Essai : La notion de progrès chez Villiers-de-L`Isle-Adam

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Essai : La notion de progrès chez Villiers-de-L`Isle-Adam
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Essai :
La notion de progrès chez
Villiers-de-L’Isle-Adam
Charles Demassieux
(maîtrise présentée sous la direction de Claude Mouchard par Charles Demassieux en septembre 1997, à
l’université de Saint-Denis Paris VIII)
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La notion de progrès chez Villiers-deL’Isle-Adam1
PLAN
I / Vers un idéal
1- Science et art:
A- donner l'illusion
B- transcender le réel
C- la matière créatrice
2- Le rêve:
A- matérialiser l'idéal
B- spiritualiser la machine
C- recomposer l'Eden
3- La femme, figure de l'idéal
A- technique et beauté
B- la question de l'âme
C- Hadaly, ou la pureté recréée
II / Progrès et occultisme
1- Le " voir" :
A- le mystère
B- entre dévoilement et dissimulation
C- l’œil
2- Dieu et la science:
A- le savant Créateur
B- Dieu défié
C- la question de la mort
1
Cet essai, certainement plein de lacunes, autour d’un auteur qui m’a marqué ne saurait constituer autre chose qu’une série
d’hypothèses qui n’engagent que moi. Par ailleurs il s’agit-là d’un travail universitaire qui peut de ce fait paraître assez lourd
à la lecture. Je vous remercie par avance de votre indulgence (pour les coquilles y compris !).
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III / Contre le culte du progrès
1- Le positivisme:
A- une dévotion impie
B- positivisme et hégélianisme
C- Tribulat Bonhomet ou l'esprit
Positiviste
2- La satire de l'époque:
A- le mercantilisme
B- la bourgeoisie
C- la cruauté
3- La mort d'une époque:
A- le machinisme
B- le passé
C- la mélancolie
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Introduction
La seconde moitié du XIX ème siècle marque une étape fondamentale dans
l'évolution du monde occidental, dans la mesure où elle en donne une perception
nouvelle. Désormais, motivée par l'importance croissante de la science dans la vie
quotidienne, la pensée se tourne majoritairement vers le rationalisme, tandis que les
anciennes valeurs semblent devoir s'effacer. D'une approche spiritualiste, on glisse
vers un regard réaliste du monde. Dans cette profonde modification, le progrès (
premièrement scientifique) apparaît comme la nouvelle " idole», avec ses règles
propres.
C'est une époque transitoire qui naît, entre passé et avenir:
" En
réalité, partout les archaïsmes et les nouveautés se mêlent intimement. Etonnant
dualisme de cette époque où un XVIII ème siècle qui n'en finit pas de durer et un XX
ème siècle gros de tous les problèmes contemporains semblent cohabiter et se
heurter. "
( Alain Plessis, De la fête impériale au mur des fédérés, page
230)
Portés par cet élan de modernité, les arts eux-mêmes sont entraînés dans
cette transformation de la société. Ils veulent exprimer ce monde changeant qui se
fait jour. Aussi la littérature
cherchera-t-elle des formes capables de dire cette
modernité. A partir des
années 1830, le roman amorce cette tendance ( voir
l'univers romanesque balzacien) en privilégiant une écriture qui se démarque du
Romantisme. Le monde est donné à voir tel qu' il est, on parle alors de vérité
objective. La littérature, si elle désire faire partie intégrante de cette époque en
complète mutation, doit se trouver de nouveaux codes spécifiques à l'écriture du
monde moderne qui s'affirme plus que jamais.
Dans cette perspective, le Réalisme, a fortiori, le Naturalisme, succèdent par
leur approche scientifique et expérimentale du monde à l'idéalisme des romantiques,
qui ne sont plus à même de satisfaire les attentes d'une société moderne. L'écrivain
est en quelque sorte emporté par l'Histoire. On écrit le réel tel qu'il se donne, dans un
souci de vraisemblance. Désormais, la raison réaliste prime sur la sensibilité idéaliste
et l'observation sur l'imagination. Il s'agit de peindre une société telle qu'elle se
donne à voir.
Cependant, il est des écrivains qui, s'ils n'embrassent pas la réalité comme
source essentielle d'inspiration créatrice, n'en sont pas moins les artistes d'une
modernité littéraire. La notion de progrès prend chez eux un autre sens que celui
voué exclusivement au matérialisme. Charles Baudelaire, pour atteindre une
modernité poétique, abandonne la versification pour la prose ; mais celle-ci garde
cette dimension fantasmatique et symbolique qui démarque son auteur d'une visée
réaliste.
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Le poète veut dégager du quotidien un certain merveilleux où l'imagination
prime sur l'observation. Autrement dit, loin de représenter le monde, l'artiste
l'interprète en lui insufflant sa personnalité intime.
Villiers de l'Isle-Adam, admirateur de Baudelaire, abonde dans son sens. C'est
l'imagination qui révèle et investit le texte d'une identité singulière. L'observation a ce
caractère anonyme qui ne peut convenir à la personnalité affirmée de Villiers. Il
revendique son texte comme sien, dans lequel, par un style identifiable pour le
lecteur, il donne de sa personne. Il entre dans l'ère du progrès, portant avec lui tout
le poids d'une tradition liée au passé qu'il entend défendre, et en même temps, séduit
par le caractère inédit de ces temps de découvertes massives.
" Comme j'arrive tard dans l'Humanité! " (l'Eve future, page 770, tome I ) ;
cette constatation déçue d'un Edison isolé du monde dans sa secrète propriété de
Menlo Park, révèle toute la dualité de l'inscription de Villiers dans le progrès. En
retrait d'une époque qui s'éloigne irrémédiablement de son passé, Villiers fait face à
un progrès qui se voudrait le seul phare de la société et, tantôt à travers une
écriture ironique rageuse, tantôt dans une
représentation plus symbolique, il
l'investit de nuances par rapport à l'importance que lui donnent la plupart de ses
contemporains.
Le progrès n'est qu'un moyen et ne saurait être une fin pour les
hommes.
Cependant, cette dualité omniprésente dans l'écriture du progrès chez Villiers,
oscillant entre l'enthousiasme et la condamnation d'un fléau, ne saurait être le
résultat d'une ambiguïté indécise. Sa
position est clairement établie. Villiers
s'implique dans la modernité de son siècle. Il entend être un acteur de son époque.
Il n'est qu'à lire dans ses correspondances l'effet que peut avoir sur lui la musique
révolutionnaire de Wagner: " Wagner, c'est l'homme même que nous avions rêvé ;
c'est un génie comme il en apparaît un tous les mille ans sur la terre. " [sans date]
Villiers à Jean Marras ( Correspondance générale, tome I, page 84) .
Il se refuse à faire vœu d'archaïsme et entend saisir la modernité du monde.
Aussi, le progrès, bien loin de matérialiser une rupture avec le passé, doit-il
s'inscrire dans une continuité temporelle. La rupture, ce sera celle entre Villiers et
ses contemporains. Le progrès, en cette seconde moitié du siècle, est donné
comme le sauveur des hommes, proclamant une ère nouvelle destinée à les
préserver enfin de l'obscurantisme du passé. IL y a là une idée que Villiers ne
saurait accepter, lui si attaché au passé (voir l'intérêt qu'il porte à
ses racines
familiales) . Le passé c'est la trace qui donne du sens au présent, garante de ses
origines.
Le monde moderne ne s'exprime pas en termes de différences, mais de
hiérarchisation avec l'idée d'un avant et d'un après. Dans cette perspective, les
valeurs du passé sont rendues primitives. L'art, qui établit ses critères de jugement
sur des valeurs reposant sur l'esthétique et la diversité, ne répond pas à ces
nouvelles normes hiérarchisantes.
Félix, l'un des deux protagonistes de La révolte, fidèle représentant de son époque,
matérialiste forcené, ne voit-il pas en l'art un danger pour la société ? " tant qu'il y
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aura de la "poésie" sur la terre, les gens n'auront pas la vie sauve." ( La révolte,
page 407, tome I.
Le progrès influe sur le devenir des hommes au lieu de l'accompagner. Pire
encore aux yeux de Villiers, érigé en salut de l'humanité, il devient objet de culte.
L'hérésie est démasquée et fustigée. Villiers va combattre ce Veau d'or des temps
modernes et lui signifier ses limites. Le professeur Tribulat Bonhomet l'apprendra à
ses dépends. Lui dont les convictions positivistes semblaient inébranlables, verra
s'effondrer ses certitudes devant un phénomène surnaturel qui dépasse les limites
imposées à son entendement.
Voilà donc la tâche à accomplir: dénoncer une époque qui confère au progrès la
puissance d'un véritable Créateur.
C'est l'égarement des siens que Villiers dévoile alors. Il se dresse contre un
ennemi qui fait de l'existence matérielle l'issue du devenir de l'homme. L'au-delà
disparaît, et avec lui le mystère. Le rêve est brisé par ce démon qu'est le
matérialisme. Villiers, par des attaques implacables contre cette pensée impie,
s'engage dans une véritable croisade contre cette société qui se leurre, car en
s'établissant comme une fin en soi, le matérialisme efface l'idée d'une spiritualité
possible.
Paradoxalement, en devenant l'idéal absolu des hommes "modernes" , le
progrès, sorte d'icône sacrée des adorateurs du progrès, se détourne des hommes.
Il échappe à leur contrôle tout en fléchissant leur volonté. Bonhomet accepte et
accueille avec enthousiasme cette idée d'une science au-delà des préoccupations
humaines: " La Science, la véritable Science, est inaccessible à la pitié. " ( Tribulat
Bonhomet, page 152, tome II) . La perfection ne peut donc s'encombrer de l'homme
en tant qu'individu complexe.
Ce progrès ne lui reconnaît pas son caractère
hétérogène. Chacun devient un élément fonctionnel, vidé de spiritualité.
Il faut donc "corriger" ce progrès qui dérobe aux hommes leur raison profonde,
celle qui interroge leur devenir. Vaincre le matérialisme, ce sera redonner à toute
abstraction sa valeur essentielle ( c'est-à-dire sa pureté) . Il s'agit de retrouver la
symbolique de toute représentation. Chaque objet n'existe que par la pensée dont il
est investi. Hadaly existe à travers la volonté de Lord Ewald. Le progrès doit
regagner la place qu'il n'aurait jamais dû quitter, celle de moyen et non d'issue dans
l'évolution de l'humanité.
Pourtant, malgré toutes les attaques adressées à son époque, Villiers croit en
un progrès. IL a conscience des enjeux que les découvertes scientifiques
représentent pour l'humanité et se veut le contemporain actif de cette mutation
extraordinaire.
Ce qu'il condamne, au-delà du progrès, ce sont ces esprits étroits qui tendent à
automatiser les réactions des hommes. Le bourgeois est désigné comme
l'expression de cette étroitesse matérialiste qui ne voit qu'une facette du progrès. Il
ne peut être exclusivement matériel et doit s'accompagner d'une réelle pensée
moderne qui transcenderait le réel dans le but d'atteindre un idéal.
L'avant-propos de La Révolte, nous montre que Villiers oeuvre pour la
modernité, en deçà de l'esprit matérialiste du siècle: "Il y a d'impassibles intelligences
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éprises seulement de libre lumière, de progrès et de beauté. " ( La Révolte, page
380, tome I) . Il importe alors de définir les éléments qui construisent le sens que
Villiers donne à la notion de progrès et de savoir quels enjeux ce dernier représente
dans le devenir même des hommes.
Trois thèmes majeurs transparaissent dans l'appréhension villiérienne du
progrès: la recherche d'un idéal, le combat contre le culte du progrès, la dimension
occulte.
Si la préoccupation du progrès se dessine dans l'ensemble de son oeuvre, Villiers la
développe plus profondément au travers de trois réalisations littéraires: Les contes
cruels, l'Eve future, Tribulat Bonhomet. Notre étude s'organisera principalement
autour de ces ouvrages ( puisant également dans d'autres éléments de l’œuvre de
Villiers de l'Isle -Adam telles que La Révolte, Histoires insolites) .
Comme il a déjà été dit plus haut, le progrès n'a de sens chez Villiers que s'il
ne limite pas les hommes à des considérations strictement matérielles. Le progrès se
donne alors comme un outil capable de concrétiser la quête d'un idéal latent en
chaque individu. La science peut alors servir une certaine quête du sublime.
Oeuvrant pour cet idéal, la science se fait art. Elle devient un réservoir de créativité.
A partir de cette liaison entre science et art se dégagent les thèmes suivants:
donner l'illusion, transcender le réel, la matière créatrice.
Puisque dans chaque idéal sommeille une part de rêve, pourquoi la science
ne tenterait-elle pas de le matérialiser à son
tour ? Le rêve, jusqu'alors
représentation mentale, pénètre le réel grâce au progrès technologique. Il s'agit de
donner à voir l'idéal de l'homme, spiritualiser la machine et recomposer l'Eden
perdu.
La femme, entre la quête de l'idéal et la matérialisation du rêve, devient l'objet
privilégié de cette science, tantôt haïe, tantôt adorée.
Se posent alors la question
de la technique et de la beauté, celle de l'âme, puis de la pureté, avec Hadaly
comme issue de ce questionnement.
Villiers investit le progrès d'une dimension occulte. L'un des thèmes essentiels
de l'écriture villiérienne côtoie donc le progrès. Deux opposés se rejoignent comme
pour signifier que, malgré toutes les tentatives de l'époque pour faire du progrès
l'instance supérieure, le grand inconnu demeure au-dessus de toute chose terrestre.
Le "voir" , dans cette perspective qui entrouvre les portes du surnaturel depuis
le réel, se joue de toute philosophie du progrès et lui rappelle son statut d'élément
rigoureusement humain qui ne peut avoir la prétention de défier l'au-delà. Mais le
progrès revêt à son tour une signification occulte. Cet occultisme transparaît dans le
mystère de la création, entre le dévoilement et la dissimulation, et à travers l’œil
comme témoin des manifestations occultes.
Mais la science occulte s'arroge un pouvoir de création qui va au-delà d'une
dimension humaine. Le savant s'établit comme le nouveau Créateur. Un défi est
lancé à Dieu, destitué de ce pouvoir qui lui appartenait d’une manière exclusive. Et,
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comme pour montrer sa supériorité absolue sur toutes choses, la mort intervient pour
réaffirmer la puissance de la volonté divine.
Mais si le progrès peut d'un côté servir l' idéal de l'homme, il s'impose d'un
autre côté en tant qu'idéal en soi. Villiers se trouve alors confronté à son époque qui
voit dans le matérialisme le garant incontestable de l'évolution des hommes.
Le positivisme d'Auguste Comte, comme philosophie de ce nouvel état d'esprit, est le
premier incriminé. Villiers s'insurge contre cette nouvelle science qui s'établit comme
finalité dans l'évolution de l'intelligence humaine. En l’attaquant, il dénonce une
dévotion impie, oppose au positivisme la philosophie hégélienne et révèle la nature
profonde du positivisme en la personne de Tribulat Bonhomet, esprit positiviste
archétypal.
L'étroitesse d'esprit de cette époque, toute dévouée au matérialisme,
provoque la colère de Villiers qui prône farouchement la prééminence de l'esprit sur
la réalité extérieure à l'instar de Hegel; ce même esprit qui semble mort avec un
siècle préoccupé seulement du fonctionnement du monde en tant qu'ensemble
homogène. Ainsi s’organise une satire de la société dirigée contre le mercantilisme
et la bourgeoisie, classe dominante de cette civilisation du progrès dont la cruauté
appelle celle de Villiers.
Le monde moderne, adulant le progrès comme l'entité des temps nouveaux,
laisse à l'agonie les valeurs du passé, inéluctablement vouées à la disparition. Autour
du machinisme, du passé anéanti et de la mélancolie, se profile une écriture de la
perte qui plonge Villiers dans un profond dégoût envers une époque dévastatrice.
A travers ces différents points essentiels de l'écriture villiérienne du progrès,
nous tenterons de mettre en évidence la démarche d'un auteur désireux de redonner
un sens au monde et d'employer à cette fin le progrès, détourné par une société
devenue vide de signification: " Il s'agit là d'un projet tenacement poursuivi d'un bout
à l'autre de sa carrière littéraire [...] : parvenir par l'écriture à faire coexister les
contraires afin de retrouver l'unité perdue du monde. Or, on comprend aisément
qu'assigner au Verbe poétique un rôle d'une telle portée suppose au départ une
confiance illimitée dans ses possibilités d'intervenir sur le réel pour le modifier et le
transformer; la dose d'idéalisme que comporte cette démarche est, de toute
évidence, énorme. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers
de l'Isle-Adam, page 123) .
La science, devenue la religion d'une époque, se crée de nouveaux
prophètes: les savants, qui, à l'image de Dieu veulent posséder le secret de la
Création. Mais l'ombre du Créateur biblique plane au-dessus de toute chose. Sa
présence transparaît comme si Villiers voulait rappeler qu'il est la vraie finalité qui
fera face à l'homme. La confrontation de la science à Dieu apparaît dans les thèmes
suivants: le savant Créateur, Dieu défié, la peur et la mort.
A travers ces trois parties, nous tenterons de montrer la spécificité de l'écriture
du progrès chez Villiers. Nous essaierons de même de découvrir quelles sont les
attentes et les réserves que l'auteur a à l'égard d'un phénomène qui emporte cette fin
de
XIX ème siècle dans le monde moderne. Aussi s'agira-t-il de voir quels sont
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les autres thèmes villiériens essentiels qui croisent celui du progrès, soulignant l'une
de ses préoccupations, fondamentales celle du devenir de l'homme et de son
inscription dans un monde fait de nouveaux repères.
I / Vers un idéal
" Si nous n'aimons plus rien, pas même nos jeunesses,
Si nos cœurs sont remplis d'inutiles tristesses,
S'il ne nous ne nous reste rien ni des Dieux ni des rois,
Comme un dernier flambeau gardons au moins la Croix! "
( Chant du calvaire, Premières poésies, page 97)
Villiers, dès ses premiers écrits, est hanté par cette possibilité de voir l'idéal
disparaître tout à fait. De ce fait, il est à l'affût de la plus petite étincelle capable de le
ranimer. Car avec la perte de l'idéal le monde entrera définitivement dans l'ère de la
matérialité. Villiers en redoute l'avènement car cela entraînerait la disparition de l'idée
même de croyance.
" Ce qui existe n'existe que dans la mesure où il est spiritualisé"
( Introduction à
l'esthétique, page 11) . Villiers défend cette pensée hégélienne fondamentale . Si le
monde perd son idéal, c'est-à-dire la spiritualité dont il charge chaque objet, il est
voué à perdre son identité profonde et à devenir une apparence vide.
Alors, pour que renaisse l'idéal, Villiers va se tourner du côté de la science,
paradoxalement l'emblème de cette société vouée au culte du matérialisme. Il s'agira
de fléchir la science et d'en faire l'outil capable de recomposer l'idéal . Elle devient
l'instrument d'une reconquête. Elle va représenter physiquement l'idéal, participant
ainsi de l'élévation de l'homme. La science s'émancipe de sa signification
exclusivement matérielle et concrétise une abstraction: l'idéal.
Il faut réveiller ces sentiments éteints qui font toute la force de l'idéal. Dans
cette perspective le savant devient le porteur de ces attentes: " les seuls vivants
méritant le nom d'artistes sont les créateurs, ceux qui éveillent des impressions
intenses, inconnues et sublimes" ( L'Eve future, page 810, tome I).
La science va devenir un moyen qui " glace et force toutes les citadelles du
rêve" (Correspondance générale, page 262, tome I).
Et, comme aboutissement de l'idéal, la science se proposera de reproduire l'objet
aimé à l'image des désirs de l'homme: " L'Andréide est à la fois la réalisation de
l'imaginaire et l'incarnation de l'idéal. "
( Le silence éloquent, page 13)
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Pour montrer en quoi L'Eve future représente une quête de l'idéal perdu, nous
nous proposerons d'étudier trois éléments qui participent de cette recherche: la
science et l'art, le rêve, la femme en tant que figure de l'idéal.
Nous exposerons les différents éléments de construction de l'idéal. Enfin il nous
faudra évoquer comment la science, en servant l'idéal, s'élève au-dessus du monde
sensible qui ne se donne plus à voir qu'en apparence.
Nous montrerons que, suivant la conception hégélienne de l'idéal, Villiers élabore le
sien dans le souci d'une unité: " il doit y avoir une adéquation complète entre l'idée et
sa forme, en tant que réalité concrète. Ainsi comprise, l'idée, réalisée conformément
à son concept, constitue l'idéal. " ( Introduction à l''Esthétique, page109 ) .
1/ Science et art
La science, nouvel objet de contemplation du monde, par sa fonction même,
dévoile le mystère pour l'exposer au regard de chacun. Dans ce dévoilement,
l'imaginaire se voit en quelque sorte bafoué. L'imaginaire, c'est aller chercher au-delà
du réel ce qui ne s'expose pas. Mais avec la science, l'imaginaire est ébranlé car
l'inconnu se réduit considérablement.
Par la science, l'homme espère exercer un contrôle définitif sur ce qui lui
échappait jusqu'à présent. La science remplace surtout le caractère imprévisible de
l'imaginaire. L'homme clame alors sa prédominance: " C'est là retrouver ce que la
science, sous un autre angle, mais non moins paradoxalement, prétend traquer: le
réel préexistant au regard humain. " ( Un grand désert d'hommes, page 175).
Villiers va se servir de cet instrument et le fléchir à la volonté artistique. La
science va ainsi arborer les attributs de l'art. L'imagination, l'inconnu, l'imprévisible,
vont faire corps avec cette dernière. Désormais, la science va entretenir l'étincelle de
mystère essentielle qui doit permettre de réunir l'espace de l'intériorité à celui de
l'extériorité.
Il n'est alors plus question d'aborder la science du point de vue de sa stricte
nécessité matérielle mais de s'interroger sur les possibilités qu'elle offre de
représenter physiquement les manifestations de l'esprit. La science devient
l'expression d'une recherche esthétique. Edison parle de réaliser le " Grand Oeuvre"
.
Libérée de la stricte nécessité que commande le réel, la science peut évoluer
dans l'univers de l'esprit pur. Armée de cette nouvelle sensibilité artistique, elle va
défier alors l'apparence du monde et lui renvoyer son image, mais améliorée d'un
sentiment de profondeur ( Hadaly sera la projection achevée de Alicia Clary,
ébauche imparfaite) .
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Dans cette optique, nous observerons le pouvoir d'illusion de la science en
tant que signe de la réussite de l’œuvre. Puis nous évoquerons le dépassement du
réel ( ou le lieu des apparences ) . Enfin, nous proposerons une réflexion sur le
phénomène de l'inspiration, et ce qui la motive, dans le processus de création.
A/ donner l'illusion
" Ah ! qui m'ôtera cette âme de ce corps ! - C'est à croire à quelque
inadvertance d'un Créateur ! " (l'Eve future, page 814, tome II) . C'est à partir de cette
réflexion désabusée de Lord Ewald que l'illusion germe dans le récit. Mais cette
révolte révèle implicitement la déception du jeune lord qui connaît l'impossibilité de
réaliser son désir. Face à l'idée d'inconcevable, le savant Edison oppose celle
d'inconnu, c'est-à-dire le lieu de découvertes possibles. Ainsi, par le secours de la
science, le corps féminin pourra-t-il s'ouvrir à la profondeur.
Il s'agit de révéler l'intériorité qui fait défaut au corps de Alicia Clary, qui ne
semble être qu'une représentation vide. Voilà en quoi doit consister l'illusion, insuffler
une âme à l'image de ce corps parfait, lui-même à l'image d'une perfection antique:
" C'est, en vérité, la splendeur de la Vénus Victrix humanisée"
( l'Eve future, page
796, tome I) . De ce fait, l'illusion servira le bonheur avorté du jeune Lord Ewald. La
science, en la personne d'Edison, va harmoniser ce qui demeure jusqu'alors
discordant.
L'illusion consistera à donner de la profondeur à partir de la matière
artificielle. Hadaly semble alors apparaître comme la Vénus des temps modernes.
Et, comme la Vénus représentait la plastique féminine dans sa perfection, Hadaly se
verra offrir une voix et une gestuelle dignes de cette idéalité plastique. La Vénus fait
illusion du point de vue de ses lignes; Hadaly doit être alors douée d'une voix la plus
parfaite possible. Dans cette perspective, Alicia est réduite à l'état d'esquisse
imparfaite.
Alicia représente l'inachevé aux yeux de Lord Ewald. Elle fait tout d'abord
illusion pour apporter ensuite la déception. Le jeune lord est marqué par la perte de
cette illusion et s'il capitule devant les instances de Edison c'est que son désir de
retrouver l'objet aimé, tel que son idéal le conçoit, dépasse toutes ses réticences. La
force de l'illusion semble seule pouvoir le maintenir en vie.
L'illusion se traduira également par la spiritualité dont on investira le corps
aimé. Alicia porte en elle le matérialisme de son siècle, là où Lord Ewald est en
quête de spiritualité. La confrontation avec le caractère véritable de Alicia en fait une
idéalité déchue, celle d'une Vénus animée par la vie biologique et non spirituelle. " La
femme, qui contenterait son rêve, devrait joindre à la beauté de Alicia la perfection
spirituelle dont cette beauté fait naître la pensée." ( Villiers de l'Isle-Adam, l'homme
et l’œuvre, page 410) .
L'illusion adviendra en même temps que se conçoit Hadaly. Au fur et à mesure
de son élaboration, Lord Ewald investit l'Andréide pour la substituer à Alicia. Quand
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cette substitution sera achevée, l'illusion transformera Hadaly en un être authentique
et Alicia en une représentation artificielle vouée à la disparition symbolique.
Pour que l'Andréide fasse illusion, Lord Ewald doit absolument opérer cette
substitution. Hadaly ne peut exister que par la seule volonté de ce dernier puisqu'elle
doit matérialiser son idéal. Elle n'a été créée que pour faire illusion sur Lord Ewald.
Nul autre que lui ne peut la posséder: " Elle ne pardonne pas la plus légère offense,
elle ne reconnaît que son élu. "
( L'Eve future, page 860). Aussi doit-il se
convaincre de l'authenticité de Hadaly pour se l'approprier. A partir de là, Hadaly
revêtira une identité. Les deux êtres font alors mutuellement illusion l'un sur l'autre: "
je viens de m'apercevoir que, placées l'une auprès de l'autre, c'est, positivement, la
vivante qui est le fantôme. Hadaly, à ces paroles, sembla tressaillir; puis, avec un
mouvement d'infini abandon, elle noua ses bras à l'entour du cou de Lord Ewald"
(L'Eve future, page 997, tome I) .
Dès lors que Hadaly possède une profondeur aux yeux de Lord Ewald, la
tendance s'inverse et le pouvoir attractif de Alicia disparaît tout à fait. En faisant ainsi
illusion, l'Andréide devient l'objet aimable et dépasse son origine purement artificielle.
La complexe élaboration technique de l'Andréide est accompagnée d'une
progressive construction de l'illusion chez Lord Ewald qui balance désormais du côté
du possible: l'existence de Hadaly est concevable.
Dans le chapitre XI du livre VI, " Idylle nocturne" , l'illusion est représentée
dans son exclusivité. En effet, Hadaly matérialise l'attente d'un seul homme et ne
peut donc prétendre en satisfaire un autre. L'illusion ne peut avoir de consistance
que si les deux amants vivent à l'écart du monde. " Je donne ma démission de
vivant" ( page 997, tome I ) lâche Lord Ewald en se donnant à Hadaly, car il sait que
se confronter aux autres reviendrait à tuer la profondeur de l'Andréide, démystifiée
par ses contemporains. Lord Ewald ne peut donc savourer son illusion qu'à l'abri des
regards de ses contemporains.
L'illusion semble naître à partir de la perte. Edison, dans son rôle de
magicien, veut, par le secours de la science, vaincre l'impossibilité en la
matérialisant. Mais le pouvoir de l'illusion n'est possible que si le sujet s'y abandonne
et se débarrasse de ses réticences liées à l'inconnu. Dans l'Eve future, le mystère
pèse ainsi sur le récit, ce qui amène l'illusion à se faire jour.
La science, à partir de la matière artificielle, va créer de la profondeur capable de
défier le monde des apparences.
Par les artifices de la science, Edison tente de recréer l'illusion évincée d'une réalité
essentiellement tournée vers la matérialité des choses.
B/ Transcender le réel:
Le réel contient la science dans son rôle exclusivement matériel. Elle participe
du bon fonctionnement technique de la société et de son amélioration. Le monde,
enfermé dans un réalisme forcené, tient les individus dans des attitudes mécanistes.
C'est le fonctionnel qui règne.
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Contre cette idée réductrice d'une science au service des préoccupations
matérialistes de l'homme, Edison entend
l' employer comme l'instrument
capable d'atteindre un but plus élevé, celui de reconquérir le monde spirituel jusqu' ici
relégué par le monde physique d'alors. Villiers, par la voix de Edison, nous montre à
quel point le monde moderne est privé de profondeur, seulement préoccupé de sa
fonctionnalité.
Par la science, outil de prédilection du monde physique, Edison espère
retrouver cette spiritualité dont la disparition a laissé un vide dans l'évolution de
l'homme qui représente une rupture tragique entre les choses et leur signification.
Edison fait de ce but sa préoccupation essentielle: dépasser les enjeux du
matérialisme et retrouver la profondeur perdue du monde.
Edison accorde plus d'importance à la valeur des ses inventions qu'à leur
fonction. Mais le monde moderne, dépossédé de profondeur, ne peut plus servir de
support aux découve rtes du savant: " Qu'ai-je à phonographier, aujourd'hui, sur la
terre ? gémissait-il sarcastiquement: on pourrait, en vérité, croire que le Destin n'a
permis à mon instrument d'apparaître qu'au moment où rien de ce que dit l'homme
ne semble plus guère valoir la peine d'être conservé... " ( L'Eve future, page 776)
Avec la création de Hadaly, il s'agit de redonner du sens au monde. Mais pour que
s'accomplisse ce but, il lui faudra rencontrer des êtres capables d'opposer leur
profondeur à la matérialité du monde. Lord Ewald va incarner les attentes du savant.
La condamnation par Lord Ewald de l'apparence vide de Alicia Clary se fera l'écho
de celle de Edison en direction de ses contemporains.
La science va devenir une sorte de miroir du monde où les machines
porteront en elles l'intériorité perdue des hommes.
Hadaly apparaîtra plus
accomplie que le modèle dont elle est la représentation artificielle. Puisque le monde
n'est plus en mesure de recouvrer sa spiritualité, la science va, artificiellement, la
recréer.
Dans cette recherche de l'objet perdu, la science va en outre oeuvrer dans le
sens de la perfection. Reproduire et parfaire le réel depuis les vœux de l'imaginaire,
voilà ce que cristallisera Hadaly. Edison rend toute sa force à la science. L'objet
scientifique, au même titre que l’œuvre d'art, devient un objet de contemplation: " il
va prêter son aptitude scientifique à une application plus artistique en réalisant un
rêve de beauté pure et symbolique. " ( Le silence éloquent, page 103)
En libérant la science de sa fonction exclusivement utilitaire, Edison l'investit
du mystère de la création . La machine scientifique est alors nourrie de force
spirituelle. La science a ainsi vaincu l'apparence du monde et la machine devient le
lieu de la profondeur. Elle comble le vide de l'extériorité; l'apparence de Alicia Clary (
c'est-à- dire son corps) est augmentée d'une intériorité essentielle pour atteindre
l'idéal.
Afin que le réel soit véritablement transcendé, il faut admettre la part
d'inexpliqué vitale pour entretenir le mystère de la création. Vouloir percer la
profondeur de Hadaly, ce serait la condamner à demeurer une machine et se
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résoudre aussi à retomber dans la matérialité du monde. D'ailleurs, n'est-ce pas
contre cette tentation que Hadaly met en garde Lord Ewald ?
" Admets mon mystère tel qu'il t'apparaît. Toute explication [...] serait, en toi, mon
anéantissement [...] Alors, ne raisonne point mon être: subis-le délicieusement. " (
L'Eve future, page 992)
Car c'est en voulant tout dévoiler que la rupture s'est faite entre le monde
ancien et moderne. Chaque objet s'est trouvé vidé de tout investissement spirituel.
Edison, suivant l'idée hégélienne que " le spirituel seul est vrai" ( Introduction à
l'esthétique, page 11) , va tenter de tisser un lien entre les deux époques en
redonnant à son siècle la profondeur des précédents, à l'aide de l'instrument de la
modernité qu'est la science.
Le réel est donc transcendé par la science, délivrée par la main de Edison de
la nécessité matérialiste. Hadaly confronte le monde moderne à ses manques. Ici
transparaît un enjeu essentiel dans l'écriture du progrès chez Villiers, celui de
l'élévation. La science ne saurait se réduire à des préoccupations exclusivement
matérielles au risque de conditionner l'individu et de le priver de sa propre volonté.
C/ La matière créatrice:
Edison, s'il est un homme de science, nous est surtout donné par le récit
comme un créateur. Plus qu'à l'objet scientifique en soi c'est à sa représentation
symbolique qu'il s'attache. Il est préoccupé de l'inscription de ses découvertes dans
le monde. Il s'agit pour lui de leur donner du sens et qu'elles ne soient pas comprises
comme un " Jouet d'enfant! " ( L'Eve future, page 771) .
Pour révéler sa profondeur, l'objet scientifique doit saisir un événement
majeur dans lequel il pourra s'épanouir. Au début du récit, Edison prend conscience
de l'impossibilité de libérer sa créativité dans un monde essentiellement tourné vers
son extériorité. Il ne peut puiser la matière créatrice dans le monde moderne, "
l'esprit d'analyse ayant aboli, dans le tympan des existeurs modernes, le sens intime
de ces rumeurs du passé"
( L'Eve future, page 777) .
Conscient que l'univers de ses contemporains est exempt de cette flamme
nécessaire à toute force inspiratrice, Edison, pour retrouver le plein épanouissement
de sa créativité, vit retiré du monde. Il cherche de cette façon à se prévaloir d'une
influence néfaste. Menlo Park devient l'espace du songe, prélude à la force créatrice.
La propriété du savant se dresse tel un rempart au monde, au sein duquel le pouvoir
de la création peut opérer.
Menlo Park s'ouvre au lecteur comme le théâtre majeur du récit. Ici, la
créativité du savant atteint son comble car libérée du mouvement extérieur. Menlo
Park est le lieu de l'intériorité et de l'épanchement: " Donc, victime volontaire des
charmes de cette pénétrante soirée, Edison, se sentant en humeur de récréation,
savourait paisiblement l'excellente fumée de son havane sans se refuser à la poésie
de l'heure et de la solitude, de cette chère solitude que le propre des sots est de
redouter. " ( L'Eve future, page 770). La propriété du savant est un espace de
contemplation et de recueillement, deux états propres à encourager la créativité.
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Le silence semble occuper une place déterminante dans le processus de
création du savant. Ses découvertes mêmes ( par exemple le phonographe) visent à
emprisonner et à contrôler le bruit. Edison recherche l'harmonie créatrice. Menlo
Park est habité par ce silence propice à la réflexion. Il y règne une certaine stabilité à
partir de laquelle peut se révéler le créateur. Ainsi le corps et l'esprit du savant sont
tous deux protégés de la multitude dissonante. En ce sens, Edison est l'antithèse de
Tribulat qui craint le silence, image de l'inconnu .
Au silence s'ajoute la solitude, signe d'une mise à l'écart volontaire du monde.
La solitude s'oppose à la multitude désordonnée du monde. Elle est propice au
recueillement. Cependant, elle représente un instant transitoire dans la mesure où
elle est une attente de l' autre, de celui qui sera capable de s' harmoniser à la
création de Edison: " Hélas! il faut un troisième vivant pour que ce Grand Oeuvre
s'accomplisse! ... Et qui, sur la terre, oserait s'en juger digne! " ( L'Eve future, page
774)
Lord Ewald sera ce personnage essentiel à l'accomplissement du "Grand Oeuvre" de Edison. Il va concrétiser les espérances de ce dernier. Les deux
personnages sont liés par des motivations communes: tous deux sont isolés du
monde et recherchent l'idéal.
Ils sont unis par un rapport de réversibilité. Edison
sert l'idéal de perfection amoureuse de Lord Ewald et Lord Ewald justifie l'existence
de l'Andréide, c'est-à-dire l’œuvre de Edison.
Lord Ewald illustre un défi à surmonter pour le savant. Il lui offre le moyen de
vaincre l'impossible. C' est un puissant stimulant à la créativité de Edison. Il devient
l'instrument qui acheminera le " Grand Oeuvre" à son terme. Il fallait un déclencheur
et il est enfin trouvé. La création a un sens et peut s'accomplir. Réaliser le désir de
Lord Ewald, c'est servir un dessein sublime et rompre définitivement avec la banalité
du monde.
Lord Ewald, par son récit, a montré qu'il est doté d'une âme profonde qui
rejette les apparences. Muni de ces qualités,
il vient de passer l'épreuve
d'admissibilité dans le processus de création du savant: " j'attendais de trouver un
homme assez sûr de son intelligence et assez désespéré pour affronter la première
expérience; et c'est vous à qui je dois cette oeuvre réalisée, c'est vous-même qui
êtes venu" ( L'Eve future, page 906). Désormais Lord Ewald va subir une initiation
visant à l'appropriation de la création du savant.
La finalité de la création de Edison se dévoile quand Lord Ewald se l'approprie
définitivement. Il est lié à l’œuvre du savant dans la mesure où il est un élément du
processus de création: " Vous avez choisi le monde des rêves; emportez-en
l'initiatrice."
( L'Eve future, page 1014).
Par ce récit, Villiers a " fustigé la réalité trop sûre
d'elle-même et, en
magnifiant l'illusion créatrice, défriché plus avant que jamais la psychologie et le
bonheur de l'impossible" ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 9)
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2/ Le rêve
Le rêve, essentiel dans la conception villiérienne de la science, est l'espace
premier où peut se mouvoir l'idéal. Il est la mise en scène intérieure de la quête de
chacun vers un mieux. Les personnages de L'Eve future puisent dans le songe un
secours qui les amène à résister aux attaques du monde extérieur. Le rêve est
aussi l'attente de sa matérialisation .
Puisque le monde s'est condamné par de nombreuses contraintes, qui sont autant
de frontières rendues infranchissables, il conviendra de puiser dans sa propre
intériorité l'imagination nécessaire à la concrétisation de l'idéal. Se manifeste alors ce
pouvoir de suggestion qui, une fois maîtrisé, permet d'envisager une autre réalité
dans laquelle la science devient un exécutant essentiel: " L'immense espace intérieur
de l'homme n'est-il pas plus important que l'espace extérieur et ses fragiles
prestiges, puisque l'esprit ne reflète pas seulement, mais fabrique, garde
prisonnières, transfigure à sa guise toues les visions, et unit à sa volonté tous les
mondes, ainsi qu'un magicien domestique par ses conjurations les plus lointains
esprits de la Terre ? " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur
et visionnaire, page 160)
.
La science va alors reprendre les rêves contenus et donner une existence
concrète à l'idéal pour faire jour à une autre réalité. L'homme va investir la machine
et lui insuffler une profondeur à son image. Enfin, il s'agira de recréer un Eden, lieu
originel de la création artificielle, duquel l'idéal naîtra.
Cette réalité nouvelle, révélée par la science, produira concrètement le rêve.
Tel que le souligne Stéphane Mallarmé, Villiers caresse là un but intime, fléchir le
sensible au spirituel. Il est question donc " d'éveiller des mirages". Et, la science
donnant naissance aux rêves, c'est la conscience d'un monde désormais perfectible.
La substitution se présente comme le remède nouveau à la tyrannie de l'extériorité.
A/ Matérialiser l'idéal:
Comme nous l'avons dit précédemment, c'est à partir de la désillusion que se
fait jour le désir de concevoir une représentation physique de l'idéal. Cette désillusion
fait d'ailleurs suite à un premier idéal déchu, à savoir Alicia. Donner vie à l'idéal ce
sera aussi redonner vie à Lord Ewald.
En même temps qu'il dévoile le processus de fabrication de l'Andréide, Edison
capte l'attention de Lord Ewald et l'invite à concevoir à ses côtés l'élaboration
physique de son idéal. De ce fait, deux constructions se mêlent, la forme et la
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profondeur. En exposant la fabrication de Hadaly à son ami, Edison lui présente
volontairement une forme vide qui se fera profondeur à mesure qu'il se l'appropriera:
" le résultat me paraît assez merveilleux, par lui-même, pour que les apparentes
désillusions de son analyse scientifique s'évanouissent devant sa soudaine et
profonde splendeur! " ( L'Eve future, page 823) .
En évoquant ouvertement les étapes de matérialisation de l'Andréide, Edison
révèle en même temps le caractère tout à fait plausible de son entreprise. Il demeure
ainsi dans une parfaite rationalité et son projet, si extraordinaire soit-il, est accepté
dans l'esprit de Lord Ewald.
Son identité de scientifique lui permet d'entraîner son ami dans l'inconnu sans que
cela semble le fruit d'une quelconque déraison: " Oui, ne fût-ce que pour vous
rassurer au sujet de la parfaite lucidité de ma raison, je vais vous mettre au courant
de mon secret" ( L'Eve future, page 823) .
La matérialisation se conçoit en termes de réalité extraordinaire et non de
surnaturel. L'idéal va naître à partir de moyens humains, ce qui le rend acceptable
du point de vue de la raison. Parce qu' il accepte l'idée que matérialiser l'idéal
appartient au domaine du possible, Lord Ewald peut être introduit dans le secret de
la création et subir l' initiation qui le conduira à l'achèvement de l'Andréide en lui
offrant le droit d'exister en tant qu'être existant.
Lord Ewald, pour aboutir au dessein final - l'appropriation de Hadaly - doit
donc accomplir une descente physique qui symbolise celle de l'esprit. Matérialiser
l'idéal appelle un cheminement de l'extériorité vers l'intériorité.
L'idéal appartient au profondeurs de l'esprit, c'est donc dans celles de la terre qu'il
faudra le concevoir physiquement:
" Descendons! reprit Edison, puisque,
décidément, il paraît que pour trouver l'Idéal, il faut d'abord passer par le royaume
des taupes. " ( L'Eve future, page 867) .
Accepter de donner vie à son idéal témoigne de son désir de détachement au
monde. L'idéal ne se dévoile qu'aux yeux prêts à le recevoir. Le monde sensible
ayant perdu le sentiment de l'idéalité, il ne peut donc participer à cette naissance
extraordinaire qui s'opère dans la secrète propriété de Menlo Park.
Et c'est par la voix même de son idéal matérialisé, Hadaly, que Lord Ewald
s'acheminera vers cette désolidarisation du monde:" Est-ce que nous aurons le
temps de penser à eux! D'ailleurs on participe toujours de ce à quoi l'on pense:
préservons -nous donc de les devenir quelque peu en y songeant. " ( L'Eve future,
page 993) . L'idéal incarné devient l'écho de la voix intérieure de Lord Ewald. La
communion est alors totale et le monde réel peut disparaître: Alicia n'est plus .
Le travail de matérialisation de l'idéal c'est aussi cette force unificatrice qui se
suffit à elle-même. Le monde ne laisse plus de place au rêveur contemplatif qu'est
Lord Ewald, figure d'un passé révolu. Il lui faut donc un semblable tel qu'en le
regardant il y voit l'image de lui-même. Car Hadaly est à la fois la représentation
d'une apparence, Alicia ( elle-même l'apparence d'une statue ) , et d'une profondeur,
l'âme de Lord Ewald.
" Aussi sera forgé, entre Hadaly et Lord Ewald, entre l'illusion et le rêve, le couple
unique, animé d'une seule intelligence, représentation de l'amour total qui trouve en
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lui-même sa source, son aliment et sa fin, se satisfait d'une présence, et ne
s'assouvit que de la mort librement consentie." (Villiers de l'Isle-Adam, l'homme et
l’œuvre, page 410) .
Dans cette construction matérielle de l'idéal, l'électricité apparaît comme le
fluide fo ndamental à la réalisation du projet. Elle contient la vie artificielle. Elle est
cette nouvelle substance magique capable de défier l'immuabilité des choses. A son
évocation, Lord Ewald entrevoit la possibilité de ce " Nouveau" capable de satisfaire
son idéal, jusque là contenu dans son esprit.
En pénétrant ainsi dans l'espace intime de Edison, c'est-à-dire où règne
l'électricité, Lord Ewald sent monter en lui l'idée même d'une concrétisation
matérielle de son idéal. Dans cette croyance, fortement motivée par l'espérance qui
succède au désespoir, il s'abandonne à l'emprise de l'électricité, à l'instar de Edison.
Elle va réveiller sa volonté et l'inciter à croire en la naissance possible de son idéal: "
Cet homme était pour lui comme un habitant des royaumes de l'Electricité.
Au bout de quelque temps, il se sentit gagner par des sentiments complexes, où la
curiosité, la stupeur et une très mystérieuse espérance de Nouveau se mêlaient
étrangement. La vitalité de son être en était, pour ainsi dire augmentée; "
(
L'Eve future, page 822) .
Incarner l'idéal devient la tâche essentielle de la science. Elle sert enfin un but
à la hauteur de ses possibilités. La machine, animée par l'extraordinaire pouvoir de
l'électricité, libère l'homme du poids de la réalité extérieure et le pousse dans son
propre songe: " Vous pourrez évoquer en elle la présence radieuse de votre seul
amour, sans redouter, cette fois, qu'elle démente votre songe. " ( L'Eve future, page
913) .
La réalité extérieure s'efface au profit d'une réalité intérieure. L'idéal
matérialisé fait apparaître définitivement la supériorité de l'esprit qui commande sa
volonté à la machine:
" c'est l'imagination créatrice qui anime la matière, c'est
notre désir qui fait toute la réalité. " ( Dictionnaire des littératures, L'Eve future, page
543). La fonction de la science est détournée du but primitif qui lui était assigné (à
savoir servir des intérêts exclusivement matériels) . Désormais, par l'intervention de
Edison, elle a la fonction de sauver l'homme d'une certaine mécanisation en lui
offrant le moyen de se représenter physiquement son idéal.
B/ Spiritualiser la machine:
Edison veut donner une signification réelle à ses découvertes. Il entend
détourner la science de sa stricte technicité. Voici le défi qu'il se propose de relever:
donner de la profondeur à l'artificiel. La machine va cesser d'être un élément
strictement fonctionnel. Hadaly, suivant les deux instigateurs de sa "naissance" , sera
le fruit de cette science libre.
Vivre dans le monde, muni d'une pensée, c'est se condamner à une
frustration perpétuelle de ne pouvoir dire son intériorité. L'échec est d'ailleurs
retentissant tant du point de vue de Edison que de celui de Lord Ewald. Chacun
d'eux tient son exemple, tel un trophée figurant l'absurdité du monde: pour Edison ce
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sera Evelyn Habal liée au destin tragique de son ami Anderson, et pour Lord Ewald,
Alicia Clary.
N'ayant pu sauver Anderson, Edison va tenter de préserver Lord Ewald et lui
donner ce que le monde ne peut plus fournir; ce même monde dont Tribulat
Bonhomet se fait l'écho: " Mais allez donc trouver un atome de bon sens dans les
contradictions des gens qui sont assez sots pour " penser" ! "
( Tribulat
Bonhomet, page 173) .
Puisque le monde prône l'extériorité aux dépends de l'intériorité, la science va
artificiellement inverser la tendance. Le rôle de la machine sera de combler les
carences du monde, faire réapparaître ce qui a disparu, ce que Edison définit comme
les " anciennes vibrations parties de la terre. " ( L'Eve future, page 771) .
En spiritualisant la machine, l'homme se retrouve en lui-même. A mesure que
Hadaly est investie par Lord Ewald, ce dernier redécouvre le plaisir de la
contemplation, qu' Alicia avait rendue impossible . En fait, il se recompose en même
temps que s'élabore la machine. Ce parallélisme induit la liaison profonde de Hadaly
et de Lord Ewald.
On assiste à une exaltation des sentiments de Lord Ewald, jusqu'à présent
bafoués par Alicia, qui lui opposait un vide. Il va littéralement réinvestir sa profondeur
dans le corps même de Hadaly, formidable réservoir pour les âmes mélancoliques
marquées par la perte ( Sowana, Lord Ewald) :" Hadaly n'est pas un robot, mais
l'union intime d'une créature parfaitement recréée dans son physique et d'une " âme
errante qui est venue l'habiter." " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire,
page 108) .
Hadaly se dérobe d' abord au réel pour révéler ensuite sa supériorité ainsi
qu'une autre réalité plus mystérieuse et surtout spirituelle. Elle s'empare de
l'apparence de Alicia puis reçoit les âmes de Lord Ewald et de Sowana. Elle
constitue un rassemblement d'éléments épars qui en font une synthèse parfaite des
profondeurs errantes dans une société vide de spiritualité.
La spiritualisation de l'Andréide passe par deux phases. Premièrement,
Hadaly se constitue techniquement pour offrir une apparence esthétique.
Deuxièmement, elle s'expose à Lord Ewald afin de recevoir son assentiment. Si
Edison a orchestré la création technique de Hadaly, il sait que seul Lord Ewald peut
lui accorder le droit d'exister, étant l'image exclusive de son idéal.
A partir de cette confrontation, elle passe d'une représentation plastique à un
état spirituel. En la recevant, Lord Ewald se fait son véritable créateur en même
temps qu'il lui accorde son âme: " Elle semblait aspirer l'âme de son amant comme
pour s'en douer elle -même; ses lèvres entrouvertes, à demi pâmées, bougeaient, et
frémissaient, effleurant celles de son créateur en un baiser virginal." ( L'Eve future,
page 997) .
Par l'abandon de Lord Ewald à son être, Hadaly reçoit une identité sans
laquelle elle ne peut exister. Elle ne prend réellement vie que par sa reconnaissance.
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Aussi se détache -t-elle de Edison , concepteur seulement technique, et livre-t-elle
toute son intimité à Lord Ewald: " Ne lui parle pas de ce que je t'ai dit tout à l'heure:
c'est pour toi seul. " ( L'Eve future, page 1000) dit-elle à son amant, toute entière
livrée à lui et s'éloignant de son concepteur .
Hadaly est, dès le début, vouée à devenir un être. C'est dans cette perspective que
Edison lui avait donné un nom, bien avant que Lord Ewald ne soit instruit de son
existence. Elle est déjà cette " créature sublime " telle que la définit Sowana ( L'Eve
future, page 774) .
Son état primitif (technique) étant dépassé, le rôle de Edison est alors de
s'éloigner de Hadaly qui va combler à la fois son manque et celui de Lord Ewald. Ce
dernier va enfin connaître la véritable union qui lui faisait dire à propos de Alicia
Clary: " elle et moi nous existons, ensemble et séparés à la fois" ( L'Eve future,
page 807) . Hadaly figure cette union du corps et de la spiritualité. L'enfant quitte son
" père" , tel qu'elle le nomme au début du récit.
Hadaly cristallise la force de l'intériorité. Elle signifie l'échec du monde
sensible retranché dans les apparences: une autre réalité s'est fait jour. Aussi,
Mistress Anderson, devenue Sowana, victime du pouvoir des apparences de ce
monde, peut-elle se fondre dans ce corps et disparaître tout à fait de
"
l'horrible terre" ( L'Eve future, page 774) .
En état de semi-existence, Sowana attend elle aussi l'accomplissement de
Hadaly qui signifiera la fin de sa souffrance et lui permettra de s'incarner dans l'idéal.
A mesure que s'affine Hadaly, Sowana se fond de plus en plus en elle, en devenant
l'essence première de sa spiritualité. S'insinuer en Hadaly représente alors sa
revanche sur le monde. Elle aussi va participer de la victoire sur les apparences
vides qui ont brisé sa vie.
C'est elle enfin qui entoure Hadaly de ce mystère envoûtant qui aura raison
des réticences de Lord Ewald. Hadaly est un esprit qui demande une âme, Sowana
sera cette âme. Hadaly, par cette première union, s'achemine vers la spiritualisation
de son être: " elle est imbue de nos deux volontés s'unifiant en elle; c'est une dualité"
( L''Eve future, page 774).
Sowana débute ce processus qui fera de Hadaly la synthèse de volontés plurielles à
partir desquelles elle atteindra l'état de perfection. Sowana est l'âme première de
Hadaly.
Tout d'abord à l'état de machine, Hadaly , par le concours de volontés
désireuses de la voir aboutir à cet idéal qu'elle doit représenter, va conquérir
progressivement le sentiment de son existence et revêtir ainsi une profondeur
spirituelle. A l'issue de cette recherche, elle apparaîtra comme une réalisation qui
touche au sublime, ayant atteint ce degré d'élévation qui dépasse l'humanité même.
Mais en devenant définitivement Hadaly, elle révèle aussi une autre réalité qui se
défie de l'extériorité et qui prône l'intériorité. Elle est désormais un " être d'outreHumanité" qui " s'est suggéré en cette nouvelle oeuvre d'art où se centralise,
irrévocable, un mystère inimaginé jusqu'à nous. " ( l'Eve futu re, page 1012) .
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C/ Recomposer l'Eden:
La nostalgie du passé chez Edison se manifeste tout d'abord par ces
songeries auxquelles il s'adonne et qui le transportent dans les lieux aux temps
révolus où son idéal va se nourrir. Puis, sa rêverie semble atteindre l'absolu en se
représentant les épisodes clés de l'histoire biblique. Edison vient de réaliser un
cheminement jusqu'à l'origine spirituelle de l'homme. Revenir à la source, voilà donc
le rêve grandiose. Ici se pose tout le problème de la trace. Le présent n'a rien à
laisser d'assez pénétrant. A travers ses pensées, c'est l'échec même de la civilisation
présente que constate Edison. C'est l'idée essentielle du chapitre X du Livre I, "
photographies de l'histoire du monde" .
Plus loin, Edison ne peut plus contenir ce regret mêlé à un profond désir: " le
Tout-Puissant [...] - oui, penser que s'Il daignait nous laisser prendre la moindre, la
plus humble photographie de Lui, voire me permettre, à moi [...] de clicher une
simple épreuve phonographique de Sa vraie Voix [...] dès le lendemain il n'y aurait
plus un seul athée sur la Terre! " ( L'Eve future, pages 788, 789) . Et, selon l'idée que
la pensée de Dieu est fonction de chaque individu, Edison va se représenter
physiquement, grâce à la science, cette pensée. Edison confronte toute impossibilité
à sa résolution possible.
A travers la recomposition de l'Eden, c'est la force de l'imagination qui
s'affirme. Cet Eden va devenir le lieu même de la création. Edison y matérialise ses
rêves. Dans ce singulier sanctuaire émanent à la fois l'esthétique et la spiritualité du
savant. En effet, cet Eden est la représentation de l'intériorité de Edison, contenue
symboliquement dans la phrase suivante:
" c'était l'image du Ciel tel qu'il
apparaît, noir et sombre, au-delà de toute atmosphère planétaire. " ( L'Eve future,
page 869) . L'Eden de Edison est le lieu de la naissance originelle de la vie
artificielle.
Pénétrer dans l'Eden démarre le parcours initiatique de Lord Ewald qui
déterminera l'existence de Hadaly. On opère alors un mouvement du haut vers le
bas: le voyage est vertical. Ce cheminement illustre le passage du connu vers
l'inconnu. Dans ce laboratoire, Lord Ewald va se laisser envahir par le pouvoir de
suggestions des lieux. L'épisode du rossignol est pour Edison l'indice qu'il peut faire
illusion sur son ami doué de cette qualité perdue, la croyance: ( à propos du
rossignol) " Son beau chant et le fait que Lord Ewald croit qu'il vit, suffisent à produire
l'illusion complète de la vie. " ( Le silence éloquent, page 125) .
Une fois cette capacité de croire vérifiée, Edison va introduire Lord Ewald
dans le secret de sa création. Sûr désormais des dispositions d'âme de son ami,
Edison, après lui avoir dévoilé son paradis souterrain, va lui en révéler la fabrication,
montrant ainsi le pouvoir de l'artificiel, suivant son argumentation: " puisque la vie est
de plus en plus victime de l'artificiel, pourquoi ne pas tenter une vie totalement
artificielle ? " ( Le silence éloquent, page 123) .
La supériorité de l'artificiel sur le monde extérieur s' affirme dans la recomposition de
l' Eden. Edison présente son laboratoire comme l'introduction d'une autre réalité
possible. Il réalise le désir de voir la représentation physique de son idéal.
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S'il motive en même temps qu'il donne une image du pouvoir de création de
Edison, l'Eden qu'il s'est construit est un espace dissimulé au regard du monde. Il y a
une frontière infranchissable entre ces deux univers. Lord Ewald en prend
conscience lorsqu'il rejoint la surface: " Lord Ewald sentit qu'il remontait avec son
génial compagnon chez les vivants. " ( L'Eve future, page 953) .
L'espace du dessous figure l' intériorité de l'être. Y entrer signifie que l' on
quitte celui des apparences et que l' on accomplit un voyage vers soi. C'est ici que
Lord Ewald devra découvrir son véritable désir. Se pose alors le problème du choix
entre deux existences possibles: demeurer avec Alicia et se condamner à une
extériorité unique ou accepter l'idée de l'existence de Hadaly, libérer son intériorité et
alors se résoudre à abandonner définitivement l'extériorité.
Cet Eden est la demeure première de l'Andréide, comme le fut le paradis
biblique pour l'homme. C'est depuis ses profondeurs que Hadaly apparaît la
première fois à Lord Ewald: "Debout en ce dais, une sorte d'Etre, dont l'aspect
dégageait une impression d'inconnu apparaissait. " ( l'Eve future, page 828) . C'est
dans ce même Eden que Hadaly sera achevée. C'est le lieu où convergent les
volontés créatrices ( celles de Edison et de Lord Ewald) .
En recomposant l'Eden, Edison recrée un monde épuré des imperfections
humaines. Ce lieu abrite le règne de l'artificiel, avec Hadaly comme apogée de ce
règne. Aussi l'Eden de Edison ne subira-t-il pas les assauts du temps, l'artificiel ayant
été substitué à l'organique. Il devient alors la promesse d'une véritable éternité. Face
à l'instabilité du devenir humain, il se donne en un monde figé dans une perfection
inébranlable. Et, paradoxalement il est le lieu où se révèle la connaissance ( celle -là
même qui avait condamné Adam et Eve à quitter le paradis) .
Edison a créé un espace en deçà du mouvement du monde. Son paradis est
mu par une activité qui lui est propre. C'est le lieu du répit qui contraste avec le
désordre et la dissonance de l'extérieur. Il devient un havre de paix pour les êtres qui
ont subi la désillusion du monde. En habitant ces lieux, on se prépare à une
métamorphose de l'identité profonde: " Ici, je ne suis plus seulement moi-même. Ici,
j'oublie - et ne souffre plus. " ( L'Eve future, page 774) souligne Mistress Anderson
devenue, dans cet Eden, Sowana.
Mais l'Eden de Edison est aussi un lieu de ténèbres, de l'indicible au monde.
En y pénétrant, on découvre le vrai pouvoir de création de la science. Edison y fait
figure d'un magicien dont les prouesses visent à faire adhérer Lord Ewald aux
possibilités créatrices de la science. Ses démonstrations amènent une hésitation
entre l'émerveillement et l'effroi qui prend son origine dans cet Eden singulier et qui
se répercute sur l'ensemble du roman. " Nous saisissons là le sens profond de cette
oeuvre complexe, traversée d'ombres et d'éclairs, où constamment l'on hésite entre
le Ciel et l'Enfer. Chaque page soulève une inquiétude et révèle une insatisfaction.
Tout, à chaque instant, est remis en question" ( Villiers de l'Isle-Adam, l'homme et
l’œuvre, page 374) .
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3/ La femme, figure de l'idéal
Suivant la démarche de Villiers qui vise à montrer le caractère essentiel de
l'idéal, la femme devient l'illustration de cette pensée. Elle sera l'instrument de la
démonstration scientifique de Edison pour confronter l'infini de l'esprit à la réalité
extérieure.
A partir de visages féminins contradictoires, l'auteur va tenter de recréer le lien
entre le corps et l'esprit. Cette union fondamentale entre l'intériorité et l'extériorité
sera l'harmonisation parfaite à laquelle tend l'idéal. Ainsi, les portraits de femmes ne
cessent " d'osciller entre la sacralisation de la Femme et un mépris désespéré. " (
Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 192) .
Le rôle de la science consistera , à partir d'éléments épars, à redonner son
intégrité à la femme. Hadaly va donc résulter de cette union. Elle représentera cet
équilibre parfait là où Alicia figurait le déséquilibre: " Son être intime s'accusait
comme en contradiction avec sa forme. " ( L'Eve future, page 798) .
La science va se proposer de créer un corps qui reflète la beauté dans sa
perfection. La beauté, c'est l'identité première de la femme. Puis il y a l'identité
profonde, c'est-à-dire l'âme. L'âme, c'est l'assurance de se défier des seules
apparences et d'entendre la vraie voix de l'amour. Hadaly va cristalliser cet idéal en
incarnant parfaitement l'union du corps et de l'esprit. Elle va porter en elle la pureté
d'une renaissance et devenir l'aboutissement de la quête de l'idéal.
A/ Technique et beauté:
Hadaly se présente tout d'abord en état d'irréalité: " une sorte d'Etre, dont
l'aspect dégageait une impression d'inconnu apparaissait. " ( L'Eve future, page 828)
. Elle est un songe lié à un lieu, l'Eden de Edison. Elle a besoin, comme nous l'avons
déjà dit, d'une volonté qui lui offrira à la fois une apparence et une profondeur
définitives. Avec la venue de Lord Ewald, Hadaly va pouvoir s'incarner dans une
forme et revêtir de ce fait une identité charnelle.
L'Andréide, par l'intervention de la technique, va dérober l'image d'un être
vivant, Alicia Clary, afin de remplacer son statut premier de machine. Elle est encore
en état d'attente:
" Miss Hadaly n'est encore, extérieurement, qu'une entité
électromagnétique. C'est un être de limbes, une possibilité. "
( L'Eve future, page
830) . Lord Ewald va transformer cette situation première et placer Hadaly en état de
devenir. Dès lors qu'il en assumera l'existence possible, elle pourra recevoir cette
enveloppe essentielle à l'acquisition d'une spiritualité.
L' enveloppe plastique de Hadaly constitue la première étape de son devenir.
Elle est l'apparence dans laquelle viendra la profondeur afin d'en faire un être vivant .
Elle quitte alors cet état de semi-existence qu'elle avait dans le laboratoire de Edison.
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Mais surtout, en recevant une image physique, elle est libérée de son identité de
machine. Elle est enveloppée d'une esthétique humanisante.
En prenant les traits véritablement d'un être vivant, Hadaly peut faire illusion
sur le monde, aux yeux de Lord Ewald lorsqu'elle se substitue à Alicia. Pour que
s'accomplisse cette substitution, la copie doit être une reproduction esthétique
parfaitement fidèle au modèle original. A partir de là, Hadaly doit amener Lord Ewald
à effacer de son esprit Alicia Clary: " Je vais lui ravir sa propre présence" ( L'Eve
future, page 835) annonce Edison.
En reproduisant avec la plus grande exactitude la beauté organique, la
technique révèle l'étendue des possibilités qu'elle offre. Son pouvoir s' en trouve
déplacé car elle sert désormais l'esthétique, c'est-à-dire ce " Grand -Oeuvre" désigné
en tant que tel par Edison. Par la naissance de Hadaly en tant qu'objet possible de
contemplation esthétique la technique se mue définitivement en activité artistique: "
Ainsi Edison le rêveur représente la science transformée par une nouvelle
interprétation. L'artiste "traduit en savant" réalise la convergence de l'art et de la
science dans la création physique d'une forme perturbatrice. " ( Le silence éloquent,
page 105 ) .
Mais par son inventivité, la technique va dépasser la valeur esthétique de
l’œuvre d'art. A l'instar de son modèle originel, la Vénus Victrix, Hadaly possèdera la
perfection des traits de la statue antique, en outre elle sera douée de vie. Hadaly
semble être une synthèse de la statue et de l'être vivant . Ceci peut amener à penser
que l'attirance première de Lord Ewald pour Alicia venait de sa ressemblance avec la
statue et non de sa personne elle-même. En ce sens, Hadaly ne décevra pas Lord
Ewald car elle se donne ouvertement comme une reproduction.
Dans le processus de création esthétique, la technique va offrir à Hadaly un
présent mythique que chaque femme convoite en secret. En effet, elle bénéficiera
d'une plastique sur laquelle le temps n'aura pas d'emprise. Elle va garder
éternellement son apparence première. La beauté étant l'atout majeur de la femme,
Edison se propose de le laisser définitivement à Hadaly plaçant cette dernière dans
un état de perfection constante. Elle va faire perdurer l'instant, et par conséquent
rendre éternelle l'impression amoureuse de la première rencontre. Hadaly sera
préservée du changement.
Edison va concevoir techniquement la beauté de Hadaly là où Lord Ewald se
chargera de lui insuffler une âme. Cependant, comme cet idéal physique que va
incarner Hadaly est fonction du désir de Lord Ewald, il va assister aux différentes
étapes de construction de l'Andréide. Et, à mesure que va se former l'être idéal, Lord
Ewald va progressivement intégrer ce corps en lui.
De ce point de vue, l'opération de fabrication est primordiale car elle oblige
Lord Ewald à être acteur de la conception technique de Hadaly. Edison va se livrer
alors à une autopsie de l'Andréide afin de livrer ses secrets. En violant ainsi l'intégrité
de Hadaly devant son ami, Edison montre que le travail d'illusion et d'appropriation
de la machine en tant qu'être animé d'une vie n'appartient qu'à lui seul. Cette étape
participe de l'initiation de Lord Ewald.
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Lord Ewald est amené à reconnaître l'identité unique de Hadaly qui ne saurait
être la stricte reproduction de Alicia. L'Andréide porte en elle la promesse d'une autre
réalité. L'issue est de la révéler comme autre chose qu'un simple remède, mais tel
que l'avènement d'une autre forme d'existence. Le découpage de son corps est par
bien des aspects celui d'un être vivant qui a sa propre unité corporelle. Stéphane
Mallarmé pose aussi la question de savoir " si Hadaly, cette artificielle amante ne
charme pas, davantage non, mais autrement, qu'une issue, au degré simple de la
vie. " ( Villiers de l'Isle-Adam, page 62) .
La ressemblance de Hadaly avec un être organique n'est qu'esthétique. Il lui
faut se révéler au-delà d'une simple copie. Le Livre VI représentera cette lutte
simultanée de Lord Ewald et de Hadaly pour que tous deux se rejoignent dans cette
réalité possible à laquelle l'Andréide l'invite. A l'issue de ce combat, la forme
esthétique de Hadaly sera complétée d'une profondeur qui l'éloignera définitivement
de son modèle. La forme creuse de l'Andréide sera comblée par une identité
singulière qui l'établira en tant qu'être unique: " Un être d'outre-Humanité s'est
suggéré en cette nouvelle oeuvre d'art où se centralise, irrévocable, un mystère
inimaginé jusqu'à nous. " (L'Eve future, page 1012) .
B/ La question de l'âme:
La question de l'âme chez la femme est à l'origine de la représentation
physique de l'idéal. Elle devient objet de dualité, entre vide et profondeur, depuis
lequel doit s'élever la femme dont l'âme est douée d'une sensibilité capable d'aller
au-delà de l'extériorité du monde sensible pour se découvrir sa propre intériorité. Le
superficiel est désigné comme le fléau, voilant l'essentiel : " inattentives non pas au
sens apparent, mais à la qualité, révélatrice et profonde, au véritable sens enfin, de
chaque parole" ( L'Inconnue, Contes Cruels, page 718) .
La recherche de l'idéal va se réaliser autour de cette idée de pouvoir doter un
être de l'âme désirée. Alicia est un corps habité par un vide immuable; il appartient
donc à Edison d'offrir à son ami un être dont le vide, lui, pourra être comblé: " Lord
Ewald n'aime qu'une forme vidée d'âme. Edison fournit à Lord Ewald l'occasion de
remplir cette forme vide de l'âme qui lui convient, issue directement de son
imagination" ( Le silence éloquent, page 131) .
Alicia est liée aux considérations terrestres, son attitude est calculée en
fonction du monde matériel. Elle n'a que le regard de l'apparence qui s'oppose à
toute manifestation symbolique. Car se reconnaître une âme c'est se tourner du côté
de l'immatériel. Hadaly, objet matériel par définition, puisque machine de son état,
va détourner son identité première et la dépasser. Elle a, par la profondeur qui s'est
installée dan son corps, transcendé son origine artificielle: " Ainsi celle que victima
l'Artificiel a donc racheté l'Artificiel ! " ( l'Eve future, page 1013) .
Lord Ewald est un être contemplatif là où Alicia est emportée par le
mouvement du monde. L'un fixe la valeur symbolique des instants tandis que l'autre
se contente de la surface des choses. Aussi l'idéalité de Alicia ne s'exprime-t-elle que
dans le vide: " lorsque Alicia cessait de parler, son visage ne recevant plus l'ombre
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que projetaient sur lui ses plates et déshonnêtes paroles, son marbre, resté divin,
démentait le langage évanoui. " ( L'Eve future, page 804) . Dès lors qu'elle fige son
image, suggérant ainsi son modèle antique, Alicia redevient aussitôt l'objet de
contemplation qui exerce sa fascination. C'est dans le silence qu'elle aborde une
certaine idéalité.
Le silence introduit le sujet à la contemplation. Il l'invite à saisir la valeur
profonde du monde et devient un moyen de se prévaloir de sa dissonance. Avec le
silence c'est le mouvement de l'âme qui se manifeste. On est dans l'intériorité. Par le
silence, les sens et les âmes se libèrent et s'expriment dans une conscience du
sublime. La surdité de L'Inconnue l'ouvre à cette perception profonde: " Elle a rendu
mon âme sensible aux vibrations des choses dont les êtres de mon sexe ne
connaissent, à l'ordinaire, que la parodie. Leurs oreilles sont murées à ces
merveilleux échos, à ces prolongements sublimes." ( Contes Cruels, L'Inconnue,
page 717) .
L'idéal absolu se situera dans la jonction de l'âme et du corps. Tous deux se
fondent pour devenir un tout. La question du tout est centrale car elle participe de
l'harmonie de l'être. L'issue sera de débarrasser le corps sacré de Alicia de son âme
profane: " Et si, dans cette oeuvre, vous délivrez, pour moi, la forme sacrée de ce
corps de la maladie de cette âme, je jure, à mon tour, d'essayer, au souffle d'une
espérance qui m'est encore inconnue, - de compléter cette ombre rédemptrice. "
( L'Eve future, page 968) . Ceci représente la finalité de la quête de Lord Ewald:
marier la perfection extérieure à la perfection intérieure.
Cette question de l'âme reflète tout un combat contre les apparences
trompeuses, parfois même fatales ( voir le devenir tragique de Anderson).
Lord Ewald, tout comme le protagoniste de L'Inconnue, Félicien, recherche la valeur
symbolique des choses. L'âme chez lui est essentielle puisqu'elle est la manifestation
d'un infini que le monde sensible dissimule et rejette. Il lui faut donc trouver dans la
femme un semblable capable de sonder les profondeurs. L'âme invite à s'approprier
et à reconnaître l'amour dans toute sa vérité.
La femme de L'Inconnue n'a-t-elle pas décelé en Félicien cet être
contemplatif? " Je vous ai répondu, parce qu'il m'a semblé voir luire sur votre front ce
signe inconnu qui annonce ceux dont la pensée, loin d'être obscurcie, dominée et
bâillonnée par leurs passions, grandit et divinise toutes les émotions de la vie et
dégage l'idéal contenu dans toutes les sensations qu'ils éprouvent. " ( Contes
Cruels, L'Inconnue, page 717) .
L'âme, c'est la reconnaissance de sa singularité.
Insuffler à la beauté la profondeur d'une âme, c'est atteindre au sublime.
Hadaly, en devenant un être animé de vie, devient l'expression même du sublime.
Elle possède un équilibre parfait entre son corps et son âme. Elle est devenue cette
"Humanité idéale" . Elle est la concrétisation du pouvoir suggestif de l'âme. Chacun a
investi de son intériorité dans le corps de l' Andréide, depuis Sowana jusqu'à Lord
Ewald.
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Par ces portraits de femmes qui se confrontent, Villiers réaffirme sa croyance
en la supériorité de l'esprit sur le monde sensible. Hadaly et l'inconnue illustrent ce
combat. Avec la question de l'âme chez la femme, l'idéalité est figurée par la beauté.
Il s'agit de représenter le corps féminin comme le reflet de l'âme qui l'habite, et
d'atteindre l'harmonie parfaite: " vous avez ciselé, affiné, spiritualisé la matière au
point d'en faire sortir une femme séduisante, supérieure, sur plus d'un point, à la
vraie humanité." ( Correspondance générale, page 127, tome II)
C/ Hadaly ou la pureté retrouvée:
Hadaly possède la pureté originelle en tant que création première. Elle est un
accomplissement sans précédent qui ne connaît pas de semblable. Du fait de son
origine artificielle, elle ne s'inscrit pas dans la continuité du devenir humain. Elle
n'est pas mue par une temporalité organique. Mais elle incarne surtout l'issue
possible à la déchéance d'un monde.
Avec Hadaly, il s'agit de retrouver l'unité perdue entre l'âme et le corps. La
disparité de ces deux éléments est cause du déclin du monde . Cette perte de l'unité
entraîne celle de l'idéal. L'unité reflète l'harmonie . En s'appropriant cette harmonie,
Hadaly opère un retour aux origines. " C'est dans le contexte d'une nature déchue
que nous devons considérer la création de Hadaly. Le monde qui l'entoure marque
lui aussi la séparation de l'homme et de l'idéal. " (Le silence éloquent, page 113) .
La pureté de Hadaly se confronte à la défaillance du monde déchu. Elle
signifie l'échec du monde qui se voit transcendé par l'artificiel. La nature ne peut plus
réparer ce qui s'est brisé; aussi l'artificiel se propose-t-il de recréer cette intégrité
perdue. Le monde va devenir ce modèle imparfait et vide, révélé par Edison à travers
Hadaly. L'artificiel engendre l'être pur que ne peut produire le monde:" je viens offrir
aux humains [...] de préférer désormais à la mensongère, médiocre et toujours
changeante Réalité, une positive, prestigieuse et toujours fidèle Illusion. " ( L'Eve
future, page 952) .
De par le caractère immuable de son enveloppe corporelle, Hadaly
représentera physiquement la pureté inchangeante. Sa beauté ne subira pas la
flétrissure du temps. Elle est l'image de l'éternelle jeunesse. Elle va demeurer,
comme l'explique Edison, identique à elle-même: " Ne doit-elle pas s'incarner à
jamais en la seule forme où vous concevez l'Amour ? et matière pour matière,
puisque nous venons de nous rappeler que la chair, n'étant jamais la même, n'existe,
à peu près, qu'en imaginaire, chair pour chair, celle de la Science est plus...
sérieuse... que l'autre. " ( L'Eve future, page 840) . Cette pureté appelle Lord Ewald à
oublier sa propre flétrissure car il aura en face de lui un miroir ( Hadaly) qui lui
évoquera toujours l'instant premier de la rencontre.
L'invariabilité de la chair renvoie à la beauté dans tout ce qu'elle a d'immuable. Cette
beauté sera le reflet de l'instant premier, point culminant de l'illusion sur la réalité. Cet
état de perfection mythique fait de la science la Fontaine de Jouvence moderne.
Le combat mené par Edison contre la chute du monde est aussi un combat
contre la déchéance du corps physique. Cette pureté esthétique, révélée au regard
une première fois et répétée ensuite à travers l'exercice de l'esprit ( le souvenir)
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devient une réalité constante: " la science doit venir à l'aide de la matière variable et
de la chair défaillante. Le corps et la peau, rendus parfaits ne vieillissent pas: ainsi le
physique humain peut enfin se préserver dans son état le plus suggestif. " ( Le
silence éloquent, page 72).
Hadaly naît de l'union des volontés complémentaires et non de l'instinct. A
partir de la matière spiritualisée, elle constitue une renaissance qui signifie
l'avènement du règne artificiel encore inconnu à l'homme: " Je vous offre, moi, de
tenter l'Artificiel et ses incantations nouvelles!... " ( L'Eve future, page 845). Hadaly
symbolise un commencement.
Mais pour garder cette pureté, Hadaly doit se préserver du monde. En se
confrontant à celui-ci, elle perdrait ce pouvoir de suggestion qui l'habite. Seul l'être
élu, Lord Ewald, ayant assimilé l'illusion qu'incarne Hadaly, peut la posséder. Lord
Ewald sait que la pureté de Hadaly dépend de son adhésion à l'enchantement qu'elle
produit sur lui: " mon cher Edison, dit Lord Ewald, je crois que Hadaly est un très
véritable fantôme, et je ne tiens plus à me rendre compte du mystère qui l'anime.
J'oublierai même, je l'espère, le peu que vous m'en avez appris." ( L'Eve future, page
1000) .
Elle est un être " d'outre-Humanité" qui demande une initiation pour être
reconnue. Elle n'a de vie qu'au regard de Lord Ewald: " Ami, dit-elle en croisant les
mains, tu éveilleras la dormeuse après la traversée: - d'ici là nous nous reverrons...
dans les mondes du sommeil!... " ( L'Eve future, page 1001) . Exposer Hadaly au
monde reviendrait à la condamner à garder son identité machine, c'est-à-dire à la
réduire à son apparence. Le monde moderne ne reconnaît pas cette idée: " la
machine, humaine ou fabriquée, ne vit qu'en transcendant les matériaux qui l'ont
formée. La théorie d'Edison rêveur se voit révélée en ces paroles, car qu'est-ce que
Hadaly sinon un moyen physique de dépasser le physique ? Le secret de ce pouvoir
scientifique naît de sa capacité formatrice comme nous l'avons déjà indiqué; " ( Le
silence éloquent, page 118) .
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II / Progrès et occultisme
Concrétiser l'idéal, nous l'avons vu, implique une part d'inexpliqué. Hadaly
porte en elle ce "mystère inimaginé" qui l'écarte définitivement d'une rationalisation
de son être. Le réel est confronté à un au-delà de sa perception. Edison manie une
science qui dépasse le sens commun. Son pouvoir de création évoque des forces
mystérieuses propices à la naissance d'êtres " d'outre-Humanité" .
Le progrès ne peut advenir qu'avec cette conscience d'être soumis à des
forces hors de son contrôle. C'est de la fragilité même de l'homme dont il est
question. Il s'agit de briser les certitudes rationalistes face à des manifestations
occultes. Le savant est appelé à reconnaître cette autre réalité qui pose la question
du devenir de l'homme dont l'existence terrestre ne saurait être une finalité.
Ainsi, l'occultisme est l'expression du " goût du mystère qui caractérise la réaction
idéaliste contre le matérialisme et le rationalisme des Naturalistes" ( Villiers de l'IsleAdam et le mouvement symboliste, page 185) et autres défenseurs du réel toutpuissant.
L'occultisme demande de repousser ces frontières matérialistes, boucliers
dressés contre une perception autre du monde: "cette aptitude spirituelle qui postule
la recherche de la connaissance secrète et se refuse à l'exposé systématique"
( Dictionnaire des littératures, définition de l'occultisme) . Il faut donc révéler cet
esprit occulte que Villiers croit présent en chacun. Et, par certains de ses
personnages, il vise à faire disparaître une incompatibilité qui voudrait le progrès
exempt de toute sensibilité occulte.
La valeur occulte du progrès l'invite à regarder du côté de ce qui n'est pas
donné à voir, à reconnaître les manifestations occultes contenues à la fois dans
l'intériorité des individus ( Césaire Lenoir) et l'extériorité ( Claire Lenoir) . Dans cette
perspective, se représenter la mort, repousser les limites jusqu'à la frontière ultime,
sont des enjeux nouveaux pour le progrès qui authentifieront la réalité objective de
l'occultisme. C'est le moyen, par une démonstration scientifique, donc irréfutable, de
prouver son existence.
Cependant, le savant, à vouloir observer l'au-delà et recréer la vie, perce les secrets
de Dieu et s'arroge un rôle qui n'est pas le sien.
Dans cette seconde partie nous étudierons tout d'abord le problème du "Voir".
Il s'agira d'observer comment le regard détermine la perception occulte. Nous
montrerons que la croyance et la pensée sont autant de moyens de reconnaître
l'occultisme comme une réalité qui s'oppose à l'instinct, incarné par le matérialisme.
Puis, nous confronterons Dieu et la Science afin d'expliquer en quoi le progrès,
cherchant à découvrir les secrets de la Création et de l'au-delà, défie l'autorité divine
et accomplit une oeuvre sacrilège.
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1/ Le "Voir"
Avec le "voir" intervient de nouveau la confrontation entre apparence et
profondeur. On distingue en effet deux manières de voir. Et, reprenant ces chapitres
de l'Eve future, la première ferait intervenir " Les yeux physiques" et la seconde, "Les
yeux de l'esprit" . La question se pose de savoir si ce que donne à voir le monde
sensible est une finalité en soi, ou bien une vérité partielle derrière laquelle se
dissimule l'espace occulte.
Pour Villiers, l'évidence est là: le "voir" physique constitue une limite qui voile
le regard. Au-delà de cette limite, c'est l'infini qui se manifeste. L'esprit ne peut se
satisfaire de ce "voir" primitif car il
" appréhende la finitude elle -même comme
étant sa négation et atteint ainsi l'infini. " ( L''Idée du Beau, page 142) . Ainsi, suivant
le précepte hégélien, Villiers va conduire, à l'aide du progrès, l'esprit sur les chemins
de la réalité occulte pour rendre irréfutable son existence.
Le progrès, instrument de réfutation quant à toute existence occulte pour
Bonhomet, se retournera contre son utilisateur pour lui révéler, telle une vision
incompréhensible, cette vérité absolue. Mais celui qui n'est pas préparé à accueillir la
manifestation occulte ne peut en retirer qu'une impression désordonnée( Bonhomet).
Le "voir" occulte invoque une recherche de sa propre intériorité.
La science de Edison s'enfonce dans l'univers occulte au point qu'elle finit par
le dépasser en raison de son caractère infini, insaisissable. Hadaly lui échappe,
explique-t-il à Lord Ewald: " je ne vous ai donné d'explications, plus ou moins
concluantes, elles-mêmes, que touchant quelques premières énigmes physiques de
Hadaly; je vous ai prévenu que, tout à coup, des phénomènes d'un ordre supérieur
se présenteraient en elle, et que c'était là, seulement, qu'elle devenait
EXTRAORDINAIRE! Or, parmi ces phénomènes, il en est un dont je ne puis que
constater les surprenantes manifestations sans pouvoir me rendre compte de ce qui
les produit. " ( L'Eve future, page 943) .
Il est une limite que le vivant ne saurait franchir, du fait de son appartenance
physique au monde sensible. Le progrès, s'il a repoussé la frontière entre les deux
mondes, ne peut prétendre pénétrer l'au-delà; il n'a pu qu'authentifier son existence.
A cette question du comte d'Athol, " Quelle est la route pour parvenir jusqu'à toi ? " (
Contes cruels, Véra, page 561), la clef d'un tombeau lui indique le chemin de la mort,
c'est-à-dire la séparation définitive de l'esprit de son enveloppe physique.
Nous traiterons le "voir" tout d'abord depuis le mystère, insistant sur le travail
initiatique à accomplir pour admettre la réalité occulte et reconnaître l'insuffisance
des seuls sens humains. Nous évoquerons ensuite le mouvement de dévoilement et
de dissimulation qui intervient dans les manifestations occultes. Puis, il sera question
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de l’œil, véritable capteur de l'occulte. Dans ces sous-parties, nous soulignerons
l'importance du progrès comme moyen de lier le "voir" physique à celui de l'esprit,
rendant ainsi évidente l'existence d'une réalité autre que matérielle: " Si la Science
[...] se révèle tout à fait inadéquate pour amener l'homme au-delà du seuil de
l'occulte, elle finit en contrepartie par prouver, grâce à ses méthodes et à ses
démarches, l'existence de ce domaine- l'Imaginaire- qu'elle prétendait d'abord
repousser."(Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'IsleAdam, page 120) .
A/ Le mystère:
Pour Villiers, le mystère est l'expression d'une frontière entre le sensible et
l'occulte, le fini et l'infini. Il révèle la fragilité du "voir" rationaliste, dont la perception
primitive ne l'invite à reconnaître que l'apparence en chaque chose. Césaire Lenoir
signifie à Bonhomet l'erreur dans laquelle il se trouve en adoptant ce système de
pensée: " vous savez bien que l'Homme est condamné, par la dérisoire insuffisance
de ses organes, à une erreur perpétuelle. Le premier microscope venu suffit pour
nous prouver que nos sens nous trompent et que nous ne pouvons pas voir les
choses telles qu'elles sont. " ( Tribulat Bonhomet, page 175) .
La réalité occulte, qui n'est donc pas mesurable du point de vue rationnel,
lequel n'admet que l'apparente manifestation du monde, se laissera cependant
entrevoir, partiellement, par la science, qui va aider à pallier en quelque sorte le
handicap de l'homme: " Et si nous songeons tout l'indéfini des occultes réalités que
recèlera ce liquide globule, encore, nous comprendrons que la puissance même de
notre instrument, sorte de béquille visuelle, est insignifiante: la différence entre ce
qu'il nous découvre et ce que nous voyons sans son secours, par rapport à tout ce
qu'il peut nous montrer, étant, à peu près, inappréciable." ( l'Eve future, page 839) .
Mais la science, se heurtant elle-même à une limite, atteste, par une démonstration
expérimentale, l'infinitude de l'occultisme.
On n'appréhende donc plus une réalité contrôlable. Le progrès doit désormais
avoir une perspective occulte s'il veut se représenter, ne serait-ce que
parcellairement, le mystère. Car ce dernier n'est évocateur que pour celui qui ne
reconnaît pas le sensible comme une fin en soi. Dans le cas contraire, la
confrontation à l'occultisme dépossède le sujet de ses repères et le laisse dans un
vide qu'il ne peut plus combler, s'agissant d'un " horizon [...] sans bornes" , où il se
trouvera en état de total déséquilibre. Bonhomet, devant l'image surnaturelle qui se lit
dans les yeux de Claire Lenoir morte, perd l'intégrité de son moi: " Chancelant, les
bras étendus, tremblotant comme un enfant, je reculai.
Ma raison s'enfuyait: de hideuses, de confuses conjectures affolaient mon
hébétement. Je n'étais plus qu'un vivant chaos d'angoisses. "
(Tribulat Bonhomet,
page 220).Cet "hébétement" c'est l'incompréhension face à un phénomène
inconcevable pour un esprit emprisonné dans la matérialité des choses.
S'il n'admet pas cette intériorité profonde, le sujet ne peut penser l'occultisme.
Bonhomet a besoin de limites. La manifestation occulte, expression de l'illimité, lui
signifie paradoxalement les siennes, ce que, dans un premier mouvement il cherche
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à nier:
" Tout ce qui n'est pas tangible, mais dont il ne peut pas effectivement
nier l'existence, lui fait peur. Il est contraint d'appeler vide l'âme de Césaire Lenoir
pour éviter la constatation qu'une intériorité existe qui, comme un abîme, n'a pas de
limite physique. " ( Le silence éloquent, page 32) .
Le mystère rompt donc avec " la réalité évidente" que brandit Bonhomet. La
réalité n'est donc pas établie dans la mesure où les éléments qui la composent sont
appelés à subir des mutations. Villiers souligne ainsi l'instabilité profonde de la réalité
définie par le matérialisme. L'apparente limpidité du sensible s'effondre dans
l'incertitude. Derrière Césaire Lenoir se profile l'idéologie villiérienne . Il est
l'instrument de sa démonstration: " Je n'ai qu'à jeter cette bûche dans le feu, pour
l'effacer: voilà votre BÛCHE disparue, devenue autre qu'elle-même. - Qu'est-ce
qu'une réalité pareille, qui s'efface, qui est et n'est pas à la fois? qui dépend du
hasard extérieur? Peut-on bien appeler cela " réalité" ?... Allons! - C'est du Devenir,
c'est du Possible, - ce n'est pas du réel; car cela peut être aussi bien que ne pas
être. " ( Tribulat Bonhomet, page 180) .
La transparence du monde sensible n'est plus qu'un leurre. Le mystè re l'habite.
Selon Césaire Lenoir, le mystère est contenu dans l'intériorité de l'être. C'est
celui de l'esprit. Et c'est par l'union de la pensée que Césaire Lenoir entend le
révéler. C'est là que réside le progrès pour l'homme, résoudre son propre mystère.
Suivant l'idée que la Création divine est le grand Mystère, et que l'homme en est le
fruit, il est donc clair qu'il porte en lui le Mystère. De ce fait, pouvoir se le représenter
l'amènera à découvrir son identité profonde et l'acheminera vers un mieux être dans
son évolution spirituelle: " Où voyez-vous des "bornes" dans l'Esprit? dit Lenoir. Je
suis prêt à prouver que l'entendement de l'Homme, s'analysant lui-même, doit
découvrir, en et par lui seul, la stricte nécessité de sa raison d'être, la LOI qui fait
apparaître les choses et le principe de toute réalité. " (Tribulat Bonhomet, page 176) .
Au mystère de la pensée, prôné par Césaire Lenoir, lui correspond son
corollaire, celui de la croyance en Dieu qu'incarne sa femme Claire. Le mystère
prend deux sens différents. Bien que d'accord pour défendre l'idée hégélienne de la
supériorité de l'esprit sur la matière, ils aboutissent à deux conclusions qui divergent:
" En effet, si dans leurs argumentations, les époux continuent à partager l'idée de la
suprématie de l'esprit sur la matière, ils aboutissent ici à des conclusions
diamétralement opposées: Césaire est convaincu que la raison peut percer le
mystère de l'univers et que la notion de progrès est indispensable au développement
spirituel de l'ho mme; Claire tient à préciser l'écart qui la sépare désormais de
manière définitive de son mari: " quand j'ai dit, tout à l'heure, que "L'Esprit de
l'Homme était sans limites" , je sous-entendais, vous le savez, - " s'il est éclairé par
l'humble et divine Révélation-chrétienne" ( Page 187 de l'édition de La Pléiade) . " (
Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'Isle-Adam, page 99)
.
La divergence entre les deux époux tient à ce que l'un entend l'esprit comme
la finalité pour éclaircir un mystère intérieur là où l'autre y voit un moyen d'accueillir
celui de Dieu. Pour Césaire Lenoir, le mystère est lié au monde, l'au-delà étant
marqué par l'incertitude
( et permet le doute) : " Bien entendu, je ne parle qu'au
point de vue de ce monde, sous toutes réserves, ( s'il en est un autre) de ce que mes
sens ne me révèlent pas. " ( Tribulat Bonhomet, page 176) . C'est l'esprit agnostique
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face à l'esprit chrétien qui s'opposent dans leur finalité. Claire Lenoir croit en la
présence d'une extériorité au sein même de l'intériorité de l'être: " Et, quand je pense
la notion de Dieu, quand mon esprit réfléchit cette notion, j'en pénètre réellement
l'essence, selon ma pensée; je participe, enfin, de la nature même de Dieu, selon le
degré qu'il révèle de sa notion en moi, Dieu étant l'être même et l'idéal de toutes
pensées. " (Tribulat Bonhomet, page 189) .
La conscience occulte, qui ,dans tous les cas, émane de la pensée, est
essentielle pour reconnaître le mystère. Il s'agit de donner à voir l'au-delà des
apparences: " Car ce qui guidait Villiers dans toutes ses incursions en pays
occultiste, c'est la conviction de l'importance suprême de tout ce qui est mystérieux
et inexplicable dans la vie. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste,
page 216) .
La vue de l'homme étant incapable de percer la limite qui sépare l'au-delà du
physique, c'est la science qui va se faire une sorte de témoin objectif des
manifestations du mystère. Le progrès est là, donner à voir ce que seule la pensée
pouvait se figurer. Edison sait ce pouvoir de la science. Elle tend à parfaire le regard
physique de l'homme: " nous ne voyons des choses que ce que leur suggèrent nos
seuls yeux; nous ne les concevons que d'après ce qu'elles nous laissent entrevoir de
leurs entités mystérieuses; nous n'en possédons que ce que nous pouvons éprouver,
chacun selon sa nature. " (L'Eve future, page 839,840) .
La perception du mystère sera donc élargie, apportant de nouvelles
perspectives interprétatives quant à sa réalité. La science induit une prise de contact
plus directe. L'homme peut passer outre ses limites organiques grâce à la science
qui se fait voyante. Celle qui est déjà parvenue à révéler l'en dedans de l'homme en
concrétisant son idéal, va lui rapporter des images de l'Au-delà. Et même si ces
images ne permettent une véritable introduction dans l'au-delà, elles mettent en
avant le pouvoir de la volonté marié aux instruments du progrès: " mais cet univers
est, en compensation, un instrument qui nous donne des "vues" divinatrices sur l'Audelà, surtout quand nous mettons en jeu nos pouvoirs créateurs [...] Ainsi la science
devient l'outil le plus efficace qui se soit trouvé jusqu'ici entre les mains de la volonté
humaine pour ouvrir des "fenêtres" sur l'Au-delà. " ( Le silence éloquent, page 100) .
Avec l'expérimentation de Bonhomet, la preuve sera faite de la supériorité du
"voir" occulte sur celui de l'apparence. Si ce personnage incrédule et définitif dans
ses convictions matérialistes a constaté l'existence du surnaturel, c'est donc que ce
dernier existe. La science aide à sonder en partie cette autre réalité qu'est le
mystère mais aussi à confondre le matérialisme de Bonhomet. L'existence reconnue
du mystère signifie la mort du sensible en tant que finalité. Cependant, si la limite est
repoussée, elle n'en est pas moins présente, et l'homme ne peut prétendre explorer
l'Au-delà dont il ne recevra que des signes: " Et la Mort commença, voilant
l'Impénétrable, à rouler ses ombres profondes sur ces Yeux."
( Tribulat
Bonhomet, page 221) . Une frontière infranchissable se dresse entre le monde
sensible et l'Au-delà.
Villiers voudrait voir dans le progrès un instrument capable de développer une
conscience à la fois du mystère de l'intériorité et de l'extériorité: " Si la science (
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personnifiée ici sous les traits d'une mégère " aux yeux clairs" ) se révèle tout à fait
inadéquate pour amener l'homme au-delà du seuil de l'occulte, elle finit en
contrepartie par prouver, grâce à ses méthodes et à ses démarches, l'existence de
ce domaine- l'Imaginaire- qu'elle prétendait d'abord repousser. Il en ressort que,
quand bien même la méthode expérimentale permettrait à l'homme de science
d'accéder à la sphère de l'occulte, le mystère de la transcendance resterait en tout
cas hors de sa portée. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de
Villiers de l'Isle-Adam, page 120).
B/Entre dévoilement et dissimulation:
Villiers aimerait voir disparaître la frontière qui existe entre le monde du visible
et de l'invisible. A partir d'une antinomie moderne, il est donc question de réaliser une
union disparue avec l'avènement du réel tout-puissant. Et c'est par la conscience
occulte d'un en-dedans et d'un au-delà qu'adviendra ce rêve: " Villiers trouvait ou
croyait trouver avec une certaine idée du pouvoir de la Foi et de la Volonté unies sur
les trésors et le destin, une affirmation de la fraternité entre le monde visible et le
monde invisible" ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 45) .
La volonté occulte motive la pénétration de l'invisible dans le visible. C'est la
disposition du sujet qui lui donne à voir. Véra, bien que morte, revit par le désir
même de son mari: " Grâce à la profonde et toute-puissante volonté de M. d'Athol,
qui, à force d'amour, forgeait la vie et la présence de sa femme dans l'hôtel solitaire,
cette existence avait fini par devenir d'un charme sombre et persuadeur." ( Contes
cruels, Véra, page 558) . Le comportement singulier du comte d'Athol, du fait de sa
volonté occulte, ouvre sur le possible et efface l'idée d'invraisemblance. L'invisible se
dévoile à qui lui donne droit d'exister par sa reconnaissance.
Sans ce pouvoir suggestif de l'esprit, toute manifestation occulte devient une
impression dénuée de sens. Le phénomène occulte n'est évocateur qu'à partir d'une
intériorité. Bonhomet constate la vision contenue dans les yeux morts de Claire
Lenoir mais ne peut l'assimiler dans son esprit limité aux manifestations matérielles.
La réaction de Bonhomet est instinctive, sa raison n'étant pas préparée à concevoir
toute interprétation occulte: " Alors,- oh! l'effroi de ma vie! oh! vision qui a changé
pour moi le monde en sépulcre, qui a installé la Folie dans mon âme! " ( Tribulat
Bonhomet, page 219) .
Pour Bonhomet, l'apparition occulte jette un voile sur son entendement. La
signification profonde de l'occultisme lui est dissimulée. Il n'en saisit qu'une
impression anarchique. Il balise le monde de frontières où l'infini n'a pas sa place.
Pour lui, le concevable est fonction du représentable. Aussi l'idée d'infini ne sauraitelle participer d'un monde régi par des lois strictes qui sont autant de frontières
implicites à l'occultisme. Ce qui n'est pas mesurable ne peut être inclus dans le
mouvement du monde: " je veux bien croire qu'un Dieu a créé le monde, mais le
moyen d'admettre qu'il s'en occupe, jusqu'à nous "révéler" ses voies par
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l'intermédiaire de tel ou tel, - alors, surtout, que rien ne le prouve d'une façon
péremptoire?" ( Tribulat Bonhomet, page 188) .
Plus loin, sa réfutation de l'invisible est définitive: " Ma chère madame Lenoir,
repris-je, je crois que vous vous faites une trop grande idée de Dieu. Il n'est qu'infini,
que nécessaire, qu'inconcevable, - qu'étonnant!" (Tribulat Bonhomet, page 189) . Le
"voir" de Bonhomet s'arrête à l'apparent car son esprit est la négation même de toute
volonté occulte.
Le dévoilement de l'invisible demande tout d'abord une recherche dans sa
propre intériorité. Il s'agit d'une volonté de révéler sa personnalité occulte.
L'introduction de Lord Ewald dans le secret de Hadaly se fera graduellement. La
volonté occulte de Lord Ewald va dévoiler progressivement l'indenté primitive de
Hadaly (machine) pour découvrir celle d'un être possible: " Malgré les paroles
formelles de son interlocuteur, il lui avait été impossible d'admettre que l'Être qui lui
avait donné, à ce point, l'illusion d'une vivante incluse dans une armure fût un être
tout à fait fictif, né de la Science, de la patience et du génie.
Et il se trouvait en face d'une merveille dont les évidentes possibilités, dépassant
presque l'imaginaire, lui attestaient, en lui éblouissant l'intelligence, jusqu'où celui qui
veut peut oser vouloir." (L'Eve future, page 907) .
Comme il prend conscience de sa personnalité occulte, le sujet accomplit une
lutte intérieure qui le met en situation d'hésitation. Il semble osciller entre son
attachement, du fait de son appartenance physique, au monde visible et son
attirance pour le monde invisible. En effet, Lord Ewald se révolte tout d'abord contre
l'existence de Hadaly, puis s'y abandonne finalement. De même, le serviteur du
comte d'Athol se laisse gagner par la personnalité occulte de son maître: "
Raymond, d'abord avec stupeur, puis avec une sorte de déférence et de tendresse,
s'était ingénié si bien à être naturel, que trois semaines ne s'étaient pas écoulées
qu'il se sentit, par moments, presque dupe lui-même de sa bonne volonté. L'arrièrepensée pâlissait! Parfois, éprouvant une sorte de vertige, il eut besoin de se dire que
la comtesse était positivement défunte. Il se prenait à ce jeu funèbre et oubliait à
chaque instant la réalité. Bientôt il lui fallut plus d'une réflexion pour se convaincre et
se ressaisir. Il vit bien qu'il finirait par s'abandonner tout entier au magnétisme
effrayant dont le comte pénétrait peu à peu l'atmosphère autour d'eux. " ( Contes
cruels, Vera, page 557) .
Un monde jusqu'alors invisible se fait jour. Celui du visible est un obstacle à
l'infinitude de la volonté occulte. Hadaly exhorte Lord Ewald à aller au-delà de sa
vision primitive qui ne lui donne à voir que l'apparence du monde. Les sens sont
trompeurs et n'offrent qu'une vérité partielle et restreinte du monde. Donc, suivant les
propos de Hadaly, la vision occulte libère l'homme du réel, devenu sa prison. Elle
évoque la continuité des deux mondes dont il devient essentiel de tisser les liens: "
tout homme en qui fermente, dès ici, le germe d'une ultérieure élection et qui sent
bien, déjà ses actes et ses arrière-pensées tramer la chair et la forme futures de sa
renaissance, ou, si tu préfères, de sa continuité, cet homme a conscience, en et
autour de lui, tout d'abord de la réalité d'un autre espace inexprimable et dont
l'espace apparent, où nous sommes enfermés, n'est que la figure. " ( L'Eve future,
page 986) . La volonté occulte de Hadaly éclaire le regard de Lord Ewald, aux yeux
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duquel va se découvrir pleinement une autre réalité. Sa personnalité occulte,
jusqu'alors incertaine, se révèle enfin à lui.
C'est donc un dévoilement intérieur qui appelle une manifestation occulte
extérieure. Sans l'adhésion de Lord Ewald à l'être Hadaly, cette dernière ne peut
prétendre transcender sa matière. De même, Véra existe par la volonté occulte du
comte d'Athol. En se rappelant sa mort, il fait disparaître la vision: " Ah! maintenant je
me rappelle. fit-il. Qu'ai-je donc?
- Mais tu es morte! " A
l'instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l'iconostase s'éteignit. " (
Contes cruels, Véra, page 560,561) .
Le pouvoir de suggestion perdu, le Comte d'Athol ne peut plus voir Véra. En
rappelant ainsi la réalité à lui, il jette le voile sur cette vision occulte. Le chapitre IV du
Livre III de l'Eve future participe de cette idée qu'en cherchant le secours du réel, le
pouvoir occulte se retire de chaque chose. La magie du rossignol meurt dès lors que
son identité machine est découverte. Malgré les recommandations de Hadaly, Lord
Ewald cherche l'explication du chant du rossignol,
c'est-à-dire le moye n de le
dépouiller de sa valeur mystérieuse. L'oiseau redevient une machine.
Véra révèle l'intériorité du comte d'Athol comme Hadaly celui de Lord Ewald.
Elles semblent toutes deux être leur double occulte. Il s'agit de les amener à croire
en la vérité de l'en dedans. "L'immense intérieur de l'homme n'est-il pas plus
important que l'espace extérieur et ses fragiles prestiges, puisque l'esprit ne reflète
pas seulement, mais fabrique, garde prisonnières, transfigure à sa guise toutes les
visions, et unit à sa volonté tous les mondes? " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et
visionnaire, page 160) . Cependant , si Hadaly cristallise cette union entre le monde
du visible et de l'invisible, Véra incarne une rupture avec ce dernier. Ayant perdu son
pouvoir de suggestion, le comte d'Athol n'a plus que la mort, lieu même de l'invisible
impénétrable, pour rejoindre Véra. C'est la "clef du tombeau" qui l'illumine et non plus
" l'affreux jour terrestre" ( Contes cruels, Véra, page 561) .
Le progrès est donc parvenu à créer un lien véritable entre le monde du visible
et de l'invisible. Mais en dévoilant ce dernier, il a confronté le fini à l'infini. L'Au-delà,
jusqu'alors vierge du regard des vivants, aura été rendu ( bien que partiellement)
visible à l'homme: " Dans l'Eve future, la science et la puissance de réalisation
technique jouent dangereusement avec ces apparitions; tout ce qui semblait n'exister
qu'entre les réalités reconnues prend consistance. Irrésistiblement, les dispositifs
techniques d'Edison en viendront à capter plus que ce que voulait leur inventeur.
Voici qu'ils ouvrent malgré lui la barrière de la mort à d'inquiétantes présences. "
(Un grand désert d'hommes, page 285) .
C/ l’œil:
Si les manifestations occultes sont fonction de qui les reçoit, elles ont
cependant ce lien commun: le regard. C'est par l’œil qu'elles deviennent irréfutables,
quel que soit le point de vue de l'être regardant. L’œil, ayant identifié le phénomène
occulte rend toute négation de la pensée impossible. Il semble un témoin
indépendant, saisissant la représentation occulte dans sa forme la plus immédiate.
Et mêlé à l'esprit, l’œil est enrichi d'une perception plus profonde, dont la
représentation visuelle ne serait que l'état primitif de la perception occulte.
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Certes, l'interprétation de la vision occulte est motivée par le point de vue de
l'individu regardant, mais l'image perçue demeure un témoignage objectif irréfutable.
Ainsi l’œil devient un instrument de démonstration que Villiers emploie dans une
perspective expérimentale afin de prouver l'authenticité de la vison occulte.
Bonhomet, une fois constatée par ses yeux l'image occulte, ne peut plus reculer; il
est irrésistiblement attiré par ce mystère qui devient une évidence. De " je reculai, ne
sachant pas, - ne voulant pas savoir- ce que j'avais entrevu ! " on glisse vers " Non !
m'écriai-je en fléchissant le genou, - il faut que je voie ! Il faut que je voie !"
(
Tribulat Bonhomet, page 219) . Si la raison de Bonhomet est résolument hermétique
à toute conscience occulte, son oeil le confond. Il voit indépendamment de sa
pensée, saisit l'image brute, telle qu'elle se donne à voir, sans interprétation.
L’œil illustre cette porte entre le sensible et l'occulte. Il est cette
" serrure"
à laquelle Bonhomet s'accroche pour percer le secret de
" l'Infini". C'est à
travers l’œil de Claire Lenoir qu'il entend percer le mystère: " c'est la profondeur de la
cavité oculaire qui exerce sur ce prétendu savant un attrait irrésistible: le regard
scrutateur avec lequel il s'apprête à percer l'énigme de la morte est précisément un
regard au bord de l'abîme. La source lumineuse devient derechef le moyen par
lequel il prétend accéder à la sphère de l'invisible. En l'absence d'une lumière
intérieure dont il méconnaît d'ailleurs la valeur et la portée, Bonhomet s'en remet
donc à la lumière physique, la seule qu'il considère comme réelle. " ( Surfaces et
profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'Isle-Adam, page 117) .
Il semble que l'occulte se révèle essentiellement par le visuel. Aussi le seul
recours serait-il d'obstruer ce dernier. Xavier, le protagoniste de L'Intersigne,
confronté aux manifestations occultes, veut se voiler le regard afin de fuir un
phénomène tant inquiétant qu'incompréhensible: " Je fermai les yeux, pour ne pas
voir cela. Oh ! je ne voulais pas voir cela ! ( Contes cruels, L'Intersigne, page 702 ) .
Auparavant, toujours dans le récit de L'Intersigne, Xavier reconnaît implicitement l’œil
comme étant un canal pour l'occulte: " Et le magique horizon de cette contrée entra
dans mes yeux ! " ( Contes cruels, L'Intersigne, page 697 ) .
Mais, nous l'avons constaté pour Bonhomet, l’œil ne peut qu'authentifier
l'existence de l'occulte. Pour parvenir à dépasser ce simple constat, il faut que le
sujet regardant bénéficie de dispositions telles que le seul "voir" physique lui semble
un état primitif à dépasser. C'est ainsi que Claire Lenoir ne saurait se résoudre aux
yeux physiques, ceux de l'esprit offrant un champ plus étendu. Plus encore, le "voir"
de l'esprit amène une élévation spirituelle que le physique seul ne peut satisfaire:" La
Science aura beau m'expliquer à sa façon les lois de tel phénomène, je veux
continuer à ne voir, moi, dans ce phénomène, que ce qui peut M'AUGMENTER l'âme
et non ce qui peut l'amoindrir. " ( Tribulat Bonhomet, page 191) . Le monde sensible
avilit l’œil de l'esprit et Claire choisit de se préserver de ce danger possible: " Je
fermerai donc les yeux sur un monde où mon esprit a l'air d'un étranger. " ( Tribulat
Bonhomet, page 191) . Claire perd progressivement l'usage physique de la vue et
s'ouvre à un regard spirituel.
De nouveau, les "voir" physique et spirituel se confrontent. Edison, conscient
de cette opposition va tenter de les réunir en la personne de Hadaly. Elle portera en
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elle à la fois " les yeux de l'esprit" et " les yeux physiques" . La science de Edison
tend vers cette complémentarité là où Bonhomet et Claire Lenoir ne voient qu'une
incompatibilité. Derrière cette opposition, c'est celle entre la surface et la profondeur
qui se profile à nouveau. La vue physique défaillante de Claire renvoie à la vue
spirituelle inexistante de Bonhomet. Le "voir" physique abandonne Claire en même
temps que celui de l'esprit s'insinue en elle: " La cécité menaçante qui empêche
Claire de jouir de la "lumière" du monde visible n'est en fait que l'envers d'une
lumière toute intérieure destinée à guider ses pas vers la conquête du monde
invisible. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'IsleAdam, page 106 ) .
De l'esprit occulte il se dégage une singularité du regard, reflet d'une
profondeur, tel le miroir de l'intériorité. Xavier remarque cette étrangeté dans les yeux
de l'abbé Maucombe: " je distinguai ses yeux
qui me considéraient avec une
solennelle fixité ." (Contes cruels, l'Intersigne, page 707 ) . Mais le sujet occulte invite
à modifier le regard de celui qui l'observe : " Lord Ewald, ne sachant que penser de
ce qu'il voyait, la regardait en silence. " ( L'Eve future, page 828 ) . Le point de vue
de Lord Ewald n'est plus le même car il est en présence d'une réalité objectivée par
l’œil qui n'est cependant pas un élément du monde sensible. L'apparition occulte
prive le sujet regardant de ses repères physiques, ce qui l'invite à appréhender
autrement le « voir ».
Dès lors que l’œil interprète la volonté de l'esprit, il peut faire apparaître
l'intériorité occulte du sujet. Il lui représente son propre désir qui devient alors
extériorité visible. Ainsi Véra réapparaîtra aux yeux du comte d'Athol qui l'aura
invoquée de toute sa volonté. Les yeux auront traduit le désir de l'esprit: " Et là,
devant ses yeux, faite de volonté et de souvenir, accoudée, fluide, sur l'oreiller de
dentelles, sa main soutenant ses lourds che veux noirs, sa bouche délicieusement
entrouverte en un sourire tout emparadisé de voluptés, belle à en mourir, enfin ! la
comtesse Véra le regardait un peu endormie encore. " ( Contes cruels, Véra, page
560) . Plus haut, le texte évoque l' idée de "résurrection" . L'impression première du
comte d'Athol se précise pour glisser vers la certitude de la présence de Véra qui
deviendra ainsi une réalité objective. En rejetant la finitude, l'esprit du comte d'Athol
donne à voir à ses yeux l'infini: " Et, comme il ne manquait plus que Véra elle-même,
tangible, extérieure, il fallut bien qu'elle s'y trouvât et que le grand Songe de la Vie et
de la Mort entrouvrît un moment ses portes infinies. " ( Contes cruels, Véra, page
560) .
Ces portes de l'infini , chez Claire Lenoir, morte, ce seront ses yeux. Ils contiennent
l'image de l'Au-delà qui se manifestera de la manière la plus violente possible à un
oeil non préparé à la recevoir. En effet, la rencontre entre l’œil scientifique,
l'ophtalmoscope, de Bonhomet et celui de Claire, représentera celle de la finitude et
de l'infinitude. Bonhomet verra, car il s'agit bien de voir, son édifice de certitudes
sombrer devant l'image irréfutable, objectivée par un instrument scientifique de
surcroît, de l'Au-delà. Il a été vaincu par ses propres armes. Pour parvenir à ce
résultat, il fallait lui donner à voir. Seul le "voir" pouvait fléchir son incrédulité. L’œil
devient un instrument de démonstration scientifique de l'existence de l'occultisme. Là
où il croyait voir l'image d'une fin, la dernière captée par les yeux de Claire vivante, il
se rend compte qu'il s'agit en fait du commencement d'une autre réalité. " En
conférant une matérialité indéniable, une objectivité incontestable à une idée, à un
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rêve, à une vision, il cherche à nous persuader qu'il n'existe pas de différence entre
l'univers du visible et le domaine de l'invisible, l'un n'étant que la pâle reflet de l'autre.
Mieux encore, il s'efforce de montrer que dans certaines sphères, la force d'une
simple pensée s'affirme à un tel degré qu'elle peut revêtir un caractère concret
surprenant; cela entraîne une réflexion fondamentale: la suprématie absolue de
l'esprit sur la matière. Or, c'est justement cette vérité qui bouleverse l'entendement
du positiviste Bonhomet et qui fait écrouler l'échafaudage rassurant de ses certitudes
acquises. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'IsleAdam, page 119,120) .
L’œil peut être un miroir de l'Au-delà, comme il fut pour le comte d'Athol celui
de l'en dedans.. La vision conduit à un sentiment d'illimité:" Autour de lui, l'horizon
ma paraissait sans bornes" ( Tribulat Bonhomet, page 220) . Mais l’œil de Bonhomet,
malgré l'aide d'un instrument scientifique est impuissant à pénétrer plus avant
l'infinitude; il lui en donne juste la preuve. Tout comme pour Véra, l'image occulte ne
donne à voir qu'un seuil. En rapportant des images de l'Au-delà, l’œil de Claire
amène à reconnaître une vérité absolue qui vise à faire disparaître la contradiction et
inscrire l'occulte dans une continuité du monde sensible: " Seule la vérité la plus
haute, la vérité comme telle est faite pour concilier l'opposition et la contradiction par
excellence, qui est celle de la liberté et de la nécessité, de l'esprit et de la nature, de
la connaissance et de l'objet; bref, l'opposition et la contradiction en général, quelle
qu'en soit la forme, perdent alors toute leur valeur et toute leur force. " ( L'idée du
beau, page 149) . Hadaly cristallisera cette union entre le sensible et le spirituel,
remplaçant la contradiction ( qui serait cette dissonance que nous avons
précédemment évoquée) par l'harmonie.
Chaque manifestation occulte semble accompagnée d'oscillations lumineuses
entre clarté et pénombre. L’œil est attiré par ces sources de lumière qui s'affrontent,
illustrant la confrontation entre le sensible et l'occulte. Ainsi, la clarté indique à l’œil la
disparition de la présence occulte tandis que la pénombre signifierait sa venue. En
se rappelant la mort de Véra, le comte d'Athol voit disparaître la lumière intérieure et
apparaître celle de l'extérieur: " A l'instant même, à cette parole, la mystique
veilleuse de l'iconostase s'éteignit. Le pâle petit jour du matin, -d'un matin banal,
grisâtre et pluvieux, -filtra dans la chambre par les interstices des rideaux. les
bougies blêmirent et s'éteignirent, laissant fumer âcrement leurs mèches rouges; le
feu disparut sous une couche de cendres tièdes" ( Contes cruels, Véra, page
560,561) . Inversement, pour pénétrer la profondeur des yeux de Claire Lenoir,
Bonhomet se trouve dans une quasi-obscurité, comme si la clarté reflétait par trop
l'extériorité vide du monde sensible. Bonhomet le dit lui-même, l'apparition occulte
dont il vient d'être le témoin est "un tableau que toute langue, morte ou vivante [...]
est, sous le soleil et la lune, hors d'état d'exprimer. "
( Tribulat Bonhomet, page
219) .
Ajoutons que la science occulte de Edison se révèle dans les profondeurs et
l'obscurité, à l'abri de la clarté du monde:" Et la lumière d'en haut n'était plus qu'une
étoile; ils devaient être assez loin, déjà, de ce dernier feu de l'Humanité.
L'étoile disparut: Lord Ewald se sentit dans un abîme. " ( L'Eve future, page 869) .
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Bonhomet accomplira son expérience dans les mêmes dispositions
d'éclairage: " Je saisis, ensuite, l'un des chandeliers, dont les dernières flammes
palpitaient, et je le plaçai entre nous deux.
J'ajustai une lentille énorme dans le porte-verre en face du réflecteur et je m'apprêtai
à promener le pinceau de lumière dans la profondeur même des yeux de Mme
Lenoir. " ( Tribulat Bonhomet, page 219) .
Pour saisir l'image occulte, l’œil de la science doit se plonger dans cette
pénombre essentielle que la lumière du jour effacerait de sa transparence. Renzo
Scarcella, dans son ouvrage, Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de
Villiers de l'Isle-Adam, fait un rapprochement entre l'expérience de Bonhomet et la
démarche d'un photographe, comme s'il s'agissait pour la science de fixer l'image de
l'Au-delà: " afin que le docteur puisse pleinement saisir l'empreinte de la vision sur la
rétine de la morte, il faut que la chambre de Claire se transforme, dans le sens fort
du terme, en "chambre noire" . On pressent néanmoins que la chambre de la
mourante va être assimilée à la camera obscura, par une allusion directe de
Bonhomet à la photographie. " ( page 118) .
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2/ Dieu et la Science
Dans la perspective créatrice où se positionne le savant, la question de Dieu
intervient inévitablement. Dieu, Créateur originel, serait ce modèle absolu à partir de
qui toute création commence. Mais le monde déchu a perdu la conscience de son
Créateur. Aussi le savant prend -il cette place vacante pour tenter de combler le vide
qui ronge le monde. La science devient l'instrument d'une reconquête. Elle regarde
du côté de l'infinitude, là où se trouvent les secrets de la Création, afin de retrouver la
signification perdue de ce monde.
Le savant prend à sa charge le devenir même de l'homme, puisque Dieu s'est
retiré du monde, dans lequel, après le Déluge, il a décidé de ne plus intervenir. Il va
progressivement se substituer à Dieu et recomposer son oeuvre en lui signifiant
implicitement son imperfection. Le monde sensible est devenu vide et le savant va
proposer ses découvertes comme le remède possible.
L'ordre divin est ébranlé dans le récit de L'Eve future:
" l'occultisme,
bien que déguisé, y apparaît toujours comme un moyen illégal mais possible d'éluder
l'impasse où l'homme se trouve acculé dans le monde tel que Dieu l'a fait. " ( Villiers
de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 200) . Villiers se trouve dans une
position paradoxale: d'un côté, il y a la tentation de donner à la science une
dimension occulte majeure, de l'autre, survient cette crainte du sacrilège vis à vis de
l'Au-delà.
Le doute n'est plus permis cependant lorsqu'il s'agit du docteur Bonhomet, individu
impie qui, par le secours de la science, s'ingénie à nier l'Au-delà. Il appelle
inévitablement une vengeance qui sera une vision de terreur propice à déclencher la
folie.
La volonté humaine se confronte à celle de Dieu. Mais bientôt l'homme sera
dépassé par l'infini et se rendra à l'évidence que sa finitude ne peut rivaliser. L'ordre
redeviendra ce qu'il était. La tentation de découvrir et de s'approprier les secrets
divins, que l'on se situe dans une perspective occulte ou non, est vouée à l'échec.
L'Au-delà est déclaré hors de portée , échappant au contrôle de
l' homme.
Aussi observerons -nous cette confrontation entre Dieu et la science autour de trois
éléments majeurs: le savant Créateur, Dieu défié et la question de la mort. Nous
essaierons de montrer comment Villiers en vient à la certitude que l'ordre divin est le
seul absolu et que l'égaler constitue une erreur fondamentale qui est une rupture
fatale avec l'autorité de Dieu.
A/ le savant Créateur:
Le savant créateur c'est celui de la science villiérienne. Il s'interroge sur le
sens profond de toute découverte, à l'inverse d'un Bonhomet. Il faut insuffler à la
science une valeur symbolique. Le savant n'est plus cet individu préoccupé du seul
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monde physique; il adopte au contraire une attitude métaphysique. De même que
voir ne pouvait être compris dans une perspective exclusivement physique, les
découvertes du savant trouveront une nouvelle application. La science est alors cet
instrument qui doit permettre l'élévation spirituelle de l'homme.
Edison, savant créateur par excellence opte pour une science qui servirait le
devenir des êtres. Il n'est dès lors plus question de demeurer un simple inventeur
tourné du côté de la seule matérialité du monde mais de parvenir à libérer la science
de cette fonction réductrice. La science, pour qui a une conscience spirituelle, recèle
de grandes possibilités. La transformation peut donc s'accomplir, et d'inventeur, le
savant devient créateur, c'est-à-dire celui qui va représenter physiquement une autre
réalité jusque là immatérialisable: " L'humanité est en proie à certains rêves
nostalgiques mais irréalisables. Edison se met en devoir de leur donner corps, en
abdiquant temporairement les buts matérialistes d'une science purement positiviste,
et en se donnant pour tâche d'incarner l'imaginaire. Il veut créer un rêve perpétuel où
le réveil ne soit pas nécessaire, car il revêtira toutes les qualités de la réalité sans
entraîner pour autant la déception. Il vise le moment où le rêve cessera de se
distinguer de la réalité, car il aura une réalité qui lui sera propre. " ( Le silence
éloquent, page 104,105 ) .
Edison va pénétrer l'inconnu et glisser du monde physique vers celui de
l'occulte. Il crée un lien qui sera " l'absolu perfectionnement"
( L'Eve future, page
772) . Avec l'arrivée de Lord Ewald, Edison, jusqu'alors dans une situation d'entredeux, va pouvoir donner libre cours à ses pouvoirs de création et pénétrer
franchement dans l'univers occulte. Car sa création a besoin du concours d'un autre,
ne pouvant faire effet sur son créateur. Il faut une volonté étrangère à lui-même. En
adhérant à la création de Edison, Lord Ewald la justifie ( comme Adam justifia celle
du Monde) puisqu' il va symboliquement l'habiter en accueillant Hadaly pour sienne.
La question de la volonté est donc primordiale car elle motive le pouvoir
créateur de Edison. Elle est la source créatrice, tant la sienne que celle de Lord
Ewald. Vouloir c'est rendre possible. Ainsi, Edison renvoie à cette idée que toute
création est premièrement un désir que l'on veut concrétiser. Elle a un effet attractif
sur Lord Ewald, qui ne reconnaît plus en son ami le savant mais un être singulier,
voire presque surhumain: " Malgré les paroles formelles de son interlocuteur, il lui
avait été impossible d'admettre que l'Etre qui lui avait donné, à ce point, l'illusion
d'une vivante incluse dans une armure fût un être tout à fait fictif, né de la Science,
de la patience et du génie.
Et il se trouvait en face d'une merveille dont les évidentes possibilités, dépassant
presque l'imaginaire, lui attestaient, en lui éblouissant l'intelligence; jusqu'où celui qui
veut peut oser vouloir. " ( L'Eve future, page 907) .
Edison, comme nous l'avons souligné dans la première partie, intervient dans
le contexte d'un monde déchu. Sa création revêt une valeur exutoire . Elle est une
renaissance qui se donne comme un remède à la déchéance du monde. Edison
devient une sorte de sauveur de l'humanité: " Une fois cette formule trouvée et jetée
à travers le monde, je sauverai peut-être, d'ici à peu d'années, des milliers et des
milliers d'existences. " ( L'Eve future, page 905) . Mais, comme si le monde était
condamné, Edison retournera dans les profondeurs de ses souterrains, renonçant à
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perpétuer sa création, laissant Hadaly seule messagère de la vie artificielle: " Mais...
je ne fabriquerai plus d'andréides. Mes souterrains me serviront à me cacher pour y
mûrir d'autres découvertes. " ( L'Eve future, page 1013) . Edison est un créateur
exclusif qui choisit ses élus et abandonne les autres à leur perdition. Il faut mériter
son pouvoir créateur.
A l'instar du Dieu biblique, Edison fait naître sa créature dans un lieu évoquant
l'idéalité absolue, " L'Eden sous terre" . Cet Eden semble exister en-deçà de la
temporalité du monde. Il est un espace originel sans lien avec ce dernier. C'est ici
que se libère sa volonté créatrice . En pénétrant dans ce paradis souterrain, Lord
Ewald est dans un état d'enchantement: " Un porche lumineux tourna,
silencieusement, en face des deux voyageurs, comme si quelque "Sésame, ouvre-toi
! " l'eût fait rouler sur des gonds enchantés. "
( L'Eve future, page 869) . Il se
trouve désormais dans un " séjour inconnu" . L'Eden donne une impression d'illimité,
où le savant Edison est un "sorcier" . En créant son Eden, Edison s'est placé
d'emblée au-delà des limites humaines par sa capacité à donner l'illusion de l'infini. "
Et la voûte concave, d'un noir uni, d'une hauteur monstrueuse, surplombait, avec
l'épaisseur du tombeau, la clarté de cette étoile fixe: c'était l'image du Ciel tel qu'il
apparaît, noir et sombre, au-delà de toute atmosphère planétaire. "
( L'Eve future, page 869) .
Seule une créature originelle peut habiter ce paradis, toujours suivant le schéma de
la Genèse. Le savant créateur entend réitérer le prodige divin qui est celui de créer la
vie. Il entend " faire sortir du limon de l'actuelle Science Humaine un Être fait à notre
image, et qui nous sera, par conséquent, CE QUE NOUS SOMMES A DIEU." ( L'Eve
future, page 836) .
Edison est parvenu à créer un être qui porte en lui le sentiment d'infini. Hadaly
reconnaît à la fois dans l'en dedans et l'Au-delà une réalité objective. Elle incarne la
victoire de l'esprit sur la raison. Elle tient sa conscience occulte du fait qu'elle n'est
pas emprisonnée par cette raison humaine: " C'est l'absence même de l'âme
ordinaire qui permet la présence de cette nouvelle vie. La forme parfaite, l'extériorité
absolument belle, délimite le vide le plus suggestif, le plus extraordinaire de tous. " (
Le silence éloquent, page 119) . Ce vide, Hadaly va elle-même le combler grâce à
une volonté exceptionnelle . Elle va se constituer au-delà de son créateur qui la
laissera aller à son propre devenir. Elle semble venir d'un ailleurs imperceptible à la
raison humaine; elle est cet être " d'outre-Humanité" qu'évoque Edison: " Je suis,
vers toi, l'envoyée de ces régions sans bornes dont l'Homme ne peut entrevoir les
pâles frontières qu'entre certains songes et certains sommeils. " ( L'Eve future, page
990) .
Les impressions que suscite la conscience de Hadaly l'écartent définitivement
du qualificatif d'invention; elle est une création d'où émane la vie même. Durant son
élaboration technique, elle a été habitée par une singulière volonté d'exister, prête à
s'émanciper de son créateur. " Je m'appelais en la pensée de qui me créait, de sorte
qu'en croyant agir de lui-même il m'obéissait aussi obscurément. Ainsi, me
suggérant, par son entremise, dans le monde sensible, je me suis saisie de tous les
objets qui m'ont semblé appropriés au dessein de te ravir." ( L'Eve future, page 990)
dit-elle à lord Ewald comme pour dissiper de son esprit son identité primitive de
machine.
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C'est une quête de son propre devenir qu'elle accomplit alors. Edison la laisse
trouver seule cette volonté créatrice dont elle a besoin pour se révéler en tant qu'être
vivant. Désormais, c'est à Lord Ewald qu'il appartient d'insuffler une âme à
L'Andréide, devenant en quelque sorte son dieu créateur: " choisis donc celle qui te
rend un dieu. Qui suis-je ? demandais-tu ? Mon être, ici-bas, pour toi du moins, ne
dépend que de ta libre volonté. Attribue-moi l'être, affirme-toi que je suis ! renforcemoi de toi-même. Et soudain je serai tout animée, à tes yeux, du degré de réalité
dont m'aura pénétré ton bon-Vouloir créateur. " ( L'Eve future, page 991) . Ces
paroles de Hadaly font de Lord Ewald l'autre créateur. La création de Hadaly diffère
ainsi de celle de l'homme. L'Andréide n'est pas une unité corps/âme. Sa naissance
se fera en deux étapes; et à chacune d'elles interviendra un créateur spécifique:
Edison pour le corps, Lord Ewald pour l'âme. En ce sens Hadaly s'écarte du modèle
divin.
Edison, en permettant la " naissance" de Hadaly, fait de la création un
processus humain et devient un dieu de chair. Edison le sait, il n'est plus de déluge
possible pour sauver le monde de sa chute en le purifiant: " aucune chair ne sera
plus exterminée par les eaux du déluge, et il n'y aura plus de déluge pour détruire la
terre. " ( La Genèse ) . Aussi le savant va-t-il s'approprier cette volonté créatrice afin
de trouver une issue possible à la déchéance du monde illustrée par cette harmonie
brisée entre le corps et l'âme. Il lui appartient donc de transcender le monde et de
retrouver ainsi sa valeur symbolique.
Mais privé des manifestations directes de Dieu, le savant se trouve livré à sa
seule volonté. En se faisant créateur, il croit retrouver la signification perdue du
monde: " L'absence de Dieu est compensée par le pouvoir créateur de l'homme.
L'homme doit donner aux paroles leur signification au lieu de l'y chercher. L'Au-delà
et l'en dedans, les deux sources possibles de signification chez Villiers, se
confondent. L'homme veut pénétrer l'extériorité , espérant y retrouver l'ancienne
signification perdue. Voilà le premier signe d'un thème important de L'Eve future. La
rupture entre l'homme et l'absolu doit changer la source d'inspiration et de
signification pour 'humanité. Ainsi, l'éthique se transforme en esthétique; l'Au-delà
étant désormais "insaisissable " , l'homme n'a plus que son imagination, son " Endedans créateur " , pour suppléer au manque qu'il ressent si vivement, pris comme il
l'est dans un univers purement physique dénué de sens. "
( Le silence éloquent, page 21,22 ) .
B/ Dieu défié:
Si l'occultisme exerce une indéniable attraction sur l'écriture villiérienne,
l'auteur n'en garde pas moins une certaine réserve quand il s' agit d'ébranler les lois
divines. On remarque alors une distanciation de la part du narrateur à l'égard de ses
personnages avides d'une création qui voudrait dépasser les limites humaines et se
confronter à leur Créateur. " Or, Dieu étant la plus sublime conception possible et
toute conception n'ayant sa réalité que selon le vouloir et les yeux intellectuels
particuliers à chaque vivant, il s'ensuit qu'écarter de ses pensées l'idée d'un Dieu ne
signifie pas autre chose que se décapiter l'esprit. " ( L'Eve future, page 789) . Le
texte prononce cette mise en garde contre un projet qui consiste en un défi lancé à
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Dieu. Car ce n'est pas l'existence de Dieu que Edison remet en cause mais son
oeuvre, qu'il défie en la confrontant à la sienne.
Edison s'approprie symboliquement les pouvoirs divins:
" comme je
suis peut-être le seul médecin sous le ciel qui puisse beaucoup pour votre
résurrection " (L'Eve future, page 819) ; plus loin , " à la place de cette âme, qui vous
rebute dans la vivante, j'insufflerai une autre sorte d'âme. "" ( L'Eve future, page 836)
. Il entend influer sur le devenir des êtres, mu par une impressionnante volonté
créatrice qui le conduira hors des limites connues de l'homme: " Il nous est permis de
REALISER, désormais, de puissants fantômes, de mystérieuses présences-mixtes
dont les devanciers n'eussent même jamais tenté l'idée, dont le seul énoncé les eût
fait sourire douloureusement et crier à l'impossible ! " ( L'Eve future, page 833) .
Il est ce Prométhée moderne qui entend lui aussi dérober le feu divin, en
l'occurrence le pouvoir de créer la vie. Il s'inscrit dans la continuité de ce personnage
mythique et présente l'électricité comme son héritage: " Cette étincelle, léguée par
Prométhée" . ( L'Eve future, page 910) . Hadaly elle-même opère une filiation avec le
mythe, dans l'espoir de voir Lord Ewald prendre sa place, elle le nouveau feu de la
modernité: " Il n'est plus de la terre celui qui eût bravé, pour m'insuffler une âme, le
bec de l'éternel vautour ! Oh ! comme je fusse venue pleurer sur son cœur avec les
Océanides. " ( L'Eve future, page 995) . Mais s'approprier l'héritage de Prométhée,
c'est appeler sur soi la punition divine. Et Edison mesure la portée de son entreprise:
" J'irai peut-être, un jour, vous visiter dans cette
demi-solitude où vous acceptez
de braver deux dangers: la démence et Dieu. " ( L'Eve future, page 853) . En
pactisant avec Edison, Lord Ewald s'unit aussi au danger qui pèse sur ce dernier,
d'où cette hésitation qui lui fait dire que l’œuvre de Edison tente le courroux divin." Ils
savent parfaitement tous les deux que [...] ils sont en train de lancer un défi terrible à
Dieu et que c'est le régime de Dieu qu'ils veulent renverser. " ( Villiers de l'Isle-Adam
et le mouvement symboliste, page 198) . Ils vont donc agir avec la conscience d'une
faute qui appelle le châtiment.
Edison, accomplit ses expériences dans le plus grand secret, dissimulées au
monde, dans les ténèbres, comme pour se dérober à la vue de Dieu, tel un Caïn des
temps modernes qui aurait tué l'homme en créant son substitut machine. Lord
Ewald, en pénétrant dans le royaume de L'Andréide, descend " dans la plus noire
obscurité, en d'opaques et humides ténèbres, aux exhalaisons terreuses, où l'haleine
se glaçait. "
( L'Eve future, page 868) . Cette atmosphère lugubre est l'ultime
avertissement avant que " la voix mélodieuse" ne l'envoûte définitivement,
l'entraînant dans l’œuvre sacrilège.
Suivant la Genèse, l'homme a été chassé du Paradis et son séjour sur terre
est une épreuve qui décidera s'il peut accéder pour l'éternité à ce Paradis perdu. En
recréant un Eden, Edison se dispense de tout jugement divin pour savourer le
Paradis. Il refuse l'existence terrestre comme une épreuve; Mais c'est un paradis
exclusif. Edison choisit lui seul ceux qui auront le droit d'y pénétrer, s'assignant une
fois de plus le rôle de Dieu. Il refuse son état d'être en sursis, sous le coup d'une
décision divine. Il tend à remplacer l'ordre divin par le sien propre. Comme le monde
est condamné à un déluge, provoqué cette fois-ci par lui , Edison se présente en
sauveur et annonce l'avènement du règne artificiel, seul capable de sauver l'homme
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de la déchéance. Et puisque la conscience de Dieu disparaît chaque jour un peu plus
du monde, c'est une substitution progressive de l’œuvre divine qu'il accomplit.
La science occulte de Edison est donc une science interdite. Elle est l'alchimie
moderne, orchestrée par " le Sorcier de Menlo Park". Il règne une certaine
atmosphère maléfique autour de sa création . Hadaly porte en elle cette ambiguïté à
mi-chemin entre idéal et malédiction: " Et la voix douce de l'Andréide, ainsi
accompagnée, se mit à chanter, sous le voile, avec des inflexions d'une féminité
surnaturelle:
Salut, jeune homme insoucieux !
L'Espérance pleure à ma porte:
L'Amour me maudit dans les Cieux:
Fuis-moi ! Va-t-en ! Ferme les yeux !
Car je vaux moins qu'une fleur morte.
Lord Ewald, à ce chant inattendu, se sentit envahir par une sorte de surprise terrible.
Alors, sur les versants en fleurs, une scène sabbatique, d'une absurdité à donner le
vertige et qui présentait une sorte de caractère infernal commença. " (L'Eve future,
page 872) .
Hadaly, en se définissant tout d'abord comme un être maudit, contient
singulièrement l'avertissement divin. Le pacte entre Lord Ewald et Edison trouve sa
dimension diabolique, c'est-à-dire ennemie de Dieu. Alan Raitt parle de pacte
faustien entre le savant et son ami: " Car il devient évident que cette tentative
d'animer une Andréïde est une révolte contre l'ordre divin au même titre que l'alliance
maudite entre Faust et Méphistophélès. La magie scientifique d'Edison, considérée
comme un moyen de s'évader de l'insupportable condition humaine, n'est pas plus
légitime que la magie satanique offerte à Faust par Méphistophélès. " ( Villiers de
l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 198) . La citation de la pièce de
Goethe, en tête du chapitre I du Livre III de l'Eve future, n'est pas fortuite.
La chute de l'homme motive la naissance de Hadaly. Mais elle n'est pas un
simple remplacement. En elle, Edison vise la perfection. L'Andréide porte ainsi
l'espoir d'un absolu, détenu jusqu'alors exclusivement par Dieu, "remplace une
intelligence par l'Intelligence. "
( L'Eve future, page 910) . Face à l'humanité
décadente Hadaly incarne la pureté originelle. De plus, Edison offre à sa création ce
que Dieu a retiré à l'homme: l'immortalité. Et seul l'être élu , en l'occurrence Lord
Ewald, aura droit de vie et de mort sur sa créature. La mort de Hadaly ne peut
advenir que de lui, nul autre n'a de prise sur son existence.
Avec cet être immuable, Edison met l'accent sur toutes les imperfections qui
entravent la création divine: " La nature change, mais non l'Andréide. Nous autres,
nous vivons, nous mourrons, - que sais-je ! L'Andréide ne connaît ni la vie, ni la
maladie, ni la mort. Elle est au-dessus de toutes les imperfections et de toutes les
servitudes ! " (L'Eve future, page 939) .
En élevant Hadaly au-dessus des "servitudes" humaines, Edison lui épargne
les épreuves que Dieu impose à l'homme: elle n'est donc pas soumise au régime de
Dieu. Edison a signifié à ce régime qu'il était perfectible. Si Dieu crée des êtres à son
image qui sont imparfaits alors serait-il lui-même imparfait ? Voilà l'interrogation que
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suscite l'entreprise de Edison, entreprise qui met en abîme la chute de l'ordre divin,
motivée par celle de la conscience de Dieu:
" Tenez, mon cher lord, à nous deux,
nous formons un éternel symbole: moi, je représente la Science avec la toutepuissance de ses mirages: vous, l'Humanité et son ciel perdu." (L'Eve future, page
845) .
Compte-tenu du défi qu'elle incarne, la chute de Hadaly devient inévitable car
elle est une aberration au regard de l'ordre divin. Le récit rappelle ainsi la toutepuissance divine qui semble reprendre ses droits sur Edison: " puis, son regard
s'étant levé, enfin, vers les vieilles sphères lumineuses qui brûlaient, impassibles,
entre les lourds nuages et sillonnaient, à l'infini, l'inconcevable mystère des cieux, il
frissonna, - de froid, sans doute, - en silence. " (L'Eve future, page 1017) .
En créant Hadaly, Edison a cru en la supériorité de l'en dedans créateur sur
l'au-delà, seul véritable espace du pouvoir de Création. La fin du roman est un
avertissement à l'humanité qui voudrait s'émanciper d'une loi dont elle n'est pas
maîtresse: " c'est l'intervention de Dieu qui met fin à un projet qui contrarie l'ordre
par Lui établi. Le frisson d'Edison à la dernière page du roman est un frisson de peur
et d'horreur en face d'une déité implacable qui ne permet aucun adoucissement des
souffrances qu'elle inflige à l'humanité. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement
symboliste, page 199) . Ce Prométhée des temps modernes est donc condamné à
voir une partie de lui éternellement dévorée: sa puissance créatrice. Edison, de
créateur, redevient simple inventeur.
C/ la question de la mort:
La mort, " Elle devient spectacle, elle n'est plus rien. Se tourner vers la mort,
lui parler, est illusoire. Nommée, elle va s'évanouir.
Où est la mort ? En quels instants serait-elle par tous reconnaissable? Certains traits
de la vie publique contribuent au XIX ème siècle à son effacement. " ( Un grand
désert d'hommes, page 276) .
A travers son écriture, Villiers va redonner toute la valeur inquiétante et mystérieuse
de la mort qui semble s'être dissipée dans une ère où les voiles du mystère tombent
un à un.. Et si suivant la tendance de son siècle la tentation du dévoilement lui vient,
elle est effacée au profit d'une soumission à l'impénétrable mystère comme tel.
Il n'est plus question de mettre en scène la mort et la rendre ainsi accessible,
c'est-à-dire représentable. Elle doit demeurer ce secret inviolable. Si Edison la
transfigure à l'aide de ses machines, si Bonhomet la scrute avec son ophtalmoscope,
tous deux sont condamnés à n'en percevoir que le strict seuil. Elle est ce " voile
impénétrable" que Bonhomet ne parviendra pas à soulever. En rétablissant ainsi le
caractère insaisissable de la mort, Villiers l'entoure à nouveau de cette peur de
l'inconnu. Le présent l'a dépossédée de son pouvoir suggestif en la figurant à
outrance. Aussi, en vouant à l'échec toute tentative de sa représentation, la mort
retrouve-t-elle cette noblesse perdue.
Par la bouche de Miss Alicia Clary s'exprime le sentiment de l'époque vis à vis
de la mort: " Le phénomène de la Mort la choque beaucoup. Cela, par exemple, lui
semble un excès qu'elle ne comprend pas: cela " ne lui paraît plus de notre temps" .
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Voilà l'ensemble de ses " idées mystiques" . " ( L'Eve future, page 812) . Mais cette
mort anachronique recèle le passé des hommes. Ainsi, en l'insinuant dans nombre
de ses récits, Villiers ne tente-t-il pas là de rehausser ce passé ignoré par un monde
impliqué exclusivement dans la marche du présent? Car reconnaître la puissance de
la mort c'est aussi accomplir un travail de mémoire et constater la valeur de ce qui
est disparu. La mort rappelle qu'il y a eu un avant.
Les uns accepteront l'inaccessible puissance de la mort tandis que d'autres la
provoqueront dans le but d'en connaître le secret. Il en ressortira cette fausse
réversibilité qui voudrait rendre possible la pénétration par le vivant du monde de
l'au-delà puisque la mort, elle, s'introduit dans celui de l'homme.
Dans L'Intersigne, le protagoniste Xavier de la V*** est hanté par une
présence occulte indéterminée ( dont l'issue seule du récit lui donnera un élément de
réponse) . Ces manifestations, il les accepte comme telles, se soumettant en
quelque sorte à leur force de suggestion. Dans ce cas, il s'agit d'un personnage qui
reconnaît sa propre finitude face à des phénomènes venus de l'infinitude. Mais le
texte le précise au début, il s'agit d'un récit mettant en scène " de ces coïncidences
extraordinaires, stupéfiantes, mystérieuses, qui surviennent dans l'existence de
quelques personnes. " ( L'Intersigne, page 694) , comme si l'au-delà se suggérait aux
êtres capables de s'y soumettre.
Plus loin, Xavier renchérit: "j'affirme, toutefois, très humblement, que j'ai eu
peur, ici- et pour de bon. J'en ai conçu, même, pour moi, quelque estime
intellectuelle. N'a pas peur de ces choses-là qui veut. " ( L'Intersigne, page 707) . Le
protagoniste est habité par cette conscience de l'au-delà dont il a une représentation
mentale. On est loin de l'incrédulité instinctive de Bonhomet, auquel il faudra une
vision bien matérielle pour constater l'évidence. Et si la peur n'est pas absente chez
Xavier, s'il ne peut s'expliquer tout à fait ce à quoi il a été confronté, il en connaît
malgré tout la provenance. " Je sortais de la Mort" ( L'Intersigne, page 708) dira-t-il
après sa rencontre avec l'au-delà.
La science, elle, ne se contentera pas d'identifier le phénomène de la mort.
S'agissant là d'une énigme, il lui faudra la résoudre. En offrant l'immortalité à son
Andréide, Edison déjoue le pouvoir jusque là absolu de la mort. De plus, il la défie et
joue avec ses spectres autour d'une " DANSE MACABRE" . L'illusionniste Edison
manipule les ombres de la mort: " Au surplus, tenez, sa mort importe peu: je vais la
faire venir, comme si de rien n'était. " ( L'Eve future, page 896) . Dans ce cas, c'est la
science qui provoque et crée les visions occultes. Les manifestations seules ne
suffisent plus car pour le savant, il faut les donner à voir afin d'en constater la réalité
objective. Edison démasque la mort; il l'infléchit et l'oblige à être vue par des vivants.
En démasquant ainsi la dépouille de Miss Evelyn Habal, il ôte le masque de la mort :
" Voilà l'invitation implicite à démasquer l'absolu. " ( Le silence éloquent, page 143) .
Et, il s'octroie là le pouvoir de la résurrection.
Dans le cas de Véra, la résurrection passe par une extraordinaire volonté du
comte d'Athol à se convaincre de la présence de sa femme. Cette volonté qui
parvient à lui donner l'illusion devient un obstacle au pouvoir de la mort. Elle n'est
pas reconnue par le comte. Véra est symboliquement subtilisée à la mort. "
Puisqu'elle se croit morte" ( Contes Cruels, Véra, page 558) signifie implicitement
que la mort est illusion, la seule réalité possible étant l'existence de Véra. Mais la
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mort reprend ses droits par la bouche même de celui qui la réfutait: " Qu'ai-je donc ?
- Mais tu es morte ! "
( Contes Cruels, Véra, page 560) . C'est le mouvement
inverse que devra alors opérer le comte pour retrouver l'être cher: après avoir fait
revenir Véra depuis l'au-delà, il devra accepter sa propre mort pour s'unir à nouveau
à elle: " la tentative d'Athol pour ramener Véra à la vie est présentée maintenant
comme une erreur; il aurait dû se rendre compte que l'amour n'atteint sa plénitude
que dans la mort et qu'il avait tort d'entreprendre la tâche sacrilège de ressusciter sa
femme. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 194) . La
résurrection n'est en fait qu'illusion; elle n'a pas de réalité objective ( comme pour
montrer son caractère sacrilège) . Ce sont des volontés uniquement humaines qui
ressusciteront Miss Evelyn Habal et Véra.
Le fini, nous le répétons, en tentant une incursion dans l'infini, se heurte à une
frontière infranchissable. La science est impuissante à changer cet état de fait.
Bonhomet, escomptant, par son expérience scientifique sur le corps inerte de Claire
Lenoir, y découvrir une réalité physique, sera confronté au surnaturel de la mort. Elle
n'est plus un simple phénomène qui marque une disparition mais elle annonce
l'infinitude. C'est maintenant la mort qui agit sur la science, devenue l'instrument de
l'au-delà. L'exemple de Bonhomet est là pour indiquer que les barrières de l'au-delà
ne s'ouvrent qu'à l'insu des hommes. Et même la science est impuissante à fixer ces
manifestations. Bonhomet a juste le temps d'apercevoir la projection de l'au-delà
dans les yeux de Claire Lenoir et déjà "l'impénétrable" lui voile la vision.
Enfin, la mort c'est l'espace du cauchemar pour le vivant. Elle revêt ainsi toute
cette dimension ténébreuse et implacable que l'imaginaire des siècles précédents
entretenait. Le cauchemar intervient pour arrêter la progression d'une modernité qui
voudrait accomplir une autopsie de la mort. L'homme moderne perd cette raison qu'il
brandissait comme un bouclier. En voulant scruter la mort, Bonhomet, par cet acte
sacrilège, est envahi par un sentiment de folie irréfléchie: " Et, comme je me penchai
sur la décédée, - avec une frénétique rage d'énergumène et de sacrilège- pour
examiner encore le spectacle exécrable qui me fascinait, l'ophtalmoscope s'échappa
de mes mains à l'aspect des traits de la morte " ( Tribulat Bonhomet, page 221) .
La science est elle-même symboliquement déchue à travers la chute de
l'ophtalmoscope. Cette chute est celle des vérités matérialistes. Elle signifie aussi
une interdiction à la science qui voulut outrepasser ses pouvoirs. L'au-delà retrouve
sa valeur d'absolu. Le cauchemar de la mort, ce sera aussi la disparition de Hadaly
qui s'accomplit dans une atmosphère apocalyptique:
" Là, des scènes horribles se passèrent.
Devant la fournaise qui crépitait et s'avançait, les femmes, les enfants poussaient de
grands et désespérés cris d'épouvante. " ( L'Eve future, page 1016) . L'artificielle
immortalité de Hadaly a été vaincue par la mort, derrière laquelle se profile la volonté
de Dieu.
Mais il subsiste cependant un doute qui ouvre la fin du récit de l'Eve future sur
un au-delà possible pour la machine devenue Hadaly: " Ami, c'est de Hadaly seule
que je suis inconsolable- et je ne prends le deuil que de cette ombre. - Adieu.
Lord Ewald "
( L'Eve future, page 1017) . Hadaly, objet de deuil, n'aurait-elle pas de ce fait gagné
son âme ?
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" Comme Lord Ewald se reconnaît enfin en Hadaly et accueille son destin, sa mort
sera celle d'un élu qui attend une renaissance prochaine dans l'infini. " ( Le silence
éloquent, page 164) . L'homme ne serait-il pas parvenu à cette hauteur que la main
de Dieu n'a pu empêcher à temps ? Une limite aurait été franchie qui aurait provoqué
un changement irréversible causé par cette quête d'un absolu, l'idéal.
III/ Contre le culte du progrès
Le progrès est véhiculé par ce souffle de modernité dans laquelle la seconde
moitié du XIX ème siècle évolue. La modernité, " Elle est définie par son insularité (
elle ne commande ni la notation des antécédents ni celle des conséquences) , par
l'adhésion qu'elle suscite à son propre spectacle ainsi que par l'autonomie de ce
spectacle. Insularité et contemporanéité excluent toute véritable perspective
temporelle et imposent une esthétique générale de l'artificiel, dans la mesure où rien
ne peut être motivé en termes de devenir ou de nature. " ( Dictionnaire des
littératures, la Modernité, page 1028 ) .
Défi à l'imaginaire et à la profondeur, se dresse, nouvelle religion marchant sur
les ruines du passé, ce progrès qui ne s'inscrit pas dans la continuité du monde.
Villiers, homme pour qui cette inscription est essentielle, se voit confronté à une ère
d'apparences où les instruments de la modernité sont devenus les nouvelles idoles à
adorer.
Le ton est alors donné quant à la conduite à adopter face à ce fléau, et l’œuvre
à venir présage une lutte sans merci contre cette calamité qui s'abat sur le monde.
Déjà apparaît, lors des premiers écrits de Villiers, une écriture dénonciatrice, mise en
garde désespérée qui voudrait prévenir une seconde chute de l'homme:
" - Jamais on n'a souffert autant que de nos jours...
Et tous les malheureux, dont le mépris morose,
Parce qu'il rit de tout, croit savoir quelque chose,
Nomment ce cauchemar une réalité! [...]
Le penseur, aujourd'hui, n'admet aucun système:
Le penseur ne croit plus que ce qu'il peut sentir.
Son profond désespoir lui dicte ce blasphème "
( Premières poésies, page 78) .
Avec la consternation viendra un combat acharné mêlé d'une ironie à partir de
laquelle se réalisera une véritable autopsie de cette société moderne, démasquant
par là-même ses incohérences, son ridicule, et surtout sa lâche indifférence pour
l'autre. Puisque le progrès demeure sourd aux invectives qui lui sont adressées,
Villiers le mettra en scène à travers des récits railleurs dont la cruauté n'aura plus de
bornes. Adviendront alors des personnages qu'il s'agira de malmener dans leur
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raison toute positiviste ( Bonhomet, Félix de La Révolte, Redoux dans Les
phantasmes de M. Redoux) . Il faut ébranler les représentants de cette société vidée
de signification pour en révéler l'absence d'assise véritable. Montrer que la société
moderne repose sur le néant, voilà quel sera le combat de Villiers.
Pourtant, il serait vain de croire en une attitude contradictoire de la part de
Villiers. Il est une modernité qu'il accepte et reconnaît comme bénéfique, celle qui se
pose la question du devenir ( voir les éloges dans sa correspondance faite à Wagner
et sa musique révolutionnaire et résolument moderne) . Toute chose doit avoir une
valeur symbolique, voilà ce qu'il défend. " En discutant le rôle de la science dans
l’œuvre villiérienne, il faut résister à la tentation d'affirmer que l'attitude de l'auteur est
ambiguë, que d'une part il hait la science mais que d'autre part il en subit la
fascination. Ce conflit n'existe pas chez Villiers dont l'attitude envers la science est
cohérente, et s'accorde bien avec l'ensemble de sa philosophie. " ( Le silence
éloquent, page 99) .
Afin de définir clairement ce progrès condamné par Villiers, nous nous
proposerons d'orienter notre réflexion sur trois points qui nous paraissent essentiels
dans cette problématique. Tout d'abord nous étudierons la philosophie positiviste, en
tant qu'idéologie du progrès, du point de vue de l'auteur. Puis, nous observerons
comment Villiers établit une satire de son époque. Enfin, nous évoquerons le thème
de la perte, c'est-à-dire de cette discontinuité entre le présent et le passé qui n'est
pas sans rappeler la problématique baudelairienne de la modernité:
" Le Poète aujourd'hui, quand il veut concevoir
Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir
La nudité de l'homme et celle de la femme,
Sent un froid ténébreux envelopper son âme
Devant ce noir tableau plein d'épouvantement.
O monstruosités pleurant leur vêtement !
O ridicules troncs ! torses dignes des masques !
O pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,
Que le dieu de l'Utile, implacable et serein,
Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain ! "
( Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, pièce V )
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1/ Le positivisme
Avec le XIX ème siècle, l'idée que l'Histoire va de l'avant, avance avec le
progrès et son instrument privilégié, la science, prend une importance croissante
dans l'esprit des individus. Nombre de penseurs fortement attachés au matérialisme
du monde fondent des théories qui abondent dans ce sens. Il s'agit de vaincre les
"restes" de l'Ancien Régime, de penser autrement le monde afin de s'inscrire
pleinement dans la modernité. Parmi ces philosophies naissantes du progrès, le
positivisme de Auguste Comte, pour qui l'esprit scientifique doit motiver toute forme
de progrès. Il se proclame comme le successeur des pensées jugées inaptes à
appréhender la société moderne ( théologie, métaphysique) . Le matérialisme
scientifique a donc trouvé sa religion.
Face à ce revirement de la pensée humaine, nombre d'intellectuels se
trouvent déstabilisés, privé des repères du passé. Villiers, de ceux-là, voit dans le
positivisme la négation des lois fondamentales à l'aide desquelles la civilisation
occidentale se serait consolidée. S'il éprouve une indiscutable attirance pour la
science qui s'affine chaque jour un peu plus grâce à de précieuses découvertes, il
craint avant tout la disparition de la conscience du passé et de ses symboles. Aussi
reconnaît-il dans le positivisme une idéologie essentiellement dévastatrice. Dans ce
marasme, la culture, elle aussi, perd de sa substance profonde, cet en-dedans
créateur primordial.
C'est maintenant le règne du tout voir. Le mystère n'a plus sa place:
" Sujet et objet de la science ne surgissent qu'à la faveur d'un arrachement à toute
circulation opaque où des connivences immédiates les uniraient l'un à l'autre. Cette
clarté ascétique, cette privation, engendrent des nostalgies, des regrets dans les
autres régions de la culture, dans la littérature, dans la philosophie... Le positivisme,
en ses divers visages, est déjà la compensation de ces arrachements..." ( Un grand
désert d'hommes, page 250 ) . Et puisqu'il faut donner à voir, l'infinitude, le
sentiment de l'au-delà, c'est-à-dire de Dieu, est rejeté.
L'idéalité meurt: " la dynamique sociale se présente directement avec un pur
caractère scientifique, qui permettrait d'écarter comme oiseuse la controverse si
agitée encore sur le perfectionnement humain, et dont la prépondérance devra
termine r en effet cette stérile discussion, en la transportant à jamais du champ de
l'idéalité dans celui de la réalité, en tant du moins que sont terminables les
contestations essentiellement métaphysiques. " ( Leçons de sociologie, page
125,126) . Cet " instinct industriel" que soumet Comte devient, Villiers le redoute, un
danger pour la spiritualité.
Pour résister à cette théorie du progrès, Villiers va tout d'abord évoquer son
caractère sacrilège. Et, afin de la mieux vaincre, il brandira l'hégélianisme comme la
vraie philosophie possible du progrès qui ne nie pas l'organisation du passé et
s'implique cependant dans le mouvement de la modernité.
Ainsi, nous présenterons, à travers l'écriture villiérienne, la dévotion au positivisme
vue comme impie, puis nous confronterons le positivisme à l'hégélianisme, et, nous
montrerons en quoi Tribulat Bonhomet représente l'archétype de l'esprit positiviste.
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A/ une dévotion impie:
Selon Auguste Comte, si la philosophie théologique a constitué une étape
fondamentale dans l'évolution de la pensée humaine, elle ne saurait être sa finalité.
Elle est donc appelée à disparaître pour laisser place à une pensée plus à même
d'appréhender une
" évolution sociale suffisamment développée. Le lecteur
peut aisément reprendre, sous ce point de vue, toutes ces différentes considérations
principales, et partout il reconnaîtra que, lorsqu'on en prolonge l'application générale
jusqu'à un état social très avancé, elles constatent, non moins spontanément,
l'indispensable décadence finale de la philosophie, et l'urgent avènement de la
philosophie positive. " ( Leçons de sociologie, page 328) .
Une telle philosophie qui se fait jour sur le " cadavre" du passé ne saurait
constituer aux yeux de Villiers une philosophie possible. En s'autoproclamant comme
le successeur inévitable de la philosophie théologique, le positivisme se désignerait
implicitement comme une religion, celle du progrès. Pour Villiers, le doute n'est plus
permis, il s'agit là d'une dévotion impie qu'il fa ut combattre en brisant son
hégémonie, rendue indiscutable par l'époque.
Villiers ne reconnaît pas ce mouvement dit évolutif de la pensée qui voudrait
que l'intelligence passe par trois états successifs: primitivement théologique,
secondairement métaphysique et finalement positif. Le positivisme ôte toute
possibilité de complémentarité et s'établit en termes de hiérarchisation. Plus encore,
il se positionne comme une finalité, au-dessus d'une philosophie d'essence divine.
Cette invitation express à reconnaître le positivisme comme pensée seule recevable
amène Villiers à un refus qui opposera au positivisme la philosophie hégélienne.
Cette opposition ce sera celle de Césaire Lenoir à Tribulat Bonhomet.
Mais pour combattre cette croyance, il faut en montrer les aberrations, la
révéler au lecteur dans tout ce qu'elle a de plus cruel. Villiers insistera sur son
inhumanité, montrant qu'elle n'a pas de considération pour l'être. C'est une
philosophie aveugle qui dépersonnalise l'individu et donne corps au seul progrès.
Alors, c'est de la bouche même des positivistes qu'émaneront ces pulsions
destructrices qui présenteront le positiviste méprisant et voué à la haine de l'autre en
tant que penseur divergent. La théologie devient la victime privilégiée, comme pour
montrer la négativité du positivisme qui porte en lui cette calomnie de toute
différence. Bonhomet s'exprime dans ce sens vis à vis de Césaire Lenoir:
"
Quant à ce qu'il appelait ses idées " théologiques" , elles étaient pour moi la source
la plus ample et la plus hilare de quolibets possibles [...] Lenoir ne se doutait donc
pas, lorsque j'approuvais, tout haut et avec un doux sourire, ses somnolentes et
fadasses théories, qu'in petto je nourrissais contre elles une haine basse,
dédaigneuse, ave ugle et presque sanguinaire ! " ( Tribulat Bonhomet, page 172) .
Au regard du conte, L'Héroïsme du docteur Hallidonbill, l'indifférence du
positivisme pour l'homme dans son intégrité ne fait plus de doute. L'humanité est
devenu un bloc homogène d'où la pluralité serait bannie, bloc privilégié pour les
expériences visant à servir ce dieu-progrès: " l'amour exclusif de l'Humanité future,
au parfait mépris de l'Individu présent, est, de nos jours, l'unique mobile qui doive
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innocenter, quand même, les magnanimes outranciers de la Science. " ( Histoires
insolites, L'Héroïsme du docteur Hallidonbill, page 261) .
Villiers n'aura de cesse de le proclamer, le progrès ne peut se suffire à luimême et doit nécessairement s'inscrire dans la prolongation d'une évolution. Aussi
ce que le positivisme affirme paraît-il comme une discontinuité dangereuse qui
pourrait faire perdre à l'homme cette conscience de ses origines. C'est un progrès
trompeur qui s'impose au monde. De moyen il est devenu, par l'intervention de la
philosophie positiviste, une fin, ce que l'idéologie villiérienne, farouchement attachée
au pouvoir de l'esprit, ne saurait admettre. Tel un écho à l'indignation de Villiers,
Claire Lenoir s'insurge contre cette pensée matérialiste qui réduit les perspectives de
la pensée: " Ah ! s'écria-t-elle, comment vous suffit-il de ne vous développer, vous
Homme, qu'à travers une série d'expressions relatives dont la somme constitue votre
Science ! Dans ce cas, au lieu d'être de parfaits-animaux, nous sommes, seulement,
des animaux qui s'améliorent et qu'un Progrès indéfini enferme à jamais dans une loi
proportionnelle ! " ( Tribulat Bonhomet, page 190) .
Le positivisme réduit l'esprit à la raison . Et, comme le rappelle Villiers dans
L'Eve future, c'est par ce dernier que Dieu se manifeste: " Dieu, comme toute
pensée, n'est dans l'Homme que selon l'individu. Nul ne sait où commence l'Illusion,
ni en quoi consiste la Réalité. Or, Dieu étant la plus sublime conception possible et
toute conception n'ayant sa réalité que selon le vouloir et les yeux intellectuels
particuliers à chaque vivant , il s'ensuit qu'écarter de ses pensées l'idée d'un Dieu ne
signifie pas autre chose que se décapiter gratuitement l'esprit. " ( L'Eve future, page
789) . Avec le positivisme l'idée de Dieu s'atténue dangereusement pour se voir
supplantée par cette philosophie strictement matérialiste.
IL n'est plus de spiritualité possible dès lors que le positivisme devient la forme
de pensée privilégiée de l'individu. L'esprit, vidé de son imaginaire, ne peut fuir cette
réalité- prison. Ce constat c'est celui de Elisabeth dans La Révolte: " Trop tard: je n'ai
plus d'âme [...] Tout est consommé ! L'épreuve est faite. Je suis vaincue. " ( La
Révolte, page 407) . La révolte est vouée à l'échec dès lors que le sujet s'est laissé
préalablement absorber par cette philosophie matérialiste. Plus loin, le mari,
défenseur absolu de cette rassurante et prévisible matérialité, aura le mot de la fin:
" Eh ! que deviennent les rêves devant cette bonne réalité ? - La Poésie, - oui... - une
attaque ! - Je comprends cela, vois-tu ?... J'ai eu ça moi-même." ( La Révolte, page
408) .
L'esprit se dépouille de sa substance essentielle, l'imaginaire, et ne tend plus
vers cette élévation à laquelle il aspirait jusqu'alors. Villiers condamne le positivisme
comme l'instrument de l'abaissement de l'homme: il y perd à la fois la conscience de
l'en dedans et celle de l'au-delà, c'est-à-dire de Dieu. Cela devient une remise en
cause de sa valeur d'absolu jusqu'alors incontestée:
" Malgré l'inévitable
ascendant primitif de la philosophie théologique, on peut maintenant affirmer qu'une
telle manière de philosopher
n'a jamais été, pour notre intelligence, qu'une sorte
de pis aller, vers lequel une prédilection spontanée ne nous a d'abord si
exclusivement entraînés que par l'impossibilité radicale d'une meilleure philosophie. "
( Leçons de sociologie, page 330) . En destituant la philosophie théologique, le
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positivisme s'octroie cet état supérieur de la pensée et s'institue en véritable religion
du progrès.
Cette dévotion impie semble écraser sur son passage tout ce qui rappelle une
pensée qui tend vers le mieux être spirituel. Il s'agit de tuer l'idéal contenu en
chacun, tel que le préconise le docteur Tristan après le traitement duquel " Vous
sentez le Bon-Sens couler, comme un baume, dans tout votre être. Votre
indifférence... ne connaît plus de frontières. Vous êtes sacré par un raisonnement qui
vous rend supérieur à toutes les hontes. Vous êtes devenu un homme de l'Humanité.
" ( Le Traitement du docteur Tristan, page 733) .
Par des satires railleuses, Villiers expose les préceptes positivistes puis les
démonte un à un dans le but d'en exhiber tout le superficiel. Mais au regard de son
époque c'est aussi l'échec d'une telle philosophie que Villiers affirme: " on voit que
dès ses débuts, Villiers a passé une condamnation sans appel sur le siècle où il
vivait, qu'il considérait comme moralement pourri et contre lequel il se révoltait de
toute son âme. Il s'ensuit qu'il condamne aussitôt cette idée du progrès qui était si
importante pour ses adversaires. Si les temps modernes sont plus corrompus que les
époques révolues, pourquoi croire au progrès ? c'est plutôt le mouvement contraire
qui semble s'imposer à l'esprit. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste,
page 164,165 ).
Au-delà de cette écriture ironique transparaît une vive inquiétude de voir la
signification profonde des choses disparaître tout à fait du monde, remplacée par un
matérialisme indifférent, inquiétude qui se manifeste dans La Maison du bonheur: "
Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc Valleran de le la Villethéars, dès
leur juvénilité, commencèrent à ressentir beaucoup d'étonnement de faire partie
d'une espèce où le dépérissement de toute foi, de tous désintéressés
enthousiasmes, de tout amour noble ou sacré, menaçait de devenir endémique. " (
La Maison du bonheur, page 274) . Le positivisme, pour Villiers, entraîne le monde
dans un dépérissement causé par une résignation des individus à la médiocrité.
Sans espoir d'élévation spirituelle l'homme verra s'estomper en lui l'idée même de
Dieu. Pour vaincre cette philosophie impie,, Villiers propose de réaffirmer la
supériorité de l'esprit sur le monde, suivant la philosophie hégélienne.
B/
Positivisme et hégélianisme:
Le progrès ayant sa philosophie propre, le positivisme, il fallait à Villiers une
pensée avec un statut identique, capable de rivaliser avec la pensée positiviste.
Cette pensée devait donc être contemporaine de celle d'Auguste Comte, au risque
d'être décrétée inapte à comprendre le mouvement de l'époque. Hegel semblait
illustrer au mieux ce compromis entre le passé et l'avenir que cherchait à apporter
Villiers dans sa conception du progrès. A partir de l'idéalisme du philosophe
allemand, Villiers construit ( très librement, nous le verrons) une argumentation dans
le but de renverser l'édifice positiviste.
L'idéologie villiérienne a ainsi une philosophie de référence, dans laquelle elle va
puiser afin de démonter le progrès selon les visées positivistes. Il existe une théorie
capable de résister aux instances du positivisme souverain.
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Le positivisme fonde en quelque sorte son idée de l'évolution sur le déclin
d'autres philosophies antérieures à elle, se déclarant comme finalité: " En comparant
chaque jour, à l'un et à l'autre titre, son heureuse et féconde aptitude à satisfaire de
mieux en mieux les plus urgents besoins intellectuels de l'humanité avec l'évidente
stérilité radicale des vaines conceptions de la théologie, la raison publique,
indépendamment de tout lutte directe, n'a pu s'abstenir de condamner
involontairement ces explications chimériques à une désuétude de plus en plus
complète, qui devait déterminer graduellement leur décadence irrévocable, à mesure
qu'une discussion rationnelle ferait ressortir leur inanité nécessaire. "
(
Leçons de sociologie, page 336) .
Cette " décadence irrévocable" Villiers la récuse. Pour lui, l'évolution est
nécessairement fonction des éléments du passé et ne saurait s'en émanciper. A la
raison Villiers opposera cette " liberté infinie de la pensée compréhensive" que
soumet Hegel.
L'intransigeance du positivisme, Villiers la vit comme un refus de la différence,
une tendance périlleuse à l'uniformisation,
c'est-à-dire une non-reconnaissance
de la singularité de l'esprit, entendue comme une fâcheuse déviance. Elisabeth,
héroïne de La Révolte, révèle, à travers l'évocation des paroles de son père, la
rupture avec son intériorité qu'implique l'adhésion au positivisme:
" Tiens, enfant,
vois autour de toi l'Oeuvre humaine qui marche, la Science qui se déploie et qui
délivre! Les inventions pleines de force et de grandeur! Le passé, c'est l'enfance.
C'est depuis cent ans, à peine, que l'homme, ayant reno ncé aux superstitions et aux
rêves, peut lever le front sous le grand soleil! Sois donc une femme positive; sois
honnête et sois riche; le reste, c'est vanité! " ( La Révolte, page 394,395) .
Ce que le père d'Elisabeth qualifie donc de "vanité" c'est ce mouvement libre
de l'esprit qui, pour Hegel, domine. Cette théorie de la supériorité de l'esprit sera
l'argument majeur opposé au rationalisme positiviste. L'esprit ne peut être
conditionné s'il veut s'épanouir, voilà ce que défend Villiers. Césaire Lenoir l'affirme,
" L'IDEE est donc la plus haute forme de la Réalité: - et c'est la Réalité même,
puisqu'elle participe de la nature et des lois suréternelles, et pénètre les éléments
des
choses. " ( Tribulat Bonhomet, page 181, 182) . Suivant la philosophie
hégélienne, " l'idée, en tant qu'existant en soi et pou soi, est aussi le vrai en soi, elle
est ce qui participe de l'esprit d'une façon générale, ce qui est le spirituel universel,
l'esprit absolu. " ( L'idée du Beau, page 140) .
Par la confrontation des deux philosophies, Villiers dresse la valeur
symbolique contre la valeur matérielle. Il est question de vaincre cette rupture entre
les choses et leur signification. Il s'agit de fléchir la matérialité à l'idéalité. " Le
positiviste a peur de tout ce qui n'est pas de son monde physique. Ainsi, il ne donne
jamais aux signes des référents idéaux. Il nie jusqu'à sa propre imagination afin de
refuser l'existence au mystère, à l'absolu et à l'infini. Le sens qu'il prête aux mots est
le plus banal et le plus physique possible. " ( Le silence éloquent, page 33) .
Aussi, dresser la pensée hégélienne face à celle de Comte devient une
tentative de redonner conscience à l'humanité de l'infinitude de l'esprit et de sa force
libératrice. Car l'attitude pratique à laquelle semble inviter le positivisme provoque la
destruction de l'intériorité. Toute La Révolte consistera à exposer, par la voix du
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personnage Elisabeth, les ravages de l'application du positivisme sur l'esprit, avec
une idée d'irréversibilité: " Ces grands mots, au bout du compte, m'ont conduite [...]
A la destruction de tout ce que je voulais aimer! Aux choses les plus charmantes de
mon âme avilies et comprimées! Et, à travers ces ruines, si je les laissais voir,
j'entendrais pour toute consolation le gros rire des passants qui me traiteraient de
femme incomprise, poétique, etc. " ( La Révolte, page 400) .
Partisan d'une certaine modernité, Villiers trouve dans l'hégélianisme ce lien
nécessaire entre le passé et l'avenir. Cependant il serait faux de conclure que toute
la pensée de Villiers s'appuie sur les préceptes hégéliens. Il adapte la philosophie de
Hegel à sa problématique. D'ailleurs, certaines divergences apparaissent entre ses
conceptions et celles de Hegel ( à propos de notions telles que celles de progrès ou
de rationalisme par exemple) : " Il est certain que ce qu'on est convenu d'appeler
l'idéalisme allemand est à l'origine des spéculations philosophiques de Villiers; il est
non moins certain que ces spéculations ont fini par le conduire à une doctrine
personnelle qui n'y ressemble que de loin. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement
symboliste, page 218) .
Ce règne de la seule extériorité pourrait se résumer ainsi: " C'en est fait! - nos
victoires sur la Nature ne se comptent plus. Hosannah! Plus même le temps d'y
penser! Quel triomphe!... A quoi bon penser, en effet? - De quel droit? - Et puis:
penser, au fond, qu'est-ce que ça veut dire? Mots que tout cela!... Découvrons à la
hâte! Inventons! Oublions! Retrouvons! Recommençons et - passons! Ventre à terre!
Bah! le Néant saura bien reconnaître les siens. " ( L'appareil pour l'analyse chimique
du dernier soupir, page 668) . C'est là un processus de déshumanisation qui se fait
jour, où l'esprit se fragilise jusqu'à sa complète négation. Car regarder le monde dans
une perspective collective c'est rejeter l'identité unique de chacun: " on voit, de
même, encore plus sensiblement, que l'étude dynamique de la vie collective de
l'humanité constitue nécessairement la théorie positive du progrès social, qui, en
écartant tout vaine pensée de perfectibilité absolue et illimitée, doit naturellement se
réduire à la simple notion de ce développement fondamental. " ( Leçons de
sociologie, page 97).
La philosophie positiviste apparaît aux yeux de Villiers comme une régression
spirituelle qui, en invoquant l'harmonie de la société, en fait disparaître la diversité.
En ce sens, rappelant l'importance de la pensée, l'hégélianisme constitue pour
Villiers un rempart au positivisme: " S'il est un fait qu'on ne saurait contester, c'est
que l'esprit possède le pouvoir de se considérer lui-même, qu'il est doué d'une
conscience qui le rend capable de se penser lui-même et tout ce qui jaillit de lui .
C'est qu'en effet la pensée constitue la nature la plus intime et essentielle de l'esprit.
" ( Introduction à l'esthétique, page 25) . *
*
Il paraît cependant important de souligner le caractère très personnel des
interprétations villiériennes, tant de la philosophie hégélienne que positiviste. Il ne
saurait s'agir là d'une étude purement objective que le lecteur devrait recevoir
comme telle. Villiers contredit ou s'approprie certaines idées philosophiques de son
siècle pour aboutir à la sienne propre qui serait l'illusionnisme. De ce fait, il n'est pas
un observateur objectif des pensées philosophiques auxquelles il se confronte.
Celles-ci se trouvent fléchies à son propos, dans le but de servir une démonstration
toute personnelle. Plus que la philosophie hégélienne ou positiviste, ce sont les
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impressions de Villiers à leur égard que donne à voir son oeuvre ( quoique nombre
d'idées des deux philosophes s'y trouvent reproduites fidèlement) .
C/ Tribulat Bonhomet ou l'esprit
positiviste:
Tribulat Bonhomet est l’œuvre dans laquelle Villiers développe pleinement son
refus du positivisme. Il ne s'agit plus de se contenter de réaliser une critique générale
de la théorie d'Auguste Comte, telle qu'elle se dessine dans L'appareil pour l'analyse
chimique du dernier soupir, mais d'une étude minutieuse qui, à mesure qu'elle
expose les lignes majeures de la doctrine positiviste, les confond et met l'accent sur
ses incohérences. Là où La Révolte signifiait la défaite de l'élan idéaliste (incarné par
le personnage Elisabeth) Tribulat Bonhomet
constitue une revanc he sur le
positivisme qui verra sa propre chute à partir d'un de ses farouches défenseurs. La
force de Villiers est précisément de narrer cette chute ( dans la partie intitulée Claire
Lenoir) depuis le point de vue du positiviste Bonhomet, le récit rendu ainsi plus
crédible.
L'ironie parsème le récit d'un cynisme impressionnant.
A double
tranchant, elle est tout d'abord le fait du personnage Bonhomet lui-même, puis, en
filigrane, celui de Villiers. Mallarmé le note ainsi: " Avec TRIBULAT BONHOMET
tente son entrée dans l’œuvre la plaisanterie, sinistre devant le démon-bourgeois, ou
Moderne, tel que le concevait aisément l'humoriste - énorme ressemblant pour que le
portraituré immédiatement s'y reconnût: tout en insinuant aux entrailles du monstre,
comme ces balles explosives des tueurs récents, on ne sait quel frisson, atrophié ou
embryonnaire, d'infini rentré, propre à le secouer et le détruire. "
( Villiers de
l'Isle-Adam, page 66,67) .
Le cynisme de Bonhomet est poussé au paroxysme, comme pour montrer le
peu de cas que le positiviste accorde au monde en tant que tel. C'est une sorte de
laboratoire expérimental de la cruauté positiviste que l'épisode du cygne révèle.
Villiers veut, par cette scène, pousser l'expérimentation positiviste jusqu'à son point
ultime. C'est la science pour la science qui compte finalement. Mais il faut y voir un
rite sacrificiel sur l'autel du progrès: " Bonhomet, avec un grand cri horrible, où
semblait se démasquer son sirupeux sourire, se précipitait, griffes levées, bras
étendus, à travers les rangs des oiseaux sacrés! - Et rapides étaient les étreintes des
doigts de fer de ce preux moderne; et les purs cols de neige de deux ou trois
chanteurs étaient traversés ou brisés avant l'envolée radieuse des autres oiseauxpoètes. " ( Tribulat Bonhomet, page 135) .
Avec la mort du cygne, c'est le monde de l'imaginaire et du rêve qui est
assassiné par le progrès destructeur. Une fois de plus le cygne se débat dans la
modernité, à l'instar de celui de Baudelaire qui, " Sur le sol raboteux traînait son
blanc plumage. " ( Les Fleurs du Mal, pièce LXXXIX ) .
La place stratégique de cet épisode du récit, en tête, présente d'emblée la véritable
nature de l'esprit positiviste de Bonhomet et ne laisse plus de doute au lecteur. " Le
Tueur de cygnes" illustre l'application des théories positivistes selon Villiers. Le chant
du cygne devient ce dernier souffle d'un monde détruit par une modernité
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déshumanisée: " Tribulat Bonhomet, au milieu de la nuit, part à la chasse aux
cygnes, étranglant ses victimes afin d'entendre leur chant de mort - ce qui pour
Villiers, représente l'attitude du bourgeois devant l'art et les artistes. " ( Villiers de
l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 170) .
Plus avant, c'est l'artiste, porteur d'un en-dedans créateur nié par le docteur
rationaliste ( pour qui tout doit demeurer pure extériorité, être donné à voir) qui
devient la cible car il a valeur de frein au mouvement du progrès. L'art est ramené à
une stricte matérialité dont la force symbolique est étouffée: " le plus révoltant de
l'aventure est que maintes gens, tolérés, dans nos grands centres, on ne sait trop à
quel titre - ( à celui d' "artistes" , je crois? ) - ont l'air, pour gouailler le Progrès, de
s'autoriser de ces calamiteuses fumisteries de notre étoile, prétextant que ces
aveugles oscillations des couches terraquées de l'Italie démontrent l'inférence, en
nos affaires, de puissances secrètes, espiègles et nuisibles. - oui! oui! c'est cette
idée biscornue ( et pas une autre! ) que cachent toutes ces transparents insinuations,
- ces réticences, même! de certaine presse: - et nous les voyons venir!... Oui, oui,
nos les voyons venir. " ( Tribulat Bonhomet, page 138,139) .
Homme de la négation le positiviste Bonhomet ne saurait admettre l'autre
différent, compris en tant qu'ennemi de son système de pensée. Ainsi il agit suivant
un instinct de conservation animal. Par la voix de Césaire Lenoir, cet instinct
positiviste est désigné. Nombre d'individus seraient " engagés dans les liens de
l'Instinct, sont des bêtes invisibles [...] De là leur natale haine pour la Pensée! leur
soif, inextinguible, organique,, foncière, d'abaisser, d'aniaiser, de profaner toute
noble et pure tendance! de là leur mépris grotesque de tout art sublime, de toute
charité désintéressée, de tout ce qui n'es pas bas et impur [...] de là leur impossibilité
de comprendre l'Homme véritable, issu de l'En-haut! " ( Tribulat Bonhomet, page
199) . C'est l'attachement au matérialisme forcené que condamne , à travers Lenoir,
Villiers. L'homme à nécessairement besoin d'élévation et lui imposer une doctrine qui
ne s'appuie que sur l'apparent, le représentable, le conduirait à sa perte. Ce que veut
dire Villiers c'est que l'homme se différencie de l'animal en parvenant à taire son
instinct et ainsi tendre vers une élévation spirituelle.
Le progrès social commande la mort de l'évolution spirituelle. Il y a tromperie
selon Villiers. Dans ses " particularités morales". Bonhomet dit ceci: " les mystères
de la science positive ont eu, depuis l'heure sacrée où je vins au monde, le privilège
d'envahir les facultés d'attention dont je suis capable, souvent même à l'exclusion de
toute préoccupation humaine. " ( Tribulat Bonhomet, page 148) . Villiers démontre
par son personnage que le positivisme consiste en l'adoration d'une notion ( le
progrès) devenue, à partir de la doctrine positiviste, une entité. Bonhomet considère
la science pour la science, loin du devenir de l'homme dans lequel s'inscrivait celle
de Edison.
Donc, confronté à l'inconnu, le positiviste Bonhomet ne peut que le rejeter.
L'inconnu ébranle la raison puisqu'il lui propose des phénomènes en deçà de son
univers familier. Dans un souci d'absolue transparence ce qui est obscur est
irrecevable et condamnable. Comme par crainte de cet inconnu le tuer devient
primordial pour la sauvegarde de l'idéologie positiviste: " Il nous faudrait donc leur
préparer un trépas hideux, - dont nous puissions, ostensiblement, nous laver les
mains. Je crois répondre au vœu secret de tous en prenant sur moi de le déclarer. " (
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Tribulat Bonhomet, page 139) . L'anéantissement de l'inconnu commence par ses
représentants, les artistes, détenteurs de cet en-dedans qui défie les lois de la
rationalité. Derrière se cache la peur ( que l'issue du récit Claire Lenoir confirmera)
de voir ses convictions fragilisées par le doute qui, malgré ses efforts de négation,
pénètre insidieusement sa raison: " Néanmoins, - je suis forcé de l'avouer, - je suis
sujet à un mal héréditaire qui bafoue, depuis longtemps, les efforts de ma raison et
de ma volonté! il consiste en une Appréhension, une ANXIETE sans motif précis,
une AFFRE, en un mot, qui me prend comme une crise, me fait savourer toute
l'amertume d'une inquiétude brusque et infernale, - et cela, le plus souvent, à propos
de futilités dérisoires! " ( Tribulat Bonhomet, page 149)
Cette angoisse honteuse est le prémisse de la chute du positivisme face à l'au-delà
qui interviendra sur le lit de mort de Claire Lenoir.
Le procès du positivisme sera donc entier et minutieusement orchestré. Tout
d'abord il y aura la phase d'exposition des faits, autrement dit l'établissement d'un
portrait du personnage Bonhomet et de ses semblables. Ensuite ce sera la
confrontation aux détracteurs du positivisme ( Claire et Césaire Lenoir) . Et, comme
une sentence, la vision dont sera victime le docteur Bonhomet brisera la certitude du
positivisme d'être une finalité en soi. Philosophies théologique et métaphysique
reprennent leurs droits sur le positivisme, assigné à ses propres limites qu'il
entendait imposer au monde. En cela, Tribulat Bonhomet est une attaque précise et
étayée du positivisme.
Villiers, pour qui la science doit demeurer un moyen et non une fin,"soutient
toujours le même combat contre l'artificiel, la contrefaçon, l'utilitarisme, la lâcheté;
contre toutes les forces et toutes les formes que l'homme invente sans pour raffiner
sur la révoltante absurdité de la vie. Sans paraître en nom, le patelin Tribulat
Bonhomet, qui se nomme Légion, illustre cependant au ye ux de son créateur le
symbole secret et l'inspirateur invisible de ces "passants" et de ces vibrions humains
que Villiers dénonce: tapi au cœur de chacun et de chacune, il incarne le termite du
siècle, au profond duquel, jour après jour, et assise après assise, il ronge toute naïve
grandeur et tout vrai progrès - aussi acharné à démolir que le protestataire à le
combattre jusqu'au bout, dût-il être le seul et le dernier dans le dernier des bouges. "
( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 114) .
La citation du Nouveau Testament ( " Je m'appelle Légion" , Evangile selon
Saint Luc, VIII, 30) qui préface le texte contient toute la crainte que lui inspire à son
tour l'idéologie positiviste. Elle est ce démon de la modernité qui voudrait effacer les
racines profondes du monde. Contre cet avilissement de la société, Villiers n'hésite
pas à évoquer la possession dont lui serait, ( peut-être l'exorciste ?), armé de sa
plume rédemptrice (?) , l'un des derniers remparts à ce culte du progrès pour
rappeler le seul possible, celui de Dieu. Le démon du positivisme est tombé lui aussi,
et Bonhomet, son représentant, a du reconnaître l'évidence du mystère, et sa raison
s'est enfui de lui.
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2/ La satire d'une époque:
La dimension ironique dans l’œuvre villiérienne, comme nous l'avons constaté
pour Tribulat Bonhomet, est le moyen d'échafauder une critique acerbe et
impitoyable contre les divers éléments qui participent de ce culte du progrès. Il s'agit
de railler ces croyances en une modernité souveraine par des mises en abîme où les
mœurs de la civilisation du progrès sont soigneusement exposées et poussées à un
extrême burlesque. Et, pour mieux appuyer cette dimension, Villiers établit souvent
son récit à partir du point de vue même d'un défenseur de cette société nouvelle.
La satire est donc la plus incisive des accusations, lesquelles se profilent sous
l'apparence de l'assentiment. Le pouvoir du progrès en est alors amoindri, précipité
dans des situations qui provoquent une indéniable moquerie. Cela appelle une
certaine cruauté que l'auteur lui-même désigne ouvertement dans son titre: Contes
cruels. Aidé d'une imagination sans bornes (image, sans doute, de cette infinitude
dont il se fait le défenseur absolu) il déshabille, démasque cette société vouée au
progrès qui, une fois mise à nue, perd de sa crédibilité. Ses rouages honteux sont
exposés publiquement.
" S'épaulant ou s'interpénétrant, équivalentes en force quand leur maître le
veut, imagination et ironie représentent toutes deux des besoins autant que des
armes. Certes, il ne suffit pas d'être cruel pour écrire d'admirables contes cruels !
Pourtant, s'il n'avait pas nourri en lui la cruauté des purs, Villiers n'aurait pu écrire
tels récits qui subliment une juste vengeance refusée par la réalité: le spasme de la
création prolonge l'affirmation de l'être. " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et
visionnaire, page 116) .
Dans ce sens, nous parlerons du mercantilisme, comme de l'élément de
corruption, de la bourgeoisie, classe aechétypale de la société du progrès, puis de la
cruauté moderne confrontée à celle de Villiers. Dans ces trois sous-parties nous
nous efforcerons de montrer comment la satire villiérienne constitue la condamnation
la plus minutieuse du culte du progrès .
A/ le mercantilisme:
Le monde ne se donne plus, il se monnaye. Le profit ne sera plus celui de
l'esprit, devenu inutile. La société commande la seule élévation matérielle. L'artiste,
en brandissant le profit de l'esprit est condamné à mort ( tel que le profère
Bonhomet) . Le mercantilisme c'est la servitude primordiale au progrès souverain.
Ainsi, il y a Lord Ewald, l'homme des sentiments élevés, et Alicia Clary: " Elle fait
donc partie du nombre immense de ces femmes dont le très solide calcul est à
l'honneur ce que la caricature est au visage et qui définiraient volontiers ce même
honneur " une sorte de luxe que les gens riches seuls peuvent se permettre et qu'il
est toujours loisible d'acheter en y mettant le prix" : ce qui signifie que le leur fut
toujo urs à l'enchère, quelques hauts cris qu'elles puissent en jeter extérieurement. "
( L'Eve future, page 803) .
Avec l'argent la matérialité tue sans rémission possible la spiritualité.
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Le mercantilisme justifie tout; il a pouvoir d'absolution. Tant qu'il y a profit
potentiel la notion de faute est exclue. Cependant , dès qu'intervient un sentiment
déraisonnable, l'outrage à la morale devient manifeste. C'est ce que soumet, le plus
ironiquement possible, le conte des Demoiselles de Bienfilâtre. Là, sous une
apparente complaisance pour l'esprit pragmatique, incarné par deux " Sœurs de
joie" , Villiers déchaîne la négativité de l'esprit moderne qui se traduit par un
avilissement nuisible aux sentiments. Tout d'abord ce sera : " Jamais personne ne
leur avait adressé un reproche ni une plainte. Chacun reconnaissait que leur
commerce était doux, affable. Bref, elles ne devaient rien à personne, faisaient
honneur à tous leurs engagements et pouvaient, par conséquent, porter haut la tête.
" ( Contes cruels, Les Demoiselles de Bienfilâtre, page 547,548) . Puis, le texte, une
fois démasquée la passion en l'une d'elles, aboutira à : " Mais cette honte, où elle
succombait, d'avoir fidèlement gardé de l'amour à un jeune homme sans position et
qui, suivant 'lexpression exacte et vengeresse de sa sœur, ne lui donnait pas un
radis ! Henriette, qui n'avait jamais failli, lui apparaissait comme dans une gloire. " (
Contes cruels, Les Demoiselles de Bienfilâtre, page 551) .
Aimer sans le souci de l'argent tient du " cynisme" , le texte lui-même le dit.
Le sentiment n'est pas lucratif, voilà l'affreuse constatation de la modernité. Il s'agit
d'être utile, sinon, à quoi bon demeurer sur terre ? La gratuité des choses n'est plus
de mise. Elle est un affront aux efforts promulgués par le progrès pour insuffler cette
force mercantile. Villiers pousse cette utilité jusqu'à des projets rocambolesques. Il
est question de combler les vides inutilisés, formidables réservoirs prêts à accueillir
l'audace mercantile qui entend ne pas souffrir de pertes. La nature sera donc mise à
contribution, puisqu'il n'est plus de limites au progrès. Le monde doit être régi par le
maître-mot, l'intérêt.
Dans L'Affichage céleste le progrès entame cette entreprise de destruction du
songe pour l'avènement de l'utile. La notion d'inutile peut être affiliée au sentiment et,
ainsi que lui, elle est répréhensible: " A quoi bon, en effet, ces voûtes azurées qui ne
servent à rien, qu'à défrayer les imaginations maladives des derniers songe-creux ?
Ne serait-ce pas acquérir de légitimes droits à la reconnaissance publique, et,
disons-le ( pourquoi pas ?), à l'admiration de la Postérité, que de convertir ces
espaces stériles en spectacles réellement et fructueusement instructifs, que de faire
valoir ces landes immenses et de rendre, finalement, d'un bon rapport, ces Solognes
indéfinies et transparentes ?
Il ne s'agit pas ici de faire du sentiment. Les affaires sont les affaires." ( Contes
cruels, L'Affichage céleste, page 577) . Le sentiment est une perte, et tout ce qui le
sert sera infléchi à l'ordre nouveau du mercantilisme. La contemplation est devenue
un sacrilège car elle entraîne des idées périlleuses d'infinitude. Et, comme un défi
suprême à la spiritualité, le ciel du début du récit se transforme en Ciel à la fin: "
Grâce à lui, le Ciel finira par être bon à quelque chose et par acquérir, enfin, une
valeur intrinsèque. " ( Contes cruels, L'Affichage céleste, page 580). La seule
infinitude recevable sera celle du gain.
Et puisque que l'on asservit le haut au mercantilisme ( le ciel ), il peut en être
de même pour le bas ( illustré par la tombe) . Fleurs de ténèbres découvre un autre
moyen d'élever le pouvoir du mercantilisme par un détournement de sens. En effet,
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ces fleurs dédiées aux morts, revendues aux vivants, Villiers les dépose comme les
emblèmes d'une société dénuée de mémoire. Le mort est inutile; seul le vivant sert le
profit. Au-delà de l'ironie de la narration, c'est la négation des symboles que met en
évidence Villiers. Le mot de la fin dévoile une société du recyclage qui évolue en un
cercle clos où la Mort c'est aussi le vide qui habite chacun: " En sorte que ces
créatures-spectres, ainsi parées de fleurs de la Mort, portent, sans le savoir,
l'emblème de l'amour qu'elles donnent et de celui qu'elles reçoivent. " ( Contes
cruels, Fleurs de ténèbres, page 667) .
La mort, pour le mercantiliste avisé, c'est celle de l'âme.
A s'y méprendre
joue avec les deux définitions possibles de la mort, opérant un parallèle significatif
entre deux visions de mort. Ces deux visions traduisent deux tendances: pour la
première scène, il s'agit de quitter le sensible pour embrasser l'au-delà, et se libérer
des contraintes mercantiles; pour la seconde ce sera la démarche mercantiliste par
excellence qui signifiera la mort de toute intériorité et de conscience d'un au-delà.
Cette symétrie des deux scènes interroge le lecteur qui se trouve exposé à un choix,
l'invitant à statuer sur sa tendance, matérialiste ou spirituelle. La prise de parti du
récit ( plus ouverte que dans nombre de contes dont l'ironie masquait plus l'opinion,
et que le "je" s'autorise ici), elle, est claire:
" Toutefois, je l'avoue ( s'il y a
méprise), LE SECOND COUP D'OEIL EST PLUS SINISTRE QUE LE PREMIER !...
Je renfermai donc, en silence, la porte vitrée et je revins chez moi,
- bien décidé,
au mépris de l'exemple, - et quoi qu'il pût m'en advenir, - à ne jamais plus faire
d'affaires. " ( Contes cruels, A s'y méprendre! , page 630) . Embrasser la philosophie
de l'argent c'est tuer son âme, favoriser un instinct grégaire.
Ces tableaux dressés autour du mercantilisme opposent l'instinct à la
sensation. L'opinion est commandée par le mercantilisme. Le plus beau Dîner du
Monde sera définitivement celui où les invités trouvèrent une pièce de monnaie dans
leur assiette. Plus encore, l'argent supplante les anciennes valeurs: elle figure
l'honneur du monde moderne. La Révolte c'est celle contre le pouvoir écrasant de
l'argent. Par la voix du personnage d' Elisabeth se dresse un réquisitoire impitoyable
à l'endroit du mercantilisme:
" Rêver, c'est, d'abord, oublier la toute-puissance
des esprits inférieurs mille fois plus abjects que la Sottise ! C'est cesser d'entendre
les irrémédiables cris des spoliés éternels ! C'est oublier les humiliations que chacun
subit et que tous infligent et que vous appelez la vie sociale ! C'est oublier ces soidisant devoirs qui révoltent la conscience et ne sont autres que l'amour des intérêts
bas et immédiats au nom desquels il est permis de demeurer distrait devant la
misère des déshérités ! C'est contempler, au fond de ses pensées, un monde occulte
dont les réalités extérieures sont à peine le reflet. " ( La Révolte, page 398) .
Derrière l'ironie villiérienne boue une colère qui éclate ponctuellement dans
l'ensemble de son oeuvre, où se dressent autant de démentis qui démasquent la
nature véritable du mercantilisme. Mais il semble que son démenti le plus abouti soit
cet hymne à la spiritualité et aux libres élans de l'intériorité que constitue La Maison
du Bonheur. Seulement, pour vivre ces sentiments bannis par l'intérêt, il n'est plus
d'issue que la fuite: " Dispositions prises, ils partent, ils disparaissent, - devant se
retrouver [...] en cette retraite bien inconnue qu'ils ont choisie et noblement ornée, au
goût de leurs âmes, pour y cacher leur saison de paradis. " ( Histoires insolites, La
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Maison du Bonheur, page 279) . Et, ce titre, oh combien évocateur, semble porter les
accents de ces vers de Vigny:
" Pars courageusement, laisse toutes les villes,
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin,
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l'esclavage humain. "
( Les Destinées, La Maison du Berger)
Là où les deux amants de La Maison du bonheur représentent l'acte spontané
d'union, Virginie et Paul, conte au début duquel le lecteur est dupe, devient l'hymne
au mercantilisme, le bruit de l'amour remplacé par un écho murmurant " De l'argent !
Un peu d'argent ! " ( Contes cruels, Virginie et Paul, page 606) .
Le monde est donc bien corrompu par un esprit mercantiliste qui s'acharne contre
toute déviance. Le sentiment n'est plus et s'il apparaît çà et là, il est désigné comme
" une véritable épidémie"
( Histoires insolites, L'Inquiéteur, page 323) que les
serviteurs de la modernité s'évertueront à enrayer. Le constat de Villiers devant le
mercantilisme c'est la disparition du sens de la hauteur chez l'homme. Cette
adoration du gain ce sera le fait du bourgeois, fléau des temps modernes selon
Villiers: " pour le bourgeois, il faut que tout puisse se convertir en argent; c'est pour
cela que L'Affichage céleste présente un projet d'utiliser les espaces vides du ciel à
des fins commerciales. De même, ce sont des bourgeois, indignés du gaspillage des
fleurs qui se fanent sur les tombeaux [...] l'habitude bourgeoise de mêler l'argent à
toutes les activités humaines est l'objet d'une satire acerbe dans Le plus beau Dîner
du Monde. "
( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 169) .
B/ la bourgeoisie:
La bourgeoisie est la classe représentative du progrès. Elle tient le monde
dans la matérialité et nie tout ce qui s'en écarte. Mais, paradoxalement, peu lui
importe ce monde en tant que tel qu'il façonne au gré de ses intérêts propres. Car la
bourgeoisie défend sa seule cause tout en s'évertuant à détruire ce qui n'entre pas
dans le cadre de ses critères d'admissibilité. La bourgeoisie c'est le lieu de la
mesure, c'est-à-dire qui interdit toute excès. Elle domine donc, aidée du progrès,
brisant les anciens repères afin de glisser vers cette uniformisation du monde
rassurante et surtout sous contrôle. Car il s'agit bien de ça, contrôler. Aussi, chaque
attaque de Villiers contre cette classe abhorrée, révèle-t-elle les caractéristiques du
bourgeois, derrière lesquelles une question se profile ( à laquelle Villiers voudrait
apporter une réponse négative mais que l'évidence du monde empêche) : " La
bourgeoisie, classe moyenne, était-elle prédestinée à régner grâce aux progrès de la
démocratie et à faire triompher la médiocrité ? " ( Un grand désert d'hommes, page
98) .
La moindre caractéristique de la bourgeoisie sera extirpée, exposée, mise à
nue, par une écriture qui se défie de la médiocrité. Villiers entame l'édifice bourgeois
de tous côtés, amplifiant au besoin ( dans des satires ravageuses) chaque trait ,
comme pour pousser cette classe dans ces derniers retranchements. Il faut faire
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peur au bourgeois, le déstabiliser, lui dérober cette raison protectrice derrière
laquelle il croit se prévaloir de toute manifestation extérieure à son entendement.
La bourgeoisie tire une indéniable fierté de cette rassurante monotonie qui
l'entoure. Villiers frappera donc là, entraînant le bourgeois dans un déséquilibre
périlleux. Comme il a tenté le monde en le précipitant dans la médiocrité ( qu'il
voudrait irréversible) le bourgeois sera, à son tour, précipité dans ce qu'il avait cru
détruire, le doute, l'insolite, le phantasme. Redoux voit sa raison dangereusement
fragilisée par des émanations incontrôlables de son cerveau. Le texte met l'accent
sur le sentiment honteux de ce personnage qui découvre, à son insu ( car tout
mystère se manifeste à l'insu du bourgeois, comme ce fut le cas pour Bonhomet) ,
des forces qui se jouent de sa souveraine raison: " ce digne chef de famille, véritable
exemple social, n'échappait cependant pas plus que d'autres, lorsqu'il était seul et
s'absorbait en soi-même, à la hantise de certains phantasmes qui, parfois, surgissent
dans les cervelles des plus pondérés industriels; Ces cervelles, au dire des
aliénistes, une fois hors des affaires, sont des mondes mystérieux, souvent même
assez effrayants. " ( Les Phantasmes de M. Redoux, page 262) .
Cette "cervelle" , corps presque étranger, parasite de la raison bourgeoise,
Villiers la déréglera en quelque sorte pour tenter la déraison chez le bourgeois.
L'inconnu, dont il nie l'existence, viendra donc l'effrayer, le poussant à se nier luimême. Prisonnier de la guillotine, sous laquelle ses fantasmes l'ont conduit, Redoux
sera confronté à sa propre déraison ( il faut y voir de même la sourde vengeance
d'un Villiers aristocrate savourant le plaisir de précipiter un représentant de la
bourgeoisie, celle-là même qui guillotina Louis XVI) . Le fantasme est dangereux
pour le bourgeois étant donné qu'il prend corps depuis une intériorité incontrôlable.
Mais cette crainte de l'inconnu prend une toute autre tournure avec le conte Les
Brigands. Dans ce récit, la bourgeoisie, privée de repères, se livre aux instincts les
plus extrêmes. Le bourgeois, privé d'une conscience qu'il voudrait morte en lui, est
l'être de l'instinct. Il lui suffit d'un indice de danger pour se livrer à une bestialité
meurtrière: " le paroxysme du sentiment qu'ils éprouvèrent les fit délirer. Une
fusillade nourrie et forcenée commença. L'instinct de la conservation de leurs vies et
de leur argent les aveuglait [...] bref ce fut une extermination, le désespoir leur ayant
communiqué la plus meurtrière énergie: celle, en un mot, qui distingue la classe des
gens honorables, lorsqu'on les pousse à bout ! " ( Contes cruels, Les Brigands, page
678) .
Il en ressort, pour Villiers, que leur raison, du fait des barrières qu'elle s'impose, livre
leur appréhension de l'inconnu à l'instinct. La nuit est propice à constituer le lieu où
leur raison se décompose.
Par extension, c'est la diversité qui est anéantie par cette classe uniforme.
Chacun doit se retrouver dans l'autre. La singularité est bannie car elle propose des
contradictions à une opinion installée et reçue par tous comme seule viable. C'est là
le moyen de contrôler les déviances possibles vers un mouvement de passion. Pour
la bourgeoisie, c'est la mesure qui prime sur l'émotion. Il faut savoir taire des
sentiments qui sont autant de désordres potentiels dans un système ordonné. "
Certaines émotions aussi bien que certaines idées sont considérées par le bourgeois
comme étant dangereuses pour sa tranquillité, et il les évite autant que possible [...]
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Car le bourgeois, d'après Villiers, s'inquiète, bien contre son gré, de la possibilité qu'il
y ait au monde autre chose que ce qui tombe sous ses sens et il cherche par tous les
moyens à réprimer cette inquiétude indéracinable. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le
mouvement symboliste, page 171) .
Cette crainte farouche de perdre le contrôle de soi pousse le bourgeois, aidé
souvent des techniques de la science ( L'Appareil pour l'Analyse chimique du dernier
soupir) , à se munir de défenses contre l'émotion, danger redoutable pour la raison.
Avec L'Inquiéteur ce sera la calomnie qui constituera le remède au chagrin,
inconcevable dans une société moderne. Le sentiment est apparenté à une maladie:
" Au printemps de l'année 1887, une véritable épidémie de sensibilité s'abattit sur la
capitale et la désola jusqu'aux canicules [...] D'affolées scènes d'un "désespoir"
absolument indigne de gens modernes se produisaient, chaque jour, au cours de
maintes et maintes funérailles " ( Contes cruels, L'Inquiéteur, page 323) . Le recours
aux bassesses les plus extrêmes, ainsi que cet irrespect devant la mort ( que Villiers
développera fréquemment dans sa critique de la bourgeoisie ) c'est l'indifférence au
monde que le bourgeois construit. L'autre ne vaut que dans son inscription dans un
système. Dès lors qu'il n'y a plus la reconnaissance d'une différence possible, ce qui
était autrefois une aberration devient la seule voie à suivre, celle d'une raisonnable
indifférence ( que manifeste Bonhomet) .
La bourgeoisie rejette toute expression du beau (en tant qu'objet de
contemplation) , condamné comme superflu. L'esthétique est proscrite car elle est
une dérive dans une société de raison. L'art doit, lui aussi, s'abaisser à la nouvelle
servitude bourgeoise:
" Qu'importe le style en cette affaire ? La seule devise
qu'un homme de lettres sérieux doive adopter de nos jours est celle-ci: SOIS
MEDIOCRE ! C'est celle que j'ai choisie. De là ma notoriété. - Ah ! c'est qu'en fait de
bourgeoisie française, nous ne sommes plus aux temps d'Eustache de Saint-Pierre,
voyez-vous ! - Nous avons progressé. "
( Contes cruels, Deux augures, page 573)
. L'art est déchu, comme la spiritualité dont il s'abreuve pour créer. Villiers ironise de
plus belles et, après les conseils du directeur de presse, apporte une réponse qui
semble en dire long sur le statut du penseur à l'époque moderne: " Et voici qu'au lieu
de me répondre oui ou non, vous m'accablez d'injures ! Vous me traitez, à brûlepourpoint, de littérateur, d'écrivain, de penseur, que sais-je ? j'ai vu le moment où...
sans aucune provocation de ma part... ( Ici notre ami baisse la voix en regardant
autour de lui comme craignant les écoutes ) ... où vous alliez me traiter d' "homme de
génie" ! Ne niez pas: je vous voyais venir;
- Monsieur, on ne traite pas, comme
cela, d'hommes de génie des gens qui ne vous ont rien fait. " ( Contes cruels, Deux
augures, page 575, 576) . L'imagination est devenue une maladie.
Pour satisfaire sa curiosité, le bourgeois est prêt à toutes les aberrations
possibles. Le monde est devenu un vaste champ expérimental où il s'essaye à
loisirs. Chaudval n'hésitera pas à provoquer un incendie pour connaître le remords.
Mais face à l'évidence ( celle que sa conscience ne le hante point) force lui est de
constater qu'il a échoué ( comme si le bourgeois était incapable d'avoir une
quelconque conscience) : " Contrairement à ses espoirs et prévisions, sa conscience
ne lui criait aucun remords. Nul spectre ne se montrait ! - Il n'éprouvait rien,
absolument rien !... " ( Contes cruels, Le Désir d'être un homme, page 664) . Le
docteur Hallidonbill agira pareillement, en assassinant un de ses patients, devenu
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une énigme scientifique. La morale du conte statue d'ailleurs parfaitement sur les
dispositions morales de la bourgeoisie: " l'amour exclusif de l'Humanité future, au
parfait mépris de l'Individu présent, est, de nos jours, l'unique mobile qui doive
innocenter, quand même, les magnanimes outranciers de la Science." (Histoires
insolites, L'Héroïsme du docteur Hallidonbill, page 261) . Le bourgeois, en détruisant
le porteur d'un mystère possible, croit ainsi le rendre représentable.
Le bourgeois mutile le monde: il voudrait combler le ciel de panneaux
publicitaires, bannir la poésie, autant d'intentions qui font dire à Villiers qu'il est un
fléau. Fidèle à la seule négation du monde dont elle a provoqué l'avilissement en lui
ôtant le droit d'être contemplé, la bourgeoisie reste pour Villiers une classe
destructrice qui aurait falsifié, si l'on peut dire, la juste évolution du monde.
Désormais, comme le dit La Machine à Gloire, on ne se signe plus que devant les "
véritables apôtres de l'Utile" (Contes cruels, La Machine à Gloire, page 583) , les
poètes devenus les ennemis majeurs de la société bourgeoise. Avec Bonhomet,
Villiers aura accompli une synthèse des tendances de la bourgeoisie moderne. Pour
J.H. Bornecque, qui dresse de Bonhomet un portrait très juste et qui vaut pour le
bourgeois en général vu par Villiers, il " ne manque ni d'intelligence sournoise, ni de
clairvoyance dévoyée; mais, avec une ferveur inlassable, il les applique
exclusivement à la bassesse et au mal [...] il garde comme un dragon la mentalité du
vieil enfant malfaisant qui veut ouvrir les entrailles " pour voir ce qui arrivera "
. En
lui le cuistre est servi par un expérimentateur sadique [...] Il s'attaque
méthodiquement à tout ce qui est grand et pur, et de préférence aux artistes, contre
lesquels il nourrit une exécration papelarde et multiforme." ( Villiers de l'Isle-Adam,
créateur et visionnaire, page 61) .
C/ la cruauté:
La cruauté villiérienne
serait une réponse virulente, une démarche
vengeresse: " le désir est toujours vengeur et la cruauté constitue son horizon naturel
" ( Dictionnaire des littératures, définition de la Cruauté ) . La perte, Villiers ne s'y
résigne pas. Ainsi, sa cruauté représentera un ultime noyau de résistance contre
celle, plus indifférente, et presque irrémédiable, de la civilisation du progrès. La
cruauté villiérienne s'écarte de celle d'un Maupassant dont l'ironie se développe sous
couvert de la fatalité, du destin ( ainsi les Contes du jour et de la nuit) et verse plutôt
du côté de l'écriture baudelairienne. Villiers affirme sa cruauté en tant que telle et
revendique ouvertement ses attaques contre la société moderne. Le progrès ne
saurait être reconnu comme une fatalité car ce serait l'admettre.
La cruauté est peut-être le dernier recours pour provoquer une réaction dans
cet univers du progrès, devenu insensible et exclusivement matériel. Ainsi l'on tend
vers l'aberration absolue, comme pour conjurer l'absence de sentiments. Alors surgit
une mise en scène d'actions extrêmes. Puisque le monde est vidé de toute morale,
pourquoi ne pas pousser l'infamie jusqu'à son paroxysme ? Le Sadisme anglais
exploite cela en commençant ainsi: " Diverses correspondances de l'étranger,
publiées récemment dans les journaux parisiens, donnent à entendre que les enfants
vendus en Angleterre pour y subir toutes flétrissures finissent, de rebuts en rebuts,
par se perdre en des spirales d'infamies et de misère si sombres que l’œil ne saurait
se résoudre à les y suivre. " (Histoires insolites, Le Sadisme anglais, page 287) .
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S'ensuit un débat entre français et anglais sur la qualité du libertinage. L'abjection est
analysée d'une manière scientifique. Jamais l'affect ne vient troubler le récit. La
cruauté résidera dans le fait d' exposer à la société sa propre indifférence face aux
aberrations qui l'habitent: " Ces abus se passent à Londres comme à Pétersbourg, à
New York, à Vienne, ici même, et dans toutes les grandes villes. C'est le droit du
seigneur, demeurant toujours le même et se monnayant, à présent, en droit du
patron sur " ses petites ouvrières" , du propriétaire sur ses bonnes, du passant sur
les affamés. C'est le Progrès. "
( Histoires insolites, Le Sadisme anglais, page 288) .
A la cruauté du faire ( incarnée par les artisans du progrès) s'oppose celle du
dire ( Villiers) . Dans le premier cas, c'est la gratuité qui s'exprime, dévastatrice et
porteuse de négativité. Bonhomet, exemple atypique de cette cruauté, tend vers une
rupture de l'harmonie. Il n'est qu'à relever un exemple contenu dans ses Fragments
de mémoires: " On m'a dit que mon fils, mon bâton de vieillesse, me ressemblait.
Vous jugez si je l'ai noyé dans son bain en levant les yeux au ciel qui entend le
soupir des malheureux.
Mais ne me croyez pas dénaturé. J'ai couru, le jour même, aux Enfants trouvés en
adopter un autre. J'ai des entrailles et je suis père avant tout !..." ( Tribulat
Bonhomet, page 231) . Ailleurs, le docteur Hallidonbill n'hésite pas à disséquer le
corps d'un patient vivant pour en sonder l'énigme biologique.
Face à ce cynisme, Villiers oppose une cruauté intérieure,
nourrie par le
regret d'un monde disparu qui appelle la vengeance, et qui met en abîme la tentation
destructrice de l'ère du progrès. C'est l'instinct qui fait force de foi désormais (
Bonhomet en est l'exemple) , cruel par indifférence au monde. Aussi, " par une
sombre revanche, l'écrivain se fait[-il] cruel à son tour. Cruel pour lui-même dans la
mesure où il a inséré dans ses héros de larges parts de son être. Cruel aussi pour le
lecteur, qu'il blesse parce qu'il exprime sardoniquement la vérité du monde où il vit.
Cette vérité est triste: pour de rares figures nobles, des milliers de fantoches bornés,
égoïstes et cupides, de pseudo-savants exploiteurs de leurs semblables et
démolisseurs de toute dignité humaine. " (Contes cruels, préface de l'édition GFFlammarion, page 25) .
La cruauté villiérienne va donc frapper violemment cette fragile raison
moderne. Dans le conte Les Brigands, les bourgeois, précipités dans l'inconnu ( en
l'occurrence la nuit) , vont déchaîner leurs instincts les plus cruels, libérés d'une
raison impuissante pour l'occasion, et s'entre-tuer. La cruauté du récit révèle le
caractère bestial du bourgeois. On est loin du ridicule inoffensif présent dans des
contes comme Le Plus Beau Dîner du monde. Mais la cruauté avec laquelle Villiers
précipite ces deux groupes de bourgeois l'un contre l'autre est bel et bien une
manière virulente de leur signifier leur bassesse irréfléchie.
Cependant, il est une cruauté autre qui se manifeste à la fin du récit: celle de
l'injustice qui s'abat sur le plus faible. En effet, les véritables brigands - étrangers
absolument à ce carnage - constitueront les coupables idéaux. Voilà, où réside la
véritable cruauté: " ILS VONT PROUVER...QUE C'EST NOUS..." ( Contes cruels,
Les Brigands, page 679) . L'affirmation du chef des brigands sonne comme le glas
de l'intégrité du monde, renversée par le règne de la modernité outrancière.
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Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam
Ch a rles Dema ssieu x
L'écriture de la cruauté est investie par un dégoût manifeste de la part de
Villiers. Entre l'aveu d'impuissance et la colère, ce dégoût apparaît de la manière la
plus impressionnante qui soit. Le carnage ferroviaire, survenu lors d'une expérience
de Edison à cause de la maladresse des exécutants fait l' objet d' un tableau
terrifiant, noir,
riche de qualificatifs traduisant toute l'horreur: " Les deux trains
fondirent comme l'éclair l'un sur l'autre, s'accostant avec un choc terrible.
En quelques secondes plusieurs centaines de victimes furent projetées de tous
côtés, pêle -mêle, écrasées, carbonisées, broyées, hommes, femmes et enfants, y
compris les deux mécaniciens et les chauffeurs dont il fut impossible de retrouver
trace dans la campagne. " ( L'Eve future, page 782) .
Il y a une fascination pour toute représentation apocalyptique
( voir celle
de l'auteur pour la guillotine qui participe d'une démarche identique) en même temps
qu'un désintéressement de l'humanité avilie par le progrès. Une cruauté destructrice
s'installe alors dans l'univers villiérien. Cela devient l'argument majeur de L'Etna chez
soi, histoire dans laquelle il s'agit de détruire Paris (cité phare de la bourgeoisie) à
l'aide de bombes incendiaires fabriquées par des anarchistes. Villiers propose une
écriture d'un réalisme impressionnant: " Et voici que les vociférations d'une multitude
hurlante, des milliers d'appels affolés d'hommes et de femmes s'étouffant en une
panique vertigineuse [...] La capitale, dominant de son innombrable clameur, le roulis
des voitures et les sifflets des trains en partance, est devenue, en un quart d'heure,
presque pareille à Sodome sous le feu du Ciel. De subits charniers s'entassent. "
( Histoires insolites, L'Etna chez soi, page 350) . La cruauté révèle un désir de
renouvellement du monde perdu en l'état actuel. La comparaison avec la cité biblique
de Sodome devient évidente. Villiers se fait le juge implacable de la décadence de la
civilisation du progrès. Il y a un rapport de réversibilité: puisque le progrès est
destructeur, il faut donc le détruire.
Mais Villiers n'en reste pas moins très attaché au monde. Sa cruauté
dissimule ( à peine au regard du personnage d'Elisabeth dans La Révolte) une
crainte exprimée violemment afin de provoquer une réaction dans un monde
dépassionné: " Mais c'est le désespoir qui l'emporte, en prenant l'aspect de la
cruauté. " ( Contes cruels, préface de l'édition GF-Flammarion, page 22) . La cruauté
villiérienne a conscience de l'être tandis que celle du monde moderne l'a perdue.
C'est la sensibilité qui se dresse face à la mécanisation des réactions. Villiers prend
en compte la souffrance du monde, La Céleste Aventure, La Maison du bonheur
l'attestent.
Alors Villiers sera à la fois victime et dispensateur de la cruauté. A celle qu'il
recevra des adorateurs du progrès, il répondra par la sienne. Sa cruauté met en
lumière toute sa singularité dressée devant un monde qui aspire à l'uniformisation. "
Villiers est fasciné par la cruauté parce qu'elle est pour lui une victoire, un signe de
liberté et de hauteur d'esprit." ( Contes cruels, préface de l'édition GF-Flammarion,
page 25) . La cruauté est le point culminant de l'ironie villiérienne dont la teneur
renvoie inévitablement à Baudelaire ( comme le souligne Pierre Citron dans sa
préface aux Contes Cruels) :
" Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
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Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam
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Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau ! "
( Les Fleurs du Mal, L'Héautontimorouménos )
3/ La perte d'un autre âge
L'inscription dans une continuité historique est essentielle dans la philosophie
villiérienne. Or, le progrès, tel qu'il se définit dans la société moderne, semble faire
table rase de cette continuité. La rupture est d'autant plus forte que la philosophie du
progrès appréhende le passé en termes d'infériorité. Villiers se révolte donc, lui si
attaché à ce devoir de mémoire, comme le montrent ses Travaux historiques ( tome
II) . Cette perte, il la déplore, pressentant une irréversibilité du mouvement.
En même temps qu'il condamne le culte du progrès, Villiers constate,
amèrement, son pouvoir destructeur. Il est dépossédé de ses repères. Il n'appartient
pas à cette actualité du monde et revendique ses racines, bouclier qu'il brandit contre
l'indifférence de ses contemporains. Comme le dit Mallarmé dans son éloge
posthume, Villiers entend se distinguer: " lui, dandy d'autre façon, avait, une fois pour
toutes et à l'abri des variations, choisi son insigne et droit il avait été à ce qui le
distinguait, effectivement, des autres, la page sur quoi on écrit, évocatoire et pure " (
Villiers de l'Isle-Adam, page 25) .
Figure de l'exil, Il investit ses récits de personnages, habités par le mal de
vivre. L'illusion est rattrapée par le réel. Elisabeth, Virginie et Paul sont autant de
victimes avilies par un système qui a banni le sentiment. L'homme est entré dans
l'ère de la mécanisation et s'est laissé envahir par le mouvement jusque dans son
être.
Afin de montrer les caractéristiques essentielles du sentiment de la perte chez
Villiers, nous nous proposerons d' organiser notre étude auto ur de trois thèmes: le
machinisme, le passé, la mélancolie. Nous essaierons ainsi de dégager la spécificité
de l'écriture de la perte chez Villiers.
A/ le machinisme:
Avec le machinisme, le progrès automatise jusqu'aux réactions de l'individu.
Tout devient prévisible. L'inconnu, lieu de terreur pour l'esprit moderne ( voir Les
Brigands) , s' en trouve banni. C'est le règne de la monotonie. La substance première
de l'esprit ( infinie selon Villiers) est réduite à son minimum. On parle en termes de
fonctionnalité en opposition à la spiritualité. L'homme moderne s'entoure d'un
ensemble de protections, proposées par la science, contre toute tentative de rêverie,
divagation périmée et reconnue dangereuse. " Il est évident que toutes ces
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inventions bourgeoises ont un caractère défensif et c'est là la grande originalité de
Villiers. Il a constaté que le bourgeois perd son calme dès qu'il se voit obligé de
prendre connaissance de l'une ou de l'autre des manifestations de l'existence d'un
monde invisible et il prend un plaisir extrême à noter les réactions de panique folle et
irrésistible qui ne manquent pas de s'ensuivre. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le
mouvement symboliste, page 171) .
La pensée est reléguée et jugée remplaçable par la machine. Celle-ci peut
désormais motiver les réactions humaines dans une certaine direction. C'est là tout
le propos de la Machine à Gloire, se dispenser de l'initiative de l'individu. Puisque le
monde moderne adule la science et signifie le règne de la machine, il s'agit de la
substituer au jugement humain et donc de mécaniser les réactions qui obéissent
désormais à des instances artificielles ( reflets du caractère surfait de l'individu
moderne) . La gloire ne se gagne plus, elle se fabrique. C'est l'heure de la
consommation. Avec l'invention du baron Bottom, la gloire devient un produit
manufacturé:
" Le manomètre marque tant de pression, tant de
kilogrammètres d'immortalité. Le compteur additionne et l'Auteur -dramatique paye sa
facture, que lui présente quelque jeune beauté, en grand costume de Renommée et
entourée d'une gloire de trompettes. Celle-ci remet alors à l'Auteur, en souriant, au
nom de la Postérité, et aux lueurs d'un feu de Bengale olive, couleur de l'Espérance,
lui remet, disons-nous, à titre d'offrande, un buste ressemblant, garanti, nimbé et
lauré, le tout en béton aggloméré ( système Coignet) . Tout cela peut se faire à
l'avance ! Avant la représentation !!! " ( Contes cruels,
La Machine à Gloire, page
595) .
L'art se transforme en une sorte de mise en scène industrielle, vidée de sa
substance profonde ( celle-là même qui invoque l'émotion spirituelle ) . La notion de
produit remplace celle d’œuvre. Le machinisme annonce le règne du faux. L'émotion
n'est plus suscitée mais fabriquée. Ce machinisme est le miroir de l'individu moderne
qui s'exprime par le refus de toute profondeur. Redoux en fait l'expérience à ses
dépends en s'écartant du prévisible pour entrer dans l'inconnu. A vouloir saisir
l'insolite, il en perd la raison et se trouve ébranlé jusque dans son intégrité physique,
" vieilli de dix années" ( Histoires insolites, Les Phantasmes de M. Redoux, page
267) . Le machinisme s'attaque aussi au corps humain, afin de le
" libérer " des
contraintes émotionnelles. Le docteur Chavassus oeuvre dans cette perspective en
opérant des mutilations
" salvatrices " sur ses patients. Ces ablations
participent de cette mécanisation, cette fois à même le corps. L'homme devient
machine, c'est-à-dire physiquement modifiable. Le machinisme consiste en une
abstraction de l'imprévu. Tout doit être contrôlable ( et donc délimité ) : " Le tympan
est crevé, - c'est-à-dire ce point mystérieux, ce point malade, ce point inquiétant qui,
dans le tympan de votre misérable oreille, apportait à votre esprit ces
bourdonnements de gloire, d'honneur et de courage. - Vous êtes sauvé. Vous
n'entendez plus rien. Miracle ! L'Abstraction et la Queue-de-mot couvrent, en vous,
tous cris de colère devant le vieil Idéal assassiné ! L'amour exclusif de votre santé et
de vos aises vous inspire un mépris éclairé de toutes les offenses ! ENFIN !!! Vous
respirez. " ( Contes cruels,
Le Traitement du docteur Tristan, page 733). La
civilisation moderne, par le machinisme, s'évade du passé et de ses valeurs. Elle
évolue vers un isolement dont les tympans crevés sont le symbole. C'est un monde
qui n'entend plus et se contente de fonctionner à défaut de vivre ( au sens spirituel
du terme) .
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Et si quelque sursaut d'intériorité se manifeste, la société veille pour réaffirmer
la suprématie du machinisme. L'Inquiéteur illustre cette tendance à refuser la
moindre dérive émotionnelle ( on y évoque d'ailleurs " une véritable épidémie de
sensibilité " ) . La modernité évince jusqu'au sentiment de deuil, car incontrôlable:
" Au constat de l'endémique névrose, en ascendance vers l'Hystérie, qui sévit
actuellement sur nos populations, - dans le but aussi, d'éviter chez, par exemple, les
jeunes veufs notoirement atteints de regrets trop aigus envers leur décédé et qui,
contre les usages, se risquent à braver, de leur présence, les sévères péripéties de
la mise en fosse, - il a été statué que, sur l'appréciation d'un docteur expert, attaché,
d'office, aux obsèques, s'il juge que le conjoint demeuré sur cette terre a trop
présumé de ses forces, et pour lui épargner les crises de nerfs, heurts cérébraux,
syncopes, convulsions et comas éventuels [...] l'un de nos nouveaux employés, dits
Inquiéteurs, lui seraient dépêché à l'effet d'opérer en lui, selon son tempérament,
telle diversion morale ( analogue aux révulsifs et moxas dans l'ordre
physique) "
( Histoires insolites, L'Inquiéteur, page 327,328) .
Le machinisme tend vers une maîtrise absolue de la société moderne. Il faut laver le
monde des contraintes émotionnelles du passé.
Il y a cependant, à l'opposé des visées modernes, le règne de l'Artificiel dans
la perspective de Edison ( qu'on ne saurait assimiler au machinisme) .Selon ce
dernier, l'Artificiel est une issue à la déperdition du monde. Nous l'avons
précédemment souligné, Hadaly est réceptive à la profondeur, et donc capable
d'intériorité. Etre fait de singularité, l'Andréide est la négation d'un monde
homogénéisé tel que le rêve le machinisme de Bonhomet, évoquant le contrôle
possible sur les tremblements de terre: " Comment soumettre ces secousses aux
freins d'une sage réglementation ? les museler, pour ainsi dire, en les classant sous
un régime ingénieusement administratif ?... Il n'y a pas à tergiverser: il faut arriver à
çà. "
( Tribulat Bonhomet, page 138) .
Transformer le monde et ses occupants en une gigantesque machine réglée
avec une minutieuse précision, absolument prévisible, ne serait-ce pas là le
paroxysme du progrès pour le monde moderne ( machine dans laquelle les hommes
deviendraient des rouages) ? Cette question, Villiers la laisse en suspend mais il en
donne, disséminés dans l'ensemble de son oeuvre, les indices, présageant d'une
civilisation parvenue à un stade avancé du machinisme tel que le préconise La
Machine à Gloire: " l'Esprit du siècle, ne l'oublions pas, est aux machines. " ( Contes
cruels,
La Machine à Gloire, page 592) .
B/ le passé:
Le monde du progrès renie l'antique signification pour instituer ses propres
règles. Il entend édifier une civilisation épurée des empreintes du passé. Pour
l'homme moderne c'est là une condition essentielle, se libérer de codes
socioculturels inaptes à répondre aux attentes de la civilisation nouvelle. Obstacle
pour les uns et marque d'une grandeur bafouée pour les autres, Villiers dit cette
perte des valeurs, croyant les faire revivre à travers certains récits, ultimes remparts
à l'oubli. Car la perte de cette signification ancienne du monde c'est l'assurance d'un
oubli irréversible. Aussi certains contes tels que La Reine Ysabeau, Impatience de la
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foule, évoquent-ils spasmodiquement, insérés dans l’œuvre comme un devoir de
mémoire, ce passé banni de la modernité. Ce sont là d'ultimes tentatives de mise en
scène visant à conjurer la perte du passé.
C'est l'artiste qui porte en lui cette mémoire et constate sa disparition chez ses
contemporains. Il gêne l'avancée du progrès en lui renvoyant l'image d'un avant. Le
détruire tout à fait signifierait défaire l'humanité du souvenir. Donc il s'agit de sacrifier
les artistes pour le bien de la modernité, comme le préconise, aidé de la technique
scientifique ( en l'occurrence celle qui permettrait le contrôle des tremblements de
terre) , le docteur Bonhomet. La science doit participer de cette " purgation sociale"
que brandit Bonhomet. Avec la mort de l'artiste, c'est l'assurance d'un monde vierge
en quelque sorte, entièrement dévoué à son présent. La voix de la modernité est là :
" Et la preuve que je suis dans le vrai, quand je propose, après l'avoir mûrement
pesé, ce dérivatif, c'est que, si nous eussions le choix, enfin, de troquer les six mille
personnes honorables, écrasées dans la dernière catastrophe, contre six mille
barbouilleurs de papier, quel est celui d'entre NOUS qui eût hésité ?
- ne fût-ce
qu'une seconde. " ( Tribulat Bonhomet, page 140) .
En maintenant le monde dans le présent on évite ainsi toute évasion. Dans La
Révolte, Elisabeth prend soudain conscience de cet emprisonnement dont elle a été
la victime et, malgré une tentative pour se libérer, elle revient sur ses pas, constatant
qu'elle ne pourra reconquérir ce qu'elle a perdu. Pour elle il est trop tard, le monde
matériel l'a happée toute entière. Un mouvement l'a entraînée contre lequel il n'est
plus de lutte possible: " Il y a des heures où tient toute la vie et qui sonnent tous les
adieux !... - Au travail, maintenant." ( La Révolte, page 407) . Le thème central de La
Révolte consiste en cette tentative désespérée de se réapproprier un objet mort, ce
passé fait de rêves idéaux. Mais le monde moderne signifie à la perte son caractère
irrévocable. Elisabeth a perdu passé, seul demeure son inscription dans un présent
sans rêves, ainsi que le lui révèle son mari, Félix: " Ah ! vraiment ? tu as cru qu'on
pouvait déserter ses devoirs et s'en aller au pays des chimères !... Tu as pensé que
les rêves de l'imagination étaient applicables !..."
( La Révolte, page 407) .
Se pose alors tout le problème des origines. En se détachant de son passé,
l'homme perd ses propres racines. Pour Villiers, dont les travaux généalogiques
attestent un attachement indéniable à ses origines, le monde moderne a perdu ses
repères en refusant de s'inscrire dans une continuité temporelle. Nul ne doit plus
porter le deuil d'un disparu car en mourant il est devenu un élément du passé. Le
conte L'Inquiéteur oeuvre dans ce sens en ne reconnaissant pas aux individus le
droit de célébrer la perte. La mort ne peut plus prétendre à la reconnaissance
publique: " Monsieur, le jeune blond de ce matin n'est donc qu'un de ces employés;
inutile d'attester qu'il n'a jamais vu ni connu celle... que vous pouvez pleurer,
dorénavant chez vous, en toute liberté, sans inconvénients désormais pour l'ordre
public. " ( Histoires insolites, L'Inquiéteur, page 328) .
Se contentant exclusivement du présent, la civilisation moderne est donc
redevenue primitive en quelque sorte. Bonhomet est ainsi un être instinctif mu par
une certaine bestialité, comme l'épisode des cygnes le montre: " Bonhomet, avec un
grand cri horrible, où semblait se démasquer son sirupeux sourire, se précipitait,
griffes levées, bras étendus, à travers les rangs des oiseaux sacrés ! - Et rapides
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étaient les doigts de fer de ce preux moderne; et les purs cols de neige de deux ou
trois chanteurs étaient traversés ou brisés avant l'envolée radieuse des autres
oiseaux-poètes. " (Tribulat Bonhomet, page 135) .
L'homme moderne accuse une chute dans laquelle il perd sa grandeur
passée. Le progrès s'est substitué aux sentiments qui animaient jusqu'alors l'homme.
Le docteur Hallidonbill en est l'illustration caractéristique: " j'ai jugé opportun
d'immoler cet homme, son, autopsie immédiate pouvant me révéler un secret
salutaire pour le dégénérescent arbre aérien de l'espèce humaine: c'est pourquoi je
n'ai pas hésité, je l'avoue, A SACRIFIER, ICI, MA CONSCIENCE... A MON
DEVOIR." (Histoires insolites, L'Héroïsme du docteur Hallidonbill, page 261) .
Le réalisme investit chaque sentiment. Ainsi, les amants de La Maison du
Bonheur, figures d'un amour marqué par une antique tradition, cèdent la place à de
nouvelles expressions de l'amour telles qu' elles sont contenues dans Virginie et
Paul, où la rencontre amoureuse se transforme en un inventaire de biens matériels
escomptés à l'occasion de leur mariage.
L'époque moderne aurait supplanté le sens de la contemplation spontanée. Tout est
matière à calcul. L'homme moderne est tellement vide de sentiment qu'il n'hésite pas
à sombrer dans les pires aberrations pour en retrouver ne serait-ce que la trace. Le
Désir d'être un homme est précisément une quête du sentiment humain par des
actes moralement répréhensibles, c'est-à-dire résolument modernes. Mais comme
l'époque, le protagoniste Chaudval n'éprouve rien face à ses actes:
" peines
perdues !
Attentats stériles ! Vains efforts ! Il n'éprouvait rien. " ( Contes cruels, Le Désir d'être
un homme, page 664) .
Le passé est donc perdu. Les êtres qui lui demeurent fidèles vivent en deçà
de la société. Lord Ewald, aspire à une vie recluse dans son château. Pour retrouver
la mémoire du temps révolu, il faut quitter le mouvement dévastateur du monde. Le
personnage de La Révolte, Elisabeth le sait, qui clame à son mari fermement ancré
dans les préceptes de son époque son besoin de reconquérir l'objet perdu en elle: "
Au lieu d'être séquestrée derrière les grilles de ce bureau, je vais me cloîtrer dans
cette bonne retraite lointaine; je vais voir un peu d'horizon: c'est utile [...] Je vais
rouvrir enfin d'anciens livres, ces bons compagnons du soir ! Je vais renouer avec le
Silence, c'est mon vieil ami. " ( La Révolte, page 401) .
La civilisation du progrès ne veut plus se souvenir et pourchasse ceux qui
voudraient enfreindre ce commandement moderne. Comme le suggère la découverte
du professeur Schneitzoëffer, " puisque tout s'oub lie, ne vaut-il pas mieux s'habituer
à l'oubli immédiat ? ( Contes cruels, L'appareil pour l'analyse chimique du dernier
soupir, page 672) .
L'oubli signifie la mort du devoir de mémoire. Le progrès semble donc marcher sur le
cadavre du passé. On assiste à une discontinuité dans l'évolution de la civilisation.
L'écrivain dresse alors sa colère face à cette haine instinctive dont il est la victime. Il
aspire pourtant à une continuité entre les deux mondes ( du passé et de l'avenir) .
Mais comme son époque provoque la disparition de l'un des deux, il se retrouve en
un seuil : " Beaucoup de ses contemporains le considéraient avec gêne, pitié ou
mépris ébahi comme un émigré, - un fol émigré de son époque [...] cette émigration
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en oeuvre si c'était vers le
passé ou l'avenir qu'elle s'était dirigée. "
( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et
visionnaire, page 9 ) .
C/ La mélancolie:
Le combat de Villiers contre l'idolâtrie du progrès l'isole du monde.
Si l'illusion d'une victoire l'anime, force est de reconnaître l'inégalité de la lutte. C' est
un Villiers mélancolique qui ne parvient pas à se positionner dans une société aux
règles diamétralement opposées à
son idéal. A l'instar de Baudelaire ( l'un de ses
modèles de pensée) , Villiers accuse les changements brusques du monde mais rien
de sa mélancolie ne change. Elle se dissimule, telle une constatation sourde de la
victoire du monde moderne qu'il s'agirait de taire , dans un dernier élan de dignité
toute aristocratique.
Ainsi la mélancolie surgit inopinément au détour d'un récit, à travers un objet
posé là, rappelant ce sentiment au milieu de l'infamie moderne. Ce n'est donc pas un
hasard si c'est précisément le cygne que choisit de tuer Bonhomet. Symbole de
l'artiste exilé, menacé par la stérilité contemporaine ( ce qui n'est pas sans rappeler
le poème Le Cygne des Tableaux Parisiens dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire)
, il représente la victime privilégiée du docteur Bonhomet, lui-même figure
emblématique de la civilisation du progrès.
La scène de la mise à mort de l'animal est de ce point de vue édifiante et
semble faire transparaître la mort de l'artiste. Cette imminence d'une destruction offre
au récit une tonalité profo ndément mélancolique: " Mais, en leur délicatesse infinie,
ils souffraient en silence, comme le veilleur, - ne pouvant s'enfuir, puisque la pierre
n'était pas jetée ! Et tous les cœurs de ces blancs exilés se mettaient à battre des
coups de sourde agonie, - intelligibles et distincts pour l'oreille ravie de l'excellent
docteur [...] " Qu'il est doux d'encourager les artistes ! " se disait-il tout bas. " (
Tribulat Bonhomet, page 135) .
L'impuissance devant le pouvoir destructeur du progrès se manifeste. Villiers,
malgré sa cruelle ironie, se surprend à une méditation mélancolique sur
l'irréversibilité d'un mouvement qu'il aura combattu avec force. Son écriture se teinte
de regrets. Elle devient celle de la désillusion. Le Conte d'amour glisse de l'exaltation
au désespoir. L'image première est un mensonge qui appelle la mélancolie. Tout ne
serait donc que fictif ? C'est une question qui paraît se dresser dans l’œuvre de
Villiers. Mais bien avant la rupture, le poète est déjà " Lourd d'une tristesse royale " (
Contes cruels, Contes d'amour, page 735) .
Exilé dans le monde moderne, Villiers se crée des semblables. Ce serait une
manière de rompre avec cette solitude déchirante motivée par l'incompréhension.
Ainsi, rien d'étonnant à ce que les personnages mélancoliques de l’œuvre villiérienne
soient généralement des aristocrates: Lord Ewald, Paule de Luçanges, le duc
Valleran, le comte de La Vierge... Villiers porte le poids d'une tradition bafouée
jusqu'à l'ignorance. L'aristocrate est à ses yeux le dernier garant des sentiments
élevés; il est l'image d'un monde disparu en même temps que sa mémoire, son
ultime témoignage.
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Il est hanté par une impossibilité qui le renvoie à sa solitude: Hadaly, en
périssant dans l'incendie d'un navire, condamne Lord Ewald à vire reclus du monde;
le comte de La Vierge, après le refus de l'inconnue de partager son existence, fera
de même. Ils sont les véritables exilés du monde moderne, la classe sacrifiée sur
l'autel du progrès. Détenteur de la noblesse par sa naissance, l'aristocrate l'est par
sa profondeur d'âme et la tradition dont il est le porteur, et c'est pourquoi il se trouve
en proie à la mélancolie.
Villiers s'attache à cette noblesse à qui il confèrera une hauteur indiscutable, autant
que ses certitudes à propos de ses origines. Ses Regards sur le monde moderne
s'ouvrent sur un poème inachevé, Chateaubriand ( Ebauches et fragments, C.
Regards sur le monde moderne, Chateaubriand, page 991) . Cet hommage n'est pas
fortuit. Figure emblématique de l'aristocrate exilé et lui-même breton et écrivain,
Villiers veut reconnaître en lui un semblable.
L'amour de la grandeur passée provoque le sentiment mélancolique car il
célèbre quelque chose de révolu. En retrouvant Edison, Lord Ewald retrouve aussi
un semblable qui a la conscience du passé. Il peut donc se confier à son ami. La
confidence réside dans le fait de pouvoir exprimer ce sentiment oppressant qu'est la
mélancolie et rompre un instant l'effet de solitude.
Confier un état c'est aller chercher dans les profondeurs de son intériorité, ce qui
transforme le sujet en un être extraordinaire: " Lord Ewald le regarda d'une manière
indéfinissable. On eût dit qu'il touchait au point le plus pénible de sa confidence
mélancolique. "
( L'Eve future, page 800) .
Le sujet mélancolique est inassouvi. Il vit sous le poids de la perte. L'inconnue
le sait et c'est pourquoi elle se refuse au comte de La Vierge:
" Ami, je vous dis que c'est impossible. Il est des heures de mélancolie où, irrité de
mon infirmité, vous chercheriez des occasions de la constater plus vivement encore !
" ( Contes cruels, L'Inconnue, page 720) . Et si le mélancolique parvient à
reconquérir l'objet perdu c'est pour le perdre à nouveau: d'Athol, en se convaincant
de la présence de Véra, finira par constater sa disparition. Lord Ewald perd Hadaly
peu de temps après l'avoir investie de son intériorité.
Aussi dérobe-t-on des instants à un monde devenu exclusivement matériel,
extérieur à lui-même. Le chapitre XI du Livre VI, IDYLLE NOCTURNE, de L'Eve
future est de ce point de vue une exceptionnelle scène d'abandon teintée de
désespoir, comme si l'union amoureuse ne pouvait durer dans une telle époque:
" Silencieuse, elle ramena ses deux mains à sa bouche et lui envoya un baiser avec
un effrayant mouvement de désespoir. Alors, éperdu, hors de lui-même, Lord Ewald
marcha vivement vers elle, la rejoignit et lui jeta son bras juvénilement autour de la
taille, qui se ploya, défaillante, en cet enlacement. " ( L'Eve future, page 997) .
Et, dans ce qui semble être son ultime poème, Villiers déroule sa mélancolie
en forme de testament, pleine de désillusion:
JE M'ENVOLERAI DANS LES PROFONDEURS !
" Je m'envolerai dans les profondeurs !
Je fuirai la vie et ses lois moroses !
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Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam
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ET je cueillerai d'immortelles roses
Loin de vos hideurs.
Je m'élancerai vers vous, ô silences !
L'oubli loin d'ici m'attend, vaste mer
- Pour mon cœur percé de vieux coups de lances,
Plus rien n'est amer.
Je m'envolerai, moi l'oiseau sauvage,
Vers tant de pays ignorés de tous,
Car l'indifférence est le seul hommage
Dont je sois jaloux. "
( Oeuvres non recueillies, VI. Poèmes, page 862) .
L'écriture du progrès chez Villiers revêt deux visages bien distincts: celui de
l'idéalité possible et, à l'opposé, celui d'une réalité accomplie et vide. Et l'on constate
une parfaite cohérence dans la réflexion sur le progrès qui se dessine tout au long de
l’œuvre. Il
y aurait un progrès noble, capable d'élever l'humanité. Ce n'est donc
pas le progrès en soi que condamne Villiers ( il n'est qu'à lire les articles dédiés à
l'extraordinaire modernité de la musique wagnérienne, indéniable progrès musical)
mais l'interprétation, et surtout l'application, faites par son siècle. Croire en une
pensée paradoxale qui tantôt défend le progrès, tantôt le raille, relèverait du
contresens quant aux intentions de l'auteur. Et c'est dans L'Eve future que Villiers
met en application cette réflexion sur le progrès, qui saurait garder ce rapport de
continuité entre les époques ( et que voudrait faire disparaître le monde moderne).
Le progrès ne vaut que s'il est habité part une quête de l'idéal. Villiers,
confronté douloureusement à la réalité du monde, veut reconquérir le sens du
mystère essentiel à l'existence. Face à une civilisation dans laquelle tout est dévoilé,
dépouillé de spiritualité,
il insuffle à ses récits une dimension occulte où
s'expriment l'Au-delà et l'en dedans, tous deux bannis du monde sensible. Villiers se
veut l'ennemi farouche de l'avilissement, auquel participent le mercantilisme, la
raison bourgeoise, autant de maux nés selon lui avec le siècle et qui visent
l'écrasement du passé.
Alors, comme la froide réalité l'infléchit à de nombreuses contraintes ( dont,
toute sa vie, il sera la proie), il inverse le processus grâce à l'écriture. Celle-ci lui
procure l'illusion d'une victoire sur le monde moderne. Il entend ébranler jusque dans
ses fondations la civilisation du progrès et lui signifier sa fragilité en même temps que
son outrecuidance d'avoir cru pouvoir nier l'ancienne raison du monde.
Ses récits seront le lieu d'une revanche sur la réalité implacable qui l'oblige à un exil
tel que celui de Baudelaire: " on peut donc dire que tout ce qui faisait la joie de la
plus grande partie de ses contemporains ne soulevait chez Villiers que colère et
dégoût [...] Ce qu'il voulait, c'était de produire dans l'esprit des bourgeois ce même
état d'angoisse qu'il décrivait si souvent dans ses contes et les exposer à tout ce
qu'ils refusaient de voir et qui pouvait leur révéler l'existence d'un autre monde. " (
Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 183) .
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Par l'écriture, Villiers déchaîne ses réactions virulentes contre ce monde qui
ne lui reconnaît qu'un statut d'exilé, voire de vil aligneur de mots, comme se plaît le
docteur Bonhomet à désigner les écrivains. Cet autre progrès, qui réfute celui que
défend Edison, Villiers le fustige en même temps qu'il le craint. Car il le sait, ce
dernier tient le monde dans un état léthargique, le privant de volonté, élément
essentiel dans l'univers de Villiers: la volonté créatrice de Edison, la volonté
amoureuse du comte d'Athol qui " ressuscite" Vera, celle des deux amants de La
Maison du bonheur qui leur permet de fuir le monde pour savourer leur union en
toute quiétude... Cette volonté, c'est aussi celle d'un auteur en perpétuelle quête de
grandeur d'esprit.
Les contraintes imposées par un réel haïssable sont alors autant d'obstacles
qui éprouvent la force de sa volonté. Et cette volonté jaillit au sein même de l’œuvre,
lieu d'une libération du monde: " Car si Villiers, tel un prince enchaîné à un galérien,
subit extérieurement la honte de vivre, il la récuse par la pensée, et elle s'arrête à
son vêtement ou à son gîte [...] de chacune de ses contradictions, de chacune de
ses singularités, de chaque défaut comme de chaque humiliation il a su faire autant
de génies domestiques qui travaillent pour son oeuvre. Ce qui dessert l'homme qu'importe ! - servira l'Art. " ( Villiers de l'Isle-Adam créateur et visionnaire,
page 114) .
Ainsi, ce progrès sera détourné pour servir de plus nobles desseins que ceux
commandés par la société. Edison l'infléchira pour lui donner une dimension autre,
plus illimitée. Le savant deviendra le créateur et la science, l'instrument de
concrétisation de l'idéal. Comme le monde n'offre que contraintes et désillusions, la
fiction aura pour rôle de donner à voir l'idéal. Ce rêve que caresse Villiers est rendu
possible par l'écriture. Le véritable progrès est là: matérialiser l'idéal. Mais comme un
écho de sa propre existence, tout est voué à disparaître, et Hadaly ( idéal né de la
science et de la volonté créatrice) sombrera dans les profondeurs impénétrables de
l'océan, après avoir péri par le feu. Il y aurait comme une fatalité qui voudrait laisser
le monde courir à sa perte. Il n'est plus d'issue possible pour le préserver de sa
chute. Le mouvement semble irréversible.
Il semble, malgré quelques soubresauts d'espoir, que le monde soit enchaîné
à ce vide moderne. Elisabeth, l'héroïne de La Révolte, est le symbole des êtres
sacrifiés au monde moderne: " ET toutes les fois qu'une impression, qu'une simple
idée me semble belle, m'élève au-dessus de la vie et me fait oublier mes servitudes
et mes soucis, je donnerai toujours tort au fait qui se permettra de vouloir en
démentir la réalité, quelque spécieux que puisse paraître ce fait. Et cela, simplement
parce que, existence pour existence, en ce monde, en cette bonne réalité à trois cent
soixante-cinq jours par an, tenez, je crois qu'il vaut mieux encore être dans les
nuages que dans la boue, quelle que soit l'épaisseur et la solidité de cette dernière. "
( La Révolte, page 395) .
Ces " servitudes" au monde, Villiers en est lui-même victime, de par une résistance
inégale et éprouvante au dernier degré. C'est pourquoi derrière la rage mûrit une
écriture du désespoir, celle qui fait dire à Elisabeth qu'il est trop tard pour fuir une
réalité qui l'a vidée d'elle -même.
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Mais la volonté de résistance, si elle fléchit parfois, n'en est pas moins vive
chez Villiers. Il refuse la compromission avec un monde avili. Pour lui, le progrès ne
peut advenir sans une conscience d'un au-delà. L'idée de Dieu, omniprésente dans
son oeuvre, représente l'assurance que le monde matériel dans lequel il se débat
n'est qu'un état transitoire qui appelle une libération future. Une dimension mystique
entoure l’œuvre de Villiers. Il affirme son appartenance à ce Dieu souverain, c'est-àdire au-dessus de la civilisation du progrès, qui voudrait cependant le nier. Car le
monde sensible est le lieu de l'oubli et de la négation de l'au-delà. Aussi Villiers
désigne-t-il ce dernier comme le diable: " Le démon ? C'est tout être dont les
conceptions sont limitées. Satan ne subsiste que parce qu'il a oublié!... L'Enfer ne
sait plus ce qui s'est passé: ce qui est à la fois son crime et le principe de ses
châtiments. " ( Ebauches et fragments, IV. Fragments divers, F. Pensées éparses,
page 1005) .
Villiers n'appartient pas à l'immédiateté du monde. Au contraire, il s'inscrit
dans une continuité qui va chercher son origine dans un lointain passé et entend
s'acheminer au-delà du présent. Mallarmé, dans son hommage rendu à Villiers, en
témoigne. Villiers va demeurer dans la mémoire collective, revanche posthume sur
une époque faite de négation du souvenir et surtout de sa propre personne: " Tel,
dans son intégrité restituée enfin, durable, tout à l'effigie d'un homme énigmatique
dont la présence en ce temps est un fait, l'Oeuvre qu'évoquera le nom de Villiers de
l'Isle-Adam; et dont l'impression, somme toute, ne ressemblant à autre chose, choc
de triomphes, tristesse abstraite, rire éperdu ou pire quand il se tait, et le glissement
amer d'ombres et de soirs, avec une inconnue gravité et la paix, remémore l'énigme
de l'orchestre" ( Villiers de l'Isle-Adam, page 68,69) .
La notion de progrès chez Villiers de l'Isle-Adam s'est construite sur les limites
du monde sensible. Le progrès devenait un moyen moderne pour redonner toute sa
force à la grandeur passée, dangereusement menacée par la société: " Ce
qu'apporte Villiers, c'est ce qu'apporte le symbolisme lui-même: l'amitié du mystère;
des idées qui se font chair pour le vrai amour, flèches pour l'esprit, lumières pour les
grandes âmes.
Au cercle des grandes âmes et des grands initiés, Villiers appartenait
indubitablement; mais sa philosophie serait incomplète s'il était demeuré enfermé
dans leur nébuleuse. Qu'est-il arrivé au contraire ? Le jour où il s'est baigné dans
l'essence des idées tel Siegfried dans l'eau magique, - comme sur Siegfried une
feuille invisible s'est collée à lui, qui l'a rendu humainement vulnérable aux stigmates
du monde dont il pénétrait les secrets. " ( Villiers de l'Isle-Adam créateur et
visionnaire, page 204) .
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BIBLIOGRAPHIE
- Villiers de l'Isle-Adam, Oeuvres complètes( tome I et II ) , édition
établie par Alan Raitt et Pierre-Georges Castex avec la collaboration de Jean-Marie
Bellefroid, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986
- Oeuvres de Villiers de l'Isle-Adam étudiées:
- La Révolte(tome I)
- Contes cruels (tome I)
- L'Eve future (tome II)
- Tribulat Bonhomet (tome I)
- Histoires insolites (tome II)
- Ouvrages critiques:
- Villiers de l'Isle-Adam, de Stéphane Mallarmé,
éditons Ivréa (1995)
- Le silence éloquent, de Déborah Conyngham,
Librairie José Corti (1975)
- Villiers de l'Isle-Adam créateur et visionnaire,
Jacques-Henry Bornecque, A.G.Nizet Paris (1974)
de
- Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste,
Alan Raitt, Librairie José Corti (1965)
de
- Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de
Villiers de l'Isle-Adam, de Renzo Scarcella, Schena
editore (1992)
- Villiers de l'Isle-Adam, l'homme et l’œuvre, de Max
Desclée de Brouwer et compagnie Editeurs
(1936)
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Daireaux,
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- Introduction aux Contes cruels, de Pierre Citron, édition
Flammarion des Contes cruels ( 1980)
GF
- Autres ouvrages:
- Correspondance générale de Villiers de l'Isle-Adam et
documents inédits, édition recueillie, classée et présentée
Bollery, Mercure de France ( 1962) :
par Joseph
- Tome premier ( 1846-1880)
- Tome second ( 1881-1889)
- Leçons de sociologie ( cours de philosophie positive,
leçons 47 à 51),Auguste Comte, GF- Flammarion ( 1995)
- Introduction à l'esthétique/ le Beau, G.W.F. Hegel,
Flammarion (1979)
- Un grand désert d'hommes, les équivoques de la
modernité, Claude Mouchard, collection Brèves, Hatier
- Dictionnaire des littératures française et étrangère, sous la
Jacques Demougin, Larousse
(1994)
( 1991)
direction de
- Histoire de la littérature française, Xavier Darcos,
Hachette ( 1992)
- De la fête impériale au mur des fédérés ( 1852-1871) ,
Plessis, édition du Seuil ( 1979)
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