux questions sont liées. Le Québec et le Canada Même son de cloche du côté de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ). « La Fédération n’a jamais pris position sur l’implantation d’un système de compensation sans égard à la responsabilité parce qu’il y a encore trop d’inconnu », dit le Dr Louis Morazain, son vice-président. Il cite notamment le coût d’un tel programme, le fait que les médecins risquent quand même d’être pointés du doigt sans pouvoir se défendre, le plus faible montant des indemnisations ainsi que la question de la gestion d’un tel programme. Plus que la question des réparations, le viceprésident de la FMSQ indique vouloir privilégier une gestion des risques en amont. On peut penser au programme de prévention des infections nosocomiales, à une meilleure stérilisation du matériel ainsi qu’à la question du C. difficile, indique-t-il. Du côté de l’Association canadienne de protection médicale (ACPM), on est offi- ciellement contre l’introduction du nofault en santé. La mutuelle, qui assure 95 % des médecins contre les risques liés à leur profession, a commandé un rapport sur la question de la responsabilité sans égard à la faute. Le rapport, produit par la firme Secor Conseil, intitulé Modèles alternatifs de compensation au Canada, étudie ce qui se fait dans différents pays. La conclusion est claire : « Chacun des modèles de rechange s’est montré moins satisfaisant que le modèle actuel dans le contexte canadien. » Pour ce faire, quatre hypothèses ont été étudiées. Le système néo-zélandais, basé sur le no-fault, coûterait 2,6 G$ s’il était implanté au Canada. Qui se chargera de payer la facture? Parmi les différentes options, on peut penser à la diminution du montant des indemnisations aux patients (de 25 à 50 %), au filtrage des possibilités de compensation (comme c’est le cas en Suède), à l’administration du programme par le gouvernement et à l’augmentation des primes d’assurances des médecins. Pour la plupart de ces scénarios, les médecins en sortiraient presque assurément perdants. Quand on pense que les primes d’assurance des médecins pourraient être décuplées pour financer un éventuel programme de no-fault, il faudrait pouvoir compter sur des augmentations d’honoraires toutes aussi 2,6 milliards de dollars Les experts de la firme Secor ont retenu le chiffre de 410 000 indemnisations possibles par an pour déterminer le coût du no-fault au Canada. Pour ce faire, ils ont retenu les données de l’Étude canadienne sur les événements défavorables (185 000 cas sur les 2,5 millions d’admissions annuelles) auxquelles ont été ajoutés les hospitalisations de moins de 24 heures, les événements indésirables chez les mineurs ainsi que les accidents thérapeutiques pouvant survenir en obstétrique et en psychiatrie. « Il faut faire attention aux extrapolations », prévient cependant Régis Blais, professeur au Département d’administration de la santé à l’Université de Montréal. Selon lui, la firme Secor Conseil a pris quelques raccourcis pour obtenir le chiffre de 410 000 événements indésirables au Canada. Sa méthode d’extrapolation est « peu crédible », pense-t-il, et le montant de 2,6 milliards de dollars pourrait être appelé à être revu. Les trois autres modèles étudiés dans le rapport de la firme (combinaison tort/nofault, gestion gouvernementale à la britannique et modèle d’indemnisation pour bébés gravement handicapés) apportent quelques pistes de réflexion, mais ne sont pas exportables au Canada, indique le rapport, « si l’on ne revoit pas tout le système social, légal et culturel qui gravite autour. » Le Dre Martine Gagnon, directrice des Affaires régionales à l’ACPM, ajoute qu’il existe néanmoins des ajustements au système actuel qui permettraient de réaliser Î 31 30 S A N T É I N C . NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2006 NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2006 S A N T É I N C . No-fault des économies sans léser les patients. Elle milite notamment pour un règlement échelonné du paiement des compensations aux patients, comme en Ontario, car « cela permet que les montants à payer en impôts ne viennent pas se rajouter au montant des compensations que nous devons verser aux plaignants. » L’ACPM indique, elle aussi, intervenir en amont afin de minimiser les risques d’événements indésirables. « En cinq ans, on aura donné quelque 450 sessions éducatives à 5 000 médecins », souligne Dre Gagnon. Comment tenir ses dossiers pour faciliter l’échange avec les intervenants, l’importance du consentement, explication du système de responsabilité, tels sont quelques-uns des sujets abordés et, ce mois-ci, l’Association inaugure son premier atelier d’apprentissage en ligne. Quelques arguments favorables Au sein de l’équipe du Programme d’aide aux médecins, le Dre Anne Magnan, la directrice générale, se dit ouverte à l’introduction du no-fault. « L’erreur médicale, c’est encore un sujet tabou, on continue de maintenir le mythe du docteur parfait. Alors ça per- mettrait d’éviter de faire comme si les erreurs, ça n’existait pas », dit-elle. Sur les 395 demandes d’aide reçues en 2005, très peu provenaient de médecins en difficulté pour cause de poursuites judiciaires. Toutefois, chez les rares cas qui lui sont parvenus, elle note des effets dévastateurs. « Les médecins sont en général très professionnels et consciencieux. Ils se posent aussi beaucoup de questions. Alors, faire une erreur, ou se faire reprocher quelque chose, c’est très difficile pour eux. Le phénomène de l’imposteur ou de l’injustice va resurgir de façon très forte. » Selon elle, dans ces circonstances, le besoin de parler est important. « Pourtant, la première recommandation d’un avocat en cas de plainte ou de poursuite, c’est : Ne dites rien à personne! », regrette-t-elle. C’est donc d’un point de vue thérapeutique qu’elle voit le no-fault comme positif. Régis Blais, professeur en administration de la santé à l’Université de Montréal, se déclare en faveur d’un tel système de compensation afin d’éviter les méandres du système judiciaire. « Quand quelqu’un subit un dommage, il faut le rembourser sans le ruiner. Actuellement, Modèle néo-zélandais : attention aux apparences En Nouvelle-Zélande, qu’ils se blessent à la maison, au travail, sur la route ou ailleurs, tous les habitants sont couverts par un système public qui peut être complété par des assurances privées. C’est l’ACC (Accident Compensation Corporation) qui se charge de la prévention des accidents, ainsi que de la réhabilitation et de la compensation des personnes blessées, sur le principe du no-fault. Lors d’un colloque organisé à Fredericton par le Conseil canadien de la santé, deux chercheurs néozélandais sont venus présenter le système qui existe depuis 1974. Ron Paterson et Dre Marie Bismarck ont souligné la rapidité d’exécution des paiements de compensation : entre 3 32 S A N T É I N C . NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2006 et 10 semaines en fonction du degré de collaboration des autorités médicales. Le système coûte 36 M$ par an pour une population de 4 millions d’habitants. C’est 15 % de plus par habitant que le système canadien. On serait alors loin des 2,6 milliards de dollars que prévoit le rapport de la firme Secor Conseil en cas d’adoption du système par le Canada. Les frais d’administration du programme montent à 10 %. Aux États-Unis, ils seraient de 54 %, d’après le Dre Bismarck. Au Canada, plus de 100 millions des 250 millions de dollars dépensés annuellement par l’ACPM vont à l’indemnisation des patients. Par contre, les deux chercheurs admettent qu’aucune étude d’envergure n’a le système profite surtout aux avocats », juge-t-il, en ajoutant qu’il ne croit pas qu’un tel programme coûterait si cher à administrer. « Ça fonctionne correctement pour l’assurance automobile. » Me Jean-Pierre Ménard, avocat spécialiste en droit médical de l’étude Ménard, Martin, n’est pas d’accord. « À la SAAQ, il y a une définition très précise de ce qu’est un accident, ainsi que des statistiques connues pour déterminer à combien se chiffre le programme. On peut donc facilement déterminer le montant des primes d’assurances et celui des compensations. Ce n’est pas le cas dans le domaine de la santé ». L’avocat se dit pour un système no-fault en santé s’il est « équitable pour les patients », c’est-àdire un programme qui rembourserait toutes les complications médicales évitables. Mais parce qu’on ne peut déterminer clairement ce qu’est un accident médical évitable, et qu’il est difficile de dire quel poucentage de patients touchés se prévaudraient d’un tel programme, on ne peut chiffrer l’instauration d’un système sans égard à la faute au Canada. Le no-fault n’est donc pas pour demain, d’après lui. ⌧ été menée chez eux pour mesurer le degré d’efficacité du système néozélandais en matière d'amélioration de la sécurité des patients. Les demandes de compensation restent aussi relativement peu nombreuses. Est-on pour autant en face d’un système sans égard à la responsabilité? Le rapport de Secor Conseil note que le terme « nofault » est inapproprié pour caractériser le système de compensation néozélandais. En effet, même si la formule a été revue depuis juillet 1995, il subsiste que « les médecins et les autres professionnels de la santé sont toujours assujettis au cadre de responsabilisation ». Le HDC (Health and Disability Commisioner) ainsi que certains tribunaux peuvent imposer des amendes et des suspensions à certains médecins fautifs. « On ne peut donc dire que le nouveau système est véritablement sans égard à la responsabilité », note le rapport. ⌧