LE PROCESSUS DE BOLOGNE ET L`ENSEIGNEMENT SUPERIEUR FRANÇAIS

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LE PROCESSUS DE BOLOGNE ET L`ENSEIGNEMENT SUPERIEUR FRANÇAIS
LE PROCESSUS DE BOLOGNE ET L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR FRANÇAIS,
REGARDS SUR LA NATURE D’UN PHENOMENE : constats, enjeux, invention, réforme
I) Quelques interrogations initiales
Sans doute faut-il formuler ou reformuler des interrogations sans lesquelles le risque est
grand de s’en tenir à la réaffirmation d’objectifs que l’on croirait par là-même atteints, mais
aussi bien de se renforcer dans la certitude d’affrontements sans issues.
Une première question est celle du périmètre généralement associé au processus de
Bologne : l’Europe. Or la question, si elle implique bien l’Europe, gagne à être précisée : ce
qui est en jeu est-il le cadre européen ou la capacité de l’Europe à engager et soutenir des
changements plus larges – voire universels.
Une deuxième interrogation complète la première, ici encore parce que les formulations
courantes sont installées : ce processus, aux manifestations multiples, peut-il être compris,
plus encore – identifié comme une réforme ou un train de réformes ? Qu’il y ait réformes est
indéniable. Mais il est moins sûr que la nature profonde du processus en cours puisse se
restreindre aux évolutions et aux ruptures, animées ou sanctionnées par des réformes.
Une troisième interrogation est tout aussi substantielle : le Processus de Bologne est-il
le produit d’une décision, le fruit d’un enchaînement de démarches institutionnelles, voire la
rencontre entre une volonté politique de réforme et une « invention » conceptuelle fondatrice
ou, sans restreindre la part des initiatives, des accompagnements dans leur naissance de
bouleversements déjà obscurément inscrits dans le mouvement des réalités et appelés à se
réaliser tôt ou tard, par la force des choses.
Au-delà encore, une quatrième question : puisque le Processus de Bologne a pour centre
de gravité la nomenclature et la hiérarchie des diplômes, dont la succession semble organiser
la structure des études supérieures, pourquoi des diplômes, que sont ces diplômes, à quelles
populations sont-ils destinés
Ajoutons que ces questions ni ne se réduisent à de brutales alternatives, ni ne peuvent
prétendre porter leurs réponses en elles-mêmes. Elles n’ont de sens que confrontées au
devenir réel de l’enseignement universitaire. Ce processus est à la fois resté plus modeste que
ce que les premières esquisses et étapes devaient permettre (mise en place entre 1999 et 2010
d’un système universitaire a deux degrés, harmonisé à l’échelle européenne), mais il ouvre
des perspectives auxquelles les parrains de cette démarche dès lors que la perception et
l’étendue des enjeux stratégiques gagnent en profondeur. Le retour à l’autonomie propre des
études doctorales a remis en question une part de la logique initiale, la mobilité tant des
étudiants que des enseignants reste beaucoup trop modeste, pour des raisons multiples, pour
être un nouveau moteur de renouvellement des institutions et des pratiques universitaires. Une
institution nouvelle et fondamentale, le Supplément au diplôme, qui permet une description
précise du parcours de l’étudiant, pas toujours bien comprise par ceux qui doivent lui donner
vie, a tardé à se mettre largement en place et est souvent resté prisonnier d’habitudes
administrative, voire bureaucratiques.
Dans le même temps, des transformations majeures se dessinent qui tiennent aussi bien
aux conditions dans lesquelles le processus est apparu et s’est développé qu’à des réalisations
ou des potentialités encore à saisir, mais dont la perception progresse sensiblement.
Une donnée majeure tient au fait que le Processus de Bologne, depuis la Déclaration de
la Sorbonne en 1998, même s’il a été repris par des autorités politiques – en premier lieu les
ministres en charge de l’enseignement supérieur – a été largement conçu dans ses principes et
mené par la communauté universitaire elle-même et non comme une démarche technocratique.
Cette dimension a une portée indiscutable. Elle présente aussi au demeurant des sources de
faiblesse. L’apparition des modèles de classement, à partir de 2003 avec le « Classement de
Shanghai », élaboré de façon artisanale, perturbe la conception et la compréhension des
évolutions souhaitables, avec une extension et une modernisation des procédures d’évaluation,
comme des changements inéluctables.
Dans le même temps, ces évolutions apparaissent fortement liées à des constats, des
diagnostics par lesquels l’enseignement supérieur se met en question, ainsi qu’à des
opportunités et des enjeux qui engagent irréversiblement l’avenir. Si je peux me permettre une
boutade, nous apprenons que nous passons du « Un petit pas pour l’homme, un grand pas
pour l’humanité » à « Un grand pas pour les universités – une confrontation nécessaire de
l’enseignement supérieur à des changements déjà inscrits pour beaucoup d’entre eux dans le
devenir planétaire. Des principes essentiels du Processus, tel que la nécessité de considérer
l’étudiant comme le cœur du système universitaire, la prise en compte des processus
d’Education Tout au Long de la Vie (Lifelong Learning), qui cesse ici d’être un simple slogan,
ce qui unit validation cumulable et transférable de la certification (ECTS)
Cette démarche prudente a une source. Lorsque se sont imposés à l’Institut National des
Langues et Civilisations les enjeux et la nécessité de notre passage au système LMD – la
forme prise en France par la mise en œuvre des orientations de Bologne - un maître mot a
couvert les débats qui s’engageaient : « Pas de philosophie ». Ceci renvoyait à la conception
d’un « simple » ensemble de réformes, à la mise en œuvre de mesures qui portaient leur
logique en elles-mêmes et n’auraient demandé qu’à être mises en application. La réalité,
comme les enjeux, sont tout autres, comme nous allons le voir.
II) Les étapes :
Le 25 mai 1998, les ministres de l'enseignement supérieur de France, d'Italie, de
Grande-Bretagne et d'Allemagne, réunis à la Sorbonne à l'occasion du 800e anniversaire de
l'Université de Paris, appellent à la création d'un espace européen de l'enseignement supérieur .
Lancé à l'initiative de Claude Allègre, alors ministre de l'É ducation nationale, le
processus a pour objectif de favoriser les échanges universitaires (étudiants, enseignants et
chercheurs) et, à cette fin, de faire converger les systèmes universitaires selon des niveaux de
référence communs.
L'initiative est progressivement reprise et développée par la plupart des gouvernements
et des universités européens.
Echo au rôle décisif de la communauté universitaire elle-même, il est souligné que
chaque système universitaire national s'intègre dans le processus selon des modalités qu'il
détermine librement. C’est cette liberté, et la diversité des conceptions qui s’en réclament,
jointe aux limitations que la situation financière générale et les choix des Etats (ainsi la France
décide-t-elle de s’engager dans cette mutation « à moyens constants ») qui rend sans doute le
mieux compte du bilan contrasté du processus, au terme de la période prévue pour le
calendrier de sa mise en œuvre. C’est là aussi, sans qu’il y ait en cela un jugement de valeur,
de la relative lenteur de son installation et des contrecoups et réactions que déclenchent des
dérives et aléas politiques divers au sein des Etats associés au processus. Paradoxalement,
cette lenteur n’est pas un immobilisme, mais le poids d’une réflexion globale suffisamment
approfondie, encore souvent ancrée dans les schémas qui ont eux-mêmes conduit à
l’essoufflement des systèmes universitaires. Dans ces conditions, des infléchissements de la
trajectoire (comme l’insuffisance des moyens d’une mobilité étudiante significative), la
réintroduction de mesures contradictoires (comme le retour du doctorat comme cycle de plein
droit, là où les intentions initiales prévoyaient clairement l’organisation de l’enseignement
universitaire en deux cycles seulement) portent les risques d’un obscurcissement des
perspectives
Juin 1999 : Bologne
29 Etats signent un texte commun. La déclaration du 19 juin 1999 initie le « Processus
de Bologne », décrit en six actions à mener jusqu’en 2010 :
1. Mettre en place un système comparable et compréhensible, faciliter la lisibilité des
offres de formation, assurer une meilleure reconnaissance internationale des diplômes et
certifications.
2. Organiser les formations sur un premier cycle destiné au marché du travail (de 3 ans
au moins) et un deuxième cycle nécessitant l'achèvement du premier.
3. Valider les formations par un système d'accumulation de crédits transférables entre
établissements.
4.Faciliter la mobilité des étudiants, des enseignants et des chercheurs.
5.Coopérer en matière d'assurance de la qualité des enseignements.
6.Donner une dimension véritablement européenne à l'enseignement supérieur.
Mai 2001 : Prague
Cette conférence marque avant tout un élargissement significatif, avec l’engagement de
34 Etats.
Septembre 2003 : Berlin
Les ministres « accélèrent le processus et l'étendent au doctorat, qui redevient un cycle
distinct afin d'approfondir les liens entre l'espace européen de l'enseignement supérieur et
celui de la recherche, malgré le maintien officiel de la référence à un système en deux cycles.
Des objectifs impératifs sont fixés pour 2005 :
Délivrance automatique d'un Supplément au diplôme personnalisé, fournissant les
informations qui permettent une appréciation du contenu et du niveau des compétences
acquises par l’étudiant, des formes prises par son cursus. Tout en assurant une inscription des
éléments de ce parcours et leur valorisation, le Supplément au diplôme apporte une réponse au
mythe de l’étudiant qui pourrait construire son diplôme par l’emprunt d’éléments héterogènes
Mise en place des premiers éléments d'un système d’assurance de la qualité.
Mai 2005 : Bergen
Les évolutions suivantes sont identifiées :
- Définition de cadres nationaux et répertoires de qualifications ;
- Délivrance et reconnaissance de diplômes conjoints, y compris au niveau doctoral ;
- Mise en œuvre des références et des orientations pour la garantie de la qualité
prescrites par l'ENQA (the European Association for Quality Assurance in Higher
Education) ;
- Soutien à des parcours flexibles de formation dans l'enseignement supérieur, y compris
par l’instauration ou l’extension de mécanismes de validation des acquis de l’expérience.
Mai 2007 : Londres
Clarifie le statut du doctorat et affirme l'intégration du doctorat au processus comme
troisième cycle d'études.
Avril 2009 : Louvain/Louvain-la-Neuve
Outre l’extension des calendriers initialement fixés à 2010 jusqu’en 2020, la Conférence
met en évidence plusieurs aspects dont la prise en compte s’impose dans l’élaboration des
nouveaux diplômes :
- Accès équitable à l’enseignement supérieur, objectf que le « corps étudiant » soit
représentatif de la diversité des populations ;
- Référence au Lifelong Learning et affirmation de l’égalité entre toutes les formes
d’accès aux compétences et à la certification (formation initiale, continue, validation des
acquis de l’expérience).
- Prise en compte du critère d’employabilité dans la définition des architectures de
diplômes.
Cette conférence est aussi l'occasion du lancement du premier Forum politique de
Bologne le 26 avril qui a réuni les représentants des États membres mais aussi d’autres Etats
extérieurs à l’Europe, en tout 47. Le Forum souligne l’importance d’une coopération large.
III) Les grands traits du système
Ainsi entrés en scène au fur et à mesure des étapes du processus, parfois de façon
imprévu, de multiples éléments permettent de cerner les périmètres et contenus d’ensemble du
système de formation et de certification dans ses configurations actuelles, et dont nous avons
compris qu’il n’était pas à l’abri de nouveaux ajustements.
Un principe s’impose, quels que soient – plus ou moins anecdotiques ou transitoires –
ses modes d’entrée dans la vie et la conscience de l’enseignement supérieur : celui-ci doit
« placer l’étudiant au centre du système », ce qui serait en continuité avec des pratiques
pédagogiques séculaires, s’il ne s’agissait désormais de repenser les missions et les structures
de l’université dans cette optique. C’est dans cette perspective que se profile un autre
changement profond. Ici encore sans faire l’injure à nos devanciers de les croire aveugles à
cet enjeu, s’imposent avec une force accrue la démarcation et le nécessaire passage entre une
tradition d’accumulation de connaissances et la construction de compétences impliquant
l’étudiant, qui cesse d’être un « consommateur », dans son apprentissage.
L’organisation de cycles distincts de diplômes universitaires (bien que cette question
soit du plus grand intérêt et soit en lien étroit avec l’architecture du Processus de Bologne),
remet en question l’organisation des diplômes remontant, malgré quelques réformes, à
l’université napoléonienne : Baccalauréat (qui est, on l’oublie souvent, le premier grade
universitaire), Licence, Doctorat, parmi lesquels des réformes partielles ont introduit la
Maîtrise (1966) et les DEA/DESS (1964/1974).
Les deux premiers cycles, désormais dénommés « Licence » et « Master » (« Mastaire »
en 1999, renommé sous sa forme actuelle en 2002 ) fournissent au passage un n ouvel
exemple des aléas, parfois purement terminologiques, qui accompagnent et parfois
alourdissent la conception et la mise en place de la nouvelle architecture. Un des exemples les
plus marquants est le maintien du terme de Licence pour dénommer un ensemble de
formation portant sur plusieurs années d’études, là où la « Licence ancien régime » était
sanctionnée au bout d’une année d’études prolongeant le Diplôme d’Etudes Universitaires
Générales acquis pour sa part en deux ans.
Mais il y a ici plus marquant : la délivrance des diplômes s’effectue désormais non plus
par la validation d’un nombre donné d’années d’études, mais par l’obtention d’un total de
Crédits transférables et cumulables (ECTS – European Credit Transfer System). Le
changement est fondamental, puisque c’est sur cette dissociation entre un cursus effectué dans
un même établissement, le plus souvent au cours d’une période continue, que peut se
concevoir un modèle d’études et l’obtention d’un diplôme dont les éléments ont été
rassemblés au fil d’un parcours complexe, susceptible de discontinuités, de réorientations,
susceptible aussi de faire valoir « tout au long de la vie » des éléments de compétences acquis
par le jeu d’acquisition de compétences par les expériences professionnelles ou personnelles
(Validation des Acquis de l’Expérience).
Il existe encore sur ce point des réticences multiples et la référence à la durée de
préparation des diplômes reste fréquente, même dans des documents officiels des
établissements – alors que cette mention a largement disparu ou régressé dans les textes qui
les régissent (c’est surtout le cas pour la Licence, la répartition des activités proposées en
Master dessinant de façon plus rigoureuse les deux années qui le constituent, mais dont il faut
sans cesse rappeler qu’il s’agit d’un seul et même grade et qu’il n’exist qu’un diplôme de
Master).
Si nous comparons l’ancienne et la nouvelle architectures, nous pouvons constater une
stratigraphie sensiblement modifiée :
Ancien système
Durée
théorique
LMD (Processus de Bologne)
Mode de
validation
Cycle
Années
CréditsECTS
DEUG
2
Licence
180
Licence
1
Master (M1 + M2 = 60 ECTS x 2)
120
DEA / DESS
1
Doctorat
3
Doctorat
3 ans
D’autres éléments interviennent, voire parfois interfèrent. C’est le cas de la mobilité,
inscrite dans la définition et l’architecture des cursus menant au diplôme, mais qui reste
encore aujourd’hui trop marginal et surtout utilisé de façon très inégale d’un pays à l’autre et
d’un établissement à l’autre (c’est le cas dans un établissement comme l’INALCO dans lequel
la mobilité impliquerait des départs souvent lointains. Sans doute les difficultés objectives –
bien réelles n’expliquent pas tout et le temps est à la recherche de modèles alternatifs ou
complémentaires à la mobilité « classique » supposant un long séjour de l’étudiant dans des
établissements hôtes.
La place des partenariats acquière, dans le cadre du Processus de Bologne, une
signification essentielle, en particulier pour l’ouverture des recherches et des formations (loin
de se limiter au cadre de Bologne, ce qui peut faire douter de la pertinence de leur association).
La création de bi-diplômes ou diplômes duels apparaît naturellement comme une opportunité
remarquable, couplée à la mobilité. Encore faut-il remplir deux conditions (au-delà
d’obstacles juridiques qui sont loin d’avoir tous disparu) : 1) que le niveau des flux
d’étudiants en mobilité justifie l’effort et la durée qu’exige un dispositif souvent lourd et
coûteux ; 2) que les équipes qui se lancent dans cette entreprise aient plus le soin de l’intérêt
des étudiants que de leur propre plaisir à coopérer et traitent clairement la question de l’apport
propre de compétences que donne réellement le diplôme duel, à forte d’exigence d’innovation
et d’investissement, par rapport au « même » diplôme préparé dans seul un des établissements.
Bien d’autres traits pourraient encore être examinés, pour eux-mêmes et sous l’angle de
leur intégration – centrale, secondaire, voire anecdotique – au Processus de Bologne. Mais
une dernière réflexion, de loin la plus importante à mes yeux, tient à la compréhension en
profondeur des mécanismes en développement et de leur signification essentielle.
IV) Un diagnostic fondamental : l’émergence d’un nouveau modèle éducatif
Je souhaite en conclusion de cet exposé apporter un ensemble de réflexions sur la portée
et la nature des actions, transformations et transferts, modernisations et réformes les plus
multiples : il y a bien dans le Processus de Bologne de multiples réformes, mail il n’est pas
lui-même « une » réforme.
Il constitue à la fois un mouvement et une époque, au sein desquels les volontés comme
les calculs politiques peuvent être naturellement présents, mais en ce qu’ils cherchent à
animer, contrôler, voire détourner ou pervertir une transformation qui n’est rien d’autre
qu’une rupture que je n’hésite pas à qualifier d’« anthropologique » en ce qu’elle touche au
devenir de toutes les populations.
Quand je parle de « détourner » ou « pervertir », je pense aux démarches qui souhaitent
ou tentent de faire du savoir et des compétences un marché, et qui plus est un marché
« rentable » au sens le plus mercantile de ce terme. Il reste bien sûr de la responsabilité de
chaque universitaire comme de chaque citoyen de s’en prémunir et d’y faire échec. Mais il
faut dire fortement que, contrairement à certaines affirmations, ces problèmes comme d’autres
ne sont pas constitutifs du Processus. Il n’a pas été nécessaire d’attendre Bologne pour
mesurer la réalité des concurrences, souvent féroces et déloyales, entre établissements et nous
pourrions multiplier les exemples et les terrains de débats. Nous devons par contre souligner
qu’opposer des « Universités de recherche » qui manieraient l’excellence scientifique et des
« Collèges universitaires » proposant une formation standardisée, sans appui sur les avancées
de la recherche, est une dérive dangereuse, criminelle si elle traduit des choix délibérés.
Et c’est ici que je justifie le terme d’« anthropologique » que je viens d’employer. Une
évolution s’est entamée il y a bien longtemps déjà, où le développement d’une pratique
spécialisée de l’éducation, s’est dissociée des mécanismes de la reproduction sociale – qui
s’accomplissait au sein de la structure familiale. En dépit de cette longue histoire de
l’éducation, les mécanismes familiaux sont restés massivement vivaces. C’est pourtant bien le
fait que se profile la fin de cette gigantesque époque qui est ici et aujourd’hui en jeu. Si nous
nous posons la question de l’employabilité de nos diplômes, c’est évidemment la
confrontation aux besoins de la société et aux mécanismes de la spécialisation et de la division
du travail qui s’impose.
Or, pendant toute la période dominée par l’éducation et l’apprentissage familiaux, il y a
une reproduction massivement continue : au fils du forgeron – la forge, au fils du paysan –
la charrue. Dans ces conditions, quel besoin d’un diplôme ? Celui-ci n’est requis que lorsque
cette continuité se rompt. Tel est bien l’image de notre monde moderne : de loin en loin, le
besoin de justifier d’un apprentissage formalisé, standardisé, normalisé s’impose. Le besoin
de disposer d’une attestation non seulement de ses compétences, mais de son passage par un
formatage socialement reconnu s’impose. L’explosion des systèmes scolaires et éducatifs
modernes peut parfaitement s’être nourrie de sentiments élevés et d’aspirations altruistes à
l’égalité, en même temps que des ambitions personnelles ou familiales d’ascension, de
réussite et de reconnaissance. Le moteur n’en a pas moins été la nécessité pour une société ou
un pays de disposer des forces vives et qualifiées de son développement. Le passage à la
scolarisation puis l’accès à l’enseignement supérieur de classes d’âge entières, le besoin
massif de diplômes, n’ont pas eu d’autres raisons profondes. Ce processus n’a plus de raison
d’être réversible.
Mais ce déploiement s’est accompagné massivement, dès le XXème siècle d’un effet
contraire extraordinaire qui exige lui aussi la rénovation radicale et profonde de toutes lez
formations : au moment où « tout le monde » devait désormais accéder à un diplôme,
l’avancée des connaissances, l’incorporation directe des sciences et du fruit des recherches à
des niveaux parfois élémentaires dans la production et les services a tendance à raccourcir, de
façon désormais dramatique, la « durée de vie » de nombreux diplômes. Leur inscription dans
des stratégies de recyclage, de formation continue relayant une formation dont la capacité
à « apprendre à apprendre » atteint une telle acuité qu’elle bouleverse tous les équilibres
anciens.
C’est à ces enjeux incontournables que s’attaque le Processus de Bologne : à la fois
construire des diplômes dont la portée et l’utilité s’accompagne d’une longévité viable et
s’accompagne des outils de reconstitution de la capacité éducative. Apportera-t-il les réponses
à toutes les questions que le devenir de l’homme va adresser à ses stratégies, ses institutions,
ses pratiques et ses techniques et outils didactiques, pédagogiques, éducatifs ? Nous n’aurons
les réponses qu’au fur et à mesure des réflexions, des démarches critiques, des
expérimentations, mais aussi bien sûr au fil des débats politiques et sociaux. Dans toutes ces
démarches, toutes les voix doivent être entendues : celles des étudiants, des enseignants bien
sûr, mais aussi de tous les porteur de l’élan et de la diversité des sociétés et des cultures. Bien
sûr est-il certain que Bologne n’est pas propriétaire de Bologne et que tous, nous sommes
attendus.
Seoul, 14 septembre 2010