Quelle formation pour des enseignants bilingues ? Je considère

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Quelle formation pour des enseignants bilingues ? Je considère
Education et Sociétés Plurilingues n°3-décembre 1997
Quelle formation pour des enseignants bilingues ?
Intervention au Colloque de la FLAREP, Perpignan
Claudine LERALU
Je considère comme un symbole – peut-on dire un bon présage ? – le fait
que cette matinée se déroule à l'IUFM (Institut Universitaire de Formation
des Maîtres). Nous espérons voir ici, en effet (et dans d'autres IUFM), une
formation à laquelle les interventions de ce matin auront peut-être
contribué. Je commencerai par jeter un regard rapide sur...
Le passé : ce qu'il pourrait nous enseigner
Nous avons disposé, dès la mise en place des premiers enseignants
itinérants de langue basque, en 1969, d'un outil particulier et précieux. Pour
compenser l'absence de livres d'enseignement, totalement inexistants à
l'époque, les enseignants de basque avaient été autorisés à se réunir une fois
par mois pour faire ensemble leur travail de préparation. Ces "journées
mensuelles" furent un instrument privilégié de contacts réguliers. Là
s'échangèrent les informations et les expériences, se développa la réflexion
sur les situations linguistiques et les pratiques langagières observées,
s'établit la solidarité jeunes/anciens.
Grâce à ces journées de rencontre, les enseignants de cette époque ont
défriché beaucoup de pistes pédagogiques.
Après la mise en place de l'enseignement bilingue, ces journées devinrent
de véritables mini-stages autogérés par l'équipe de circonscription, avec des
visites dans les classes et des interventions, à la demande des enseignants,
(ou à l'initiative de l'IEN), d'universitaires (linguiste, sociologue...), et de
responsables culturels. Ces journées furent supprimées en 1992, au motif
qu'elles constituaient un privilège. Il ne s'agissait pourtant que d'un stage de
Formation Continue éclaté, dont les journées se trouvaient réparties au
cours de l'année au lieu d'être regroupées sur la même période (cette
formule n'était pas prévue institutionnellement).
Les stages qui les remplacèrent, plus longs et annuels, ne purent assurer la
fonction de lien et d'échange permanent des journées mensuelles mais ils
permirent quelques "nouveautés" notamment la participation des
enseignants de français travaillant dans les sections bilingues (échanges
élargis qui furent très appréciés) et celle d'un professeur d'IUFM qui
apporta une réflexion plus conceptuelle sur les apprentissages linguistiques.
C. Leralu, Quelle formation pour des enseignants bilingues ?
Cette formation sur le terrain a joué son rôle et répondu tant bien que mal
aux besoins immédiats. Elle a montré les bénéfices que l'on peut attendre
du travail en groupe, de la transmission d'expérience et de la réflexion à
partir de situations didactiques vécues.
Elle a aussi fait prendre conscience de la nécessité d'un plan de formation
donnant une plus grande place aux principes et justifications théoriques sur
lesquels s'appuie l'enseignement bilingue. Car passer d'un système
d'enseignement unilingue à un système bilingue bouleverse bien des
habitudes... Il faut "faire le saut"...
Franchir le Rubicon !
Il faut d'abord rappeler ce qu'est l'enseignement bilingue dans notre région :
C'est un enseignement en deux langues, ces deux langues étant présentes
dès le début et tout au long du cursus, à parité (et ce n'est pas par hasard ni
sans raisons), présentes dans l'environnement et dans certaines familles, et
dont l'une (en général la langue régionale mais pas toujours) est la langue
seconde de l'enfant.
De ceci découlent deux conséquences : la formation pour l'enseignement
bilingue ne peut être un décalque des formations prévues
1) pour l'enseignement unilingue (ce qui semble aller de soi mais n'est pas
toujours effectivement dans les esprits) car l'enseignement bilingue ne
se réduit pas à l'enseignement dans une autre langue que la langue
habituelle de l'école
2) pour l'enseignement d'une langue vivante étrangère car l'enseignement
bilingue n'est pas l'enseignement d'une langue étrangère et parce que
dans l'enseignement bilingue la seconde langue n'est pas seulement
matière à enseigner mais aussi moyen d'enseignement.
L'enseignement bilingue constitue un ensemble spécifique ; il n'est pas
l'addition de deux enseignements unilingues parallèles ni l'adjonction d'une
seconde langue à l'enseignement de la première. De plus, rechercher la
meilleure approche didactique pour la seconde langue conduit à se poser
des questions sur l'enseignement dans la première. Il faut revoir, d'une
manière radicale parfois, les pratiques pédagogiques utilisées
antérieurement. Non parce que la théorie le prescrit mais parce que l'enfant
vous y oblige ! Il pose des questions, se sert avec témérité de sa
compétence bilingue et bouscule les idées reçues ! Une langue l'aide pour
apprendre l'autre et l'alternance des deux dans le même discours ne l'effraie
C. Leralu, Quelle formation pour des enseignants bilingues ?
pas. Il le franchit sans crainte, lui, le Rubicon ! L'enseignant aura, lui aussi,
à le franchir. C'est pourquoi la formation devrait tenir compte :
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des interactions entre les deux langues – comment développer les
compétences métalinguistiques des enfants, utiliser les interférences,
"les erreurs qui se produisent et qui doivent se produire" (J. Petit) ...
des interactions entre les apprentissages (quand et comment introduire
l'écrit dans la première langue, dans la seconde ...)
du déroulement du cursus (comment organiser l'alternance des langues
dans la journée, la semaine... comment enseigner dans la langue en
cours d'acquisition ...)
de la nécessité d'outils pédagogiques spécifiques (à chaque langue et à
chaque discipline enseignée ...)
On ne mène pas l'apprentissage de la lecture en langue seconde avec des
manuels destinés à cet apprentissage dans la langue maternelle de l'enfant.
La découverte du fonctionnement de l'écrit se fait différemment dans un
enseignement bilingue (J. Duverger : "on n'apprend à lire qu'une fois"). De
même on n'enseigne pas les mathématiques dans la seconde langue comme
on le ferait dans la première.
Les particularités de la langue peuvent faciliter l'approche des contenus
disciplinaires. Par exemple l'usage de la numération orale basque
(numération à base vingt) aide beaucoup les enfants à conquérir la
connaissance des cent premiers nombres. Elle leur donne aussi plus d'
aisance dans le calcul mental. L'utilisation fréquente dans la langue basque
d'expressions imagées et de périphrases les aide dans la compréhension des
problèmes et la géométrie. Réciproquement, les modalités d'approche des
contenus peuvent faciliter l'apprentissage de la langue : le caractère répétitif
de certaines procédures mathématiques fournissent des exercices
structuraux en situation réelle (consignes, énoncés, raisonnements...). C'est
ainsi que les formes verbales complexes de la langue basque ont été
pratiquées très tôt et sans erreur. Les apprentissages disciplinaires et
linguistiques s'enrichissent donc quotidiennement de l'analyse réfléchie des
éléments facilitateurs (ou des obstacles) propre au couple langue-discipline.
Apprendre à faire cette analyse est une des tâches de la formation.
En résumé, la formation devrait apprendre aux futurs enseignants :
•
à se servir des deux langues pour mieux construire les concepts
(abstraire et généraliser) en assurant ainsi l'apprentissage linguistique
C. Leralu, Quelle formation pour des enseignants bilingues ?
de la manière la plus efficace et la plus économique (en effort et en
temps)
•
à maîtriser la convergence et/ou la complémentarité des
apprentissages et des approches didactiques et à en tirer le meilleur
parti.
C'est bien autre chose que d'apprendre à enseigner une langue ou plutôt
c'est une autre manière d'enseigner et c'est cela, franchir le Rubicon !
La formation
Nous y verrions deux volets : l'un didactique ou "technique", l'autre
éthique.
Aspects didactiques
En énumérant rapidement,
1) Acquisition des outils conceptuels indispensables, formation théorique
faisant référence aux données historiques et actuelles de la
linguistique, psycholinguistique, sociolinguistique.
Il sera utile pour les futurs enseignants de connaître, par exemple, les
étapes d'un apprentissage linguistique en langue seconde, le poids du statut
et de l'image des langues dans l'apprentissage ...
2) Maîtrise des savoirs (contenus disciplinaires) et de la capacité à les
transmettre :
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psychologie de l'apprentissage en général et de l'apprentissage précoce
d'une langue seconde en particulier, didactique de l'immersion ...
gestion des apprentissages (diversité des niveaux, pédagogie de l'erreur,
rôle de la motivation (recherche des contextes authentiques de
communication et d'utilisation de la langue) ...
enseignement de contenus disciplinaires dans la langue en cours
d'acquisition (si la première langue de l'enfant est la langue régionale
c'est le maître de français qui aura besoin de cette formation)
3) Développement des aptitudes relationnelles ( travail en équipe,
collégialité ...)
4) Connaissance du terrain (stages) :
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observation des enfants
•
contact avec les pratiques d'enseignement dans la classe
•
fonctionnement et organisation de l'école
C. Leralu, Quelle formation pour des enseignants bilingues ?
5) Initiation à la fabrication d'outils adaptés à la diversité des situations
6) Pratiques d'éveil linguistique :
•
prise en compte des interactions entre les langues
•
développement de la conscience linguistique
•
ouverture aux autres langues, respect, tolérance
La formation pourrait être organisée en modules proposés à tous et dont
certains seraient communs aux enseignants de français.
Il nous semble important de préserver le caractère "généraliste" de
l'ensemble de la formation et d'éviter l'excès de spécialisation des
enseignants de langue régionale qui conduirait à la dérive citée plus haut :
faire de l'enseignement bilingue une juxtaposition de deux enseignements
unilingues.
Formation commune et formation spécifique devraient s'articuler pour
apporter le maximum de compétence à chacun, sans cloisonner ces
compétences.
Aspect éthique
Ce deuxième volet n'est pas le moins important.
Nous avons exercé notre activité professionnelle dans une région qui
connaît le prix de la violence. Nous comptions sur l'enseignement bilingue
pour être un facteur d'apaisement, et d'ailleurs, il l'a été.
En 1983, cet enseignement était incontestablement pionnier. Aujourd'hui, il
n'est pas obsolète ou hors d'usage ; il n'est pas non plus à visée archaïque
ou passéiste, il n'est pas subversif, comme certains se plaisent à le dire.
Au contraire, il se trouve avoir expérimenté des approches didactiques
reconnues actuellement pour l'enseignement des langues vivantes.
La langue régionale y retrouve un rôle noble et inappréciable : celui
d'initiatrice à la culture linguistique générale, d'initiatrice au plurilinguisme,
d'initiatrice à la tolérance, source de cohésion et non de division.
Il ne suffit pas de l'affirmer. Il faut avoir ces solides principes toujours
présents à l'esprit.
L'enseignement bilingue requiert la loyauté envers l'une et l'autre langue,
et la volonté de les promouvoir l'une et l'autre. Si l'une est minoritaire, c'est
notre devoir de la préserver. Si l'autre est majoritaire c'est le devoir de
l'école d'en assurer une bonne connaissance.
C. Leralu, Quelle formation pour des enseignants bilingues ?
Un enseignant exerçant dans l'enseignement bilingue s'engage à cela. Il
s'engage à prévenir toute organisation de type "ghetto", toute réaction
d'hostilité ou d'intolérance dans les groupes d'enfants, il s'engage à garantir
dignité et estime de soi pour chacun.
L'école peut être un lieu privilégié pour rassembler les enfants mais aussi
les parents et les adultes, faire tomber les barrières et veiller à ne pas en
construire de nouvelles !
Voilà l'éthique que nous souhaitons. Elle devrait guider tout choix éducatif,
tout geste didactique même le plus techniquement neutre en apparence.
Les langues sont un sujet sensible, un domaine ou règnent les passions et
les engagements violents.
C'est une bien étrange ambition que de leur confier la mission de
développer les aptitudes à se comprendre et à vivre ensemble
pacifiquement.
Pourtant, la structure bilingue de notre région a été conçue, dans ses
moindres détails, pour se donner les meilleures chances d'atteindre ce que
Miguel Siguan qualifie d'"objectif ultime et fondamental" d'une éducation
bilingue : instituer plus de solidarité, de tolérance et d'ouverture d'esprit,
améliorer la compréhension entre les représentants des différentes langues
et des différentes cultures.
Cette préoccupation devrait être au coeur de toute formation.
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Telles sont les idées que nous voulions développer. J'espère avoir montré
qu'il n'y a dans l'enseignement bilingue français-langue régionale ni
subversion, ni retour au passé, ni fantaisie. Au contraire, il semble bien que
les futurs enseignants trouveraient là une partie des clés leur permettant
d'affronter les difficultés à venir : diversité des élèves, contacts de langues,
chocs culturels ...
Les IUFM sont tout à fait aptes à satisfaire les besoins de formation que
nous avons recensés, dans le cadre ordinaire de leur mission qui prévoyait
la prise en compte des "multiples différences locales" (lettre fondatrice de
Lionel Jospin, 5 février 1990). Ils nous paraissent les plus compétents pour
réaliser une formation offrant les meilleures garanties de qualité et
d'objectivité. Nous attendons donc beaucoup des IUFM. Leur silence actuel
est tout à fait préjudiciable au Service Public. Nous espérons qu'ils
entendront notre message.
C. Leralu, Quelle formation pour des enseignants bilingues ?
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Synthèse de l'atelier : Associer les parents à l'éducation bilingue
Les interventions de la matinée, regroupées sous le titre "Associer les
parents à l'éducation bilingue", ont montré la diversité des stratégies
développées par les familles pour faire connaître – et reconnaître – leur
choix.
La règle du "volontariat" engage davantage les parents : dans l'école, ils ne
peuvent plus rester des consommateurs passifs. Face aux préjugés
concernant le bilinguisme et la langue régionale, ils s'organisent pour
assurer l'information mutuelle (réunions, publications ...), des enquêtes, la
participation aux Conseil d'Ecole, des cours de langue le soir ...
Avant même la mise en place des structures souhaitées, le seul fait
d'envisager un enseignement bilingue a pour conséquence une modification
radicale des relations entre l'école et ses partenaires : entre les parents eux
mêmes d'abord, entre les les parents et les enseignants, entre les parents, les
administrations, les élus, les municipalités ...
Ces contacts élargis recèlent, bien sûr, des éléments conflictuels mais aussi
fédérateurs : ils cassent toujours les monopoles, obligent à tenir compte du
point de vue des autres, à travailler ensemble quelles que soient les
difficultés, à trouver des terrains d'entente. Percevant mieux l'école et la
part qui leur revient dans les décisions, les parents se révèlent des
partenaires actifs et responsables.
L'enseignement bilingue apparait donc comme un instrument de cohésion
sociale et d'ouverture pour les adultes, avant de l'être pour les enfants !
Voilà un bénéfice inattendu et précieux que nous souhaitons à tous les
participants d'apprécier et de développer.