Essai : La notion de progrès chez Villiers-de-L`Isle-Adam
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Essai : La notion de progrès chez Villiers-de-L`Isle-Adam
ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Document protégé Essai : La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Charles Demassieux (maîtrise présentée sous la direction de Claude Mouchard par Charles Demassieux en septembre 1997, à l’université de Saint-Denis Paris VIII) Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 1 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x La notion de progrès chez Villiers-deL’Isle-Adam1 PLAN I / Vers un idéal 1- Science et art: A- donner l'illusion B- transcender le réel C- la matière créatrice 2- Le rêve: A- matérialiser l'idéal B- spiritualiser la machine C- recomposer l'Eden 3- La femme, figure de l'idéal A- technique et beauté B- la question de l'âme C- Hadaly, ou la pureté recréée II / Progrès et occultisme 1- Le " voir" : A- le mystère B- entre dévoilement et dissimulation C- l’œil 2- Dieu et la science: A- le savant Créateur B- Dieu défié C- la question de la mort 1 Cet essai, certainement plein de lacunes, autour d’un auteur qui m’a marqué ne saurait constituer autre chose qu’une série d’hypothèses qui n’engagent que moi. Par ailleurs il s’agit-là d’un travail universitaire qui peut de ce fait paraître assez lourd à la lecture. Je vous remercie par avance de votre indulgence (pour les coquilles y compris !). Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 2 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x III / Contre le culte du progrès 1- Le positivisme: A- une dévotion impie B- positivisme et hégélianisme C- Tribulat Bonhomet ou l'esprit Positiviste 2- La satire de l'époque: A- le mercantilisme B- la bourgeoisie C- la cruauté 3- La mort d'une époque: A- le machinisme B- le passé C- la mélancolie Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 3 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Introduction La seconde moitié du XIX ème siècle marque une étape fondamentale dans l'évolution du monde occidental, dans la mesure où elle en donne une perception nouvelle. Désormais, motivée par l'importance croissante de la science dans la vie quotidienne, la pensée se tourne majoritairement vers le rationalisme, tandis que les anciennes valeurs semblent devoir s'effacer. D'une approche spiritualiste, on glisse vers un regard réaliste du monde. Dans cette profonde modification, le progrès ( premièrement scientifique) apparaît comme la nouvelle " idole», avec ses règles propres. C'est une époque transitoire qui naît, entre passé et avenir: " En réalité, partout les archaïsmes et les nouveautés se mêlent intimement. Etonnant dualisme de cette époque où un XVIII ème siècle qui n'en finit pas de durer et un XX ème siècle gros de tous les problèmes contemporains semblent cohabiter et se heurter. " ( Alain Plessis, De la fête impériale au mur des fédérés, page 230) Portés par cet élan de modernité, les arts eux-mêmes sont entraînés dans cette transformation de la société. Ils veulent exprimer ce monde changeant qui se fait jour. Aussi la littérature cherchera-t-elle des formes capables de dire cette modernité. A partir des années 1830, le roman amorce cette tendance ( voir l'univers romanesque balzacien) en privilégiant une écriture qui se démarque du Romantisme. Le monde est donné à voir tel qu' il est, on parle alors de vérité objective. La littérature, si elle désire faire partie intégrante de cette époque en complète mutation, doit se trouver de nouveaux codes spécifiques à l'écriture du monde moderne qui s'affirme plus que jamais. Dans cette perspective, le Réalisme, a fortiori, le Naturalisme, succèdent par leur approche scientifique et expérimentale du monde à l'idéalisme des romantiques, qui ne sont plus à même de satisfaire les attentes d'une société moderne. L'écrivain est en quelque sorte emporté par l'Histoire. On écrit le réel tel qu'il se donne, dans un souci de vraisemblance. Désormais, la raison réaliste prime sur la sensibilité idéaliste et l'observation sur l'imagination. Il s'agit de peindre une société telle qu'elle se donne à voir. Cependant, il est des écrivains qui, s'ils n'embrassent pas la réalité comme source essentielle d'inspiration créatrice, n'en sont pas moins les artistes d'une modernité littéraire. La notion de progrès prend chez eux un autre sens que celui voué exclusivement au matérialisme. Charles Baudelaire, pour atteindre une modernité poétique, abandonne la versification pour la prose ; mais celle-ci garde cette dimension fantasmatique et symbolique qui démarque son auteur d'une visée réaliste. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 4 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Le poète veut dégager du quotidien un certain merveilleux où l'imagination prime sur l'observation. Autrement dit, loin de représenter le monde, l'artiste l'interprète en lui insufflant sa personnalité intime. Villiers de l'Isle-Adam, admirateur de Baudelaire, abonde dans son sens. C'est l'imagination qui révèle et investit le texte d'une identité singulière. L'observation a ce caractère anonyme qui ne peut convenir à la personnalité affirmée de Villiers. Il revendique son texte comme sien, dans lequel, par un style identifiable pour le lecteur, il donne de sa personne. Il entre dans l'ère du progrès, portant avec lui tout le poids d'une tradition liée au passé qu'il entend défendre, et en même temps, séduit par le caractère inédit de ces temps de découvertes massives. " Comme j'arrive tard dans l'Humanité! " (l'Eve future, page 770, tome I ) ; cette constatation déçue d'un Edison isolé du monde dans sa secrète propriété de Menlo Park, révèle toute la dualité de l'inscription de Villiers dans le progrès. En retrait d'une époque qui s'éloigne irrémédiablement de son passé, Villiers fait face à un progrès qui se voudrait le seul phare de la société et, tantôt à travers une écriture ironique rageuse, tantôt dans une représentation plus symbolique, il l'investit de nuances par rapport à l'importance que lui donnent la plupart de ses contemporains. Le progrès n'est qu'un moyen et ne saurait être une fin pour les hommes. Cependant, cette dualité omniprésente dans l'écriture du progrès chez Villiers, oscillant entre l'enthousiasme et la condamnation d'un fléau, ne saurait être le résultat d'une ambiguïté indécise. Sa position est clairement établie. Villiers s'implique dans la modernité de son siècle. Il entend être un acteur de son époque. Il n'est qu'à lire dans ses correspondances l'effet que peut avoir sur lui la musique révolutionnaire de Wagner: " Wagner, c'est l'homme même que nous avions rêvé ; c'est un génie comme il en apparaît un tous les mille ans sur la terre. " [sans date] Villiers à Jean Marras ( Correspondance générale, tome I, page 84) . Il se refuse à faire vœu d'archaïsme et entend saisir la modernité du monde. Aussi, le progrès, bien loin de matérialiser une rupture avec le passé, doit-il s'inscrire dans une continuité temporelle. La rupture, ce sera celle entre Villiers et ses contemporains. Le progrès, en cette seconde moitié du siècle, est donné comme le sauveur des hommes, proclamant une ère nouvelle destinée à les préserver enfin de l'obscurantisme du passé. IL y a là une idée que Villiers ne saurait accepter, lui si attaché au passé (voir l'intérêt qu'il porte à ses racines familiales) . Le passé c'est la trace qui donne du sens au présent, garante de ses origines. Le monde moderne ne s'exprime pas en termes de différences, mais de hiérarchisation avec l'idée d'un avant et d'un après. Dans cette perspective, les valeurs du passé sont rendues primitives. L'art, qui établit ses critères de jugement sur des valeurs reposant sur l'esthétique et la diversité, ne répond pas à ces nouvelles normes hiérarchisantes. Félix, l'un des deux protagonistes de La révolte, fidèle représentant de son époque, matérialiste forcené, ne voit-il pas en l'art un danger pour la société ? " tant qu'il y Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 5 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x aura de la "poésie" sur la terre, les gens n'auront pas la vie sauve." ( La révolte, page 407, tome I. Le progrès influe sur le devenir des hommes au lieu de l'accompagner. Pire encore aux yeux de Villiers, érigé en salut de l'humanité, il devient objet de culte. L'hérésie est démasquée et fustigée. Villiers va combattre ce Veau d'or des temps modernes et lui signifier ses limites. Le professeur Tribulat Bonhomet l'apprendra à ses dépends. Lui dont les convictions positivistes semblaient inébranlables, verra s'effondrer ses certitudes devant un phénomène surnaturel qui dépasse les limites imposées à son entendement. Voilà donc la tâche à accomplir: dénoncer une époque qui confère au progrès la puissance d'un véritable Créateur. C'est l'égarement des siens que Villiers dévoile alors. Il se dresse contre un ennemi qui fait de l'existence matérielle l'issue du devenir de l'homme. L'au-delà disparaît, et avec lui le mystère. Le rêve est brisé par ce démon qu'est le matérialisme. Villiers, par des attaques implacables contre cette pensée impie, s'engage dans une véritable croisade contre cette société qui se leurre, car en s'établissant comme une fin en soi, le matérialisme efface l'idée d'une spiritualité possible. Paradoxalement, en devenant l'idéal absolu des hommes "modernes" , le progrès, sorte d'icône sacrée des adorateurs du progrès, se détourne des hommes. Il échappe à leur contrôle tout en fléchissant leur volonté. Bonhomet accepte et accueille avec enthousiasme cette idée d'une science au-delà des préoccupations humaines: " La Science, la véritable Science, est inaccessible à la pitié. " ( Tribulat Bonhomet, page 152, tome II) . La perfection ne peut donc s'encombrer de l'homme en tant qu'individu complexe. Ce progrès ne lui reconnaît pas son caractère hétérogène. Chacun devient un élément fonctionnel, vidé de spiritualité. Il faut donc "corriger" ce progrès qui dérobe aux hommes leur raison profonde, celle qui interroge leur devenir. Vaincre le matérialisme, ce sera redonner à toute abstraction sa valeur essentielle ( c'est-à-dire sa pureté) . Il s'agit de retrouver la symbolique de toute représentation. Chaque objet n'existe que par la pensée dont il est investi. Hadaly existe à travers la volonté de Lord Ewald. Le progrès doit regagner la place qu'il n'aurait jamais dû quitter, celle de moyen et non d'issue dans l'évolution de l'humanité. Pourtant, malgré toutes les attaques adressées à son époque, Villiers croit en un progrès. IL a conscience des enjeux que les découvertes scientifiques représentent pour l'humanité et se veut le contemporain actif de cette mutation extraordinaire. Ce qu'il condamne, au-delà du progrès, ce sont ces esprits étroits qui tendent à automatiser les réactions des hommes. Le bourgeois est désigné comme l'expression de cette étroitesse matérialiste qui ne voit qu'une facette du progrès. Il ne peut être exclusivement matériel et doit s'accompagner d'une réelle pensée moderne qui transcenderait le réel dans le but d'atteindre un idéal. L'avant-propos de La Révolte, nous montre que Villiers oeuvre pour la modernité, en deçà de l'esprit matérialiste du siècle: "Il y a d'impassibles intelligences Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 6 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x éprises seulement de libre lumière, de progrès et de beauté. " ( La Révolte, page 380, tome I) . Il importe alors de définir les éléments qui construisent le sens que Villiers donne à la notion de progrès et de savoir quels enjeux ce dernier représente dans le devenir même des hommes. Trois thèmes majeurs transparaissent dans l'appréhension villiérienne du progrès: la recherche d'un idéal, le combat contre le culte du progrès, la dimension occulte. Si la préoccupation du progrès se dessine dans l'ensemble de son oeuvre, Villiers la développe plus profondément au travers de trois réalisations littéraires: Les contes cruels, l'Eve future, Tribulat Bonhomet. Notre étude s'organisera principalement autour de ces ouvrages ( puisant également dans d'autres éléments de l’œuvre de Villiers de l'Isle -Adam telles que La Révolte, Histoires insolites) . Comme il a déjà été dit plus haut, le progrès n'a de sens chez Villiers que s'il ne limite pas les hommes à des considérations strictement matérielles. Le progrès se donne alors comme un outil capable de concrétiser la quête d'un idéal latent en chaque individu. La science peut alors servir une certaine quête du sublime. Oeuvrant pour cet idéal, la science se fait art. Elle devient un réservoir de créativité. A partir de cette liaison entre science et art se dégagent les thèmes suivants: donner l'illusion, transcender le réel, la matière créatrice. Puisque dans chaque idéal sommeille une part de rêve, pourquoi la science ne tenterait-elle pas de le matérialiser à son tour ? Le rêve, jusqu'alors représentation mentale, pénètre le réel grâce au progrès technologique. Il s'agit de donner à voir l'idéal de l'homme, spiritualiser la machine et recomposer l'Eden perdu. La femme, entre la quête de l'idéal et la matérialisation du rêve, devient l'objet privilégié de cette science, tantôt haïe, tantôt adorée. Se posent alors la question de la technique et de la beauté, celle de l'âme, puis de la pureté, avec Hadaly comme issue de ce questionnement. Villiers investit le progrès d'une dimension occulte. L'un des thèmes essentiels de l'écriture villiérienne côtoie donc le progrès. Deux opposés se rejoignent comme pour signifier que, malgré toutes les tentatives de l'époque pour faire du progrès l'instance supérieure, le grand inconnu demeure au-dessus de toute chose terrestre. Le "voir" , dans cette perspective qui entrouvre les portes du surnaturel depuis le réel, se joue de toute philosophie du progrès et lui rappelle son statut d'élément rigoureusement humain qui ne peut avoir la prétention de défier l'au-delà. Mais le progrès revêt à son tour une signification occulte. Cet occultisme transparaît dans le mystère de la création, entre le dévoilement et la dissimulation, et à travers l’œil comme témoin des manifestations occultes. Mais la science occulte s'arroge un pouvoir de création qui va au-delà d'une dimension humaine. Le savant s'établit comme le nouveau Créateur. Un défi est lancé à Dieu, destitué de ce pouvoir qui lui appartenait d’une manière exclusive. Et, Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 7 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x comme pour montrer sa supériorité absolue sur toutes choses, la mort intervient pour réaffirmer la puissance de la volonté divine. Mais si le progrès peut d'un côté servir l' idéal de l'homme, il s'impose d'un autre côté en tant qu'idéal en soi. Villiers se trouve alors confronté à son époque qui voit dans le matérialisme le garant incontestable de l'évolution des hommes. Le positivisme d'Auguste Comte, comme philosophie de ce nouvel état d'esprit, est le premier incriminé. Villiers s'insurge contre cette nouvelle science qui s'établit comme finalité dans l'évolution de l'intelligence humaine. En l’attaquant, il dénonce une dévotion impie, oppose au positivisme la philosophie hégélienne et révèle la nature profonde du positivisme en la personne de Tribulat Bonhomet, esprit positiviste archétypal. L'étroitesse d'esprit de cette époque, toute dévouée au matérialisme, provoque la colère de Villiers qui prône farouchement la prééminence de l'esprit sur la réalité extérieure à l'instar de Hegel; ce même esprit qui semble mort avec un siècle préoccupé seulement du fonctionnement du monde en tant qu'ensemble homogène. Ainsi s’organise une satire de la société dirigée contre le mercantilisme et la bourgeoisie, classe dominante de cette civilisation du progrès dont la cruauté appelle celle de Villiers. Le monde moderne, adulant le progrès comme l'entité des temps nouveaux, laisse à l'agonie les valeurs du passé, inéluctablement vouées à la disparition. Autour du machinisme, du passé anéanti et de la mélancolie, se profile une écriture de la perte qui plonge Villiers dans un profond dégoût envers une époque dévastatrice. A travers ces différents points essentiels de l'écriture villiérienne du progrès, nous tenterons de mettre en évidence la démarche d'un auteur désireux de redonner un sens au monde et d'employer à cette fin le progrès, détourné par une société devenue vide de signification: " Il s'agit là d'un projet tenacement poursuivi d'un bout à l'autre de sa carrière littéraire [...] : parvenir par l'écriture à faire coexister les contraires afin de retrouver l'unité perdue du monde. Or, on comprend aisément qu'assigner au Verbe poétique un rôle d'une telle portée suppose au départ une confiance illimitée dans ses possibilités d'intervenir sur le réel pour le modifier et le transformer; la dose d'idéalisme que comporte cette démarche est, de toute évidence, énorme. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'Isle-Adam, page 123) . La science, devenue la religion d'une époque, se crée de nouveaux prophètes: les savants, qui, à l'image de Dieu veulent posséder le secret de la Création. Mais l'ombre du Créateur biblique plane au-dessus de toute chose. Sa présence transparaît comme si Villiers voulait rappeler qu'il est la vraie finalité qui fera face à l'homme. La confrontation de la science à Dieu apparaît dans les thèmes suivants: le savant Créateur, Dieu défié, la peur et la mort. A travers ces trois parties, nous tenterons de montrer la spécificité de l'écriture du progrès chez Villiers. Nous essaierons de même de découvrir quelles sont les attentes et les réserves que l'auteur a à l'égard d'un phénomène qui emporte cette fin de XIX ème siècle dans le monde moderne. Aussi s'agira-t-il de voir quels sont Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 8 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x les autres thèmes villiériens essentiels qui croisent celui du progrès, soulignant l'une de ses préoccupations, fondamentales celle du devenir de l'homme et de son inscription dans un monde fait de nouveaux repères. I / Vers un idéal " Si nous n'aimons plus rien, pas même nos jeunesses, Si nos cœurs sont remplis d'inutiles tristesses, S'il ne nous ne nous reste rien ni des Dieux ni des rois, Comme un dernier flambeau gardons au moins la Croix! " ( Chant du calvaire, Premières poésies, page 97) Villiers, dès ses premiers écrits, est hanté par cette possibilité de voir l'idéal disparaître tout à fait. De ce fait, il est à l'affût de la plus petite étincelle capable de le ranimer. Car avec la perte de l'idéal le monde entrera définitivement dans l'ère de la matérialité. Villiers en redoute l'avènement car cela entraînerait la disparition de l'idée même de croyance. " Ce qui existe n'existe que dans la mesure où il est spiritualisé" ( Introduction à l'esthétique, page 11) . Villiers défend cette pensée hégélienne fondamentale . Si le monde perd son idéal, c'est-à-dire la spiritualité dont il charge chaque objet, il est voué à perdre son identité profonde et à devenir une apparence vide. Alors, pour que renaisse l'idéal, Villiers va se tourner du côté de la science, paradoxalement l'emblème de cette société vouée au culte du matérialisme. Il s'agira de fléchir la science et d'en faire l'outil capable de recomposer l'idéal . Elle devient l'instrument d'une reconquête. Elle va représenter physiquement l'idéal, participant ainsi de l'élévation de l'homme. La science s'émancipe de sa signification exclusivement matérielle et concrétise une abstraction: l'idéal. Il faut réveiller ces sentiments éteints qui font toute la force de l'idéal. Dans cette perspective le savant devient le porteur de ces attentes: " les seuls vivants méritant le nom d'artistes sont les créateurs, ceux qui éveillent des impressions intenses, inconnues et sublimes" ( L'Eve future, page 810, tome I). La science va devenir un moyen qui " glace et force toutes les citadelles du rêve" (Correspondance générale, page 262, tome I). Et, comme aboutissement de l'idéal, la science se proposera de reproduire l'objet aimé à l'image des désirs de l'homme: " L'Andréide est à la fois la réalisation de l'imaginaire et l'incarnation de l'idéal. " ( Le silence éloquent, page 13) Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 9 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Pour montrer en quoi L'Eve future représente une quête de l'idéal perdu, nous nous proposerons d'étudier trois éléments qui participent de cette recherche: la science et l'art, le rêve, la femme en tant que figure de l'idéal. Nous exposerons les différents éléments de construction de l'idéal. Enfin il nous faudra évoquer comment la science, en servant l'idéal, s'élève au-dessus du monde sensible qui ne se donne plus à voir qu'en apparence. Nous montrerons que, suivant la conception hégélienne de l'idéal, Villiers élabore le sien dans le souci d'une unité: " il doit y avoir une adéquation complète entre l'idée et sa forme, en tant que réalité concrète. Ainsi comprise, l'idée, réalisée conformément à son concept, constitue l'idéal. " ( Introduction à l''Esthétique, page109 ) . 1/ Science et art La science, nouvel objet de contemplation du monde, par sa fonction même, dévoile le mystère pour l'exposer au regard de chacun. Dans ce dévoilement, l'imaginaire se voit en quelque sorte bafoué. L'imaginaire, c'est aller chercher au-delà du réel ce qui ne s'expose pas. Mais avec la science, l'imaginaire est ébranlé car l'inconnu se réduit considérablement. Par la science, l'homme espère exercer un contrôle définitif sur ce qui lui échappait jusqu'à présent. La science remplace surtout le caractère imprévisible de l'imaginaire. L'homme clame alors sa prédominance: " C'est là retrouver ce que la science, sous un autre angle, mais non moins paradoxalement, prétend traquer: le réel préexistant au regard humain. " ( Un grand désert d'hommes, page 175). Villiers va se servir de cet instrument et le fléchir à la volonté artistique. La science va ainsi arborer les attributs de l'art. L'imagination, l'inconnu, l'imprévisible, vont faire corps avec cette dernière. Désormais, la science va entretenir l'étincelle de mystère essentielle qui doit permettre de réunir l'espace de l'intériorité à celui de l'extériorité. Il n'est alors plus question d'aborder la science du point de vue de sa stricte nécessité matérielle mais de s'interroger sur les possibilités qu'elle offre de représenter physiquement les manifestations de l'esprit. La science devient l'expression d'une recherche esthétique. Edison parle de réaliser le " Grand Oeuvre" . Libérée de la stricte nécessité que commande le réel, la science peut évoluer dans l'univers de l'esprit pur. Armée de cette nouvelle sensibilité artistique, elle va défier alors l'apparence du monde et lui renvoyer son image, mais améliorée d'un sentiment de profondeur ( Hadaly sera la projection achevée de Alicia Clary, ébauche imparfaite) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 10 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Dans cette optique, nous observerons le pouvoir d'illusion de la science en tant que signe de la réussite de l’œuvre. Puis nous évoquerons le dépassement du réel ( ou le lieu des apparences ) . Enfin, nous proposerons une réflexion sur le phénomène de l'inspiration, et ce qui la motive, dans le processus de création. A/ donner l'illusion " Ah ! qui m'ôtera cette âme de ce corps ! - C'est à croire à quelque inadvertance d'un Créateur ! " (l'Eve future, page 814, tome II) . C'est à partir de cette réflexion désabusée de Lord Ewald que l'illusion germe dans le récit. Mais cette révolte révèle implicitement la déception du jeune lord qui connaît l'impossibilité de réaliser son désir. Face à l'idée d'inconcevable, le savant Edison oppose celle d'inconnu, c'est-à-dire le lieu de découvertes possibles. Ainsi, par le secours de la science, le corps féminin pourra-t-il s'ouvrir à la profondeur. Il s'agit de révéler l'intériorité qui fait défaut au corps de Alicia Clary, qui ne semble être qu'une représentation vide. Voilà en quoi doit consister l'illusion, insuffler une âme à l'image de ce corps parfait, lui-même à l'image d'une perfection antique: " C'est, en vérité, la splendeur de la Vénus Victrix humanisée" ( l'Eve future, page 796, tome I) . De ce fait, l'illusion servira le bonheur avorté du jeune Lord Ewald. La science, en la personne d'Edison, va harmoniser ce qui demeure jusqu'alors discordant. L'illusion consistera à donner de la profondeur à partir de la matière artificielle. Hadaly semble alors apparaître comme la Vénus des temps modernes. Et, comme la Vénus représentait la plastique féminine dans sa perfection, Hadaly se verra offrir une voix et une gestuelle dignes de cette idéalité plastique. La Vénus fait illusion du point de vue de ses lignes; Hadaly doit être alors douée d'une voix la plus parfaite possible. Dans cette perspective, Alicia est réduite à l'état d'esquisse imparfaite. Alicia représente l'inachevé aux yeux de Lord Ewald. Elle fait tout d'abord illusion pour apporter ensuite la déception. Le jeune lord est marqué par la perte de cette illusion et s'il capitule devant les instances de Edison c'est que son désir de retrouver l'objet aimé, tel que son idéal le conçoit, dépasse toutes ses réticences. La force de l'illusion semble seule pouvoir le maintenir en vie. L'illusion se traduira également par la spiritualité dont on investira le corps aimé. Alicia porte en elle le matérialisme de son siècle, là où Lord Ewald est en quête de spiritualité. La confrontation avec le caractère véritable de Alicia en fait une idéalité déchue, celle d'une Vénus animée par la vie biologique et non spirituelle. " La femme, qui contenterait son rêve, devrait joindre à la beauté de Alicia la perfection spirituelle dont cette beauté fait naître la pensée." ( Villiers de l'Isle-Adam, l'homme et l’œuvre, page 410) . L'illusion adviendra en même temps que se conçoit Hadaly. Au fur et à mesure de son élaboration, Lord Ewald investit l'Andréide pour la substituer à Alicia. Quand Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 11 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x cette substitution sera achevée, l'illusion transformera Hadaly en un être authentique et Alicia en une représentation artificielle vouée à la disparition symbolique. Pour que l'Andréide fasse illusion, Lord Ewald doit absolument opérer cette substitution. Hadaly ne peut exister que par la seule volonté de ce dernier puisqu'elle doit matérialiser son idéal. Elle n'a été créée que pour faire illusion sur Lord Ewald. Nul autre que lui ne peut la posséder: " Elle ne pardonne pas la plus légère offense, elle ne reconnaît que son élu. " ( L'Eve future, page 860). Aussi doit-il se convaincre de l'authenticité de Hadaly pour se l'approprier. A partir de là, Hadaly revêtira une identité. Les deux êtres font alors mutuellement illusion l'un sur l'autre: " je viens de m'apercevoir que, placées l'une auprès de l'autre, c'est, positivement, la vivante qui est le fantôme. Hadaly, à ces paroles, sembla tressaillir; puis, avec un mouvement d'infini abandon, elle noua ses bras à l'entour du cou de Lord Ewald" (L'Eve future, page 997, tome I) . Dès lors que Hadaly possède une profondeur aux yeux de Lord Ewald, la tendance s'inverse et le pouvoir attractif de Alicia disparaît tout à fait. En faisant ainsi illusion, l'Andréide devient l'objet aimable et dépasse son origine purement artificielle. La complexe élaboration technique de l'Andréide est accompagnée d'une progressive construction de l'illusion chez Lord Ewald qui balance désormais du côté du possible: l'existence de Hadaly est concevable. Dans le chapitre XI du livre VI, " Idylle nocturne" , l'illusion est représentée dans son exclusivité. En effet, Hadaly matérialise l'attente d'un seul homme et ne peut donc prétendre en satisfaire un autre. L'illusion ne peut avoir de consistance que si les deux amants vivent à l'écart du monde. " Je donne ma démission de vivant" ( page 997, tome I ) lâche Lord Ewald en se donnant à Hadaly, car il sait que se confronter aux autres reviendrait à tuer la profondeur de l'Andréide, démystifiée par ses contemporains. Lord Ewald ne peut donc savourer son illusion qu'à l'abri des regards de ses contemporains. L'illusion semble naître à partir de la perte. Edison, dans son rôle de magicien, veut, par le secours de la science, vaincre l'impossibilité en la matérialisant. Mais le pouvoir de l'illusion n'est possible que si le sujet s'y abandonne et se débarrasse de ses réticences liées à l'inconnu. Dans l'Eve future, le mystère pèse ainsi sur le récit, ce qui amène l'illusion à se faire jour. La science, à partir de la matière artificielle, va créer de la profondeur capable de défier le monde des apparences. Par les artifices de la science, Edison tente de recréer l'illusion évincée d'une réalité essentiellement tournée vers la matérialité des choses. B/ Transcender le réel: Le réel contient la science dans son rôle exclusivement matériel. Elle participe du bon fonctionnement technique de la société et de son amélioration. Le monde, enfermé dans un réalisme forcené, tient les individus dans des attitudes mécanistes. C'est le fonctionnel qui règne. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 12 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Contre cette idée réductrice d'une science au service des préoccupations matérialistes de l'homme, Edison entend l' employer comme l'instrument capable d'atteindre un but plus élevé, celui de reconquérir le monde spirituel jusqu' ici relégué par le monde physique d'alors. Villiers, par la voix de Edison, nous montre à quel point le monde moderne est privé de profondeur, seulement préoccupé de sa fonctionnalité. Par la science, outil de prédilection du monde physique, Edison espère retrouver cette spiritualité dont la disparition a laissé un vide dans l'évolution de l'homme qui représente une rupture tragique entre les choses et leur signification. Edison fait de ce but sa préoccupation essentielle: dépasser les enjeux du matérialisme et retrouver la profondeur perdue du monde. Edison accorde plus d'importance à la valeur des ses inventions qu'à leur fonction. Mais le monde moderne, dépossédé de profondeur, ne peut plus servir de support aux découve rtes du savant: " Qu'ai-je à phonographier, aujourd'hui, sur la terre ? gémissait-il sarcastiquement: on pourrait, en vérité, croire que le Destin n'a permis à mon instrument d'apparaître qu'au moment où rien de ce que dit l'homme ne semble plus guère valoir la peine d'être conservé... " ( L'Eve future, page 776) Avec la création de Hadaly, il s'agit de redonner du sens au monde. Mais pour que s'accomplisse ce but, il lui faudra rencontrer des êtres capables d'opposer leur profondeur à la matérialité du monde. Lord Ewald va incarner les attentes du savant. La condamnation par Lord Ewald de l'apparence vide de Alicia Clary se fera l'écho de celle de Edison en direction de ses contemporains. La science va devenir une sorte de miroir du monde où les machines porteront en elles l'intériorité perdue des hommes. Hadaly apparaîtra plus accomplie que le modèle dont elle est la représentation artificielle. Puisque le monde n'est plus en mesure de recouvrer sa spiritualité, la science va, artificiellement, la recréer. Dans cette recherche de l'objet perdu, la science va en outre oeuvrer dans le sens de la perfection. Reproduire et parfaire le réel depuis les vœux de l'imaginaire, voilà ce que cristallisera Hadaly. Edison rend toute sa force à la science. L'objet scientifique, au même titre que l’œuvre d'art, devient un objet de contemplation: " il va prêter son aptitude scientifique à une application plus artistique en réalisant un rêve de beauté pure et symbolique. " ( Le silence éloquent, page 103) En libérant la science de sa fonction exclusivement utilitaire, Edison l'investit du mystère de la création . La machine scientifique est alors nourrie de force spirituelle. La science a ainsi vaincu l'apparence du monde et la machine devient le lieu de la profondeur. Elle comble le vide de l'extériorité; l'apparence de Alicia Clary ( c'est-à- dire son corps) est augmentée d'une intériorité essentielle pour atteindre l'idéal. Afin que le réel soit véritablement transcendé, il faut admettre la part d'inexpliqué vitale pour entretenir le mystère de la création. Vouloir percer la profondeur de Hadaly, ce serait la condamner à demeurer une machine et se Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 13 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x résoudre aussi à retomber dans la matérialité du monde. D'ailleurs, n'est-ce pas contre cette tentation que Hadaly met en garde Lord Ewald ? " Admets mon mystère tel qu'il t'apparaît. Toute explication [...] serait, en toi, mon anéantissement [...] Alors, ne raisonne point mon être: subis-le délicieusement. " ( L'Eve future, page 992) Car c'est en voulant tout dévoiler que la rupture s'est faite entre le monde ancien et moderne. Chaque objet s'est trouvé vidé de tout investissement spirituel. Edison, suivant l'idée hégélienne que " le spirituel seul est vrai" ( Introduction à l'esthétique, page 11) , va tenter de tisser un lien entre les deux époques en redonnant à son siècle la profondeur des précédents, à l'aide de l'instrument de la modernité qu'est la science. Le réel est donc transcendé par la science, délivrée par la main de Edison de la nécessité matérialiste. Hadaly confronte le monde moderne à ses manques. Ici transparaît un enjeu essentiel dans l'écriture du progrès chez Villiers, celui de l'élévation. La science ne saurait se réduire à des préoccupations exclusivement matérielles au risque de conditionner l'individu et de le priver de sa propre volonté. C/ La matière créatrice: Edison, s'il est un homme de science, nous est surtout donné par le récit comme un créateur. Plus qu'à l'objet scientifique en soi c'est à sa représentation symbolique qu'il s'attache. Il est préoccupé de l'inscription de ses découvertes dans le monde. Il s'agit pour lui de leur donner du sens et qu'elles ne soient pas comprises comme un " Jouet d'enfant! " ( L'Eve future, page 771) . Pour révéler sa profondeur, l'objet scientifique doit saisir un événement majeur dans lequel il pourra s'épanouir. Au début du récit, Edison prend conscience de l'impossibilité de libérer sa créativité dans un monde essentiellement tourné vers son extériorité. Il ne peut puiser la matière créatrice dans le monde moderne, " l'esprit d'analyse ayant aboli, dans le tympan des existeurs modernes, le sens intime de ces rumeurs du passé" ( L'Eve future, page 777) . Conscient que l'univers de ses contemporains est exempt de cette flamme nécessaire à toute force inspiratrice, Edison, pour retrouver le plein épanouissement de sa créativité, vit retiré du monde. Il cherche de cette façon à se prévaloir d'une influence néfaste. Menlo Park devient l'espace du songe, prélude à la force créatrice. La propriété du savant se dresse tel un rempart au monde, au sein duquel le pouvoir de la création peut opérer. Menlo Park s'ouvre au lecteur comme le théâtre majeur du récit. Ici, la créativité du savant atteint son comble car libérée du mouvement extérieur. Menlo Park est le lieu de l'intériorité et de l'épanchement: " Donc, victime volontaire des charmes de cette pénétrante soirée, Edison, se sentant en humeur de récréation, savourait paisiblement l'excellente fumée de son havane sans se refuser à la poésie de l'heure et de la solitude, de cette chère solitude que le propre des sots est de redouter. " ( L'Eve future, page 770). La propriété du savant est un espace de contemplation et de recueillement, deux états propres à encourager la créativité. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 14 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Le silence semble occuper une place déterminante dans le processus de création du savant. Ses découvertes mêmes ( par exemple le phonographe) visent à emprisonner et à contrôler le bruit. Edison recherche l'harmonie créatrice. Menlo Park est habité par ce silence propice à la réflexion. Il y règne une certaine stabilité à partir de laquelle peut se révéler le créateur. Ainsi le corps et l'esprit du savant sont tous deux protégés de la multitude dissonante. En ce sens, Edison est l'antithèse de Tribulat qui craint le silence, image de l'inconnu . Au silence s'ajoute la solitude, signe d'une mise à l'écart volontaire du monde. La solitude s'oppose à la multitude désordonnée du monde. Elle est propice au recueillement. Cependant, elle représente un instant transitoire dans la mesure où elle est une attente de l' autre, de celui qui sera capable de s' harmoniser à la création de Edison: " Hélas! il faut un troisième vivant pour que ce Grand Oeuvre s'accomplisse! ... Et qui, sur la terre, oserait s'en juger digne! " ( L'Eve future, page 774) Lord Ewald sera ce personnage essentiel à l'accomplissement du "Grand Oeuvre" de Edison. Il va concrétiser les espérances de ce dernier. Les deux personnages sont liés par des motivations communes: tous deux sont isolés du monde et recherchent l'idéal. Ils sont unis par un rapport de réversibilité. Edison sert l'idéal de perfection amoureuse de Lord Ewald et Lord Ewald justifie l'existence de l'Andréide, c'est-à-dire l’œuvre de Edison. Lord Ewald illustre un défi à surmonter pour le savant. Il lui offre le moyen de vaincre l'impossible. C' est un puissant stimulant à la créativité de Edison. Il devient l'instrument qui acheminera le " Grand Oeuvre" à son terme. Il fallait un déclencheur et il est enfin trouvé. La création a un sens et peut s'accomplir. Réaliser le désir de Lord Ewald, c'est servir un dessein sublime et rompre définitivement avec la banalité du monde. Lord Ewald, par son récit, a montré qu'il est doté d'une âme profonde qui rejette les apparences. Muni de ces qualités, il vient de passer l'épreuve d'admissibilité dans le processus de création du savant: " j'attendais de trouver un homme assez sûr de son intelligence et assez désespéré pour affronter la première expérience; et c'est vous à qui je dois cette oeuvre réalisée, c'est vous-même qui êtes venu" ( L'Eve future, page 906). Désormais Lord Ewald va subir une initiation visant à l'appropriation de la création du savant. La finalité de la création de Edison se dévoile quand Lord Ewald se l'approprie définitivement. Il est lié à l’œuvre du savant dans la mesure où il est un élément du processus de création: " Vous avez choisi le monde des rêves; emportez-en l'initiatrice." ( L'Eve future, page 1014). Par ce récit, Villiers a " fustigé la réalité trop sûre d'elle-même et, en magnifiant l'illusion créatrice, défriché plus avant que jamais la psychologie et le bonheur de l'impossible" ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 9) Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 15 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x 2/ Le rêve Le rêve, essentiel dans la conception villiérienne de la science, est l'espace premier où peut se mouvoir l'idéal. Il est la mise en scène intérieure de la quête de chacun vers un mieux. Les personnages de L'Eve future puisent dans le songe un secours qui les amène à résister aux attaques du monde extérieur. Le rêve est aussi l'attente de sa matérialisation . Puisque le monde s'est condamné par de nombreuses contraintes, qui sont autant de frontières rendues infranchissables, il conviendra de puiser dans sa propre intériorité l'imagination nécessaire à la concrétisation de l'idéal. Se manifeste alors ce pouvoir de suggestion qui, une fois maîtrisé, permet d'envisager une autre réalité dans laquelle la science devient un exécutant essentiel: " L'immense espace intérieur de l'homme n'est-il pas plus important que l'espace extérieur et ses fragiles prestiges, puisque l'esprit ne reflète pas seulement, mais fabrique, garde prisonnières, transfigure à sa guise toues les visions, et unit à sa volonté tous les mondes, ainsi qu'un magicien domestique par ses conjurations les plus lointains esprits de la Terre ? " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 160) . La science va alors reprendre les rêves contenus et donner une existence concrète à l'idéal pour faire jour à une autre réalité. L'homme va investir la machine et lui insuffler une profondeur à son image. Enfin, il s'agira de recréer un Eden, lieu originel de la création artificielle, duquel l'idéal naîtra. Cette réalité nouvelle, révélée par la science, produira concrètement le rêve. Tel que le souligne Stéphane Mallarmé, Villiers caresse là un but intime, fléchir le sensible au spirituel. Il est question donc " d'éveiller des mirages". Et, la science donnant naissance aux rêves, c'est la conscience d'un monde désormais perfectible. La substitution se présente comme le remède nouveau à la tyrannie de l'extériorité. A/ Matérialiser l'idéal: Comme nous l'avons dit précédemment, c'est à partir de la désillusion que se fait jour le désir de concevoir une représentation physique de l'idéal. Cette désillusion fait d'ailleurs suite à un premier idéal déchu, à savoir Alicia. Donner vie à l'idéal ce sera aussi redonner vie à Lord Ewald. En même temps qu'il dévoile le processus de fabrication de l'Andréide, Edison capte l'attention de Lord Ewald et l'invite à concevoir à ses côtés l'élaboration physique de son idéal. De ce fait, deux constructions se mêlent, la forme et la Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 16 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x profondeur. En exposant la fabrication de Hadaly à son ami, Edison lui présente volontairement une forme vide qui se fera profondeur à mesure qu'il se l'appropriera: " le résultat me paraît assez merveilleux, par lui-même, pour que les apparentes désillusions de son analyse scientifique s'évanouissent devant sa soudaine et profonde splendeur! " ( L'Eve future, page 823) . En évoquant ouvertement les étapes de matérialisation de l'Andréide, Edison révèle en même temps le caractère tout à fait plausible de son entreprise. Il demeure ainsi dans une parfaite rationalité et son projet, si extraordinaire soit-il, est accepté dans l'esprit de Lord Ewald. Son identité de scientifique lui permet d'entraîner son ami dans l'inconnu sans que cela semble le fruit d'une quelconque déraison: " Oui, ne fût-ce que pour vous rassurer au sujet de la parfaite lucidité de ma raison, je vais vous mettre au courant de mon secret" ( L'Eve future, page 823) . La matérialisation se conçoit en termes de réalité extraordinaire et non de surnaturel. L'idéal va naître à partir de moyens humains, ce qui le rend acceptable du point de vue de la raison. Parce qu' il accepte l'idée que matérialiser l'idéal appartient au domaine du possible, Lord Ewald peut être introduit dans le secret de la création et subir l' initiation qui le conduira à l'achèvement de l'Andréide en lui offrant le droit d'exister en tant qu'être existant. Lord Ewald, pour aboutir au dessein final - l'appropriation de Hadaly - doit donc accomplir une descente physique qui symbolise celle de l'esprit. Matérialiser l'idéal appelle un cheminement de l'extériorité vers l'intériorité. L'idéal appartient au profondeurs de l'esprit, c'est donc dans celles de la terre qu'il faudra le concevoir physiquement: " Descendons! reprit Edison, puisque, décidément, il paraît que pour trouver l'Idéal, il faut d'abord passer par le royaume des taupes. " ( L'Eve future, page 867) . Accepter de donner vie à son idéal témoigne de son désir de détachement au monde. L'idéal ne se dévoile qu'aux yeux prêts à le recevoir. Le monde sensible ayant perdu le sentiment de l'idéalité, il ne peut donc participer à cette naissance extraordinaire qui s'opère dans la secrète propriété de Menlo Park. Et c'est par la voix même de son idéal matérialisé, Hadaly, que Lord Ewald s'acheminera vers cette désolidarisation du monde:" Est-ce que nous aurons le temps de penser à eux! D'ailleurs on participe toujours de ce à quoi l'on pense: préservons -nous donc de les devenir quelque peu en y songeant. " ( L'Eve future, page 993) . L'idéal incarné devient l'écho de la voix intérieure de Lord Ewald. La communion est alors totale et le monde réel peut disparaître: Alicia n'est plus . Le travail de matérialisation de l'idéal c'est aussi cette force unificatrice qui se suffit à elle-même. Le monde ne laisse plus de place au rêveur contemplatif qu'est Lord Ewald, figure d'un passé révolu. Il lui faut donc un semblable tel qu'en le regardant il y voit l'image de lui-même. Car Hadaly est à la fois la représentation d'une apparence, Alicia ( elle-même l'apparence d'une statue ) , et d'une profondeur, l'âme de Lord Ewald. " Aussi sera forgé, entre Hadaly et Lord Ewald, entre l'illusion et le rêve, le couple unique, animé d'une seule intelligence, représentation de l'amour total qui trouve en Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 17 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x lui-même sa source, son aliment et sa fin, se satisfait d'une présence, et ne s'assouvit que de la mort librement consentie." (Villiers de l'Isle-Adam, l'homme et l’œuvre, page 410) . Dans cette construction matérielle de l'idéal, l'électricité apparaît comme le fluide fo ndamental à la réalisation du projet. Elle contient la vie artificielle. Elle est cette nouvelle substance magique capable de défier l'immuabilité des choses. A son évocation, Lord Ewald entrevoit la possibilité de ce " Nouveau" capable de satisfaire son idéal, jusque là contenu dans son esprit. En pénétrant ainsi dans l'espace intime de Edison, c'est-à-dire où règne l'électricité, Lord Ewald sent monter en lui l'idée même d'une concrétisation matérielle de son idéal. Dans cette croyance, fortement motivée par l'espérance qui succède au désespoir, il s'abandonne à l'emprise de l'électricité, à l'instar de Edison. Elle va réveiller sa volonté et l'inciter à croire en la naissance possible de son idéal: " Cet homme était pour lui comme un habitant des royaumes de l'Electricité. Au bout de quelque temps, il se sentit gagner par des sentiments complexes, où la curiosité, la stupeur et une très mystérieuse espérance de Nouveau se mêlaient étrangement. La vitalité de son être en était, pour ainsi dire augmentée; " ( L'Eve future, page 822) . Incarner l'idéal devient la tâche essentielle de la science. Elle sert enfin un but à la hauteur de ses possibilités. La machine, animée par l'extraordinaire pouvoir de l'électricité, libère l'homme du poids de la réalité extérieure et le pousse dans son propre songe: " Vous pourrez évoquer en elle la présence radieuse de votre seul amour, sans redouter, cette fois, qu'elle démente votre songe. " ( L'Eve future, page 913) . La réalité extérieure s'efface au profit d'une réalité intérieure. L'idéal matérialisé fait apparaître définitivement la supériorité de l'esprit qui commande sa volonté à la machine: " c'est l'imagination créatrice qui anime la matière, c'est notre désir qui fait toute la réalité. " ( Dictionnaire des littératures, L'Eve future, page 543). La fonction de la science est détournée du but primitif qui lui était assigné (à savoir servir des intérêts exclusivement matériels) . Désormais, par l'intervention de Edison, elle a la fonction de sauver l'homme d'une certaine mécanisation en lui offrant le moyen de se représenter physiquement son idéal. B/ Spiritualiser la machine: Edison veut donner une signification réelle à ses découvertes. Il entend détourner la science de sa stricte technicité. Voici le défi qu'il se propose de relever: donner de la profondeur à l'artificiel. La machine va cesser d'être un élément strictement fonctionnel. Hadaly, suivant les deux instigateurs de sa "naissance" , sera le fruit de cette science libre. Vivre dans le monde, muni d'une pensée, c'est se condamner à une frustration perpétuelle de ne pouvoir dire son intériorité. L'échec est d'ailleurs retentissant tant du point de vue de Edison que de celui de Lord Ewald. Chacun d'eux tient son exemple, tel un trophée figurant l'absurdité du monde: pour Edison ce Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 18 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x sera Evelyn Habal liée au destin tragique de son ami Anderson, et pour Lord Ewald, Alicia Clary. N'ayant pu sauver Anderson, Edison va tenter de préserver Lord Ewald et lui donner ce que le monde ne peut plus fournir; ce même monde dont Tribulat Bonhomet se fait l'écho: " Mais allez donc trouver un atome de bon sens dans les contradictions des gens qui sont assez sots pour " penser" ! " ( Tribulat Bonhomet, page 173) . Puisque le monde prône l'extériorité aux dépends de l'intériorité, la science va artificiellement inverser la tendance. Le rôle de la machine sera de combler les carences du monde, faire réapparaître ce qui a disparu, ce que Edison définit comme les " anciennes vibrations parties de la terre. " ( L'Eve future, page 771) . En spiritualisant la machine, l'homme se retrouve en lui-même. A mesure que Hadaly est investie par Lord Ewald, ce dernier redécouvre le plaisir de la contemplation, qu' Alicia avait rendue impossible . En fait, il se recompose en même temps que s'élabore la machine. Ce parallélisme induit la liaison profonde de Hadaly et de Lord Ewald. On assiste à une exaltation des sentiments de Lord Ewald, jusqu'à présent bafoués par Alicia, qui lui opposait un vide. Il va littéralement réinvestir sa profondeur dans le corps même de Hadaly, formidable réservoir pour les âmes mélancoliques marquées par la perte ( Sowana, Lord Ewald) :" Hadaly n'est pas un robot, mais l'union intime d'une créature parfaitement recréée dans son physique et d'une " âme errante qui est venue l'habiter." " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 108) . Hadaly se dérobe d' abord au réel pour révéler ensuite sa supériorité ainsi qu'une autre réalité plus mystérieuse et surtout spirituelle. Elle s'empare de l'apparence de Alicia puis reçoit les âmes de Lord Ewald et de Sowana. Elle constitue un rassemblement d'éléments épars qui en font une synthèse parfaite des profondeurs errantes dans une société vide de spiritualité. La spiritualisation de l'Andréide passe par deux phases. Premièrement, Hadaly se constitue techniquement pour offrir une apparence esthétique. Deuxièmement, elle s'expose à Lord Ewald afin de recevoir son assentiment. Si Edison a orchestré la création technique de Hadaly, il sait que seul Lord Ewald peut lui accorder le droit d'exister, étant l'image exclusive de son idéal. A partir de cette confrontation, elle passe d'une représentation plastique à un état spirituel. En la recevant, Lord Ewald se fait son véritable créateur en même temps qu'il lui accorde son âme: " Elle semblait aspirer l'âme de son amant comme pour s'en douer elle -même; ses lèvres entrouvertes, à demi pâmées, bougeaient, et frémissaient, effleurant celles de son créateur en un baiser virginal." ( L'Eve future, page 997) . Par l'abandon de Lord Ewald à son être, Hadaly reçoit une identité sans laquelle elle ne peut exister. Elle ne prend réellement vie que par sa reconnaissance. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 19 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Aussi se détache -t-elle de Edison , concepteur seulement technique, et livre-t-elle toute son intimité à Lord Ewald: " Ne lui parle pas de ce que je t'ai dit tout à l'heure: c'est pour toi seul. " ( L'Eve future, page 1000) dit-elle à son amant, toute entière livrée à lui et s'éloignant de son concepteur . Hadaly est, dès le début, vouée à devenir un être. C'est dans cette perspective que Edison lui avait donné un nom, bien avant que Lord Ewald ne soit instruit de son existence. Elle est déjà cette " créature sublime " telle que la définit Sowana ( L'Eve future, page 774) . Son état primitif (technique) étant dépassé, le rôle de Edison est alors de s'éloigner de Hadaly qui va combler à la fois son manque et celui de Lord Ewald. Ce dernier va enfin connaître la véritable union qui lui faisait dire à propos de Alicia Clary: " elle et moi nous existons, ensemble et séparés à la fois" ( L'Eve future, page 807) . Hadaly figure cette union du corps et de la spiritualité. L'enfant quitte son " père" , tel qu'elle le nomme au début du récit. Hadaly cristallise la force de l'intériorité. Elle signifie l'échec du monde sensible retranché dans les apparences: une autre réalité s'est fait jour. Aussi, Mistress Anderson, devenue Sowana, victime du pouvoir des apparences de ce monde, peut-elle se fondre dans ce corps et disparaître tout à fait de " l'horrible terre" ( L'Eve future, page 774) . En état de semi-existence, Sowana attend elle aussi l'accomplissement de Hadaly qui signifiera la fin de sa souffrance et lui permettra de s'incarner dans l'idéal. A mesure que s'affine Hadaly, Sowana se fond de plus en plus en elle, en devenant l'essence première de sa spiritualité. S'insinuer en Hadaly représente alors sa revanche sur le monde. Elle aussi va participer de la victoire sur les apparences vides qui ont brisé sa vie. C'est elle enfin qui entoure Hadaly de ce mystère envoûtant qui aura raison des réticences de Lord Ewald. Hadaly est un esprit qui demande une âme, Sowana sera cette âme. Hadaly, par cette première union, s'achemine vers la spiritualisation de son être: " elle est imbue de nos deux volontés s'unifiant en elle; c'est une dualité" ( L''Eve future, page 774). Sowana débute ce processus qui fera de Hadaly la synthèse de volontés plurielles à partir desquelles elle atteindra l'état de perfection. Sowana est l'âme première de Hadaly. Tout d'abord à l'état de machine, Hadaly , par le concours de volontés désireuses de la voir aboutir à cet idéal qu'elle doit représenter, va conquérir progressivement le sentiment de son existence et revêtir ainsi une profondeur spirituelle. A l'issue de cette recherche, elle apparaîtra comme une réalisation qui touche au sublime, ayant atteint ce degré d'élévation qui dépasse l'humanité même. Mais en devenant définitivement Hadaly, elle révèle aussi une autre réalité qui se défie de l'extériorité et qui prône l'intériorité. Elle est désormais un " être d'outreHumanité" qui " s'est suggéré en cette nouvelle oeuvre d'art où se centralise, irrévocable, un mystère inimaginé jusqu'à nous. " ( l'Eve futu re, page 1012) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 20 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x C/ Recomposer l'Eden: La nostalgie du passé chez Edison se manifeste tout d'abord par ces songeries auxquelles il s'adonne et qui le transportent dans les lieux aux temps révolus où son idéal va se nourrir. Puis, sa rêverie semble atteindre l'absolu en se représentant les épisodes clés de l'histoire biblique. Edison vient de réaliser un cheminement jusqu'à l'origine spirituelle de l'homme. Revenir à la source, voilà donc le rêve grandiose. Ici se pose tout le problème de la trace. Le présent n'a rien à laisser d'assez pénétrant. A travers ses pensées, c'est l'échec même de la civilisation présente que constate Edison. C'est l'idée essentielle du chapitre X du Livre I, " photographies de l'histoire du monde" . Plus loin, Edison ne peut plus contenir ce regret mêlé à un profond désir: " le Tout-Puissant [...] - oui, penser que s'Il daignait nous laisser prendre la moindre, la plus humble photographie de Lui, voire me permettre, à moi [...] de clicher une simple épreuve phonographique de Sa vraie Voix [...] dès le lendemain il n'y aurait plus un seul athée sur la Terre! " ( L'Eve future, pages 788, 789) . Et, selon l'idée que la pensée de Dieu est fonction de chaque individu, Edison va se représenter physiquement, grâce à la science, cette pensée. Edison confronte toute impossibilité à sa résolution possible. A travers la recomposition de l'Eden, c'est la force de l'imagination qui s'affirme. Cet Eden va devenir le lieu même de la création. Edison y matérialise ses rêves. Dans ce singulier sanctuaire émanent à la fois l'esthétique et la spiritualité du savant. En effet, cet Eden est la représentation de l'intériorité de Edison, contenue symboliquement dans la phrase suivante: " c'était l'image du Ciel tel qu'il apparaît, noir et sombre, au-delà de toute atmosphère planétaire. " ( L'Eve future, page 869) . L'Eden de Edison est le lieu de la naissance originelle de la vie artificielle. Pénétrer dans l'Eden démarre le parcours initiatique de Lord Ewald qui déterminera l'existence de Hadaly. On opère alors un mouvement du haut vers le bas: le voyage est vertical. Ce cheminement illustre le passage du connu vers l'inconnu. Dans ce laboratoire, Lord Ewald va se laisser envahir par le pouvoir de suggestions des lieux. L'épisode du rossignol est pour Edison l'indice qu'il peut faire illusion sur son ami doué de cette qualité perdue, la croyance: ( à propos du rossignol) " Son beau chant et le fait que Lord Ewald croit qu'il vit, suffisent à produire l'illusion complète de la vie. " ( Le silence éloquent, page 125) . Une fois cette capacité de croire vérifiée, Edison va introduire Lord Ewald dans le secret de sa création. Sûr désormais des dispositions d'âme de son ami, Edison, après lui avoir dévoilé son paradis souterrain, va lui en révéler la fabrication, montrant ainsi le pouvoir de l'artificiel, suivant son argumentation: " puisque la vie est de plus en plus victime de l'artificiel, pourquoi ne pas tenter une vie totalement artificielle ? " ( Le silence éloquent, page 123) . La supériorité de l'artificiel sur le monde extérieur s' affirme dans la recomposition de l' Eden. Edison présente son laboratoire comme l'introduction d'une autre réalité possible. Il réalise le désir de voir la représentation physique de son idéal. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 21 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x S'il motive en même temps qu'il donne une image du pouvoir de création de Edison, l'Eden qu'il s'est construit est un espace dissimulé au regard du monde. Il y a une frontière infranchissable entre ces deux univers. Lord Ewald en prend conscience lorsqu'il rejoint la surface: " Lord Ewald sentit qu'il remontait avec son génial compagnon chez les vivants. " ( L'Eve future, page 953) . L'espace du dessous figure l' intériorité de l'être. Y entrer signifie que l' on quitte celui des apparences et que l' on accomplit un voyage vers soi. C'est ici que Lord Ewald devra découvrir son véritable désir. Se pose alors le problème du choix entre deux existences possibles: demeurer avec Alicia et se condamner à une extériorité unique ou accepter l'idée de l'existence de Hadaly, libérer son intériorité et alors se résoudre à abandonner définitivement l'extériorité. Cet Eden est la demeure première de l'Andréide, comme le fut le paradis biblique pour l'homme. C'est depuis ses profondeurs que Hadaly apparaît la première fois à Lord Ewald: "Debout en ce dais, une sorte d'Etre, dont l'aspect dégageait une impression d'inconnu apparaissait. " ( l'Eve future, page 828) . C'est dans ce même Eden que Hadaly sera achevée. C'est le lieu où convergent les volontés créatrices ( celles de Edison et de Lord Ewald) . En recomposant l'Eden, Edison recrée un monde épuré des imperfections humaines. Ce lieu abrite le règne de l'artificiel, avec Hadaly comme apogée de ce règne. Aussi l'Eden de Edison ne subira-t-il pas les assauts du temps, l'artificiel ayant été substitué à l'organique. Il devient alors la promesse d'une véritable éternité. Face à l'instabilité du devenir humain, il se donne en un monde figé dans une perfection inébranlable. Et, paradoxalement il est le lieu où se révèle la connaissance ( celle -là même qui avait condamné Adam et Eve à quitter le paradis) . Edison a créé un espace en deçà du mouvement du monde. Son paradis est mu par une activité qui lui est propre. C'est le lieu du répit qui contraste avec le désordre et la dissonance de l'extérieur. Il devient un havre de paix pour les êtres qui ont subi la désillusion du monde. En habitant ces lieux, on se prépare à une métamorphose de l'identité profonde: " Ici, je ne suis plus seulement moi-même. Ici, j'oublie - et ne souffre plus. " ( L'Eve future, page 774) souligne Mistress Anderson devenue, dans cet Eden, Sowana. Mais l'Eden de Edison est aussi un lieu de ténèbres, de l'indicible au monde. En y pénétrant, on découvre le vrai pouvoir de création de la science. Edison y fait figure d'un magicien dont les prouesses visent à faire adhérer Lord Ewald aux possibilités créatrices de la science. Ses démonstrations amènent une hésitation entre l'émerveillement et l'effroi qui prend son origine dans cet Eden singulier et qui se répercute sur l'ensemble du roman. " Nous saisissons là le sens profond de cette oeuvre complexe, traversée d'ombres et d'éclairs, où constamment l'on hésite entre le Ciel et l'Enfer. Chaque page soulève une inquiétude et révèle une insatisfaction. Tout, à chaque instant, est remis en question" ( Villiers de l'Isle-Adam, l'homme et l’œuvre, page 374) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 22 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x 3/ La femme, figure de l'idéal Suivant la démarche de Villiers qui vise à montrer le caractère essentiel de l'idéal, la femme devient l'illustration de cette pensée. Elle sera l'instrument de la démonstration scientifique de Edison pour confronter l'infini de l'esprit à la réalité extérieure. A partir de visages féminins contradictoires, l'auteur va tenter de recréer le lien entre le corps et l'esprit. Cette union fondamentale entre l'intériorité et l'extériorité sera l'harmonisation parfaite à laquelle tend l'idéal. Ainsi, les portraits de femmes ne cessent " d'osciller entre la sacralisation de la Femme et un mépris désespéré. " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 192) . Le rôle de la science consistera , à partir d'éléments épars, à redonner son intégrité à la femme. Hadaly va donc résulter de cette union. Elle représentera cet équilibre parfait là où Alicia figurait le déséquilibre: " Son être intime s'accusait comme en contradiction avec sa forme. " ( L'Eve future, page 798) . La science va se proposer de créer un corps qui reflète la beauté dans sa perfection. La beauté, c'est l'identité première de la femme. Puis il y a l'identité profonde, c'est-à-dire l'âme. L'âme, c'est l'assurance de se défier des seules apparences et d'entendre la vraie voix de l'amour. Hadaly va cristalliser cet idéal en incarnant parfaitement l'union du corps et de l'esprit. Elle va porter en elle la pureté d'une renaissance et devenir l'aboutissement de la quête de l'idéal. A/ Technique et beauté: Hadaly se présente tout d'abord en état d'irréalité: " une sorte d'Etre, dont l'aspect dégageait une impression d'inconnu apparaissait. " ( L'Eve future, page 828) . Elle est un songe lié à un lieu, l'Eden de Edison. Elle a besoin, comme nous l'avons déjà dit, d'une volonté qui lui offrira à la fois une apparence et une profondeur définitives. Avec la venue de Lord Ewald, Hadaly va pouvoir s'incarner dans une forme et revêtir de ce fait une identité charnelle. L'Andréide, par l'intervention de la technique, va dérober l'image d'un être vivant, Alicia Clary, afin de remplacer son statut premier de machine. Elle est encore en état d'attente: " Miss Hadaly n'est encore, extérieurement, qu'une entité électromagnétique. C'est un être de limbes, une possibilité. " ( L'Eve future, page 830) . Lord Ewald va transformer cette situation première et placer Hadaly en état de devenir. Dès lors qu'il en assumera l'existence possible, elle pourra recevoir cette enveloppe essentielle à l'acquisition d'une spiritualité. L' enveloppe plastique de Hadaly constitue la première étape de son devenir. Elle est l'apparence dans laquelle viendra la profondeur afin d'en faire un être vivant . Elle quitte alors cet état de semi-existence qu'elle avait dans le laboratoire de Edison. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 23 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Mais surtout, en recevant une image physique, elle est libérée de son identité de machine. Elle est enveloppée d'une esthétique humanisante. En prenant les traits véritablement d'un être vivant, Hadaly peut faire illusion sur le monde, aux yeux de Lord Ewald lorsqu'elle se substitue à Alicia. Pour que s'accomplisse cette substitution, la copie doit être une reproduction esthétique parfaitement fidèle au modèle original. A partir de là, Hadaly doit amener Lord Ewald à effacer de son esprit Alicia Clary: " Je vais lui ravir sa propre présence" ( L'Eve future, page 835) annonce Edison. En reproduisant avec la plus grande exactitude la beauté organique, la technique révèle l'étendue des possibilités qu'elle offre. Son pouvoir s' en trouve déplacé car elle sert désormais l'esthétique, c'est-à-dire ce " Grand -Oeuvre" désigné en tant que tel par Edison. Par la naissance de Hadaly en tant qu'objet possible de contemplation esthétique la technique se mue définitivement en activité artistique: " Ainsi Edison le rêveur représente la science transformée par une nouvelle interprétation. L'artiste "traduit en savant" réalise la convergence de l'art et de la science dans la création physique d'une forme perturbatrice. " ( Le silence éloquent, page 105 ) . Mais par son inventivité, la technique va dépasser la valeur esthétique de l’œuvre d'art. A l'instar de son modèle originel, la Vénus Victrix, Hadaly possèdera la perfection des traits de la statue antique, en outre elle sera douée de vie. Hadaly semble être une synthèse de la statue et de l'être vivant . Ceci peut amener à penser que l'attirance première de Lord Ewald pour Alicia venait de sa ressemblance avec la statue et non de sa personne elle-même. En ce sens, Hadaly ne décevra pas Lord Ewald car elle se donne ouvertement comme une reproduction. Dans le processus de création esthétique, la technique va offrir à Hadaly un présent mythique que chaque femme convoite en secret. En effet, elle bénéficiera d'une plastique sur laquelle le temps n'aura pas d'emprise. Elle va garder éternellement son apparence première. La beauté étant l'atout majeur de la femme, Edison se propose de le laisser définitivement à Hadaly plaçant cette dernière dans un état de perfection constante. Elle va faire perdurer l'instant, et par conséquent rendre éternelle l'impression amoureuse de la première rencontre. Hadaly sera préservée du changement. Edison va concevoir techniquement la beauté de Hadaly là où Lord Ewald se chargera de lui insuffler une âme. Cependant, comme cet idéal physique que va incarner Hadaly est fonction du désir de Lord Ewald, il va assister aux différentes étapes de construction de l'Andréide. Et, à mesure que va se former l'être idéal, Lord Ewald va progressivement intégrer ce corps en lui. De ce point de vue, l'opération de fabrication est primordiale car elle oblige Lord Ewald à être acteur de la conception technique de Hadaly. Edison va se livrer alors à une autopsie de l'Andréide afin de livrer ses secrets. En violant ainsi l'intégrité de Hadaly devant son ami, Edison montre que le travail d'illusion et d'appropriation de la machine en tant qu'être animé d'une vie n'appartient qu'à lui seul. Cette étape participe de l'initiation de Lord Ewald. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 24 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Lord Ewald est amené à reconnaître l'identité unique de Hadaly qui ne saurait être la stricte reproduction de Alicia. L'Andréide porte en elle la promesse d'une autre réalité. L'issue est de la révéler comme autre chose qu'un simple remède, mais tel que l'avènement d'une autre forme d'existence. Le découpage de son corps est par bien des aspects celui d'un être vivant qui a sa propre unité corporelle. Stéphane Mallarmé pose aussi la question de savoir " si Hadaly, cette artificielle amante ne charme pas, davantage non, mais autrement, qu'une issue, au degré simple de la vie. " ( Villiers de l'Isle-Adam, page 62) . La ressemblance de Hadaly avec un être organique n'est qu'esthétique. Il lui faut se révéler au-delà d'une simple copie. Le Livre VI représentera cette lutte simultanée de Lord Ewald et de Hadaly pour que tous deux se rejoignent dans cette réalité possible à laquelle l'Andréide l'invite. A l'issue de ce combat, la forme esthétique de Hadaly sera complétée d'une profondeur qui l'éloignera définitivement de son modèle. La forme creuse de l'Andréide sera comblée par une identité singulière qui l'établira en tant qu'être unique: " Un être d'outre-Humanité s'est suggéré en cette nouvelle oeuvre d'art où se centralise, irrévocable, un mystère inimaginé jusqu'à nous. " (L'Eve future, page 1012) . B/ La question de l'âme: La question de l'âme chez la femme est à l'origine de la représentation physique de l'idéal. Elle devient objet de dualité, entre vide et profondeur, depuis lequel doit s'élever la femme dont l'âme est douée d'une sensibilité capable d'aller au-delà de l'extériorité du monde sensible pour se découvrir sa propre intériorité. Le superficiel est désigné comme le fléau, voilant l'essentiel : " inattentives non pas au sens apparent, mais à la qualité, révélatrice et profonde, au véritable sens enfin, de chaque parole" ( L'Inconnue, Contes Cruels, page 718) . La recherche de l'idéal va se réaliser autour de cette idée de pouvoir doter un être de l'âme désirée. Alicia est un corps habité par un vide immuable; il appartient donc à Edison d'offrir à son ami un être dont le vide, lui, pourra être comblé: " Lord Ewald n'aime qu'une forme vidée d'âme. Edison fournit à Lord Ewald l'occasion de remplir cette forme vide de l'âme qui lui convient, issue directement de son imagination" ( Le silence éloquent, page 131) . Alicia est liée aux considérations terrestres, son attitude est calculée en fonction du monde matériel. Elle n'a que le regard de l'apparence qui s'oppose à toute manifestation symbolique. Car se reconnaître une âme c'est se tourner du côté de l'immatériel. Hadaly, objet matériel par définition, puisque machine de son état, va détourner son identité première et la dépasser. Elle a, par la profondeur qui s'est installée dan son corps, transcendé son origine artificielle: " Ainsi celle que victima l'Artificiel a donc racheté l'Artificiel ! " ( l'Eve future, page 1013) . Lord Ewald est un être contemplatif là où Alicia est emportée par le mouvement du monde. L'un fixe la valeur symbolique des instants tandis que l'autre se contente de la surface des choses. Aussi l'idéalité de Alicia ne s'exprime-t-elle que dans le vide: " lorsque Alicia cessait de parler, son visage ne recevant plus l'ombre Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 25 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x que projetaient sur lui ses plates et déshonnêtes paroles, son marbre, resté divin, démentait le langage évanoui. " ( L'Eve future, page 804) . Dès lors qu'elle fige son image, suggérant ainsi son modèle antique, Alicia redevient aussitôt l'objet de contemplation qui exerce sa fascination. C'est dans le silence qu'elle aborde une certaine idéalité. Le silence introduit le sujet à la contemplation. Il l'invite à saisir la valeur profonde du monde et devient un moyen de se prévaloir de sa dissonance. Avec le silence c'est le mouvement de l'âme qui se manifeste. On est dans l'intériorité. Par le silence, les sens et les âmes se libèrent et s'expriment dans une conscience du sublime. La surdité de L'Inconnue l'ouvre à cette perception profonde: " Elle a rendu mon âme sensible aux vibrations des choses dont les êtres de mon sexe ne connaissent, à l'ordinaire, que la parodie. Leurs oreilles sont murées à ces merveilleux échos, à ces prolongements sublimes." ( Contes Cruels, L'Inconnue, page 717) . L'idéal absolu se situera dans la jonction de l'âme et du corps. Tous deux se fondent pour devenir un tout. La question du tout est centrale car elle participe de l'harmonie de l'être. L'issue sera de débarrasser le corps sacré de Alicia de son âme profane: " Et si, dans cette oeuvre, vous délivrez, pour moi, la forme sacrée de ce corps de la maladie de cette âme, je jure, à mon tour, d'essayer, au souffle d'une espérance qui m'est encore inconnue, - de compléter cette ombre rédemptrice. " ( L'Eve future, page 968) . Ceci représente la finalité de la quête de Lord Ewald: marier la perfection extérieure à la perfection intérieure. Cette question de l'âme reflète tout un combat contre les apparences trompeuses, parfois même fatales ( voir le devenir tragique de Anderson). Lord Ewald, tout comme le protagoniste de L'Inconnue, Félicien, recherche la valeur symbolique des choses. L'âme chez lui est essentielle puisqu'elle est la manifestation d'un infini que le monde sensible dissimule et rejette. Il lui faut donc trouver dans la femme un semblable capable de sonder les profondeurs. L'âme invite à s'approprier et à reconnaître l'amour dans toute sa vérité. La femme de L'Inconnue n'a-t-elle pas décelé en Félicien cet être contemplatif? " Je vous ai répondu, parce qu'il m'a semblé voir luire sur votre front ce signe inconnu qui annonce ceux dont la pensée, loin d'être obscurcie, dominée et bâillonnée par leurs passions, grandit et divinise toutes les émotions de la vie et dégage l'idéal contenu dans toutes les sensations qu'ils éprouvent. " ( Contes Cruels, L'Inconnue, page 717) . L'âme, c'est la reconnaissance de sa singularité. Insuffler à la beauté la profondeur d'une âme, c'est atteindre au sublime. Hadaly, en devenant un être animé de vie, devient l'expression même du sublime. Elle possède un équilibre parfait entre son corps et son âme. Elle est devenue cette "Humanité idéale" . Elle est la concrétisation du pouvoir suggestif de l'âme. Chacun a investi de son intériorité dans le corps de l' Andréide, depuis Sowana jusqu'à Lord Ewald. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 26 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Par ces portraits de femmes qui se confrontent, Villiers réaffirme sa croyance en la supériorité de l'esprit sur le monde sensible. Hadaly et l'inconnue illustrent ce combat. Avec la question de l'âme chez la femme, l'idéalité est figurée par la beauté. Il s'agit de représenter le corps féminin comme le reflet de l'âme qui l'habite, et d'atteindre l'harmonie parfaite: " vous avez ciselé, affiné, spiritualisé la matière au point d'en faire sortir une femme séduisante, supérieure, sur plus d'un point, à la vraie humanité." ( Correspondance générale, page 127, tome II) C/ Hadaly ou la pureté retrouvée: Hadaly possède la pureté originelle en tant que création première. Elle est un accomplissement sans précédent qui ne connaît pas de semblable. Du fait de son origine artificielle, elle ne s'inscrit pas dans la continuité du devenir humain. Elle n'est pas mue par une temporalité organique. Mais elle incarne surtout l'issue possible à la déchéance d'un monde. Avec Hadaly, il s'agit de retrouver l'unité perdue entre l'âme et le corps. La disparité de ces deux éléments est cause du déclin du monde . Cette perte de l'unité entraîne celle de l'idéal. L'unité reflète l'harmonie . En s'appropriant cette harmonie, Hadaly opère un retour aux origines. " C'est dans le contexte d'une nature déchue que nous devons considérer la création de Hadaly. Le monde qui l'entoure marque lui aussi la séparation de l'homme et de l'idéal. " (Le silence éloquent, page 113) . La pureté de Hadaly se confronte à la défaillance du monde déchu. Elle signifie l'échec du monde qui se voit transcendé par l'artificiel. La nature ne peut plus réparer ce qui s'est brisé; aussi l'artificiel se propose-t-il de recréer cette intégrité perdue. Le monde va devenir ce modèle imparfait et vide, révélé par Edison à travers Hadaly. L'artificiel engendre l'être pur que ne peut produire le monde:" je viens offrir aux humains [...] de préférer désormais à la mensongère, médiocre et toujours changeante Réalité, une positive, prestigieuse et toujours fidèle Illusion. " ( L'Eve future, page 952) . De par le caractère immuable de son enveloppe corporelle, Hadaly représentera physiquement la pureté inchangeante. Sa beauté ne subira pas la flétrissure du temps. Elle est l'image de l'éternelle jeunesse. Elle va demeurer, comme l'explique Edison, identique à elle-même: " Ne doit-elle pas s'incarner à jamais en la seule forme où vous concevez l'Amour ? et matière pour matière, puisque nous venons de nous rappeler que la chair, n'étant jamais la même, n'existe, à peu près, qu'en imaginaire, chair pour chair, celle de la Science est plus... sérieuse... que l'autre. " ( L'Eve future, page 840) . Cette pureté appelle Lord Ewald à oublier sa propre flétrissure car il aura en face de lui un miroir ( Hadaly) qui lui évoquera toujours l'instant premier de la rencontre. L'invariabilité de la chair renvoie à la beauté dans tout ce qu'elle a d'immuable. Cette beauté sera le reflet de l'instant premier, point culminant de l'illusion sur la réalité. Cet état de perfection mythique fait de la science la Fontaine de Jouvence moderne. Le combat mené par Edison contre la chute du monde est aussi un combat contre la déchéance du corps physique. Cette pureté esthétique, révélée au regard une première fois et répétée ensuite à travers l'exercice de l'esprit ( le souvenir) Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 27 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x devient une réalité constante: " la science doit venir à l'aide de la matière variable et de la chair défaillante. Le corps et la peau, rendus parfaits ne vieillissent pas: ainsi le physique humain peut enfin se préserver dans son état le plus suggestif. " ( Le silence éloquent, page 72). Hadaly naît de l'union des volontés complémentaires et non de l'instinct. A partir de la matière spiritualisée, elle constitue une renaissance qui signifie l'avènement du règne artificiel encore inconnu à l'homme: " Je vous offre, moi, de tenter l'Artificiel et ses incantations nouvelles!... " ( L'Eve future, page 845). Hadaly symbolise un commencement. Mais pour garder cette pureté, Hadaly doit se préserver du monde. En se confrontant à celui-ci, elle perdrait ce pouvoir de suggestion qui l'habite. Seul l'être élu, Lord Ewald, ayant assimilé l'illusion qu'incarne Hadaly, peut la posséder. Lord Ewald sait que la pureté de Hadaly dépend de son adhésion à l'enchantement qu'elle produit sur lui: " mon cher Edison, dit Lord Ewald, je crois que Hadaly est un très véritable fantôme, et je ne tiens plus à me rendre compte du mystère qui l'anime. J'oublierai même, je l'espère, le peu que vous m'en avez appris." ( L'Eve future, page 1000) . Elle est un être " d'outre-Humanité" qui demande une initiation pour être reconnue. Elle n'a de vie qu'au regard de Lord Ewald: " Ami, dit-elle en croisant les mains, tu éveilleras la dormeuse après la traversée: - d'ici là nous nous reverrons... dans les mondes du sommeil!... " ( L'Eve future, page 1001) . Exposer Hadaly au monde reviendrait à la condamner à garder son identité machine, c'est-à-dire à la réduire à son apparence. Le monde moderne ne reconnaît pas cette idée: " la machine, humaine ou fabriquée, ne vit qu'en transcendant les matériaux qui l'ont formée. La théorie d'Edison rêveur se voit révélée en ces paroles, car qu'est-ce que Hadaly sinon un moyen physique de dépasser le physique ? Le secret de ce pouvoir scientifique naît de sa capacité formatrice comme nous l'avons déjà indiqué; " ( Le silence éloquent, page 118) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 28 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x II / Progrès et occultisme Concrétiser l'idéal, nous l'avons vu, implique une part d'inexpliqué. Hadaly porte en elle ce "mystère inimaginé" qui l'écarte définitivement d'une rationalisation de son être. Le réel est confronté à un au-delà de sa perception. Edison manie une science qui dépasse le sens commun. Son pouvoir de création évoque des forces mystérieuses propices à la naissance d'êtres " d'outre-Humanité" . Le progrès ne peut advenir qu'avec cette conscience d'être soumis à des forces hors de son contrôle. C'est de la fragilité même de l'homme dont il est question. Il s'agit de briser les certitudes rationalistes face à des manifestations occultes. Le savant est appelé à reconnaître cette autre réalité qui pose la question du devenir de l'homme dont l'existence terrestre ne saurait être une finalité. Ainsi, l'occultisme est l'expression du " goût du mystère qui caractérise la réaction idéaliste contre le matérialisme et le rationalisme des Naturalistes" ( Villiers de l'IsleAdam et le mouvement symboliste, page 185) et autres défenseurs du réel toutpuissant. L'occultisme demande de repousser ces frontières matérialistes, boucliers dressés contre une perception autre du monde: "cette aptitude spirituelle qui postule la recherche de la connaissance secrète et se refuse à l'exposé systématique" ( Dictionnaire des littératures, définition de l'occultisme) . Il faut donc révéler cet esprit occulte que Villiers croit présent en chacun. Et, par certains de ses personnages, il vise à faire disparaître une incompatibilité qui voudrait le progrès exempt de toute sensibilité occulte. La valeur occulte du progrès l'invite à regarder du côté de ce qui n'est pas donné à voir, à reconnaître les manifestations occultes contenues à la fois dans l'intériorité des individus ( Césaire Lenoir) et l'extériorité ( Claire Lenoir) . Dans cette perspective, se représenter la mort, repousser les limites jusqu'à la frontière ultime, sont des enjeux nouveaux pour le progrès qui authentifieront la réalité objective de l'occultisme. C'est le moyen, par une démonstration scientifique, donc irréfutable, de prouver son existence. Cependant, le savant, à vouloir observer l'au-delà et recréer la vie, perce les secrets de Dieu et s'arroge un rôle qui n'est pas le sien. Dans cette seconde partie nous étudierons tout d'abord le problème du "Voir". Il s'agira d'observer comment le regard détermine la perception occulte. Nous montrerons que la croyance et la pensée sont autant de moyens de reconnaître l'occultisme comme une réalité qui s'oppose à l'instinct, incarné par le matérialisme. Puis, nous confronterons Dieu et la Science afin d'expliquer en quoi le progrès, cherchant à découvrir les secrets de la Création et de l'au-delà, défie l'autorité divine et accomplit une oeuvre sacrilège. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 29 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x 1/ Le "Voir" Avec le "voir" intervient de nouveau la confrontation entre apparence et profondeur. On distingue en effet deux manières de voir. Et, reprenant ces chapitres de l'Eve future, la première ferait intervenir " Les yeux physiques" et la seconde, "Les yeux de l'esprit" . La question se pose de savoir si ce que donne à voir le monde sensible est une finalité en soi, ou bien une vérité partielle derrière laquelle se dissimule l'espace occulte. Pour Villiers, l'évidence est là: le "voir" physique constitue une limite qui voile le regard. Au-delà de cette limite, c'est l'infini qui se manifeste. L'esprit ne peut se satisfaire de ce "voir" primitif car il " appréhende la finitude elle -même comme étant sa négation et atteint ainsi l'infini. " ( L''Idée du Beau, page 142) . Ainsi, suivant le précepte hégélien, Villiers va conduire, à l'aide du progrès, l'esprit sur les chemins de la réalité occulte pour rendre irréfutable son existence. Le progrès, instrument de réfutation quant à toute existence occulte pour Bonhomet, se retournera contre son utilisateur pour lui révéler, telle une vision incompréhensible, cette vérité absolue. Mais celui qui n'est pas préparé à accueillir la manifestation occulte ne peut en retirer qu'une impression désordonnée( Bonhomet). Le "voir" occulte invoque une recherche de sa propre intériorité. La science de Edison s'enfonce dans l'univers occulte au point qu'elle finit par le dépasser en raison de son caractère infini, insaisissable. Hadaly lui échappe, explique-t-il à Lord Ewald: " je ne vous ai donné d'explications, plus ou moins concluantes, elles-mêmes, que touchant quelques premières énigmes physiques de Hadaly; je vous ai prévenu que, tout à coup, des phénomènes d'un ordre supérieur se présenteraient en elle, et que c'était là, seulement, qu'elle devenait EXTRAORDINAIRE! Or, parmi ces phénomènes, il en est un dont je ne puis que constater les surprenantes manifestations sans pouvoir me rendre compte de ce qui les produit. " ( L'Eve future, page 943) . Il est une limite que le vivant ne saurait franchir, du fait de son appartenance physique au monde sensible. Le progrès, s'il a repoussé la frontière entre les deux mondes, ne peut prétendre pénétrer l'au-delà; il n'a pu qu'authentifier son existence. A cette question du comte d'Athol, " Quelle est la route pour parvenir jusqu'à toi ? " ( Contes cruels, Véra, page 561), la clef d'un tombeau lui indique le chemin de la mort, c'est-à-dire la séparation définitive de l'esprit de son enveloppe physique. Nous traiterons le "voir" tout d'abord depuis le mystère, insistant sur le travail initiatique à accomplir pour admettre la réalité occulte et reconnaître l'insuffisance des seuls sens humains. Nous évoquerons ensuite le mouvement de dévoilement et de dissimulation qui intervient dans les manifestations occultes. Puis, il sera question Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 30 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x de l’œil, véritable capteur de l'occulte. Dans ces sous-parties, nous soulignerons l'importance du progrès comme moyen de lier le "voir" physique à celui de l'esprit, rendant ainsi évidente l'existence d'une réalité autre que matérielle: " Si la Science [...] se révèle tout à fait inadéquate pour amener l'homme au-delà du seuil de l'occulte, elle finit en contrepartie par prouver, grâce à ses méthodes et à ses démarches, l'existence de ce domaine- l'Imaginaire- qu'elle prétendait d'abord repousser."(Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'IsleAdam, page 120) . A/ Le mystère: Pour Villiers, le mystère est l'expression d'une frontière entre le sensible et l'occulte, le fini et l'infini. Il révèle la fragilité du "voir" rationaliste, dont la perception primitive ne l'invite à reconnaître que l'apparence en chaque chose. Césaire Lenoir signifie à Bonhomet l'erreur dans laquelle il se trouve en adoptant ce système de pensée: " vous savez bien que l'Homme est condamné, par la dérisoire insuffisance de ses organes, à une erreur perpétuelle. Le premier microscope venu suffit pour nous prouver que nos sens nous trompent et que nous ne pouvons pas voir les choses telles qu'elles sont. " ( Tribulat Bonhomet, page 175) . La réalité occulte, qui n'est donc pas mesurable du point de vue rationnel, lequel n'admet que l'apparente manifestation du monde, se laissera cependant entrevoir, partiellement, par la science, qui va aider à pallier en quelque sorte le handicap de l'homme: " Et si nous songeons tout l'indéfini des occultes réalités que recèlera ce liquide globule, encore, nous comprendrons que la puissance même de notre instrument, sorte de béquille visuelle, est insignifiante: la différence entre ce qu'il nous découvre et ce que nous voyons sans son secours, par rapport à tout ce qu'il peut nous montrer, étant, à peu près, inappréciable." ( l'Eve future, page 839) . Mais la science, se heurtant elle-même à une limite, atteste, par une démonstration expérimentale, l'infinitude de l'occultisme. On n'appréhende donc plus une réalité contrôlable. Le progrès doit désormais avoir une perspective occulte s'il veut se représenter, ne serait-ce que parcellairement, le mystère. Car ce dernier n'est évocateur que pour celui qui ne reconnaît pas le sensible comme une fin en soi. Dans le cas contraire, la confrontation à l'occultisme dépossède le sujet de ses repères et le laisse dans un vide qu'il ne peut plus combler, s'agissant d'un " horizon [...] sans bornes" , où il se trouvera en état de total déséquilibre. Bonhomet, devant l'image surnaturelle qui se lit dans les yeux de Claire Lenoir morte, perd l'intégrité de son moi: " Chancelant, les bras étendus, tremblotant comme un enfant, je reculai. Ma raison s'enfuyait: de hideuses, de confuses conjectures affolaient mon hébétement. Je n'étais plus qu'un vivant chaos d'angoisses. " (Tribulat Bonhomet, page 220).Cet "hébétement" c'est l'incompréhension face à un phénomène inconcevable pour un esprit emprisonné dans la matérialité des choses. S'il n'admet pas cette intériorité profonde, le sujet ne peut penser l'occultisme. Bonhomet a besoin de limites. La manifestation occulte, expression de l'illimité, lui signifie paradoxalement les siennes, ce que, dans un premier mouvement il cherche Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 31 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x à nier: " Tout ce qui n'est pas tangible, mais dont il ne peut pas effectivement nier l'existence, lui fait peur. Il est contraint d'appeler vide l'âme de Césaire Lenoir pour éviter la constatation qu'une intériorité existe qui, comme un abîme, n'a pas de limite physique. " ( Le silence éloquent, page 32) . Le mystère rompt donc avec " la réalité évidente" que brandit Bonhomet. La réalité n'est donc pas établie dans la mesure où les éléments qui la composent sont appelés à subir des mutations. Villiers souligne ainsi l'instabilité profonde de la réalité définie par le matérialisme. L'apparente limpidité du sensible s'effondre dans l'incertitude. Derrière Césaire Lenoir se profile l'idéologie villiérienne . Il est l'instrument de sa démonstration: " Je n'ai qu'à jeter cette bûche dans le feu, pour l'effacer: voilà votre BÛCHE disparue, devenue autre qu'elle-même. - Qu'est-ce qu'une réalité pareille, qui s'efface, qui est et n'est pas à la fois? qui dépend du hasard extérieur? Peut-on bien appeler cela " réalité" ?... Allons! - C'est du Devenir, c'est du Possible, - ce n'est pas du réel; car cela peut être aussi bien que ne pas être. " ( Tribulat Bonhomet, page 180) . La transparence du monde sensible n'est plus qu'un leurre. Le mystè re l'habite. Selon Césaire Lenoir, le mystère est contenu dans l'intériorité de l'être. C'est celui de l'esprit. Et c'est par l'union de la pensée que Césaire Lenoir entend le révéler. C'est là que réside le progrès pour l'homme, résoudre son propre mystère. Suivant l'idée que la Création divine est le grand Mystère, et que l'homme en est le fruit, il est donc clair qu'il porte en lui le Mystère. De ce fait, pouvoir se le représenter l'amènera à découvrir son identité profonde et l'acheminera vers un mieux être dans son évolution spirituelle: " Où voyez-vous des "bornes" dans l'Esprit? dit Lenoir. Je suis prêt à prouver que l'entendement de l'Homme, s'analysant lui-même, doit découvrir, en et par lui seul, la stricte nécessité de sa raison d'être, la LOI qui fait apparaître les choses et le principe de toute réalité. " (Tribulat Bonhomet, page 176) . Au mystère de la pensée, prôné par Césaire Lenoir, lui correspond son corollaire, celui de la croyance en Dieu qu'incarne sa femme Claire. Le mystère prend deux sens différents. Bien que d'accord pour défendre l'idée hégélienne de la supériorité de l'esprit sur la matière, ils aboutissent à deux conclusions qui divergent: " En effet, si dans leurs argumentations, les époux continuent à partager l'idée de la suprématie de l'esprit sur la matière, ils aboutissent ici à des conclusions diamétralement opposées: Césaire est convaincu que la raison peut percer le mystère de l'univers et que la notion de progrès est indispensable au développement spirituel de l'ho mme; Claire tient à préciser l'écart qui la sépare désormais de manière définitive de son mari: " quand j'ai dit, tout à l'heure, que "L'Esprit de l'Homme était sans limites" , je sous-entendais, vous le savez, - " s'il est éclairé par l'humble et divine Révélation-chrétienne" ( Page 187 de l'édition de La Pléiade) . " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'Isle-Adam, page 99) . La divergence entre les deux époux tient à ce que l'un entend l'esprit comme la finalité pour éclaircir un mystère intérieur là où l'autre y voit un moyen d'accueillir celui de Dieu. Pour Césaire Lenoir, le mystère est lié au monde, l'au-delà étant marqué par l'incertitude ( et permet le doute) : " Bien entendu, je ne parle qu'au point de vue de ce monde, sous toutes réserves, ( s'il en est un autre) de ce que mes sens ne me révèlent pas. " ( Tribulat Bonhomet, page 176) . C'est l'esprit agnostique Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 32 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x face à l'esprit chrétien qui s'opposent dans leur finalité. Claire Lenoir croit en la présence d'une extériorité au sein même de l'intériorité de l'être: " Et, quand je pense la notion de Dieu, quand mon esprit réfléchit cette notion, j'en pénètre réellement l'essence, selon ma pensée; je participe, enfin, de la nature même de Dieu, selon le degré qu'il révèle de sa notion en moi, Dieu étant l'être même et l'idéal de toutes pensées. " (Tribulat Bonhomet, page 189) . La conscience occulte, qui ,dans tous les cas, émane de la pensée, est essentielle pour reconnaître le mystère. Il s'agit de donner à voir l'au-delà des apparences: " Car ce qui guidait Villiers dans toutes ses incursions en pays occultiste, c'est la conviction de l'importance suprême de tout ce qui est mystérieux et inexplicable dans la vie. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 216) . La vue de l'homme étant incapable de percer la limite qui sépare l'au-delà du physique, c'est la science qui va se faire une sorte de témoin objectif des manifestations du mystère. Le progrès est là, donner à voir ce que seule la pensée pouvait se figurer. Edison sait ce pouvoir de la science. Elle tend à parfaire le regard physique de l'homme: " nous ne voyons des choses que ce que leur suggèrent nos seuls yeux; nous ne les concevons que d'après ce qu'elles nous laissent entrevoir de leurs entités mystérieuses; nous n'en possédons que ce que nous pouvons éprouver, chacun selon sa nature. " (L'Eve future, page 839,840) . La perception du mystère sera donc élargie, apportant de nouvelles perspectives interprétatives quant à sa réalité. La science induit une prise de contact plus directe. L'homme peut passer outre ses limites organiques grâce à la science qui se fait voyante. Celle qui est déjà parvenue à révéler l'en dedans de l'homme en concrétisant son idéal, va lui rapporter des images de l'Au-delà. Et même si ces images ne permettent une véritable introduction dans l'au-delà, elles mettent en avant le pouvoir de la volonté marié aux instruments du progrès: " mais cet univers est, en compensation, un instrument qui nous donne des "vues" divinatrices sur l'Audelà, surtout quand nous mettons en jeu nos pouvoirs créateurs [...] Ainsi la science devient l'outil le plus efficace qui se soit trouvé jusqu'ici entre les mains de la volonté humaine pour ouvrir des "fenêtres" sur l'Au-delà. " ( Le silence éloquent, page 100) . Avec l'expérimentation de Bonhomet, la preuve sera faite de la supériorité du "voir" occulte sur celui de l'apparence. Si ce personnage incrédule et définitif dans ses convictions matérialistes a constaté l'existence du surnaturel, c'est donc que ce dernier existe. La science aide à sonder en partie cette autre réalité qu'est le mystère mais aussi à confondre le matérialisme de Bonhomet. L'existence reconnue du mystère signifie la mort du sensible en tant que finalité. Cependant, si la limite est repoussée, elle n'en est pas moins présente, et l'homme ne peut prétendre explorer l'Au-delà dont il ne recevra que des signes: " Et la Mort commença, voilant l'Impénétrable, à rouler ses ombres profondes sur ces Yeux." ( Tribulat Bonhomet, page 221) . Une frontière infranchissable se dresse entre le monde sensible et l'Au-delà. Villiers voudrait voir dans le progrès un instrument capable de développer une conscience à la fois du mystère de l'intériorité et de l'extériorité: " Si la science ( Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 33 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x personnifiée ici sous les traits d'une mégère " aux yeux clairs" ) se révèle tout à fait inadéquate pour amener l'homme au-delà du seuil de l'occulte, elle finit en contrepartie par prouver, grâce à ses méthodes et à ses démarches, l'existence de ce domaine- l'Imaginaire- qu'elle prétendait d'abord repousser. Il en ressort que, quand bien même la méthode expérimentale permettrait à l'homme de science d'accéder à la sphère de l'occulte, le mystère de la transcendance resterait en tout cas hors de sa portée. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'Isle-Adam, page 120). B/Entre dévoilement et dissimulation: Villiers aimerait voir disparaître la frontière qui existe entre le monde du visible et de l'invisible. A partir d'une antinomie moderne, il est donc question de réaliser une union disparue avec l'avènement du réel tout-puissant. Et c'est par la conscience occulte d'un en-dedans et d'un au-delà qu'adviendra ce rêve: " Villiers trouvait ou croyait trouver avec une certaine idée du pouvoir de la Foi et de la Volonté unies sur les trésors et le destin, une affirmation de la fraternité entre le monde visible et le monde invisible" ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 45) . La volonté occulte motive la pénétration de l'invisible dans le visible. C'est la disposition du sujet qui lui donne à voir. Véra, bien que morte, revit par le désir même de son mari: " Grâce à la profonde et toute-puissante volonté de M. d'Athol, qui, à force d'amour, forgeait la vie et la présence de sa femme dans l'hôtel solitaire, cette existence avait fini par devenir d'un charme sombre et persuadeur." ( Contes cruels, Véra, page 558) . Le comportement singulier du comte d'Athol, du fait de sa volonté occulte, ouvre sur le possible et efface l'idée d'invraisemblance. L'invisible se dévoile à qui lui donne droit d'exister par sa reconnaissance. Sans ce pouvoir suggestif de l'esprit, toute manifestation occulte devient une impression dénuée de sens. Le phénomène occulte n'est évocateur qu'à partir d'une intériorité. Bonhomet constate la vision contenue dans les yeux morts de Claire Lenoir mais ne peut l'assimiler dans son esprit limité aux manifestations matérielles. La réaction de Bonhomet est instinctive, sa raison n'étant pas préparée à concevoir toute interprétation occulte: " Alors,- oh! l'effroi de ma vie! oh! vision qui a changé pour moi le monde en sépulcre, qui a installé la Folie dans mon âme! " ( Tribulat Bonhomet, page 219) . Pour Bonhomet, l'apparition occulte jette un voile sur son entendement. La signification profonde de l'occultisme lui est dissimulée. Il n'en saisit qu'une impression anarchique. Il balise le monde de frontières où l'infini n'a pas sa place. Pour lui, le concevable est fonction du représentable. Aussi l'idée d'infini ne sauraitelle participer d'un monde régi par des lois strictes qui sont autant de frontières implicites à l'occultisme. Ce qui n'est pas mesurable ne peut être inclus dans le mouvement du monde: " je veux bien croire qu'un Dieu a créé le monde, mais le moyen d'admettre qu'il s'en occupe, jusqu'à nous "révéler" ses voies par Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 34 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x l'intermédiaire de tel ou tel, - alors, surtout, que rien ne le prouve d'une façon péremptoire?" ( Tribulat Bonhomet, page 188) . Plus loin, sa réfutation de l'invisible est définitive: " Ma chère madame Lenoir, repris-je, je crois que vous vous faites une trop grande idée de Dieu. Il n'est qu'infini, que nécessaire, qu'inconcevable, - qu'étonnant!" (Tribulat Bonhomet, page 189) . Le "voir" de Bonhomet s'arrête à l'apparent car son esprit est la négation même de toute volonté occulte. Le dévoilement de l'invisible demande tout d'abord une recherche dans sa propre intériorité. Il s'agit d'une volonté de révéler sa personnalité occulte. L'introduction de Lord Ewald dans le secret de Hadaly se fera graduellement. La volonté occulte de Lord Ewald va dévoiler progressivement l'indenté primitive de Hadaly (machine) pour découvrir celle d'un être possible: " Malgré les paroles formelles de son interlocuteur, il lui avait été impossible d'admettre que l'Être qui lui avait donné, à ce point, l'illusion d'une vivante incluse dans une armure fût un être tout à fait fictif, né de la Science, de la patience et du génie. Et il se trouvait en face d'une merveille dont les évidentes possibilités, dépassant presque l'imaginaire, lui attestaient, en lui éblouissant l'intelligence, jusqu'où celui qui veut peut oser vouloir." (L'Eve future, page 907) . Comme il prend conscience de sa personnalité occulte, le sujet accomplit une lutte intérieure qui le met en situation d'hésitation. Il semble osciller entre son attachement, du fait de son appartenance physique, au monde visible et son attirance pour le monde invisible. En effet, Lord Ewald se révolte tout d'abord contre l'existence de Hadaly, puis s'y abandonne finalement. De même, le serviteur du comte d'Athol se laisse gagner par la personnalité occulte de son maître: " Raymond, d'abord avec stupeur, puis avec une sorte de déférence et de tendresse, s'était ingénié si bien à être naturel, que trois semaines ne s'étaient pas écoulées qu'il se sentit, par moments, presque dupe lui-même de sa bonne volonté. L'arrièrepensée pâlissait! Parfois, éprouvant une sorte de vertige, il eut besoin de se dire que la comtesse était positivement défunte. Il se prenait à ce jeu funèbre et oubliait à chaque instant la réalité. Bientôt il lui fallut plus d'une réflexion pour se convaincre et se ressaisir. Il vit bien qu'il finirait par s'abandonner tout entier au magnétisme effrayant dont le comte pénétrait peu à peu l'atmosphère autour d'eux. " ( Contes cruels, Vera, page 557) . Un monde jusqu'alors invisible se fait jour. Celui du visible est un obstacle à l'infinitude de la volonté occulte. Hadaly exhorte Lord Ewald à aller au-delà de sa vision primitive qui ne lui donne à voir que l'apparence du monde. Les sens sont trompeurs et n'offrent qu'une vérité partielle et restreinte du monde. Donc, suivant les propos de Hadaly, la vision occulte libère l'homme du réel, devenu sa prison. Elle évoque la continuité des deux mondes dont il devient essentiel de tisser les liens: " tout homme en qui fermente, dès ici, le germe d'une ultérieure élection et qui sent bien, déjà ses actes et ses arrière-pensées tramer la chair et la forme futures de sa renaissance, ou, si tu préfères, de sa continuité, cet homme a conscience, en et autour de lui, tout d'abord de la réalité d'un autre espace inexprimable et dont l'espace apparent, où nous sommes enfermés, n'est que la figure. " ( L'Eve future, page 986) . La volonté occulte de Hadaly éclaire le regard de Lord Ewald, aux yeux Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 35 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x duquel va se découvrir pleinement une autre réalité. Sa personnalité occulte, jusqu'alors incertaine, se révèle enfin à lui. C'est donc un dévoilement intérieur qui appelle une manifestation occulte extérieure. Sans l'adhésion de Lord Ewald à l'être Hadaly, cette dernière ne peut prétendre transcender sa matière. De même, Véra existe par la volonté occulte du comte d'Athol. En se rappelant sa mort, il fait disparaître la vision: " Ah! maintenant je me rappelle. fit-il. Qu'ai-je donc? - Mais tu es morte! " A l'instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l'iconostase s'éteignit. " ( Contes cruels, Véra, page 560,561) . Le pouvoir de suggestion perdu, le Comte d'Athol ne peut plus voir Véra. En rappelant ainsi la réalité à lui, il jette le voile sur cette vision occulte. Le chapitre IV du Livre III de l'Eve future participe de cette idée qu'en cherchant le secours du réel, le pouvoir occulte se retire de chaque chose. La magie du rossignol meurt dès lors que son identité machine est découverte. Malgré les recommandations de Hadaly, Lord Ewald cherche l'explication du chant du rossignol, c'est-à-dire le moye n de le dépouiller de sa valeur mystérieuse. L'oiseau redevient une machine. Véra révèle l'intériorité du comte d'Athol comme Hadaly celui de Lord Ewald. Elles semblent toutes deux être leur double occulte. Il s'agit de les amener à croire en la vérité de l'en dedans. "L'immense intérieur de l'homme n'est-il pas plus important que l'espace extérieur et ses fragiles prestiges, puisque l'esprit ne reflète pas seulement, mais fabrique, garde prisonnières, transfigure à sa guise toutes les visions, et unit à sa volonté tous les mondes? " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 160) . Cependant , si Hadaly cristallise cette union entre le monde du visible et de l'invisible, Véra incarne une rupture avec ce dernier. Ayant perdu son pouvoir de suggestion, le comte d'Athol n'a plus que la mort, lieu même de l'invisible impénétrable, pour rejoindre Véra. C'est la "clef du tombeau" qui l'illumine et non plus " l'affreux jour terrestre" ( Contes cruels, Véra, page 561) . Le progrès est donc parvenu à créer un lien véritable entre le monde du visible et de l'invisible. Mais en dévoilant ce dernier, il a confronté le fini à l'infini. L'Au-delà, jusqu'alors vierge du regard des vivants, aura été rendu ( bien que partiellement) visible à l'homme: " Dans l'Eve future, la science et la puissance de réalisation technique jouent dangereusement avec ces apparitions; tout ce qui semblait n'exister qu'entre les réalités reconnues prend consistance. Irrésistiblement, les dispositifs techniques d'Edison en viendront à capter plus que ce que voulait leur inventeur. Voici qu'ils ouvrent malgré lui la barrière de la mort à d'inquiétantes présences. " (Un grand désert d'hommes, page 285) . C/ l’œil: Si les manifestations occultes sont fonction de qui les reçoit, elles ont cependant ce lien commun: le regard. C'est par l’œil qu'elles deviennent irréfutables, quel que soit le point de vue de l'être regardant. L’œil, ayant identifié le phénomène occulte rend toute négation de la pensée impossible. Il semble un témoin indépendant, saisissant la représentation occulte dans sa forme la plus immédiate. Et mêlé à l'esprit, l’œil est enrichi d'une perception plus profonde, dont la représentation visuelle ne serait que l'état primitif de la perception occulte. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 36 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Certes, l'interprétation de la vision occulte est motivée par le point de vue de l'individu regardant, mais l'image perçue demeure un témoignage objectif irréfutable. Ainsi l’œil devient un instrument de démonstration que Villiers emploie dans une perspective expérimentale afin de prouver l'authenticité de la vison occulte. Bonhomet, une fois constatée par ses yeux l'image occulte, ne peut plus reculer; il est irrésistiblement attiré par ce mystère qui devient une évidence. De " je reculai, ne sachant pas, - ne voulant pas savoir- ce que j'avais entrevu ! " on glisse vers " Non ! m'écriai-je en fléchissant le genou, - il faut que je voie ! Il faut que je voie !" ( Tribulat Bonhomet, page 219) . Si la raison de Bonhomet est résolument hermétique à toute conscience occulte, son oeil le confond. Il voit indépendamment de sa pensée, saisit l'image brute, telle qu'elle se donne à voir, sans interprétation. L’œil illustre cette porte entre le sensible et l'occulte. Il est cette " serrure" à laquelle Bonhomet s'accroche pour percer le secret de " l'Infini". C'est à travers l’œil de Claire Lenoir qu'il entend percer le mystère: " c'est la profondeur de la cavité oculaire qui exerce sur ce prétendu savant un attrait irrésistible: le regard scrutateur avec lequel il s'apprête à percer l'énigme de la morte est précisément un regard au bord de l'abîme. La source lumineuse devient derechef le moyen par lequel il prétend accéder à la sphère de l'invisible. En l'absence d'une lumière intérieure dont il méconnaît d'ailleurs la valeur et la portée, Bonhomet s'en remet donc à la lumière physique, la seule qu'il considère comme réelle. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'Isle-Adam, page 117) . Il semble que l'occulte se révèle essentiellement par le visuel. Aussi le seul recours serait-il d'obstruer ce dernier. Xavier, le protagoniste de L'Intersigne, confronté aux manifestations occultes, veut se voiler le regard afin de fuir un phénomène tant inquiétant qu'incompréhensible: " Je fermai les yeux, pour ne pas voir cela. Oh ! je ne voulais pas voir cela ! ( Contes cruels, L'Intersigne, page 702 ) . Auparavant, toujours dans le récit de L'Intersigne, Xavier reconnaît implicitement l’œil comme étant un canal pour l'occulte: " Et le magique horizon de cette contrée entra dans mes yeux ! " ( Contes cruels, L'Intersigne, page 697 ) . Mais, nous l'avons constaté pour Bonhomet, l’œil ne peut qu'authentifier l'existence de l'occulte. Pour parvenir à dépasser ce simple constat, il faut que le sujet regardant bénéficie de dispositions telles que le seul "voir" physique lui semble un état primitif à dépasser. C'est ainsi que Claire Lenoir ne saurait se résoudre aux yeux physiques, ceux de l'esprit offrant un champ plus étendu. Plus encore, le "voir" de l'esprit amène une élévation spirituelle que le physique seul ne peut satisfaire:" La Science aura beau m'expliquer à sa façon les lois de tel phénomène, je veux continuer à ne voir, moi, dans ce phénomène, que ce qui peut M'AUGMENTER l'âme et non ce qui peut l'amoindrir. " ( Tribulat Bonhomet, page 191) . Le monde sensible avilit l’œil de l'esprit et Claire choisit de se préserver de ce danger possible: " Je fermerai donc les yeux sur un monde où mon esprit a l'air d'un étranger. " ( Tribulat Bonhomet, page 191) . Claire perd progressivement l'usage physique de la vue et s'ouvre à un regard spirituel. De nouveau, les "voir" physique et spirituel se confrontent. Edison, conscient de cette opposition va tenter de les réunir en la personne de Hadaly. Elle portera en Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 37 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x elle à la fois " les yeux de l'esprit" et " les yeux physiques" . La science de Edison tend vers cette complémentarité là où Bonhomet et Claire Lenoir ne voient qu'une incompatibilité. Derrière cette opposition, c'est celle entre la surface et la profondeur qui se profile à nouveau. La vue physique défaillante de Claire renvoie à la vue spirituelle inexistante de Bonhomet. Le "voir" physique abandonne Claire en même temps que celui de l'esprit s'insinue en elle: " La cécité menaçante qui empêche Claire de jouir de la "lumière" du monde visible n'est en fait que l'envers d'une lumière toute intérieure destinée à guider ses pas vers la conquête du monde invisible. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'IsleAdam, page 106 ) . De l'esprit occulte il se dégage une singularité du regard, reflet d'une profondeur, tel le miroir de l'intériorité. Xavier remarque cette étrangeté dans les yeux de l'abbé Maucombe: " je distinguai ses yeux qui me considéraient avec une solennelle fixité ." (Contes cruels, l'Intersigne, page 707 ) . Mais le sujet occulte invite à modifier le regard de celui qui l'observe : " Lord Ewald, ne sachant que penser de ce qu'il voyait, la regardait en silence. " ( L'Eve future, page 828 ) . Le point de vue de Lord Ewald n'est plus le même car il est en présence d'une réalité objectivée par l’œil qui n'est cependant pas un élément du monde sensible. L'apparition occulte prive le sujet regardant de ses repères physiques, ce qui l'invite à appréhender autrement le « voir ». Dès lors que l’œil interprète la volonté de l'esprit, il peut faire apparaître l'intériorité occulte du sujet. Il lui représente son propre désir qui devient alors extériorité visible. Ainsi Véra réapparaîtra aux yeux du comte d'Athol qui l'aura invoquée de toute sa volonté. Les yeux auront traduit le désir de l'esprit: " Et là, devant ses yeux, faite de volonté et de souvenir, accoudée, fluide, sur l'oreiller de dentelles, sa main soutenant ses lourds che veux noirs, sa bouche délicieusement entrouverte en un sourire tout emparadisé de voluptés, belle à en mourir, enfin ! la comtesse Véra le regardait un peu endormie encore. " ( Contes cruels, Véra, page 560) . Plus haut, le texte évoque l' idée de "résurrection" . L'impression première du comte d'Athol se précise pour glisser vers la certitude de la présence de Véra qui deviendra ainsi une réalité objective. En rejetant la finitude, l'esprit du comte d'Athol donne à voir à ses yeux l'infini: " Et, comme il ne manquait plus que Véra elle-même, tangible, extérieure, il fallut bien qu'elle s'y trouvât et que le grand Songe de la Vie et de la Mort entrouvrît un moment ses portes infinies. " ( Contes cruels, Véra, page 560) . Ces portes de l'infini , chez Claire Lenoir, morte, ce seront ses yeux. Ils contiennent l'image de l'Au-delà qui se manifestera de la manière la plus violente possible à un oeil non préparé à la recevoir. En effet, la rencontre entre l’œil scientifique, l'ophtalmoscope, de Bonhomet et celui de Claire, représentera celle de la finitude et de l'infinitude. Bonhomet verra, car il s'agit bien de voir, son édifice de certitudes sombrer devant l'image irréfutable, objectivée par un instrument scientifique de surcroît, de l'Au-delà. Il a été vaincu par ses propres armes. Pour parvenir à ce résultat, il fallait lui donner à voir. Seul le "voir" pouvait fléchir son incrédulité. L’œil devient un instrument de démonstration scientifique de l'existence de l'occultisme. Là où il croyait voir l'image d'une fin, la dernière captée par les yeux de Claire vivante, il se rend compte qu'il s'agit en fait du commencement d'une autre réalité. " En conférant une matérialité indéniable, une objectivité incontestable à une idée, à un Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 38 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x rêve, à une vision, il cherche à nous persuader qu'il n'existe pas de différence entre l'univers du visible et le domaine de l'invisible, l'un n'étant que la pâle reflet de l'autre. Mieux encore, il s'efforce de montrer que dans certaines sphères, la force d'une simple pensée s'affirme à un tel degré qu'elle peut revêtir un caractère concret surprenant; cela entraîne une réflexion fondamentale: la suprématie absolue de l'esprit sur la matière. Or, c'est justement cette vérité qui bouleverse l'entendement du positiviste Bonhomet et qui fait écrouler l'échafaudage rassurant de ses certitudes acquises. " ( Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'IsleAdam, page 119,120) . L’œil peut être un miroir de l'Au-delà, comme il fut pour le comte d'Athol celui de l'en dedans.. La vision conduit à un sentiment d'illimité:" Autour de lui, l'horizon ma paraissait sans bornes" ( Tribulat Bonhomet, page 220) . Mais l’œil de Bonhomet, malgré l'aide d'un instrument scientifique est impuissant à pénétrer plus avant l'infinitude; il lui en donne juste la preuve. Tout comme pour Véra, l'image occulte ne donne à voir qu'un seuil. En rapportant des images de l'Au-delà, l’œil de Claire amène à reconnaître une vérité absolue qui vise à faire disparaître la contradiction et inscrire l'occulte dans une continuité du monde sensible: " Seule la vérité la plus haute, la vérité comme telle est faite pour concilier l'opposition et la contradiction par excellence, qui est celle de la liberté et de la nécessité, de l'esprit et de la nature, de la connaissance et de l'objet; bref, l'opposition et la contradiction en général, quelle qu'en soit la forme, perdent alors toute leur valeur et toute leur force. " ( L'idée du beau, page 149) . Hadaly cristallisera cette union entre le sensible et le spirituel, remplaçant la contradiction ( qui serait cette dissonance que nous avons précédemment évoquée) par l'harmonie. Chaque manifestation occulte semble accompagnée d'oscillations lumineuses entre clarté et pénombre. L’œil est attiré par ces sources de lumière qui s'affrontent, illustrant la confrontation entre le sensible et l'occulte. Ainsi, la clarté indique à l’œil la disparition de la présence occulte tandis que la pénombre signifierait sa venue. En se rappelant la mort de Véra, le comte d'Athol voit disparaître la lumière intérieure et apparaître celle de l'extérieur: " A l'instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l'iconostase s'éteignit. Le pâle petit jour du matin, -d'un matin banal, grisâtre et pluvieux, -filtra dans la chambre par les interstices des rideaux. les bougies blêmirent et s'éteignirent, laissant fumer âcrement leurs mèches rouges; le feu disparut sous une couche de cendres tièdes" ( Contes cruels, Véra, page 560,561) . Inversement, pour pénétrer la profondeur des yeux de Claire Lenoir, Bonhomet se trouve dans une quasi-obscurité, comme si la clarté reflétait par trop l'extériorité vide du monde sensible. Bonhomet le dit lui-même, l'apparition occulte dont il vient d'être le témoin est "un tableau que toute langue, morte ou vivante [...] est, sous le soleil et la lune, hors d'état d'exprimer. " ( Tribulat Bonhomet, page 219) . Ajoutons que la science occulte de Edison se révèle dans les profondeurs et l'obscurité, à l'abri de la clarté du monde:" Et la lumière d'en haut n'était plus qu'une étoile; ils devaient être assez loin, déjà, de ce dernier feu de l'Humanité. L'étoile disparut: Lord Ewald se sentit dans un abîme. " ( L'Eve future, page 869) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 39 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Bonhomet accomplira son expérience dans les mêmes dispositions d'éclairage: " Je saisis, ensuite, l'un des chandeliers, dont les dernières flammes palpitaient, et je le plaçai entre nous deux. J'ajustai une lentille énorme dans le porte-verre en face du réflecteur et je m'apprêtai à promener le pinceau de lumière dans la profondeur même des yeux de Mme Lenoir. " ( Tribulat Bonhomet, page 219) . Pour saisir l'image occulte, l’œil de la science doit se plonger dans cette pénombre essentielle que la lumière du jour effacerait de sa transparence. Renzo Scarcella, dans son ouvrage, Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'Isle-Adam, fait un rapprochement entre l'expérience de Bonhomet et la démarche d'un photographe, comme s'il s'agissait pour la science de fixer l'image de l'Au-delà: " afin que le docteur puisse pleinement saisir l'empreinte de la vision sur la rétine de la morte, il faut que la chambre de Claire se transforme, dans le sens fort du terme, en "chambre noire" . On pressent néanmoins que la chambre de la mourante va être assimilée à la camera obscura, par une allusion directe de Bonhomet à la photographie. " ( page 118) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 40 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x 2/ Dieu et la Science Dans la perspective créatrice où se positionne le savant, la question de Dieu intervient inévitablement. Dieu, Créateur originel, serait ce modèle absolu à partir de qui toute création commence. Mais le monde déchu a perdu la conscience de son Créateur. Aussi le savant prend -il cette place vacante pour tenter de combler le vide qui ronge le monde. La science devient l'instrument d'une reconquête. Elle regarde du côté de l'infinitude, là où se trouvent les secrets de la Création, afin de retrouver la signification perdue de ce monde. Le savant prend à sa charge le devenir même de l'homme, puisque Dieu s'est retiré du monde, dans lequel, après le Déluge, il a décidé de ne plus intervenir. Il va progressivement se substituer à Dieu et recomposer son oeuvre en lui signifiant implicitement son imperfection. Le monde sensible est devenu vide et le savant va proposer ses découvertes comme le remède possible. L'ordre divin est ébranlé dans le récit de L'Eve future: " l'occultisme, bien que déguisé, y apparaît toujours comme un moyen illégal mais possible d'éluder l'impasse où l'homme se trouve acculé dans le monde tel que Dieu l'a fait. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 200) . Villiers se trouve dans une position paradoxale: d'un côté, il y a la tentation de donner à la science une dimension occulte majeure, de l'autre, survient cette crainte du sacrilège vis à vis de l'Au-delà. Le doute n'est plus permis cependant lorsqu'il s'agit du docteur Bonhomet, individu impie qui, par le secours de la science, s'ingénie à nier l'Au-delà. Il appelle inévitablement une vengeance qui sera une vision de terreur propice à déclencher la folie. La volonté humaine se confronte à celle de Dieu. Mais bientôt l'homme sera dépassé par l'infini et se rendra à l'évidence que sa finitude ne peut rivaliser. L'ordre redeviendra ce qu'il était. La tentation de découvrir et de s'approprier les secrets divins, que l'on se situe dans une perspective occulte ou non, est vouée à l'échec. L'Au-delà est déclaré hors de portée , échappant au contrôle de l' homme. Aussi observerons -nous cette confrontation entre Dieu et la science autour de trois éléments majeurs: le savant Créateur, Dieu défié et la question de la mort. Nous essaierons de montrer comment Villiers en vient à la certitude que l'ordre divin est le seul absolu et que l'égaler constitue une erreur fondamentale qui est une rupture fatale avec l'autorité de Dieu. A/ le savant Créateur: Le savant créateur c'est celui de la science villiérienne. Il s'interroge sur le sens profond de toute découverte, à l'inverse d'un Bonhomet. Il faut insuffler à la science une valeur symbolique. Le savant n'est plus cet individu préoccupé du seul Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 41 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x monde physique; il adopte au contraire une attitude métaphysique. De même que voir ne pouvait être compris dans une perspective exclusivement physique, les découvertes du savant trouveront une nouvelle application. La science est alors cet instrument qui doit permettre l'élévation spirituelle de l'homme. Edison, savant créateur par excellence opte pour une science qui servirait le devenir des êtres. Il n'est dès lors plus question de demeurer un simple inventeur tourné du côté de la seule matérialité du monde mais de parvenir à libérer la science de cette fonction réductrice. La science, pour qui a une conscience spirituelle, recèle de grandes possibilités. La transformation peut donc s'accomplir, et d'inventeur, le savant devient créateur, c'est-à-dire celui qui va représenter physiquement une autre réalité jusque là immatérialisable: " L'humanité est en proie à certains rêves nostalgiques mais irréalisables. Edison se met en devoir de leur donner corps, en abdiquant temporairement les buts matérialistes d'une science purement positiviste, et en se donnant pour tâche d'incarner l'imaginaire. Il veut créer un rêve perpétuel où le réveil ne soit pas nécessaire, car il revêtira toutes les qualités de la réalité sans entraîner pour autant la déception. Il vise le moment où le rêve cessera de se distinguer de la réalité, car il aura une réalité qui lui sera propre. " ( Le silence éloquent, page 104,105 ) . Edison va pénétrer l'inconnu et glisser du monde physique vers celui de l'occulte. Il crée un lien qui sera " l'absolu perfectionnement" ( L'Eve future, page 772) . Avec l'arrivée de Lord Ewald, Edison, jusqu'alors dans une situation d'entredeux, va pouvoir donner libre cours à ses pouvoirs de création et pénétrer franchement dans l'univers occulte. Car sa création a besoin du concours d'un autre, ne pouvant faire effet sur son créateur. Il faut une volonté étrangère à lui-même. En adhérant à la création de Edison, Lord Ewald la justifie ( comme Adam justifia celle du Monde) puisqu' il va symboliquement l'habiter en accueillant Hadaly pour sienne. La question de la volonté est donc primordiale car elle motive le pouvoir créateur de Edison. Elle est la source créatrice, tant la sienne que celle de Lord Ewald. Vouloir c'est rendre possible. Ainsi, Edison renvoie à cette idée que toute création est premièrement un désir que l'on veut concrétiser. Elle a un effet attractif sur Lord Ewald, qui ne reconnaît plus en son ami le savant mais un être singulier, voire presque surhumain: " Malgré les paroles formelles de son interlocuteur, il lui avait été impossible d'admettre que l'Etre qui lui avait donné, à ce point, l'illusion d'une vivante incluse dans une armure fût un être tout à fait fictif, né de la Science, de la patience et du génie. Et il se trouvait en face d'une merveille dont les évidentes possibilités, dépassant presque l'imaginaire, lui attestaient, en lui éblouissant l'intelligence; jusqu'où celui qui veut peut oser vouloir. " ( L'Eve future, page 907) . Edison, comme nous l'avons souligné dans la première partie, intervient dans le contexte d'un monde déchu. Sa création revêt une valeur exutoire . Elle est une renaissance qui se donne comme un remède à la déchéance du monde. Edison devient une sorte de sauveur de l'humanité: " Une fois cette formule trouvée et jetée à travers le monde, je sauverai peut-être, d'ici à peu d'années, des milliers et des milliers d'existences. " ( L'Eve future, page 905) . Mais, comme si le monde était condamné, Edison retournera dans les profondeurs de ses souterrains, renonçant à Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 42 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x perpétuer sa création, laissant Hadaly seule messagère de la vie artificielle: " Mais... je ne fabriquerai plus d'andréides. Mes souterrains me serviront à me cacher pour y mûrir d'autres découvertes. " ( L'Eve future, page 1013) . Edison est un créateur exclusif qui choisit ses élus et abandonne les autres à leur perdition. Il faut mériter son pouvoir créateur. A l'instar du Dieu biblique, Edison fait naître sa créature dans un lieu évoquant l'idéalité absolue, " L'Eden sous terre" . Cet Eden semble exister en-deçà de la temporalité du monde. Il est un espace originel sans lien avec ce dernier. C'est ici que se libère sa volonté créatrice . En pénétrant dans ce paradis souterrain, Lord Ewald est dans un état d'enchantement: " Un porche lumineux tourna, silencieusement, en face des deux voyageurs, comme si quelque "Sésame, ouvre-toi ! " l'eût fait rouler sur des gonds enchantés. " ( L'Eve future, page 869) . Il se trouve désormais dans un " séjour inconnu" . L'Eden donne une impression d'illimité, où le savant Edison est un "sorcier" . En créant son Eden, Edison s'est placé d'emblée au-delà des limites humaines par sa capacité à donner l'illusion de l'infini. " Et la voûte concave, d'un noir uni, d'une hauteur monstrueuse, surplombait, avec l'épaisseur du tombeau, la clarté de cette étoile fixe: c'était l'image du Ciel tel qu'il apparaît, noir et sombre, au-delà de toute atmosphère planétaire. " ( L'Eve future, page 869) . Seule une créature originelle peut habiter ce paradis, toujours suivant le schéma de la Genèse. Le savant créateur entend réitérer le prodige divin qui est celui de créer la vie. Il entend " faire sortir du limon de l'actuelle Science Humaine un Être fait à notre image, et qui nous sera, par conséquent, CE QUE NOUS SOMMES A DIEU." ( L'Eve future, page 836) . Edison est parvenu à créer un être qui porte en lui le sentiment d'infini. Hadaly reconnaît à la fois dans l'en dedans et l'Au-delà une réalité objective. Elle incarne la victoire de l'esprit sur la raison. Elle tient sa conscience occulte du fait qu'elle n'est pas emprisonnée par cette raison humaine: " C'est l'absence même de l'âme ordinaire qui permet la présence de cette nouvelle vie. La forme parfaite, l'extériorité absolument belle, délimite le vide le plus suggestif, le plus extraordinaire de tous. " ( Le silence éloquent, page 119) . Ce vide, Hadaly va elle-même le combler grâce à une volonté exceptionnelle . Elle va se constituer au-delà de son créateur qui la laissera aller à son propre devenir. Elle semble venir d'un ailleurs imperceptible à la raison humaine; elle est cet être " d'outre-Humanité" qu'évoque Edison: " Je suis, vers toi, l'envoyée de ces régions sans bornes dont l'Homme ne peut entrevoir les pâles frontières qu'entre certains songes et certains sommeils. " ( L'Eve future, page 990) . Les impressions que suscite la conscience de Hadaly l'écartent définitivement du qualificatif d'invention; elle est une création d'où émane la vie même. Durant son élaboration technique, elle a été habitée par une singulière volonté d'exister, prête à s'émanciper de son créateur. " Je m'appelais en la pensée de qui me créait, de sorte qu'en croyant agir de lui-même il m'obéissait aussi obscurément. Ainsi, me suggérant, par son entremise, dans le monde sensible, je me suis saisie de tous les objets qui m'ont semblé appropriés au dessein de te ravir." ( L'Eve future, page 990) dit-elle à lord Ewald comme pour dissiper de son esprit son identité primitive de machine. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 43 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x C'est une quête de son propre devenir qu'elle accomplit alors. Edison la laisse trouver seule cette volonté créatrice dont elle a besoin pour se révéler en tant qu'être vivant. Désormais, c'est à Lord Ewald qu'il appartient d'insuffler une âme à L'Andréide, devenant en quelque sorte son dieu créateur: " choisis donc celle qui te rend un dieu. Qui suis-je ? demandais-tu ? Mon être, ici-bas, pour toi du moins, ne dépend que de ta libre volonté. Attribue-moi l'être, affirme-toi que je suis ! renforcemoi de toi-même. Et soudain je serai tout animée, à tes yeux, du degré de réalité dont m'aura pénétré ton bon-Vouloir créateur. " ( L'Eve future, page 991) . Ces paroles de Hadaly font de Lord Ewald l'autre créateur. La création de Hadaly diffère ainsi de celle de l'homme. L'Andréide n'est pas une unité corps/âme. Sa naissance se fera en deux étapes; et à chacune d'elles interviendra un créateur spécifique: Edison pour le corps, Lord Ewald pour l'âme. En ce sens Hadaly s'écarte du modèle divin. Edison, en permettant la " naissance" de Hadaly, fait de la création un processus humain et devient un dieu de chair. Edison le sait, il n'est plus de déluge possible pour sauver le monde de sa chute en le purifiant: " aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du déluge, et il n'y aura plus de déluge pour détruire la terre. " ( La Genèse ) . Aussi le savant va-t-il s'approprier cette volonté créatrice afin de trouver une issue possible à la déchéance du monde illustrée par cette harmonie brisée entre le corps et l'âme. Il lui appartient donc de transcender le monde et de retrouver ainsi sa valeur symbolique. Mais privé des manifestations directes de Dieu, le savant se trouve livré à sa seule volonté. En se faisant créateur, il croit retrouver la signification perdue du monde: " L'absence de Dieu est compensée par le pouvoir créateur de l'homme. L'homme doit donner aux paroles leur signification au lieu de l'y chercher. L'Au-delà et l'en dedans, les deux sources possibles de signification chez Villiers, se confondent. L'homme veut pénétrer l'extériorité , espérant y retrouver l'ancienne signification perdue. Voilà le premier signe d'un thème important de L'Eve future. La rupture entre l'homme et l'absolu doit changer la source d'inspiration et de signification pour 'humanité. Ainsi, l'éthique se transforme en esthétique; l'Au-delà étant désormais "insaisissable " , l'homme n'a plus que son imagination, son " Endedans créateur " , pour suppléer au manque qu'il ressent si vivement, pris comme il l'est dans un univers purement physique dénué de sens. " ( Le silence éloquent, page 21,22 ) . B/ Dieu défié: Si l'occultisme exerce une indéniable attraction sur l'écriture villiérienne, l'auteur n'en garde pas moins une certaine réserve quand il s' agit d'ébranler les lois divines. On remarque alors une distanciation de la part du narrateur à l'égard de ses personnages avides d'une création qui voudrait dépasser les limites humaines et se confronter à leur Créateur. " Or, Dieu étant la plus sublime conception possible et toute conception n'ayant sa réalité que selon le vouloir et les yeux intellectuels particuliers à chaque vivant, il s'ensuit qu'écarter de ses pensées l'idée d'un Dieu ne signifie pas autre chose que se décapiter l'esprit. " ( L'Eve future, page 789) . Le texte prononce cette mise en garde contre un projet qui consiste en un défi lancé à Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 44 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Dieu. Car ce n'est pas l'existence de Dieu que Edison remet en cause mais son oeuvre, qu'il défie en la confrontant à la sienne. Edison s'approprie symboliquement les pouvoirs divins: " comme je suis peut-être le seul médecin sous le ciel qui puisse beaucoup pour votre résurrection " (L'Eve future, page 819) ; plus loin , " à la place de cette âme, qui vous rebute dans la vivante, j'insufflerai une autre sorte d'âme. "" ( L'Eve future, page 836) . Il entend influer sur le devenir des êtres, mu par une impressionnante volonté créatrice qui le conduira hors des limites connues de l'homme: " Il nous est permis de REALISER, désormais, de puissants fantômes, de mystérieuses présences-mixtes dont les devanciers n'eussent même jamais tenté l'idée, dont le seul énoncé les eût fait sourire douloureusement et crier à l'impossible ! " ( L'Eve future, page 833) . Il est ce Prométhée moderne qui entend lui aussi dérober le feu divin, en l'occurrence le pouvoir de créer la vie. Il s'inscrit dans la continuité de ce personnage mythique et présente l'électricité comme son héritage: " Cette étincelle, léguée par Prométhée" . ( L'Eve future, page 910) . Hadaly elle-même opère une filiation avec le mythe, dans l'espoir de voir Lord Ewald prendre sa place, elle le nouveau feu de la modernité: " Il n'est plus de la terre celui qui eût bravé, pour m'insuffler une âme, le bec de l'éternel vautour ! Oh ! comme je fusse venue pleurer sur son cœur avec les Océanides. " ( L'Eve future, page 995) . Mais s'approprier l'héritage de Prométhée, c'est appeler sur soi la punition divine. Et Edison mesure la portée de son entreprise: " J'irai peut-être, un jour, vous visiter dans cette demi-solitude où vous acceptez de braver deux dangers: la démence et Dieu. " ( L'Eve future, page 853) . En pactisant avec Edison, Lord Ewald s'unit aussi au danger qui pèse sur ce dernier, d'où cette hésitation qui lui fait dire que l’œuvre de Edison tente le courroux divin." Ils savent parfaitement tous les deux que [...] ils sont en train de lancer un défi terrible à Dieu et que c'est le régime de Dieu qu'ils veulent renverser. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 198) . Ils vont donc agir avec la conscience d'une faute qui appelle le châtiment. Edison, accomplit ses expériences dans le plus grand secret, dissimulées au monde, dans les ténèbres, comme pour se dérober à la vue de Dieu, tel un Caïn des temps modernes qui aurait tué l'homme en créant son substitut machine. Lord Ewald, en pénétrant dans le royaume de L'Andréide, descend " dans la plus noire obscurité, en d'opaques et humides ténèbres, aux exhalaisons terreuses, où l'haleine se glaçait. " ( L'Eve future, page 868) . Cette atmosphère lugubre est l'ultime avertissement avant que " la voix mélodieuse" ne l'envoûte définitivement, l'entraînant dans l’œuvre sacrilège. Suivant la Genèse, l'homme a été chassé du Paradis et son séjour sur terre est une épreuve qui décidera s'il peut accéder pour l'éternité à ce Paradis perdu. En recréant un Eden, Edison se dispense de tout jugement divin pour savourer le Paradis. Il refuse l'existence terrestre comme une épreuve; Mais c'est un paradis exclusif. Edison choisit lui seul ceux qui auront le droit d'y pénétrer, s'assignant une fois de plus le rôle de Dieu. Il refuse son état d'être en sursis, sous le coup d'une décision divine. Il tend à remplacer l'ordre divin par le sien propre. Comme le monde est condamné à un déluge, provoqué cette fois-ci par lui , Edison se présente en sauveur et annonce l'avènement du règne artificiel, seul capable de sauver l'homme Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 45 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x de la déchéance. Et puisque la conscience de Dieu disparaît chaque jour un peu plus du monde, c'est une substitution progressive de l’œuvre divine qu'il accomplit. La science occulte de Edison est donc une science interdite. Elle est l'alchimie moderne, orchestrée par " le Sorcier de Menlo Park". Il règne une certaine atmosphère maléfique autour de sa création . Hadaly porte en elle cette ambiguïté à mi-chemin entre idéal et malédiction: " Et la voix douce de l'Andréide, ainsi accompagnée, se mit à chanter, sous le voile, avec des inflexions d'une féminité surnaturelle: Salut, jeune homme insoucieux ! L'Espérance pleure à ma porte: L'Amour me maudit dans les Cieux: Fuis-moi ! Va-t-en ! Ferme les yeux ! Car je vaux moins qu'une fleur morte. Lord Ewald, à ce chant inattendu, se sentit envahir par une sorte de surprise terrible. Alors, sur les versants en fleurs, une scène sabbatique, d'une absurdité à donner le vertige et qui présentait une sorte de caractère infernal commença. " (L'Eve future, page 872) . Hadaly, en se définissant tout d'abord comme un être maudit, contient singulièrement l'avertissement divin. Le pacte entre Lord Ewald et Edison trouve sa dimension diabolique, c'est-à-dire ennemie de Dieu. Alan Raitt parle de pacte faustien entre le savant et son ami: " Car il devient évident que cette tentative d'animer une Andréïde est une révolte contre l'ordre divin au même titre que l'alliance maudite entre Faust et Méphistophélès. La magie scientifique d'Edison, considérée comme un moyen de s'évader de l'insupportable condition humaine, n'est pas plus légitime que la magie satanique offerte à Faust par Méphistophélès. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 198) . La citation de la pièce de Goethe, en tête du chapitre I du Livre III de l'Eve future, n'est pas fortuite. La chute de l'homme motive la naissance de Hadaly. Mais elle n'est pas un simple remplacement. En elle, Edison vise la perfection. L'Andréide porte ainsi l'espoir d'un absolu, détenu jusqu'alors exclusivement par Dieu, "remplace une intelligence par l'Intelligence. " ( L'Eve future, page 910) . Face à l'humanité décadente Hadaly incarne la pureté originelle. De plus, Edison offre à sa création ce que Dieu a retiré à l'homme: l'immortalité. Et seul l'être élu , en l'occurrence Lord Ewald, aura droit de vie et de mort sur sa créature. La mort de Hadaly ne peut advenir que de lui, nul autre n'a de prise sur son existence. Avec cet être immuable, Edison met l'accent sur toutes les imperfections qui entravent la création divine: " La nature change, mais non l'Andréide. Nous autres, nous vivons, nous mourrons, - que sais-je ! L'Andréide ne connaît ni la vie, ni la maladie, ni la mort. Elle est au-dessus de toutes les imperfections et de toutes les servitudes ! " (L'Eve future, page 939) . En élevant Hadaly au-dessus des "servitudes" humaines, Edison lui épargne les épreuves que Dieu impose à l'homme: elle n'est donc pas soumise au régime de Dieu. Edison a signifié à ce régime qu'il était perfectible. Si Dieu crée des êtres à son image qui sont imparfaits alors serait-il lui-même imparfait ? Voilà l'interrogation que Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 46 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x suscite l'entreprise de Edison, entreprise qui met en abîme la chute de l'ordre divin, motivée par celle de la conscience de Dieu: " Tenez, mon cher lord, à nous deux, nous formons un éternel symbole: moi, je représente la Science avec la toutepuissance de ses mirages: vous, l'Humanité et son ciel perdu." (L'Eve future, page 845) . Compte-tenu du défi qu'elle incarne, la chute de Hadaly devient inévitable car elle est une aberration au regard de l'ordre divin. Le récit rappelle ainsi la toutepuissance divine qui semble reprendre ses droits sur Edison: " puis, son regard s'étant levé, enfin, vers les vieilles sphères lumineuses qui brûlaient, impassibles, entre les lourds nuages et sillonnaient, à l'infini, l'inconcevable mystère des cieux, il frissonna, - de froid, sans doute, - en silence. " (L'Eve future, page 1017) . En créant Hadaly, Edison a cru en la supériorité de l'en dedans créateur sur l'au-delà, seul véritable espace du pouvoir de Création. La fin du roman est un avertissement à l'humanité qui voudrait s'émanciper d'une loi dont elle n'est pas maîtresse: " c'est l'intervention de Dieu qui met fin à un projet qui contrarie l'ordre par Lui établi. Le frisson d'Edison à la dernière page du roman est un frisson de peur et d'horreur en face d'une déité implacable qui ne permet aucun adoucissement des souffrances qu'elle inflige à l'humanité. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 199) . Ce Prométhée des temps modernes est donc condamné à voir une partie de lui éternellement dévorée: sa puissance créatrice. Edison, de créateur, redevient simple inventeur. C/ la question de la mort: La mort, " Elle devient spectacle, elle n'est plus rien. Se tourner vers la mort, lui parler, est illusoire. Nommée, elle va s'évanouir. Où est la mort ? En quels instants serait-elle par tous reconnaissable? Certains traits de la vie publique contribuent au XIX ème siècle à son effacement. " ( Un grand désert d'hommes, page 276) . A travers son écriture, Villiers va redonner toute la valeur inquiétante et mystérieuse de la mort qui semble s'être dissipée dans une ère où les voiles du mystère tombent un à un.. Et si suivant la tendance de son siècle la tentation du dévoilement lui vient, elle est effacée au profit d'une soumission à l'impénétrable mystère comme tel. Il n'est plus question de mettre en scène la mort et la rendre ainsi accessible, c'est-à-dire représentable. Elle doit demeurer ce secret inviolable. Si Edison la transfigure à l'aide de ses machines, si Bonhomet la scrute avec son ophtalmoscope, tous deux sont condamnés à n'en percevoir que le strict seuil. Elle est ce " voile impénétrable" que Bonhomet ne parviendra pas à soulever. En rétablissant ainsi le caractère insaisissable de la mort, Villiers l'entoure à nouveau de cette peur de l'inconnu. Le présent l'a dépossédée de son pouvoir suggestif en la figurant à outrance. Aussi, en vouant à l'échec toute tentative de sa représentation, la mort retrouve-t-elle cette noblesse perdue. Par la bouche de Miss Alicia Clary s'exprime le sentiment de l'époque vis à vis de la mort: " Le phénomène de la Mort la choque beaucoup. Cela, par exemple, lui semble un excès qu'elle ne comprend pas: cela " ne lui paraît plus de notre temps" . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 47 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Voilà l'ensemble de ses " idées mystiques" . " ( L'Eve future, page 812) . Mais cette mort anachronique recèle le passé des hommes. Ainsi, en l'insinuant dans nombre de ses récits, Villiers ne tente-t-il pas là de rehausser ce passé ignoré par un monde impliqué exclusivement dans la marche du présent? Car reconnaître la puissance de la mort c'est aussi accomplir un travail de mémoire et constater la valeur de ce qui est disparu. La mort rappelle qu'il y a eu un avant. Les uns accepteront l'inaccessible puissance de la mort tandis que d'autres la provoqueront dans le but d'en connaître le secret. Il en ressortira cette fausse réversibilité qui voudrait rendre possible la pénétration par le vivant du monde de l'au-delà puisque la mort, elle, s'introduit dans celui de l'homme. Dans L'Intersigne, le protagoniste Xavier de la V*** est hanté par une présence occulte indéterminée ( dont l'issue seule du récit lui donnera un élément de réponse) . Ces manifestations, il les accepte comme telles, se soumettant en quelque sorte à leur force de suggestion. Dans ce cas, il s'agit d'un personnage qui reconnaît sa propre finitude face à des phénomènes venus de l'infinitude. Mais le texte le précise au début, il s'agit d'un récit mettant en scène " de ces coïncidences extraordinaires, stupéfiantes, mystérieuses, qui surviennent dans l'existence de quelques personnes. " ( L'Intersigne, page 694) , comme si l'au-delà se suggérait aux êtres capables de s'y soumettre. Plus loin, Xavier renchérit: "j'affirme, toutefois, très humblement, que j'ai eu peur, ici- et pour de bon. J'en ai conçu, même, pour moi, quelque estime intellectuelle. N'a pas peur de ces choses-là qui veut. " ( L'Intersigne, page 707) . Le protagoniste est habité par cette conscience de l'au-delà dont il a une représentation mentale. On est loin de l'incrédulité instinctive de Bonhomet, auquel il faudra une vision bien matérielle pour constater l'évidence. Et si la peur n'est pas absente chez Xavier, s'il ne peut s'expliquer tout à fait ce à quoi il a été confronté, il en connaît malgré tout la provenance. " Je sortais de la Mort" ( L'Intersigne, page 708) dira-t-il après sa rencontre avec l'au-delà. La science, elle, ne se contentera pas d'identifier le phénomène de la mort. S'agissant là d'une énigme, il lui faudra la résoudre. En offrant l'immortalité à son Andréide, Edison déjoue le pouvoir jusque là absolu de la mort. De plus, il la défie et joue avec ses spectres autour d'une " DANSE MACABRE" . L'illusionniste Edison manipule les ombres de la mort: " Au surplus, tenez, sa mort importe peu: je vais la faire venir, comme si de rien n'était. " ( L'Eve future, page 896) . Dans ce cas, c'est la science qui provoque et crée les visions occultes. Les manifestations seules ne suffisent plus car pour le savant, il faut les donner à voir afin d'en constater la réalité objective. Edison démasque la mort; il l'infléchit et l'oblige à être vue par des vivants. En démasquant ainsi la dépouille de Miss Evelyn Habal, il ôte le masque de la mort : " Voilà l'invitation implicite à démasquer l'absolu. " ( Le silence éloquent, page 143) . Et, il s'octroie là le pouvoir de la résurrection. Dans le cas de Véra, la résurrection passe par une extraordinaire volonté du comte d'Athol à se convaincre de la présence de sa femme. Cette volonté qui parvient à lui donner l'illusion devient un obstacle au pouvoir de la mort. Elle n'est pas reconnue par le comte. Véra est symboliquement subtilisée à la mort. " Puisqu'elle se croit morte" ( Contes Cruels, Véra, page 558) signifie implicitement que la mort est illusion, la seule réalité possible étant l'existence de Véra. Mais la Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 48 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x mort reprend ses droits par la bouche même de celui qui la réfutait: " Qu'ai-je donc ? - Mais tu es morte ! " ( Contes Cruels, Véra, page 560) . C'est le mouvement inverse que devra alors opérer le comte pour retrouver l'être cher: après avoir fait revenir Véra depuis l'au-delà, il devra accepter sa propre mort pour s'unir à nouveau à elle: " la tentative d'Athol pour ramener Véra à la vie est présentée maintenant comme une erreur; il aurait dû se rendre compte que l'amour n'atteint sa plénitude que dans la mort et qu'il avait tort d'entreprendre la tâche sacrilège de ressusciter sa femme. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 194) . La résurrection n'est en fait qu'illusion; elle n'a pas de réalité objective ( comme pour montrer son caractère sacrilège) . Ce sont des volontés uniquement humaines qui ressusciteront Miss Evelyn Habal et Véra. Le fini, nous le répétons, en tentant une incursion dans l'infini, se heurte à une frontière infranchissable. La science est impuissante à changer cet état de fait. Bonhomet, escomptant, par son expérience scientifique sur le corps inerte de Claire Lenoir, y découvrir une réalité physique, sera confronté au surnaturel de la mort. Elle n'est plus un simple phénomène qui marque une disparition mais elle annonce l'infinitude. C'est maintenant la mort qui agit sur la science, devenue l'instrument de l'au-delà. L'exemple de Bonhomet est là pour indiquer que les barrières de l'au-delà ne s'ouvrent qu'à l'insu des hommes. Et même la science est impuissante à fixer ces manifestations. Bonhomet a juste le temps d'apercevoir la projection de l'au-delà dans les yeux de Claire Lenoir et déjà "l'impénétrable" lui voile la vision. Enfin, la mort c'est l'espace du cauchemar pour le vivant. Elle revêt ainsi toute cette dimension ténébreuse et implacable que l'imaginaire des siècles précédents entretenait. Le cauchemar intervient pour arrêter la progression d'une modernité qui voudrait accomplir une autopsie de la mort. L'homme moderne perd cette raison qu'il brandissait comme un bouclier. En voulant scruter la mort, Bonhomet, par cet acte sacrilège, est envahi par un sentiment de folie irréfléchie: " Et, comme je me penchai sur la décédée, - avec une frénétique rage d'énergumène et de sacrilège- pour examiner encore le spectacle exécrable qui me fascinait, l'ophtalmoscope s'échappa de mes mains à l'aspect des traits de la morte " ( Tribulat Bonhomet, page 221) . La science est elle-même symboliquement déchue à travers la chute de l'ophtalmoscope. Cette chute est celle des vérités matérialistes. Elle signifie aussi une interdiction à la science qui voulut outrepasser ses pouvoirs. L'au-delà retrouve sa valeur d'absolu. Le cauchemar de la mort, ce sera aussi la disparition de Hadaly qui s'accomplit dans une atmosphère apocalyptique: " Là, des scènes horribles se passèrent. Devant la fournaise qui crépitait et s'avançait, les femmes, les enfants poussaient de grands et désespérés cris d'épouvante. " ( L'Eve future, page 1016) . L'artificielle immortalité de Hadaly a été vaincue par la mort, derrière laquelle se profile la volonté de Dieu. Mais il subsiste cependant un doute qui ouvre la fin du récit de l'Eve future sur un au-delà possible pour la machine devenue Hadaly: " Ami, c'est de Hadaly seule que je suis inconsolable- et je ne prends le deuil que de cette ombre. - Adieu. Lord Ewald " ( L'Eve future, page 1017) . Hadaly, objet de deuil, n'aurait-elle pas de ce fait gagné son âme ? Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 49 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x " Comme Lord Ewald se reconnaît enfin en Hadaly et accueille son destin, sa mort sera celle d'un élu qui attend une renaissance prochaine dans l'infini. " ( Le silence éloquent, page 164) . L'homme ne serait-il pas parvenu à cette hauteur que la main de Dieu n'a pu empêcher à temps ? Une limite aurait été franchie qui aurait provoqué un changement irréversible causé par cette quête d'un absolu, l'idéal. III/ Contre le culte du progrès Le progrès est véhiculé par ce souffle de modernité dans laquelle la seconde moitié du XIX ème siècle évolue. La modernité, " Elle est définie par son insularité ( elle ne commande ni la notation des antécédents ni celle des conséquences) , par l'adhésion qu'elle suscite à son propre spectacle ainsi que par l'autonomie de ce spectacle. Insularité et contemporanéité excluent toute véritable perspective temporelle et imposent une esthétique générale de l'artificiel, dans la mesure où rien ne peut être motivé en termes de devenir ou de nature. " ( Dictionnaire des littératures, la Modernité, page 1028 ) . Défi à l'imaginaire et à la profondeur, se dresse, nouvelle religion marchant sur les ruines du passé, ce progrès qui ne s'inscrit pas dans la continuité du monde. Villiers, homme pour qui cette inscription est essentielle, se voit confronté à une ère d'apparences où les instruments de la modernité sont devenus les nouvelles idoles à adorer. Le ton est alors donné quant à la conduite à adopter face à ce fléau, et l’œuvre à venir présage une lutte sans merci contre cette calamité qui s'abat sur le monde. Déjà apparaît, lors des premiers écrits de Villiers, une écriture dénonciatrice, mise en garde désespérée qui voudrait prévenir une seconde chute de l'homme: " - Jamais on n'a souffert autant que de nos jours... Et tous les malheureux, dont le mépris morose, Parce qu'il rit de tout, croit savoir quelque chose, Nomment ce cauchemar une réalité! [...] Le penseur, aujourd'hui, n'admet aucun système: Le penseur ne croit plus que ce qu'il peut sentir. Son profond désespoir lui dicte ce blasphème " ( Premières poésies, page 78) . Avec la consternation viendra un combat acharné mêlé d'une ironie à partir de laquelle se réalisera une véritable autopsie de cette société moderne, démasquant par là-même ses incohérences, son ridicule, et surtout sa lâche indifférence pour l'autre. Puisque le progrès demeure sourd aux invectives qui lui sont adressées, Villiers le mettra en scène à travers des récits railleurs dont la cruauté n'aura plus de bornes. Adviendront alors des personnages qu'il s'agira de malmener dans leur Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 50 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x raison toute positiviste ( Bonhomet, Félix de La Révolte, Redoux dans Les phantasmes de M. Redoux) . Il faut ébranler les représentants de cette société vidée de signification pour en révéler l'absence d'assise véritable. Montrer que la société moderne repose sur le néant, voilà quel sera le combat de Villiers. Pourtant, il serait vain de croire en une attitude contradictoire de la part de Villiers. Il est une modernité qu'il accepte et reconnaît comme bénéfique, celle qui se pose la question du devenir ( voir les éloges dans sa correspondance faite à Wagner et sa musique révolutionnaire et résolument moderne) . Toute chose doit avoir une valeur symbolique, voilà ce qu'il défend. " En discutant le rôle de la science dans l’œuvre villiérienne, il faut résister à la tentation d'affirmer que l'attitude de l'auteur est ambiguë, que d'une part il hait la science mais que d'autre part il en subit la fascination. Ce conflit n'existe pas chez Villiers dont l'attitude envers la science est cohérente, et s'accorde bien avec l'ensemble de sa philosophie. " ( Le silence éloquent, page 99) . Afin de définir clairement ce progrès condamné par Villiers, nous nous proposerons d'orienter notre réflexion sur trois points qui nous paraissent essentiels dans cette problématique. Tout d'abord nous étudierons la philosophie positiviste, en tant qu'idéologie du progrès, du point de vue de l'auteur. Puis, nous observerons comment Villiers établit une satire de son époque. Enfin, nous évoquerons le thème de la perte, c'est-à-dire de cette discontinuité entre le présent et le passé qui n'est pas sans rappeler la problématique baudelairienne de la modernité: " Le Poète aujourd'hui, quand il veut concevoir Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir La nudité de l'homme et celle de la femme, Sent un froid ténébreux envelopper son âme Devant ce noir tableau plein d'épouvantement. O monstruosités pleurant leur vêtement ! O ridicules troncs ! torses dignes des masques ! O pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques, Que le dieu de l'Utile, implacable et serein, Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain ! " ( Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, pièce V ) Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 51 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x 1/ Le positivisme Avec le XIX ème siècle, l'idée que l'Histoire va de l'avant, avance avec le progrès et son instrument privilégié, la science, prend une importance croissante dans l'esprit des individus. Nombre de penseurs fortement attachés au matérialisme du monde fondent des théories qui abondent dans ce sens. Il s'agit de vaincre les "restes" de l'Ancien Régime, de penser autrement le monde afin de s'inscrire pleinement dans la modernité. Parmi ces philosophies naissantes du progrès, le positivisme de Auguste Comte, pour qui l'esprit scientifique doit motiver toute forme de progrès. Il se proclame comme le successeur des pensées jugées inaptes à appréhender la société moderne ( théologie, métaphysique) . Le matérialisme scientifique a donc trouvé sa religion. Face à ce revirement de la pensée humaine, nombre d'intellectuels se trouvent déstabilisés, privé des repères du passé. Villiers, de ceux-là, voit dans le positivisme la négation des lois fondamentales à l'aide desquelles la civilisation occidentale se serait consolidée. S'il éprouve une indiscutable attirance pour la science qui s'affine chaque jour un peu plus grâce à de précieuses découvertes, il craint avant tout la disparition de la conscience du passé et de ses symboles. Aussi reconnaît-il dans le positivisme une idéologie essentiellement dévastatrice. Dans ce marasme, la culture, elle aussi, perd de sa substance profonde, cet en-dedans créateur primordial. C'est maintenant le règne du tout voir. Le mystère n'a plus sa place: " Sujet et objet de la science ne surgissent qu'à la faveur d'un arrachement à toute circulation opaque où des connivences immédiates les uniraient l'un à l'autre. Cette clarté ascétique, cette privation, engendrent des nostalgies, des regrets dans les autres régions de la culture, dans la littérature, dans la philosophie... Le positivisme, en ses divers visages, est déjà la compensation de ces arrachements..." ( Un grand désert d'hommes, page 250 ) . Et puisqu'il faut donner à voir, l'infinitude, le sentiment de l'au-delà, c'est-à-dire de Dieu, est rejeté. L'idéalité meurt: " la dynamique sociale se présente directement avec un pur caractère scientifique, qui permettrait d'écarter comme oiseuse la controverse si agitée encore sur le perfectionnement humain, et dont la prépondérance devra termine r en effet cette stérile discussion, en la transportant à jamais du champ de l'idéalité dans celui de la réalité, en tant du moins que sont terminables les contestations essentiellement métaphysiques. " ( Leçons de sociologie, page 125,126) . Cet " instinct industriel" que soumet Comte devient, Villiers le redoute, un danger pour la spiritualité. Pour résister à cette théorie du progrès, Villiers va tout d'abord évoquer son caractère sacrilège. Et, afin de la mieux vaincre, il brandira l'hégélianisme comme la vraie philosophie possible du progrès qui ne nie pas l'organisation du passé et s'implique cependant dans le mouvement de la modernité. Ainsi, nous présenterons, à travers l'écriture villiérienne, la dévotion au positivisme vue comme impie, puis nous confronterons le positivisme à l'hégélianisme, et, nous montrerons en quoi Tribulat Bonhomet représente l'archétype de l'esprit positiviste. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 52 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x A/ une dévotion impie: Selon Auguste Comte, si la philosophie théologique a constitué une étape fondamentale dans l'évolution de la pensée humaine, elle ne saurait être sa finalité. Elle est donc appelée à disparaître pour laisser place à une pensée plus à même d'appréhender une " évolution sociale suffisamment développée. Le lecteur peut aisément reprendre, sous ce point de vue, toutes ces différentes considérations principales, et partout il reconnaîtra que, lorsqu'on en prolonge l'application générale jusqu'à un état social très avancé, elles constatent, non moins spontanément, l'indispensable décadence finale de la philosophie, et l'urgent avènement de la philosophie positive. " ( Leçons de sociologie, page 328) . Une telle philosophie qui se fait jour sur le " cadavre" du passé ne saurait constituer aux yeux de Villiers une philosophie possible. En s'autoproclamant comme le successeur inévitable de la philosophie théologique, le positivisme se désignerait implicitement comme une religion, celle du progrès. Pour Villiers, le doute n'est plus permis, il s'agit là d'une dévotion impie qu'il fa ut combattre en brisant son hégémonie, rendue indiscutable par l'époque. Villiers ne reconnaît pas ce mouvement dit évolutif de la pensée qui voudrait que l'intelligence passe par trois états successifs: primitivement théologique, secondairement métaphysique et finalement positif. Le positivisme ôte toute possibilité de complémentarité et s'établit en termes de hiérarchisation. Plus encore, il se positionne comme une finalité, au-dessus d'une philosophie d'essence divine. Cette invitation express à reconnaître le positivisme comme pensée seule recevable amène Villiers à un refus qui opposera au positivisme la philosophie hégélienne. Cette opposition ce sera celle de Césaire Lenoir à Tribulat Bonhomet. Mais pour combattre cette croyance, il faut en montrer les aberrations, la révéler au lecteur dans tout ce qu'elle a de plus cruel. Villiers insistera sur son inhumanité, montrant qu'elle n'a pas de considération pour l'être. C'est une philosophie aveugle qui dépersonnalise l'individu et donne corps au seul progrès. Alors, c'est de la bouche même des positivistes qu'émaneront ces pulsions destructrices qui présenteront le positiviste méprisant et voué à la haine de l'autre en tant que penseur divergent. La théologie devient la victime privilégiée, comme pour montrer la négativité du positivisme qui porte en lui cette calomnie de toute différence. Bonhomet s'exprime dans ce sens vis à vis de Césaire Lenoir: " Quant à ce qu'il appelait ses idées " théologiques" , elles étaient pour moi la source la plus ample et la plus hilare de quolibets possibles [...] Lenoir ne se doutait donc pas, lorsque j'approuvais, tout haut et avec un doux sourire, ses somnolentes et fadasses théories, qu'in petto je nourrissais contre elles une haine basse, dédaigneuse, ave ugle et presque sanguinaire ! " ( Tribulat Bonhomet, page 172) . Au regard du conte, L'Héroïsme du docteur Hallidonbill, l'indifférence du positivisme pour l'homme dans son intégrité ne fait plus de doute. L'humanité est devenu un bloc homogène d'où la pluralité serait bannie, bloc privilégié pour les expériences visant à servir ce dieu-progrès: " l'amour exclusif de l'Humanité future, au parfait mépris de l'Individu présent, est, de nos jours, l'unique mobile qui doive Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 53 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x innocenter, quand même, les magnanimes outranciers de la Science. " ( Histoires insolites, L'Héroïsme du docteur Hallidonbill, page 261) . Villiers n'aura de cesse de le proclamer, le progrès ne peut se suffire à luimême et doit nécessairement s'inscrire dans la prolongation d'une évolution. Aussi ce que le positivisme affirme paraît-il comme une discontinuité dangereuse qui pourrait faire perdre à l'homme cette conscience de ses origines. C'est un progrès trompeur qui s'impose au monde. De moyen il est devenu, par l'intervention de la philosophie positiviste, une fin, ce que l'idéologie villiérienne, farouchement attachée au pouvoir de l'esprit, ne saurait admettre. Tel un écho à l'indignation de Villiers, Claire Lenoir s'insurge contre cette pensée matérialiste qui réduit les perspectives de la pensée: " Ah ! s'écria-t-elle, comment vous suffit-il de ne vous développer, vous Homme, qu'à travers une série d'expressions relatives dont la somme constitue votre Science ! Dans ce cas, au lieu d'être de parfaits-animaux, nous sommes, seulement, des animaux qui s'améliorent et qu'un Progrès indéfini enferme à jamais dans une loi proportionnelle ! " ( Tribulat Bonhomet, page 190) . Le positivisme réduit l'esprit à la raison . Et, comme le rappelle Villiers dans L'Eve future, c'est par ce dernier que Dieu se manifeste: " Dieu, comme toute pensée, n'est dans l'Homme que selon l'individu. Nul ne sait où commence l'Illusion, ni en quoi consiste la Réalité. Or, Dieu étant la plus sublime conception possible et toute conception n'ayant sa réalité que selon le vouloir et les yeux intellectuels particuliers à chaque vivant , il s'ensuit qu'écarter de ses pensées l'idée d'un Dieu ne signifie pas autre chose que se décapiter gratuitement l'esprit. " ( L'Eve future, page 789) . Avec le positivisme l'idée de Dieu s'atténue dangereusement pour se voir supplantée par cette philosophie strictement matérialiste. IL n'est plus de spiritualité possible dès lors que le positivisme devient la forme de pensée privilégiée de l'individu. L'esprit, vidé de son imaginaire, ne peut fuir cette réalité- prison. Ce constat c'est celui de Elisabeth dans La Révolte: " Trop tard: je n'ai plus d'âme [...] Tout est consommé ! L'épreuve est faite. Je suis vaincue. " ( La Révolte, page 407) . La révolte est vouée à l'échec dès lors que le sujet s'est laissé préalablement absorber par cette philosophie matérialiste. Plus loin, le mari, défenseur absolu de cette rassurante et prévisible matérialité, aura le mot de la fin: " Eh ! que deviennent les rêves devant cette bonne réalité ? - La Poésie, - oui... - une attaque ! - Je comprends cela, vois-tu ?... J'ai eu ça moi-même." ( La Révolte, page 408) . L'esprit se dépouille de sa substance essentielle, l'imaginaire, et ne tend plus vers cette élévation à laquelle il aspirait jusqu'alors. Villiers condamne le positivisme comme l'instrument de l'abaissement de l'homme: il y perd à la fois la conscience de l'en dedans et celle de l'au-delà, c'est-à-dire de Dieu. Cela devient une remise en cause de sa valeur d'absolu jusqu'alors incontestée: " Malgré l'inévitable ascendant primitif de la philosophie théologique, on peut maintenant affirmer qu'une telle manière de philosopher n'a jamais été, pour notre intelligence, qu'une sorte de pis aller, vers lequel une prédilection spontanée ne nous a d'abord si exclusivement entraînés que par l'impossibilité radicale d'une meilleure philosophie. " ( Leçons de sociologie, page 330) . En destituant la philosophie théologique, le Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 54 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x positivisme s'octroie cet état supérieur de la pensée et s'institue en véritable religion du progrès. Cette dévotion impie semble écraser sur son passage tout ce qui rappelle une pensée qui tend vers le mieux être spirituel. Il s'agit de tuer l'idéal contenu en chacun, tel que le préconise le docteur Tristan après le traitement duquel " Vous sentez le Bon-Sens couler, comme un baume, dans tout votre être. Votre indifférence... ne connaît plus de frontières. Vous êtes sacré par un raisonnement qui vous rend supérieur à toutes les hontes. Vous êtes devenu un homme de l'Humanité. " ( Le Traitement du docteur Tristan, page 733) . Par des satires railleuses, Villiers expose les préceptes positivistes puis les démonte un à un dans le but d'en exhiber tout le superficiel. Mais au regard de son époque c'est aussi l'échec d'une telle philosophie que Villiers affirme: " on voit que dès ses débuts, Villiers a passé une condamnation sans appel sur le siècle où il vivait, qu'il considérait comme moralement pourri et contre lequel il se révoltait de toute son âme. Il s'ensuit qu'il condamne aussitôt cette idée du progrès qui était si importante pour ses adversaires. Si les temps modernes sont plus corrompus que les époques révolues, pourquoi croire au progrès ? c'est plutôt le mouvement contraire qui semble s'imposer à l'esprit. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 164,165 ). Au-delà de cette écriture ironique transparaît une vive inquiétude de voir la signification profonde des choses disparaître tout à fait du monde, remplacée par un matérialisme indifférent, inquiétude qui se manifeste dans La Maison du bonheur: " Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc Valleran de le la Villethéars, dès leur juvénilité, commencèrent à ressentir beaucoup d'étonnement de faire partie d'une espèce où le dépérissement de toute foi, de tous désintéressés enthousiasmes, de tout amour noble ou sacré, menaçait de devenir endémique. " ( La Maison du bonheur, page 274) . Le positivisme, pour Villiers, entraîne le monde dans un dépérissement causé par une résignation des individus à la médiocrité. Sans espoir d'élévation spirituelle l'homme verra s'estomper en lui l'idée même de Dieu. Pour vaincre cette philosophie impie,, Villiers propose de réaffirmer la supériorité de l'esprit sur le monde, suivant la philosophie hégélienne. B/ Positivisme et hégélianisme: Le progrès ayant sa philosophie propre, le positivisme, il fallait à Villiers une pensée avec un statut identique, capable de rivaliser avec la pensée positiviste. Cette pensée devait donc être contemporaine de celle d'Auguste Comte, au risque d'être décrétée inapte à comprendre le mouvement de l'époque. Hegel semblait illustrer au mieux ce compromis entre le passé et l'avenir que cherchait à apporter Villiers dans sa conception du progrès. A partir de l'idéalisme du philosophe allemand, Villiers construit ( très librement, nous le verrons) une argumentation dans le but de renverser l'édifice positiviste. L'idéologie villiérienne a ainsi une philosophie de référence, dans laquelle elle va puiser afin de démonter le progrès selon les visées positivistes. Il existe une théorie capable de résister aux instances du positivisme souverain. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 55 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Le positivisme fonde en quelque sorte son idée de l'évolution sur le déclin d'autres philosophies antérieures à elle, se déclarant comme finalité: " En comparant chaque jour, à l'un et à l'autre titre, son heureuse et féconde aptitude à satisfaire de mieux en mieux les plus urgents besoins intellectuels de l'humanité avec l'évidente stérilité radicale des vaines conceptions de la théologie, la raison publique, indépendamment de tout lutte directe, n'a pu s'abstenir de condamner involontairement ces explications chimériques à une désuétude de plus en plus complète, qui devait déterminer graduellement leur décadence irrévocable, à mesure qu'une discussion rationnelle ferait ressortir leur inanité nécessaire. " ( Leçons de sociologie, page 336) . Cette " décadence irrévocable" Villiers la récuse. Pour lui, l'évolution est nécessairement fonction des éléments du passé et ne saurait s'en émanciper. A la raison Villiers opposera cette " liberté infinie de la pensée compréhensive" que soumet Hegel. L'intransigeance du positivisme, Villiers la vit comme un refus de la différence, une tendance périlleuse à l'uniformisation, c'est-à-dire une non-reconnaissance de la singularité de l'esprit, entendue comme une fâcheuse déviance. Elisabeth, héroïne de La Révolte, révèle, à travers l'évocation des paroles de son père, la rupture avec son intériorité qu'implique l'adhésion au positivisme: " Tiens, enfant, vois autour de toi l'Oeuvre humaine qui marche, la Science qui se déploie et qui délivre! Les inventions pleines de force et de grandeur! Le passé, c'est l'enfance. C'est depuis cent ans, à peine, que l'homme, ayant reno ncé aux superstitions et aux rêves, peut lever le front sous le grand soleil! Sois donc une femme positive; sois honnête et sois riche; le reste, c'est vanité! " ( La Révolte, page 394,395) . Ce que le père d'Elisabeth qualifie donc de "vanité" c'est ce mouvement libre de l'esprit qui, pour Hegel, domine. Cette théorie de la supériorité de l'esprit sera l'argument majeur opposé au rationalisme positiviste. L'esprit ne peut être conditionné s'il veut s'épanouir, voilà ce que défend Villiers. Césaire Lenoir l'affirme, " L'IDEE est donc la plus haute forme de la Réalité: - et c'est la Réalité même, puisqu'elle participe de la nature et des lois suréternelles, et pénètre les éléments des choses. " ( Tribulat Bonhomet, page 181, 182) . Suivant la philosophie hégélienne, " l'idée, en tant qu'existant en soi et pou soi, est aussi le vrai en soi, elle est ce qui participe de l'esprit d'une façon générale, ce qui est le spirituel universel, l'esprit absolu. " ( L'idée du Beau, page 140) . Par la confrontation des deux philosophies, Villiers dresse la valeur symbolique contre la valeur matérielle. Il est question de vaincre cette rupture entre les choses et leur signification. Il s'agit de fléchir la matérialité à l'idéalité. " Le positiviste a peur de tout ce qui n'est pas de son monde physique. Ainsi, il ne donne jamais aux signes des référents idéaux. Il nie jusqu'à sa propre imagination afin de refuser l'existence au mystère, à l'absolu et à l'infini. Le sens qu'il prête aux mots est le plus banal et le plus physique possible. " ( Le silence éloquent, page 33) . Aussi, dresser la pensée hégélienne face à celle de Comte devient une tentative de redonner conscience à l'humanité de l'infinitude de l'esprit et de sa force libératrice. Car l'attitude pratique à laquelle semble inviter le positivisme provoque la destruction de l'intériorité. Toute La Révolte consistera à exposer, par la voix du Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 56 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x personnage Elisabeth, les ravages de l'application du positivisme sur l'esprit, avec une idée d'irréversibilité: " Ces grands mots, au bout du compte, m'ont conduite [...] A la destruction de tout ce que je voulais aimer! Aux choses les plus charmantes de mon âme avilies et comprimées! Et, à travers ces ruines, si je les laissais voir, j'entendrais pour toute consolation le gros rire des passants qui me traiteraient de femme incomprise, poétique, etc. " ( La Révolte, page 400) . Partisan d'une certaine modernité, Villiers trouve dans l'hégélianisme ce lien nécessaire entre le passé et l'avenir. Cependant il serait faux de conclure que toute la pensée de Villiers s'appuie sur les préceptes hégéliens. Il adapte la philosophie de Hegel à sa problématique. D'ailleurs, certaines divergences apparaissent entre ses conceptions et celles de Hegel ( à propos de notions telles que celles de progrès ou de rationalisme par exemple) : " Il est certain que ce qu'on est convenu d'appeler l'idéalisme allemand est à l'origine des spéculations philosophiques de Villiers; il est non moins certain que ces spéculations ont fini par le conduire à une doctrine personnelle qui n'y ressemble que de loin. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 218) . Ce règne de la seule extériorité pourrait se résumer ainsi: " C'en est fait! - nos victoires sur la Nature ne se comptent plus. Hosannah! Plus même le temps d'y penser! Quel triomphe!... A quoi bon penser, en effet? - De quel droit? - Et puis: penser, au fond, qu'est-ce que ça veut dire? Mots que tout cela!... Découvrons à la hâte! Inventons! Oublions! Retrouvons! Recommençons et - passons! Ventre à terre! Bah! le Néant saura bien reconnaître les siens. " ( L'appareil pour l'analyse chimique du dernier soupir, page 668) . C'est là un processus de déshumanisation qui se fait jour, où l'esprit se fragilise jusqu'à sa complète négation. Car regarder le monde dans une perspective collective c'est rejeter l'identité unique de chacun: " on voit, de même, encore plus sensiblement, que l'étude dynamique de la vie collective de l'humanité constitue nécessairement la théorie positive du progrès social, qui, en écartant tout vaine pensée de perfectibilité absolue et illimitée, doit naturellement se réduire à la simple notion de ce développement fondamental. " ( Leçons de sociologie, page 97). La philosophie positiviste apparaît aux yeux de Villiers comme une régression spirituelle qui, en invoquant l'harmonie de la société, en fait disparaître la diversité. En ce sens, rappelant l'importance de la pensée, l'hégélianisme constitue pour Villiers un rempart au positivisme: " S'il est un fait qu'on ne saurait contester, c'est que l'esprit possède le pouvoir de se considérer lui-même, qu'il est doué d'une conscience qui le rend capable de se penser lui-même et tout ce qui jaillit de lui . C'est qu'en effet la pensée constitue la nature la plus intime et essentielle de l'esprit. " ( Introduction à l'esthétique, page 25) . * * Il paraît cependant important de souligner le caractère très personnel des interprétations villiériennes, tant de la philosophie hégélienne que positiviste. Il ne saurait s'agir là d'une étude purement objective que le lecteur devrait recevoir comme telle. Villiers contredit ou s'approprie certaines idées philosophiques de son siècle pour aboutir à la sienne propre qui serait l'illusionnisme. De ce fait, il n'est pas un observateur objectif des pensées philosophiques auxquelles il se confronte. Celles-ci se trouvent fléchies à son propos, dans le but de servir une démonstration toute personnelle. Plus que la philosophie hégélienne ou positiviste, ce sont les Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 57 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x impressions de Villiers à leur égard que donne à voir son oeuvre ( quoique nombre d'idées des deux philosophes s'y trouvent reproduites fidèlement) . C/ Tribulat Bonhomet ou l'esprit positiviste: Tribulat Bonhomet est l’œuvre dans laquelle Villiers développe pleinement son refus du positivisme. Il ne s'agit plus de se contenter de réaliser une critique générale de la théorie d'Auguste Comte, telle qu'elle se dessine dans L'appareil pour l'analyse chimique du dernier soupir, mais d'une étude minutieuse qui, à mesure qu'elle expose les lignes majeures de la doctrine positiviste, les confond et met l'accent sur ses incohérences. Là où La Révolte signifiait la défaite de l'élan idéaliste (incarné par le personnage Elisabeth) Tribulat Bonhomet constitue une revanc he sur le positivisme qui verra sa propre chute à partir d'un de ses farouches défenseurs. La force de Villiers est précisément de narrer cette chute ( dans la partie intitulée Claire Lenoir) depuis le point de vue du positiviste Bonhomet, le récit rendu ainsi plus crédible. L'ironie parsème le récit d'un cynisme impressionnant. A double tranchant, elle est tout d'abord le fait du personnage Bonhomet lui-même, puis, en filigrane, celui de Villiers. Mallarmé le note ainsi: " Avec TRIBULAT BONHOMET tente son entrée dans l’œuvre la plaisanterie, sinistre devant le démon-bourgeois, ou Moderne, tel que le concevait aisément l'humoriste - énorme ressemblant pour que le portraituré immédiatement s'y reconnût: tout en insinuant aux entrailles du monstre, comme ces balles explosives des tueurs récents, on ne sait quel frisson, atrophié ou embryonnaire, d'infini rentré, propre à le secouer et le détruire. " ( Villiers de l'Isle-Adam, page 66,67) . Le cynisme de Bonhomet est poussé au paroxysme, comme pour montrer le peu de cas que le positiviste accorde au monde en tant que tel. C'est une sorte de laboratoire expérimental de la cruauté positiviste que l'épisode du cygne révèle. Villiers veut, par cette scène, pousser l'expérimentation positiviste jusqu'à son point ultime. C'est la science pour la science qui compte finalement. Mais il faut y voir un rite sacrificiel sur l'autel du progrès: " Bonhomet, avec un grand cri horrible, où semblait se démasquer son sirupeux sourire, se précipitait, griffes levées, bras étendus, à travers les rangs des oiseaux sacrés! - Et rapides étaient les étreintes des doigts de fer de ce preux moderne; et les purs cols de neige de deux ou trois chanteurs étaient traversés ou brisés avant l'envolée radieuse des autres oiseauxpoètes. " ( Tribulat Bonhomet, page 135) . Avec la mort du cygne, c'est le monde de l'imaginaire et du rêve qui est assassiné par le progrès destructeur. Une fois de plus le cygne se débat dans la modernité, à l'instar de celui de Baudelaire qui, " Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage. " ( Les Fleurs du Mal, pièce LXXXIX ) . La place stratégique de cet épisode du récit, en tête, présente d'emblée la véritable nature de l'esprit positiviste de Bonhomet et ne laisse plus de doute au lecteur. " Le Tueur de cygnes" illustre l'application des théories positivistes selon Villiers. Le chant du cygne devient ce dernier souffle d'un monde détruit par une modernité Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 58 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x déshumanisée: " Tribulat Bonhomet, au milieu de la nuit, part à la chasse aux cygnes, étranglant ses victimes afin d'entendre leur chant de mort - ce qui pour Villiers, représente l'attitude du bourgeois devant l'art et les artistes. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 170) . Plus avant, c'est l'artiste, porteur d'un en-dedans créateur nié par le docteur rationaliste ( pour qui tout doit demeurer pure extériorité, être donné à voir) qui devient la cible car il a valeur de frein au mouvement du progrès. L'art est ramené à une stricte matérialité dont la force symbolique est étouffée: " le plus révoltant de l'aventure est que maintes gens, tolérés, dans nos grands centres, on ne sait trop à quel titre - ( à celui d' "artistes" , je crois? ) - ont l'air, pour gouailler le Progrès, de s'autoriser de ces calamiteuses fumisteries de notre étoile, prétextant que ces aveugles oscillations des couches terraquées de l'Italie démontrent l'inférence, en nos affaires, de puissances secrètes, espiègles et nuisibles. - oui! oui! c'est cette idée biscornue ( et pas une autre! ) que cachent toutes ces transparents insinuations, - ces réticences, même! de certaine presse: - et nous les voyons venir!... Oui, oui, nos les voyons venir. " ( Tribulat Bonhomet, page 138,139) . Homme de la négation le positiviste Bonhomet ne saurait admettre l'autre différent, compris en tant qu'ennemi de son système de pensée. Ainsi il agit suivant un instinct de conservation animal. Par la voix de Césaire Lenoir, cet instinct positiviste est désigné. Nombre d'individus seraient " engagés dans les liens de l'Instinct, sont des bêtes invisibles [...] De là leur natale haine pour la Pensée! leur soif, inextinguible, organique,, foncière, d'abaisser, d'aniaiser, de profaner toute noble et pure tendance! de là leur mépris grotesque de tout art sublime, de toute charité désintéressée, de tout ce qui n'es pas bas et impur [...] de là leur impossibilité de comprendre l'Homme véritable, issu de l'En-haut! " ( Tribulat Bonhomet, page 199) . C'est l'attachement au matérialisme forcené que condamne , à travers Lenoir, Villiers. L'homme à nécessairement besoin d'élévation et lui imposer une doctrine qui ne s'appuie que sur l'apparent, le représentable, le conduirait à sa perte. Ce que veut dire Villiers c'est que l'homme se différencie de l'animal en parvenant à taire son instinct et ainsi tendre vers une élévation spirituelle. Le progrès social commande la mort de l'évolution spirituelle. Il y a tromperie selon Villiers. Dans ses " particularités morales". Bonhomet dit ceci: " les mystères de la science positive ont eu, depuis l'heure sacrée où je vins au monde, le privilège d'envahir les facultés d'attention dont je suis capable, souvent même à l'exclusion de toute préoccupation humaine. " ( Tribulat Bonhomet, page 148) . Villiers démontre par son personnage que le positivisme consiste en l'adoration d'une notion ( le progrès) devenue, à partir de la doctrine positiviste, une entité. Bonhomet considère la science pour la science, loin du devenir de l'homme dans lequel s'inscrivait celle de Edison. Donc, confronté à l'inconnu, le positiviste Bonhomet ne peut que le rejeter. L'inconnu ébranle la raison puisqu'il lui propose des phénomènes en deçà de son univers familier. Dans un souci d'absolue transparence ce qui est obscur est irrecevable et condamnable. Comme par crainte de cet inconnu le tuer devient primordial pour la sauvegarde de l'idéologie positiviste: " Il nous faudrait donc leur préparer un trépas hideux, - dont nous puissions, ostensiblement, nous laver les mains. Je crois répondre au vœu secret de tous en prenant sur moi de le déclarer. " ( Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 59 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Tribulat Bonhomet, page 139) . L'anéantissement de l'inconnu commence par ses représentants, les artistes, détenteurs de cet en-dedans qui défie les lois de la rationalité. Derrière se cache la peur ( que l'issue du récit Claire Lenoir confirmera) de voir ses convictions fragilisées par le doute qui, malgré ses efforts de négation, pénètre insidieusement sa raison: " Néanmoins, - je suis forcé de l'avouer, - je suis sujet à un mal héréditaire qui bafoue, depuis longtemps, les efforts de ma raison et de ma volonté! il consiste en une Appréhension, une ANXIETE sans motif précis, une AFFRE, en un mot, qui me prend comme une crise, me fait savourer toute l'amertume d'une inquiétude brusque et infernale, - et cela, le plus souvent, à propos de futilités dérisoires! " ( Tribulat Bonhomet, page 149) Cette angoisse honteuse est le prémisse de la chute du positivisme face à l'au-delà qui interviendra sur le lit de mort de Claire Lenoir. Le procès du positivisme sera donc entier et minutieusement orchestré. Tout d'abord il y aura la phase d'exposition des faits, autrement dit l'établissement d'un portrait du personnage Bonhomet et de ses semblables. Ensuite ce sera la confrontation aux détracteurs du positivisme ( Claire et Césaire Lenoir) . Et, comme une sentence, la vision dont sera victime le docteur Bonhomet brisera la certitude du positivisme d'être une finalité en soi. Philosophies théologique et métaphysique reprennent leurs droits sur le positivisme, assigné à ses propres limites qu'il entendait imposer au monde. En cela, Tribulat Bonhomet est une attaque précise et étayée du positivisme. Villiers, pour qui la science doit demeurer un moyen et non une fin,"soutient toujours le même combat contre l'artificiel, la contrefaçon, l'utilitarisme, la lâcheté; contre toutes les forces et toutes les formes que l'homme invente sans pour raffiner sur la révoltante absurdité de la vie. Sans paraître en nom, le patelin Tribulat Bonhomet, qui se nomme Légion, illustre cependant au ye ux de son créateur le symbole secret et l'inspirateur invisible de ces "passants" et de ces vibrions humains que Villiers dénonce: tapi au cœur de chacun et de chacune, il incarne le termite du siècle, au profond duquel, jour après jour, et assise après assise, il ronge toute naïve grandeur et tout vrai progrès - aussi acharné à démolir que le protestataire à le combattre jusqu'au bout, dût-il être le seul et le dernier dans le dernier des bouges. " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 114) . La citation du Nouveau Testament ( " Je m'appelle Légion" , Evangile selon Saint Luc, VIII, 30) qui préface le texte contient toute la crainte que lui inspire à son tour l'idéologie positiviste. Elle est ce démon de la modernité qui voudrait effacer les racines profondes du monde. Contre cet avilissement de la société, Villiers n'hésite pas à évoquer la possession dont lui serait, ( peut-être l'exorciste ?), armé de sa plume rédemptrice (?) , l'un des derniers remparts à ce culte du progrès pour rappeler le seul possible, celui de Dieu. Le démon du positivisme est tombé lui aussi, et Bonhomet, son représentant, a du reconnaître l'évidence du mystère, et sa raison s'est enfui de lui. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 60 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x 2/ La satire d'une époque: La dimension ironique dans l’œuvre villiérienne, comme nous l'avons constaté pour Tribulat Bonhomet, est le moyen d'échafauder une critique acerbe et impitoyable contre les divers éléments qui participent de ce culte du progrès. Il s'agit de railler ces croyances en une modernité souveraine par des mises en abîme où les mœurs de la civilisation du progrès sont soigneusement exposées et poussées à un extrême burlesque. Et, pour mieux appuyer cette dimension, Villiers établit souvent son récit à partir du point de vue même d'un défenseur de cette société nouvelle. La satire est donc la plus incisive des accusations, lesquelles se profilent sous l'apparence de l'assentiment. Le pouvoir du progrès en est alors amoindri, précipité dans des situations qui provoquent une indéniable moquerie. Cela appelle une certaine cruauté que l'auteur lui-même désigne ouvertement dans son titre: Contes cruels. Aidé d'une imagination sans bornes (image, sans doute, de cette infinitude dont il se fait le défenseur absolu) il déshabille, démasque cette société vouée au progrès qui, une fois mise à nue, perd de sa crédibilité. Ses rouages honteux sont exposés publiquement. " S'épaulant ou s'interpénétrant, équivalentes en force quand leur maître le veut, imagination et ironie représentent toutes deux des besoins autant que des armes. Certes, il ne suffit pas d'être cruel pour écrire d'admirables contes cruels ! Pourtant, s'il n'avait pas nourri en lui la cruauté des purs, Villiers n'aurait pu écrire tels récits qui subliment une juste vengeance refusée par la réalité: le spasme de la création prolonge l'affirmation de l'être. " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 116) . Dans ce sens, nous parlerons du mercantilisme, comme de l'élément de corruption, de la bourgeoisie, classe aechétypale de la société du progrès, puis de la cruauté moderne confrontée à celle de Villiers. Dans ces trois sous-parties nous nous efforcerons de montrer comment la satire villiérienne constitue la condamnation la plus minutieuse du culte du progrès . A/ le mercantilisme: Le monde ne se donne plus, il se monnaye. Le profit ne sera plus celui de l'esprit, devenu inutile. La société commande la seule élévation matérielle. L'artiste, en brandissant le profit de l'esprit est condamné à mort ( tel que le profère Bonhomet) . Le mercantilisme c'est la servitude primordiale au progrès souverain. Ainsi, il y a Lord Ewald, l'homme des sentiments élevés, et Alicia Clary: " Elle fait donc partie du nombre immense de ces femmes dont le très solide calcul est à l'honneur ce que la caricature est au visage et qui définiraient volontiers ce même honneur " une sorte de luxe que les gens riches seuls peuvent se permettre et qu'il est toujours loisible d'acheter en y mettant le prix" : ce qui signifie que le leur fut toujo urs à l'enchère, quelques hauts cris qu'elles puissent en jeter extérieurement. " ( L'Eve future, page 803) . Avec l'argent la matérialité tue sans rémission possible la spiritualité. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 61 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Le mercantilisme justifie tout; il a pouvoir d'absolution. Tant qu'il y a profit potentiel la notion de faute est exclue. Cependant , dès qu'intervient un sentiment déraisonnable, l'outrage à la morale devient manifeste. C'est ce que soumet, le plus ironiquement possible, le conte des Demoiselles de Bienfilâtre. Là, sous une apparente complaisance pour l'esprit pragmatique, incarné par deux " Sœurs de joie" , Villiers déchaîne la négativité de l'esprit moderne qui se traduit par un avilissement nuisible aux sentiments. Tout d'abord ce sera : " Jamais personne ne leur avait adressé un reproche ni une plainte. Chacun reconnaissait que leur commerce était doux, affable. Bref, elles ne devaient rien à personne, faisaient honneur à tous leurs engagements et pouvaient, par conséquent, porter haut la tête. " ( Contes cruels, Les Demoiselles de Bienfilâtre, page 547,548) . Puis, le texte, une fois démasquée la passion en l'une d'elles, aboutira à : " Mais cette honte, où elle succombait, d'avoir fidèlement gardé de l'amour à un jeune homme sans position et qui, suivant 'lexpression exacte et vengeresse de sa sœur, ne lui donnait pas un radis ! Henriette, qui n'avait jamais failli, lui apparaissait comme dans une gloire. " ( Contes cruels, Les Demoiselles de Bienfilâtre, page 551) . Aimer sans le souci de l'argent tient du " cynisme" , le texte lui-même le dit. Le sentiment n'est pas lucratif, voilà l'affreuse constatation de la modernité. Il s'agit d'être utile, sinon, à quoi bon demeurer sur terre ? La gratuité des choses n'est plus de mise. Elle est un affront aux efforts promulgués par le progrès pour insuffler cette force mercantile. Villiers pousse cette utilité jusqu'à des projets rocambolesques. Il est question de combler les vides inutilisés, formidables réservoirs prêts à accueillir l'audace mercantile qui entend ne pas souffrir de pertes. La nature sera donc mise à contribution, puisqu'il n'est plus de limites au progrès. Le monde doit être régi par le maître-mot, l'intérêt. Dans L'Affichage céleste le progrès entame cette entreprise de destruction du songe pour l'avènement de l'utile. La notion d'inutile peut être affiliée au sentiment et, ainsi que lui, elle est répréhensible: " A quoi bon, en effet, ces voûtes azurées qui ne servent à rien, qu'à défrayer les imaginations maladives des derniers songe-creux ? Ne serait-ce pas acquérir de légitimes droits à la reconnaissance publique, et, disons-le ( pourquoi pas ?), à l'admiration de la Postérité, que de convertir ces espaces stériles en spectacles réellement et fructueusement instructifs, que de faire valoir ces landes immenses et de rendre, finalement, d'un bon rapport, ces Solognes indéfinies et transparentes ? Il ne s'agit pas ici de faire du sentiment. Les affaires sont les affaires." ( Contes cruels, L'Affichage céleste, page 577) . Le sentiment est une perte, et tout ce qui le sert sera infléchi à l'ordre nouveau du mercantilisme. La contemplation est devenue un sacrilège car elle entraîne des idées périlleuses d'infinitude. Et, comme un défi suprême à la spiritualité, le ciel du début du récit se transforme en Ciel à la fin: " Grâce à lui, le Ciel finira par être bon à quelque chose et par acquérir, enfin, une valeur intrinsèque. " ( Contes cruels, L'Affichage céleste, page 580). La seule infinitude recevable sera celle du gain. Et puisque que l'on asservit le haut au mercantilisme ( le ciel ), il peut en être de même pour le bas ( illustré par la tombe) . Fleurs de ténèbres découvre un autre moyen d'élever le pouvoir du mercantilisme par un détournement de sens. En effet, Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 62 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x ces fleurs dédiées aux morts, revendues aux vivants, Villiers les dépose comme les emblèmes d'une société dénuée de mémoire. Le mort est inutile; seul le vivant sert le profit. Au-delà de l'ironie de la narration, c'est la négation des symboles que met en évidence Villiers. Le mot de la fin dévoile une société du recyclage qui évolue en un cercle clos où la Mort c'est aussi le vide qui habite chacun: " En sorte que ces créatures-spectres, ainsi parées de fleurs de la Mort, portent, sans le savoir, l'emblème de l'amour qu'elles donnent et de celui qu'elles reçoivent. " ( Contes cruels, Fleurs de ténèbres, page 667) . La mort, pour le mercantiliste avisé, c'est celle de l'âme. A s'y méprendre joue avec les deux définitions possibles de la mort, opérant un parallèle significatif entre deux visions de mort. Ces deux visions traduisent deux tendances: pour la première scène, il s'agit de quitter le sensible pour embrasser l'au-delà, et se libérer des contraintes mercantiles; pour la seconde ce sera la démarche mercantiliste par excellence qui signifiera la mort de toute intériorité et de conscience d'un au-delà. Cette symétrie des deux scènes interroge le lecteur qui se trouve exposé à un choix, l'invitant à statuer sur sa tendance, matérialiste ou spirituelle. La prise de parti du récit ( plus ouverte que dans nombre de contes dont l'ironie masquait plus l'opinion, et que le "je" s'autorise ici), elle, est claire: " Toutefois, je l'avoue ( s'il y a méprise), LE SECOND COUP D'OEIL EST PLUS SINISTRE QUE LE PREMIER !... Je renfermai donc, en silence, la porte vitrée et je revins chez moi, - bien décidé, au mépris de l'exemple, - et quoi qu'il pût m'en advenir, - à ne jamais plus faire d'affaires. " ( Contes cruels, A s'y méprendre! , page 630) . Embrasser la philosophie de l'argent c'est tuer son âme, favoriser un instinct grégaire. Ces tableaux dressés autour du mercantilisme opposent l'instinct à la sensation. L'opinion est commandée par le mercantilisme. Le plus beau Dîner du Monde sera définitivement celui où les invités trouvèrent une pièce de monnaie dans leur assiette. Plus encore, l'argent supplante les anciennes valeurs: elle figure l'honneur du monde moderne. La Révolte c'est celle contre le pouvoir écrasant de l'argent. Par la voix du personnage d' Elisabeth se dresse un réquisitoire impitoyable à l'endroit du mercantilisme: " Rêver, c'est, d'abord, oublier la toute-puissance des esprits inférieurs mille fois plus abjects que la Sottise ! C'est cesser d'entendre les irrémédiables cris des spoliés éternels ! C'est oublier les humiliations que chacun subit et que tous infligent et que vous appelez la vie sociale ! C'est oublier ces soidisant devoirs qui révoltent la conscience et ne sont autres que l'amour des intérêts bas et immédiats au nom desquels il est permis de demeurer distrait devant la misère des déshérités ! C'est contempler, au fond de ses pensées, un monde occulte dont les réalités extérieures sont à peine le reflet. " ( La Révolte, page 398) . Derrière l'ironie villiérienne boue une colère qui éclate ponctuellement dans l'ensemble de son oeuvre, où se dressent autant de démentis qui démasquent la nature véritable du mercantilisme. Mais il semble que son démenti le plus abouti soit cet hymne à la spiritualité et aux libres élans de l'intériorité que constitue La Maison du Bonheur. Seulement, pour vivre ces sentiments bannis par l'intérêt, il n'est plus d'issue que la fuite: " Dispositions prises, ils partent, ils disparaissent, - devant se retrouver [...] en cette retraite bien inconnue qu'ils ont choisie et noblement ornée, au goût de leurs âmes, pour y cacher leur saison de paradis. " ( Histoires insolites, La Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 63 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Maison du Bonheur, page 279) . Et, ce titre, oh combien évocateur, semble porter les accents de ces vers de Vigny: " Pars courageusement, laisse toutes les villes, Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin, Du haut de nos pensers vois les cités serviles Comme les rocs fatals de l'esclavage humain. " ( Les Destinées, La Maison du Berger) Là où les deux amants de La Maison du bonheur représentent l'acte spontané d'union, Virginie et Paul, conte au début duquel le lecteur est dupe, devient l'hymne au mercantilisme, le bruit de l'amour remplacé par un écho murmurant " De l'argent ! Un peu d'argent ! " ( Contes cruels, Virginie et Paul, page 606) . Le monde est donc bien corrompu par un esprit mercantiliste qui s'acharne contre toute déviance. Le sentiment n'est plus et s'il apparaît çà et là, il est désigné comme " une véritable épidémie" ( Histoires insolites, L'Inquiéteur, page 323) que les serviteurs de la modernité s'évertueront à enrayer. Le constat de Villiers devant le mercantilisme c'est la disparition du sens de la hauteur chez l'homme. Cette adoration du gain ce sera le fait du bourgeois, fléau des temps modernes selon Villiers: " pour le bourgeois, il faut que tout puisse se convertir en argent; c'est pour cela que L'Affichage céleste présente un projet d'utiliser les espaces vides du ciel à des fins commerciales. De même, ce sont des bourgeois, indignés du gaspillage des fleurs qui se fanent sur les tombeaux [...] l'habitude bourgeoise de mêler l'argent à toutes les activités humaines est l'objet d'une satire acerbe dans Le plus beau Dîner du Monde. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 169) . B/ la bourgeoisie: La bourgeoisie est la classe représentative du progrès. Elle tient le monde dans la matérialité et nie tout ce qui s'en écarte. Mais, paradoxalement, peu lui importe ce monde en tant que tel qu'il façonne au gré de ses intérêts propres. Car la bourgeoisie défend sa seule cause tout en s'évertuant à détruire ce qui n'entre pas dans le cadre de ses critères d'admissibilité. La bourgeoisie c'est le lieu de la mesure, c'est-à-dire qui interdit toute excès. Elle domine donc, aidée du progrès, brisant les anciens repères afin de glisser vers cette uniformisation du monde rassurante et surtout sous contrôle. Car il s'agit bien de ça, contrôler. Aussi, chaque attaque de Villiers contre cette classe abhorrée, révèle-t-elle les caractéristiques du bourgeois, derrière lesquelles une question se profile ( à laquelle Villiers voudrait apporter une réponse négative mais que l'évidence du monde empêche) : " La bourgeoisie, classe moyenne, était-elle prédestinée à régner grâce aux progrès de la démocratie et à faire triompher la médiocrité ? " ( Un grand désert d'hommes, page 98) . La moindre caractéristique de la bourgeoisie sera extirpée, exposée, mise à nue, par une écriture qui se défie de la médiocrité. Villiers entame l'édifice bourgeois de tous côtés, amplifiant au besoin ( dans des satires ravageuses) chaque trait , comme pour pousser cette classe dans ces derniers retranchements. Il faut faire Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 64 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x peur au bourgeois, le déstabiliser, lui dérober cette raison protectrice derrière laquelle il croit se prévaloir de toute manifestation extérieure à son entendement. La bourgeoisie tire une indéniable fierté de cette rassurante monotonie qui l'entoure. Villiers frappera donc là, entraînant le bourgeois dans un déséquilibre périlleux. Comme il a tenté le monde en le précipitant dans la médiocrité ( qu'il voudrait irréversible) le bourgeois sera, à son tour, précipité dans ce qu'il avait cru détruire, le doute, l'insolite, le phantasme. Redoux voit sa raison dangereusement fragilisée par des émanations incontrôlables de son cerveau. Le texte met l'accent sur le sentiment honteux de ce personnage qui découvre, à son insu ( car tout mystère se manifeste à l'insu du bourgeois, comme ce fut le cas pour Bonhomet) , des forces qui se jouent de sa souveraine raison: " ce digne chef de famille, véritable exemple social, n'échappait cependant pas plus que d'autres, lorsqu'il était seul et s'absorbait en soi-même, à la hantise de certains phantasmes qui, parfois, surgissent dans les cervelles des plus pondérés industriels; Ces cervelles, au dire des aliénistes, une fois hors des affaires, sont des mondes mystérieux, souvent même assez effrayants. " ( Les Phantasmes de M. Redoux, page 262) . Cette "cervelle" , corps presque étranger, parasite de la raison bourgeoise, Villiers la déréglera en quelque sorte pour tenter la déraison chez le bourgeois. L'inconnu, dont il nie l'existence, viendra donc l'effrayer, le poussant à se nier luimême. Prisonnier de la guillotine, sous laquelle ses fantasmes l'ont conduit, Redoux sera confronté à sa propre déraison ( il faut y voir de même la sourde vengeance d'un Villiers aristocrate savourant le plaisir de précipiter un représentant de la bourgeoisie, celle-là même qui guillotina Louis XVI) . Le fantasme est dangereux pour le bourgeois étant donné qu'il prend corps depuis une intériorité incontrôlable. Mais cette crainte de l'inconnu prend une toute autre tournure avec le conte Les Brigands. Dans ce récit, la bourgeoisie, privée de repères, se livre aux instincts les plus extrêmes. Le bourgeois, privé d'une conscience qu'il voudrait morte en lui, est l'être de l'instinct. Il lui suffit d'un indice de danger pour se livrer à une bestialité meurtrière: " le paroxysme du sentiment qu'ils éprouvèrent les fit délirer. Une fusillade nourrie et forcenée commença. L'instinct de la conservation de leurs vies et de leur argent les aveuglait [...] bref ce fut une extermination, le désespoir leur ayant communiqué la plus meurtrière énergie: celle, en un mot, qui distingue la classe des gens honorables, lorsqu'on les pousse à bout ! " ( Contes cruels, Les Brigands, page 678) . Il en ressort, pour Villiers, que leur raison, du fait des barrières qu'elle s'impose, livre leur appréhension de l'inconnu à l'instinct. La nuit est propice à constituer le lieu où leur raison se décompose. Par extension, c'est la diversité qui est anéantie par cette classe uniforme. Chacun doit se retrouver dans l'autre. La singularité est bannie car elle propose des contradictions à une opinion installée et reçue par tous comme seule viable. C'est là le moyen de contrôler les déviances possibles vers un mouvement de passion. Pour la bourgeoisie, c'est la mesure qui prime sur l'émotion. Il faut savoir taire des sentiments qui sont autant de désordres potentiels dans un système ordonné. " Certaines émotions aussi bien que certaines idées sont considérées par le bourgeois comme étant dangereuses pour sa tranquillité, et il les évite autant que possible [...] Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 65 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Car le bourgeois, d'après Villiers, s'inquiète, bien contre son gré, de la possibilité qu'il y ait au monde autre chose que ce qui tombe sous ses sens et il cherche par tous les moyens à réprimer cette inquiétude indéracinable. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 171) . Cette crainte farouche de perdre le contrôle de soi pousse le bourgeois, aidé souvent des techniques de la science ( L'Appareil pour l'Analyse chimique du dernier soupir) , à se munir de défenses contre l'émotion, danger redoutable pour la raison. Avec L'Inquiéteur ce sera la calomnie qui constituera le remède au chagrin, inconcevable dans une société moderne. Le sentiment est apparenté à une maladie: " Au printemps de l'année 1887, une véritable épidémie de sensibilité s'abattit sur la capitale et la désola jusqu'aux canicules [...] D'affolées scènes d'un "désespoir" absolument indigne de gens modernes se produisaient, chaque jour, au cours de maintes et maintes funérailles " ( Contes cruels, L'Inquiéteur, page 323) . Le recours aux bassesses les plus extrêmes, ainsi que cet irrespect devant la mort ( que Villiers développera fréquemment dans sa critique de la bourgeoisie ) c'est l'indifférence au monde que le bourgeois construit. L'autre ne vaut que dans son inscription dans un système. Dès lors qu'il n'y a plus la reconnaissance d'une différence possible, ce qui était autrefois une aberration devient la seule voie à suivre, celle d'une raisonnable indifférence ( que manifeste Bonhomet) . La bourgeoisie rejette toute expression du beau (en tant qu'objet de contemplation) , condamné comme superflu. L'esthétique est proscrite car elle est une dérive dans une société de raison. L'art doit, lui aussi, s'abaisser à la nouvelle servitude bourgeoise: " Qu'importe le style en cette affaire ? La seule devise qu'un homme de lettres sérieux doive adopter de nos jours est celle-ci: SOIS MEDIOCRE ! C'est celle que j'ai choisie. De là ma notoriété. - Ah ! c'est qu'en fait de bourgeoisie française, nous ne sommes plus aux temps d'Eustache de Saint-Pierre, voyez-vous ! - Nous avons progressé. " ( Contes cruels, Deux augures, page 573) . L'art est déchu, comme la spiritualité dont il s'abreuve pour créer. Villiers ironise de plus belles et, après les conseils du directeur de presse, apporte une réponse qui semble en dire long sur le statut du penseur à l'époque moderne: " Et voici qu'au lieu de me répondre oui ou non, vous m'accablez d'injures ! Vous me traitez, à brûlepourpoint, de littérateur, d'écrivain, de penseur, que sais-je ? j'ai vu le moment où... sans aucune provocation de ma part... ( Ici notre ami baisse la voix en regardant autour de lui comme craignant les écoutes ) ... où vous alliez me traiter d' "homme de génie" ! Ne niez pas: je vous voyais venir; - Monsieur, on ne traite pas, comme cela, d'hommes de génie des gens qui ne vous ont rien fait. " ( Contes cruels, Deux augures, page 575, 576) . L'imagination est devenue une maladie. Pour satisfaire sa curiosité, le bourgeois est prêt à toutes les aberrations possibles. Le monde est devenu un vaste champ expérimental où il s'essaye à loisirs. Chaudval n'hésitera pas à provoquer un incendie pour connaître le remords. Mais face à l'évidence ( celle que sa conscience ne le hante point) force lui est de constater qu'il a échoué ( comme si le bourgeois était incapable d'avoir une quelconque conscience) : " Contrairement à ses espoirs et prévisions, sa conscience ne lui criait aucun remords. Nul spectre ne se montrait ! - Il n'éprouvait rien, absolument rien !... " ( Contes cruels, Le Désir d'être un homme, page 664) . Le docteur Hallidonbill agira pareillement, en assassinant un de ses patients, devenu Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 66 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x une énigme scientifique. La morale du conte statue d'ailleurs parfaitement sur les dispositions morales de la bourgeoisie: " l'amour exclusif de l'Humanité future, au parfait mépris de l'Individu présent, est, de nos jours, l'unique mobile qui doive innocenter, quand même, les magnanimes outranciers de la Science." (Histoires insolites, L'Héroïsme du docteur Hallidonbill, page 261) . Le bourgeois, en détruisant le porteur d'un mystère possible, croit ainsi le rendre représentable. Le bourgeois mutile le monde: il voudrait combler le ciel de panneaux publicitaires, bannir la poésie, autant d'intentions qui font dire à Villiers qu'il est un fléau. Fidèle à la seule négation du monde dont elle a provoqué l'avilissement en lui ôtant le droit d'être contemplé, la bourgeoisie reste pour Villiers une classe destructrice qui aurait falsifié, si l'on peut dire, la juste évolution du monde. Désormais, comme le dit La Machine à Gloire, on ne se signe plus que devant les " véritables apôtres de l'Utile" (Contes cruels, La Machine à Gloire, page 583) , les poètes devenus les ennemis majeurs de la société bourgeoise. Avec Bonhomet, Villiers aura accompli une synthèse des tendances de la bourgeoisie moderne. Pour J.H. Bornecque, qui dresse de Bonhomet un portrait très juste et qui vaut pour le bourgeois en général vu par Villiers, il " ne manque ni d'intelligence sournoise, ni de clairvoyance dévoyée; mais, avec une ferveur inlassable, il les applique exclusivement à la bassesse et au mal [...] il garde comme un dragon la mentalité du vieil enfant malfaisant qui veut ouvrir les entrailles " pour voir ce qui arrivera " . En lui le cuistre est servi par un expérimentateur sadique [...] Il s'attaque méthodiquement à tout ce qui est grand et pur, et de préférence aux artistes, contre lesquels il nourrit une exécration papelarde et multiforme." ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 61) . C/ la cruauté: La cruauté villiérienne serait une réponse virulente, une démarche vengeresse: " le désir est toujours vengeur et la cruauté constitue son horizon naturel " ( Dictionnaire des littératures, définition de la Cruauté ) . La perte, Villiers ne s'y résigne pas. Ainsi, sa cruauté représentera un ultime noyau de résistance contre celle, plus indifférente, et presque irrémédiable, de la civilisation du progrès. La cruauté villiérienne s'écarte de celle d'un Maupassant dont l'ironie se développe sous couvert de la fatalité, du destin ( ainsi les Contes du jour et de la nuit) et verse plutôt du côté de l'écriture baudelairienne. Villiers affirme sa cruauté en tant que telle et revendique ouvertement ses attaques contre la société moderne. Le progrès ne saurait être reconnu comme une fatalité car ce serait l'admettre. La cruauté est peut-être le dernier recours pour provoquer une réaction dans cet univers du progrès, devenu insensible et exclusivement matériel. Ainsi l'on tend vers l'aberration absolue, comme pour conjurer l'absence de sentiments. Alors surgit une mise en scène d'actions extrêmes. Puisque le monde est vidé de toute morale, pourquoi ne pas pousser l'infamie jusqu'à son paroxysme ? Le Sadisme anglais exploite cela en commençant ainsi: " Diverses correspondances de l'étranger, publiées récemment dans les journaux parisiens, donnent à entendre que les enfants vendus en Angleterre pour y subir toutes flétrissures finissent, de rebuts en rebuts, par se perdre en des spirales d'infamies et de misère si sombres que l’œil ne saurait se résoudre à les y suivre. " (Histoires insolites, Le Sadisme anglais, page 287) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 67 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x S'ensuit un débat entre français et anglais sur la qualité du libertinage. L'abjection est analysée d'une manière scientifique. Jamais l'affect ne vient troubler le récit. La cruauté résidera dans le fait d' exposer à la société sa propre indifférence face aux aberrations qui l'habitent: " Ces abus se passent à Londres comme à Pétersbourg, à New York, à Vienne, ici même, et dans toutes les grandes villes. C'est le droit du seigneur, demeurant toujours le même et se monnayant, à présent, en droit du patron sur " ses petites ouvrières" , du propriétaire sur ses bonnes, du passant sur les affamés. C'est le Progrès. " ( Histoires insolites, Le Sadisme anglais, page 288) . A la cruauté du faire ( incarnée par les artisans du progrès) s'oppose celle du dire ( Villiers) . Dans le premier cas, c'est la gratuité qui s'exprime, dévastatrice et porteuse de négativité. Bonhomet, exemple atypique de cette cruauté, tend vers une rupture de l'harmonie. Il n'est qu'à relever un exemple contenu dans ses Fragments de mémoires: " On m'a dit que mon fils, mon bâton de vieillesse, me ressemblait. Vous jugez si je l'ai noyé dans son bain en levant les yeux au ciel qui entend le soupir des malheureux. Mais ne me croyez pas dénaturé. J'ai couru, le jour même, aux Enfants trouvés en adopter un autre. J'ai des entrailles et je suis père avant tout !..." ( Tribulat Bonhomet, page 231) . Ailleurs, le docteur Hallidonbill n'hésite pas à disséquer le corps d'un patient vivant pour en sonder l'énigme biologique. Face à ce cynisme, Villiers oppose une cruauté intérieure, nourrie par le regret d'un monde disparu qui appelle la vengeance, et qui met en abîme la tentation destructrice de l'ère du progrès. C'est l'instinct qui fait force de foi désormais ( Bonhomet en est l'exemple) , cruel par indifférence au monde. Aussi, " par une sombre revanche, l'écrivain se fait[-il] cruel à son tour. Cruel pour lui-même dans la mesure où il a inséré dans ses héros de larges parts de son être. Cruel aussi pour le lecteur, qu'il blesse parce qu'il exprime sardoniquement la vérité du monde où il vit. Cette vérité est triste: pour de rares figures nobles, des milliers de fantoches bornés, égoïstes et cupides, de pseudo-savants exploiteurs de leurs semblables et démolisseurs de toute dignité humaine. " (Contes cruels, préface de l'édition GFFlammarion, page 25) . La cruauté villiérienne va donc frapper violemment cette fragile raison moderne. Dans le conte Les Brigands, les bourgeois, précipités dans l'inconnu ( en l'occurrence la nuit) , vont déchaîner leurs instincts les plus cruels, libérés d'une raison impuissante pour l'occasion, et s'entre-tuer. La cruauté du récit révèle le caractère bestial du bourgeois. On est loin du ridicule inoffensif présent dans des contes comme Le Plus Beau Dîner du monde. Mais la cruauté avec laquelle Villiers précipite ces deux groupes de bourgeois l'un contre l'autre est bel et bien une manière virulente de leur signifier leur bassesse irréfléchie. Cependant, il est une cruauté autre qui se manifeste à la fin du récit: celle de l'injustice qui s'abat sur le plus faible. En effet, les véritables brigands - étrangers absolument à ce carnage - constitueront les coupables idéaux. Voilà, où réside la véritable cruauté: " ILS VONT PROUVER...QUE C'EST NOUS..." ( Contes cruels, Les Brigands, page 679) . L'affirmation du chef des brigands sonne comme le glas de l'intégrité du monde, renversée par le règne de la modernité outrancière. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 68 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x L'écriture de la cruauté est investie par un dégoût manifeste de la part de Villiers. Entre l'aveu d'impuissance et la colère, ce dégoût apparaît de la manière la plus impressionnante qui soit. Le carnage ferroviaire, survenu lors d'une expérience de Edison à cause de la maladresse des exécutants fait l' objet d' un tableau terrifiant, noir, riche de qualificatifs traduisant toute l'horreur: " Les deux trains fondirent comme l'éclair l'un sur l'autre, s'accostant avec un choc terrible. En quelques secondes plusieurs centaines de victimes furent projetées de tous côtés, pêle -mêle, écrasées, carbonisées, broyées, hommes, femmes et enfants, y compris les deux mécaniciens et les chauffeurs dont il fut impossible de retrouver trace dans la campagne. " ( L'Eve future, page 782) . Il y a une fascination pour toute représentation apocalyptique ( voir celle de l'auteur pour la guillotine qui participe d'une démarche identique) en même temps qu'un désintéressement de l'humanité avilie par le progrès. Une cruauté destructrice s'installe alors dans l'univers villiérien. Cela devient l'argument majeur de L'Etna chez soi, histoire dans laquelle il s'agit de détruire Paris (cité phare de la bourgeoisie) à l'aide de bombes incendiaires fabriquées par des anarchistes. Villiers propose une écriture d'un réalisme impressionnant: " Et voici que les vociférations d'une multitude hurlante, des milliers d'appels affolés d'hommes et de femmes s'étouffant en une panique vertigineuse [...] La capitale, dominant de son innombrable clameur, le roulis des voitures et les sifflets des trains en partance, est devenue, en un quart d'heure, presque pareille à Sodome sous le feu du Ciel. De subits charniers s'entassent. " ( Histoires insolites, L'Etna chez soi, page 350) . La cruauté révèle un désir de renouvellement du monde perdu en l'état actuel. La comparaison avec la cité biblique de Sodome devient évidente. Villiers se fait le juge implacable de la décadence de la civilisation du progrès. Il y a un rapport de réversibilité: puisque le progrès est destructeur, il faut donc le détruire. Mais Villiers n'en reste pas moins très attaché au monde. Sa cruauté dissimule ( à peine au regard du personnage d'Elisabeth dans La Révolte) une crainte exprimée violemment afin de provoquer une réaction dans un monde dépassionné: " Mais c'est le désespoir qui l'emporte, en prenant l'aspect de la cruauté. " ( Contes cruels, préface de l'édition GF-Flammarion, page 22) . La cruauté villiérienne a conscience de l'être tandis que celle du monde moderne l'a perdue. C'est la sensibilité qui se dresse face à la mécanisation des réactions. Villiers prend en compte la souffrance du monde, La Céleste Aventure, La Maison du bonheur l'attestent. Alors Villiers sera à la fois victime et dispensateur de la cruauté. A celle qu'il recevra des adorateurs du progrès, il répondra par la sienne. Sa cruauté met en lumière toute sa singularité dressée devant un monde qui aspire à l'uniformisation. " Villiers est fasciné par la cruauté parce qu'elle est pour lui une victoire, un signe de liberté et de hauteur d'esprit." ( Contes cruels, préface de l'édition GF-Flammarion, page 25) . La cruauté est le point culminant de l'ironie villiérienne dont la teneur renvoie inévitablement à Baudelaire ( comme le souligne Pierre Citron dans sa préface aux Contes Cruels) : " Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 69 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau ! " ( Les Fleurs du Mal, L'Héautontimorouménos ) 3/ La perte d'un autre âge L'inscription dans une continuité historique est essentielle dans la philosophie villiérienne. Or, le progrès, tel qu'il se définit dans la société moderne, semble faire table rase de cette continuité. La rupture est d'autant plus forte que la philosophie du progrès appréhende le passé en termes d'infériorité. Villiers se révolte donc, lui si attaché à ce devoir de mémoire, comme le montrent ses Travaux historiques ( tome II) . Cette perte, il la déplore, pressentant une irréversibilité du mouvement. En même temps qu'il condamne le culte du progrès, Villiers constate, amèrement, son pouvoir destructeur. Il est dépossédé de ses repères. Il n'appartient pas à cette actualité du monde et revendique ses racines, bouclier qu'il brandit contre l'indifférence de ses contemporains. Comme le dit Mallarmé dans son éloge posthume, Villiers entend se distinguer: " lui, dandy d'autre façon, avait, une fois pour toutes et à l'abri des variations, choisi son insigne et droit il avait été à ce qui le distinguait, effectivement, des autres, la page sur quoi on écrit, évocatoire et pure " ( Villiers de l'Isle-Adam, page 25) . Figure de l'exil, Il investit ses récits de personnages, habités par le mal de vivre. L'illusion est rattrapée par le réel. Elisabeth, Virginie et Paul sont autant de victimes avilies par un système qui a banni le sentiment. L'homme est entré dans l'ère de la mécanisation et s'est laissé envahir par le mouvement jusque dans son être. Afin de montrer les caractéristiques essentielles du sentiment de la perte chez Villiers, nous nous proposerons d' organiser notre étude auto ur de trois thèmes: le machinisme, le passé, la mélancolie. Nous essaierons ainsi de dégager la spécificité de l'écriture de la perte chez Villiers. A/ le machinisme: Avec le machinisme, le progrès automatise jusqu'aux réactions de l'individu. Tout devient prévisible. L'inconnu, lieu de terreur pour l'esprit moderne ( voir Les Brigands) , s' en trouve banni. C'est le règne de la monotonie. La substance première de l'esprit ( infinie selon Villiers) est réduite à son minimum. On parle en termes de fonctionnalité en opposition à la spiritualité. L'homme moderne s'entoure d'un ensemble de protections, proposées par la science, contre toute tentative de rêverie, divagation périmée et reconnue dangereuse. " Il est évident que toutes ces Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 70 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x inventions bourgeoises ont un caractère défensif et c'est là la grande originalité de Villiers. Il a constaté que le bourgeois perd son calme dès qu'il se voit obligé de prendre connaissance de l'une ou de l'autre des manifestations de l'existence d'un monde invisible et il prend un plaisir extrême à noter les réactions de panique folle et irrésistible qui ne manquent pas de s'ensuivre. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 171) . La pensée est reléguée et jugée remplaçable par la machine. Celle-ci peut désormais motiver les réactions humaines dans une certaine direction. C'est là tout le propos de la Machine à Gloire, se dispenser de l'initiative de l'individu. Puisque le monde moderne adule la science et signifie le règne de la machine, il s'agit de la substituer au jugement humain et donc de mécaniser les réactions qui obéissent désormais à des instances artificielles ( reflets du caractère surfait de l'individu moderne) . La gloire ne se gagne plus, elle se fabrique. C'est l'heure de la consommation. Avec l'invention du baron Bottom, la gloire devient un produit manufacturé: " Le manomètre marque tant de pression, tant de kilogrammètres d'immortalité. Le compteur additionne et l'Auteur -dramatique paye sa facture, que lui présente quelque jeune beauté, en grand costume de Renommée et entourée d'une gloire de trompettes. Celle-ci remet alors à l'Auteur, en souriant, au nom de la Postérité, et aux lueurs d'un feu de Bengale olive, couleur de l'Espérance, lui remet, disons-nous, à titre d'offrande, un buste ressemblant, garanti, nimbé et lauré, le tout en béton aggloméré ( système Coignet) . Tout cela peut se faire à l'avance ! Avant la représentation !!! " ( Contes cruels, La Machine à Gloire, page 595) . L'art se transforme en une sorte de mise en scène industrielle, vidée de sa substance profonde ( celle-là même qui invoque l'émotion spirituelle ) . La notion de produit remplace celle d’œuvre. Le machinisme annonce le règne du faux. L'émotion n'est plus suscitée mais fabriquée. Ce machinisme est le miroir de l'individu moderne qui s'exprime par le refus de toute profondeur. Redoux en fait l'expérience à ses dépends en s'écartant du prévisible pour entrer dans l'inconnu. A vouloir saisir l'insolite, il en perd la raison et se trouve ébranlé jusque dans son intégrité physique, " vieilli de dix années" ( Histoires insolites, Les Phantasmes de M. Redoux, page 267) . Le machinisme s'attaque aussi au corps humain, afin de le " libérer " des contraintes émotionnelles. Le docteur Chavassus oeuvre dans cette perspective en opérant des mutilations " salvatrices " sur ses patients. Ces ablations participent de cette mécanisation, cette fois à même le corps. L'homme devient machine, c'est-à-dire physiquement modifiable. Le machinisme consiste en une abstraction de l'imprévu. Tout doit être contrôlable ( et donc délimité ) : " Le tympan est crevé, - c'est-à-dire ce point mystérieux, ce point malade, ce point inquiétant qui, dans le tympan de votre misérable oreille, apportait à votre esprit ces bourdonnements de gloire, d'honneur et de courage. - Vous êtes sauvé. Vous n'entendez plus rien. Miracle ! L'Abstraction et la Queue-de-mot couvrent, en vous, tous cris de colère devant le vieil Idéal assassiné ! L'amour exclusif de votre santé et de vos aises vous inspire un mépris éclairé de toutes les offenses ! ENFIN !!! Vous respirez. " ( Contes cruels, Le Traitement du docteur Tristan, page 733). La civilisation moderne, par le machinisme, s'évade du passé et de ses valeurs. Elle évolue vers un isolement dont les tympans crevés sont le symbole. C'est un monde qui n'entend plus et se contente de fonctionner à défaut de vivre ( au sens spirituel du terme) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 71 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Et si quelque sursaut d'intériorité se manifeste, la société veille pour réaffirmer la suprématie du machinisme. L'Inquiéteur illustre cette tendance à refuser la moindre dérive émotionnelle ( on y évoque d'ailleurs " une véritable épidémie de sensibilité " ) . La modernité évince jusqu'au sentiment de deuil, car incontrôlable: " Au constat de l'endémique névrose, en ascendance vers l'Hystérie, qui sévit actuellement sur nos populations, - dans le but aussi, d'éviter chez, par exemple, les jeunes veufs notoirement atteints de regrets trop aigus envers leur décédé et qui, contre les usages, se risquent à braver, de leur présence, les sévères péripéties de la mise en fosse, - il a été statué que, sur l'appréciation d'un docteur expert, attaché, d'office, aux obsèques, s'il juge que le conjoint demeuré sur cette terre a trop présumé de ses forces, et pour lui épargner les crises de nerfs, heurts cérébraux, syncopes, convulsions et comas éventuels [...] l'un de nos nouveaux employés, dits Inquiéteurs, lui seraient dépêché à l'effet d'opérer en lui, selon son tempérament, telle diversion morale ( analogue aux révulsifs et moxas dans l'ordre physique) " ( Histoires insolites, L'Inquiéteur, page 327,328) . Le machinisme tend vers une maîtrise absolue de la société moderne. Il faut laver le monde des contraintes émotionnelles du passé. Il y a cependant, à l'opposé des visées modernes, le règne de l'Artificiel dans la perspective de Edison ( qu'on ne saurait assimiler au machinisme) .Selon ce dernier, l'Artificiel est une issue à la déperdition du monde. Nous l'avons précédemment souligné, Hadaly est réceptive à la profondeur, et donc capable d'intériorité. Etre fait de singularité, l'Andréide est la négation d'un monde homogénéisé tel que le rêve le machinisme de Bonhomet, évoquant le contrôle possible sur les tremblements de terre: " Comment soumettre ces secousses aux freins d'une sage réglementation ? les museler, pour ainsi dire, en les classant sous un régime ingénieusement administratif ?... Il n'y a pas à tergiverser: il faut arriver à çà. " ( Tribulat Bonhomet, page 138) . Transformer le monde et ses occupants en une gigantesque machine réglée avec une minutieuse précision, absolument prévisible, ne serait-ce pas là le paroxysme du progrès pour le monde moderne ( machine dans laquelle les hommes deviendraient des rouages) ? Cette question, Villiers la laisse en suspend mais il en donne, disséminés dans l'ensemble de son oeuvre, les indices, présageant d'une civilisation parvenue à un stade avancé du machinisme tel que le préconise La Machine à Gloire: " l'Esprit du siècle, ne l'oublions pas, est aux machines. " ( Contes cruels, La Machine à Gloire, page 592) . B/ le passé: Le monde du progrès renie l'antique signification pour instituer ses propres règles. Il entend édifier une civilisation épurée des empreintes du passé. Pour l'homme moderne c'est là une condition essentielle, se libérer de codes socioculturels inaptes à répondre aux attentes de la civilisation nouvelle. Obstacle pour les uns et marque d'une grandeur bafouée pour les autres, Villiers dit cette perte des valeurs, croyant les faire revivre à travers certains récits, ultimes remparts à l'oubli. Car la perte de cette signification ancienne du monde c'est l'assurance d'un oubli irréversible. Aussi certains contes tels que La Reine Ysabeau, Impatience de la Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 72 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x foule, évoquent-ils spasmodiquement, insérés dans l’œuvre comme un devoir de mémoire, ce passé banni de la modernité. Ce sont là d'ultimes tentatives de mise en scène visant à conjurer la perte du passé. C'est l'artiste qui porte en lui cette mémoire et constate sa disparition chez ses contemporains. Il gêne l'avancée du progrès en lui renvoyant l'image d'un avant. Le détruire tout à fait signifierait défaire l'humanité du souvenir. Donc il s'agit de sacrifier les artistes pour le bien de la modernité, comme le préconise, aidé de la technique scientifique ( en l'occurrence celle qui permettrait le contrôle des tremblements de terre) , le docteur Bonhomet. La science doit participer de cette " purgation sociale" que brandit Bonhomet. Avec la mort de l'artiste, c'est l'assurance d'un monde vierge en quelque sorte, entièrement dévoué à son présent. La voix de la modernité est là : " Et la preuve que je suis dans le vrai, quand je propose, après l'avoir mûrement pesé, ce dérivatif, c'est que, si nous eussions le choix, enfin, de troquer les six mille personnes honorables, écrasées dans la dernière catastrophe, contre six mille barbouilleurs de papier, quel est celui d'entre NOUS qui eût hésité ? - ne fût-ce qu'une seconde. " ( Tribulat Bonhomet, page 140) . En maintenant le monde dans le présent on évite ainsi toute évasion. Dans La Révolte, Elisabeth prend soudain conscience de cet emprisonnement dont elle a été la victime et, malgré une tentative pour se libérer, elle revient sur ses pas, constatant qu'elle ne pourra reconquérir ce qu'elle a perdu. Pour elle il est trop tard, le monde matériel l'a happée toute entière. Un mouvement l'a entraînée contre lequel il n'est plus de lutte possible: " Il y a des heures où tient toute la vie et qui sonnent tous les adieux !... - Au travail, maintenant." ( La Révolte, page 407) . Le thème central de La Révolte consiste en cette tentative désespérée de se réapproprier un objet mort, ce passé fait de rêves idéaux. Mais le monde moderne signifie à la perte son caractère irrévocable. Elisabeth a perdu passé, seul demeure son inscription dans un présent sans rêves, ainsi que le lui révèle son mari, Félix: " Ah ! vraiment ? tu as cru qu'on pouvait déserter ses devoirs et s'en aller au pays des chimères !... Tu as pensé que les rêves de l'imagination étaient applicables !..." ( La Révolte, page 407) . Se pose alors tout le problème des origines. En se détachant de son passé, l'homme perd ses propres racines. Pour Villiers, dont les travaux généalogiques attestent un attachement indéniable à ses origines, le monde moderne a perdu ses repères en refusant de s'inscrire dans une continuité temporelle. Nul ne doit plus porter le deuil d'un disparu car en mourant il est devenu un élément du passé. Le conte L'Inquiéteur oeuvre dans ce sens en ne reconnaissant pas aux individus le droit de célébrer la perte. La mort ne peut plus prétendre à la reconnaissance publique: " Monsieur, le jeune blond de ce matin n'est donc qu'un de ces employés; inutile d'attester qu'il n'a jamais vu ni connu celle... que vous pouvez pleurer, dorénavant chez vous, en toute liberté, sans inconvénients désormais pour l'ordre public. " ( Histoires insolites, L'Inquiéteur, page 328) . Se contentant exclusivement du présent, la civilisation moderne est donc redevenue primitive en quelque sorte. Bonhomet est ainsi un être instinctif mu par une certaine bestialité, comme l'épisode des cygnes le montre: " Bonhomet, avec un grand cri horrible, où semblait se démasquer son sirupeux sourire, se précipitait, griffes levées, bras étendus, à travers les rangs des oiseaux sacrés ! - Et rapides Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 73 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x étaient les doigts de fer de ce preux moderne; et les purs cols de neige de deux ou trois chanteurs étaient traversés ou brisés avant l'envolée radieuse des autres oiseaux-poètes. " (Tribulat Bonhomet, page 135) . L'homme moderne accuse une chute dans laquelle il perd sa grandeur passée. Le progrès s'est substitué aux sentiments qui animaient jusqu'alors l'homme. Le docteur Hallidonbill en est l'illustration caractéristique: " j'ai jugé opportun d'immoler cet homme, son, autopsie immédiate pouvant me révéler un secret salutaire pour le dégénérescent arbre aérien de l'espèce humaine: c'est pourquoi je n'ai pas hésité, je l'avoue, A SACRIFIER, ICI, MA CONSCIENCE... A MON DEVOIR." (Histoires insolites, L'Héroïsme du docteur Hallidonbill, page 261) . Le réalisme investit chaque sentiment. Ainsi, les amants de La Maison du Bonheur, figures d'un amour marqué par une antique tradition, cèdent la place à de nouvelles expressions de l'amour telles qu' elles sont contenues dans Virginie et Paul, où la rencontre amoureuse se transforme en un inventaire de biens matériels escomptés à l'occasion de leur mariage. L'époque moderne aurait supplanté le sens de la contemplation spontanée. Tout est matière à calcul. L'homme moderne est tellement vide de sentiment qu'il n'hésite pas à sombrer dans les pires aberrations pour en retrouver ne serait-ce que la trace. Le Désir d'être un homme est précisément une quête du sentiment humain par des actes moralement répréhensibles, c'est-à-dire résolument modernes. Mais comme l'époque, le protagoniste Chaudval n'éprouve rien face à ses actes: " peines perdues ! Attentats stériles ! Vains efforts ! Il n'éprouvait rien. " ( Contes cruels, Le Désir d'être un homme, page 664) . Le passé est donc perdu. Les êtres qui lui demeurent fidèles vivent en deçà de la société. Lord Ewald, aspire à une vie recluse dans son château. Pour retrouver la mémoire du temps révolu, il faut quitter le mouvement dévastateur du monde. Le personnage de La Révolte, Elisabeth le sait, qui clame à son mari fermement ancré dans les préceptes de son époque son besoin de reconquérir l'objet perdu en elle: " Au lieu d'être séquestrée derrière les grilles de ce bureau, je vais me cloîtrer dans cette bonne retraite lointaine; je vais voir un peu d'horizon: c'est utile [...] Je vais rouvrir enfin d'anciens livres, ces bons compagnons du soir ! Je vais renouer avec le Silence, c'est mon vieil ami. " ( La Révolte, page 401) . La civilisation du progrès ne veut plus se souvenir et pourchasse ceux qui voudraient enfreindre ce commandement moderne. Comme le suggère la découverte du professeur Schneitzoëffer, " puisque tout s'oub lie, ne vaut-il pas mieux s'habituer à l'oubli immédiat ? ( Contes cruels, L'appareil pour l'analyse chimique du dernier soupir, page 672) . L'oubli signifie la mort du devoir de mémoire. Le progrès semble donc marcher sur le cadavre du passé. On assiste à une discontinuité dans l'évolution de la civilisation. L'écrivain dresse alors sa colère face à cette haine instinctive dont il est la victime. Il aspire pourtant à une continuité entre les deux mondes ( du passé et de l'avenir) . Mais comme son époque provoque la disparition de l'un des deux, il se retrouve en un seuil : " Beaucoup de ses contemporains le considéraient avec gêne, pitié ou mépris ébahi comme un émigré, - un fol émigré de son époque [...] cette émigration Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 74 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x singulière dont l'on ne pouvait jamais savoir d’œuvre en oeuvre si c'était vers le passé ou l'avenir qu'elle s'était dirigée. " ( Villiers de l'Isle-Adam, créateur et visionnaire, page 9 ) . C/ La mélancolie: Le combat de Villiers contre l'idolâtrie du progrès l'isole du monde. Si l'illusion d'une victoire l'anime, force est de reconnaître l'inégalité de la lutte. C' est un Villiers mélancolique qui ne parvient pas à se positionner dans une société aux règles diamétralement opposées à son idéal. A l'instar de Baudelaire ( l'un de ses modèles de pensée) , Villiers accuse les changements brusques du monde mais rien de sa mélancolie ne change. Elle se dissimule, telle une constatation sourde de la victoire du monde moderne qu'il s'agirait de taire , dans un dernier élan de dignité toute aristocratique. Ainsi la mélancolie surgit inopinément au détour d'un récit, à travers un objet posé là, rappelant ce sentiment au milieu de l'infamie moderne. Ce n'est donc pas un hasard si c'est précisément le cygne que choisit de tuer Bonhomet. Symbole de l'artiste exilé, menacé par la stérilité contemporaine ( ce qui n'est pas sans rappeler le poème Le Cygne des Tableaux Parisiens dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire) , il représente la victime privilégiée du docteur Bonhomet, lui-même figure emblématique de la civilisation du progrès. La scène de la mise à mort de l'animal est de ce point de vue édifiante et semble faire transparaître la mort de l'artiste. Cette imminence d'une destruction offre au récit une tonalité profo ndément mélancolique: " Mais, en leur délicatesse infinie, ils souffraient en silence, comme le veilleur, - ne pouvant s'enfuir, puisque la pierre n'était pas jetée ! Et tous les cœurs de ces blancs exilés se mettaient à battre des coups de sourde agonie, - intelligibles et distincts pour l'oreille ravie de l'excellent docteur [...] " Qu'il est doux d'encourager les artistes ! " se disait-il tout bas. " ( Tribulat Bonhomet, page 135) . L'impuissance devant le pouvoir destructeur du progrès se manifeste. Villiers, malgré sa cruelle ironie, se surprend à une méditation mélancolique sur l'irréversibilité d'un mouvement qu'il aura combattu avec force. Son écriture se teinte de regrets. Elle devient celle de la désillusion. Le Conte d'amour glisse de l'exaltation au désespoir. L'image première est un mensonge qui appelle la mélancolie. Tout ne serait donc que fictif ? C'est une question qui paraît se dresser dans l’œuvre de Villiers. Mais bien avant la rupture, le poète est déjà " Lourd d'une tristesse royale " ( Contes cruels, Contes d'amour, page 735) . Exilé dans le monde moderne, Villiers se crée des semblables. Ce serait une manière de rompre avec cette solitude déchirante motivée par l'incompréhension. Ainsi, rien d'étonnant à ce que les personnages mélancoliques de l’œuvre villiérienne soient généralement des aristocrates: Lord Ewald, Paule de Luçanges, le duc Valleran, le comte de La Vierge... Villiers porte le poids d'une tradition bafouée jusqu'à l'ignorance. L'aristocrate est à ses yeux le dernier garant des sentiments élevés; il est l'image d'un monde disparu en même temps que sa mémoire, son ultime témoignage. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 75 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Il est hanté par une impossibilité qui le renvoie à sa solitude: Hadaly, en périssant dans l'incendie d'un navire, condamne Lord Ewald à vire reclus du monde; le comte de La Vierge, après le refus de l'inconnue de partager son existence, fera de même. Ils sont les véritables exilés du monde moderne, la classe sacrifiée sur l'autel du progrès. Détenteur de la noblesse par sa naissance, l'aristocrate l'est par sa profondeur d'âme et la tradition dont il est le porteur, et c'est pourquoi il se trouve en proie à la mélancolie. Villiers s'attache à cette noblesse à qui il confèrera une hauteur indiscutable, autant que ses certitudes à propos de ses origines. Ses Regards sur le monde moderne s'ouvrent sur un poème inachevé, Chateaubriand ( Ebauches et fragments, C. Regards sur le monde moderne, Chateaubriand, page 991) . Cet hommage n'est pas fortuit. Figure emblématique de l'aristocrate exilé et lui-même breton et écrivain, Villiers veut reconnaître en lui un semblable. L'amour de la grandeur passée provoque le sentiment mélancolique car il célèbre quelque chose de révolu. En retrouvant Edison, Lord Ewald retrouve aussi un semblable qui a la conscience du passé. Il peut donc se confier à son ami. La confidence réside dans le fait de pouvoir exprimer ce sentiment oppressant qu'est la mélancolie et rompre un instant l'effet de solitude. Confier un état c'est aller chercher dans les profondeurs de son intériorité, ce qui transforme le sujet en un être extraordinaire: " Lord Ewald le regarda d'une manière indéfinissable. On eût dit qu'il touchait au point le plus pénible de sa confidence mélancolique. " ( L'Eve future, page 800) . Le sujet mélancolique est inassouvi. Il vit sous le poids de la perte. L'inconnue le sait et c'est pourquoi elle se refuse au comte de La Vierge: " Ami, je vous dis que c'est impossible. Il est des heures de mélancolie où, irrité de mon infirmité, vous chercheriez des occasions de la constater plus vivement encore ! " ( Contes cruels, L'Inconnue, page 720) . Et si le mélancolique parvient à reconquérir l'objet perdu c'est pour le perdre à nouveau: d'Athol, en se convaincant de la présence de Véra, finira par constater sa disparition. Lord Ewald perd Hadaly peu de temps après l'avoir investie de son intériorité. Aussi dérobe-t-on des instants à un monde devenu exclusivement matériel, extérieur à lui-même. Le chapitre XI du Livre VI, IDYLLE NOCTURNE, de L'Eve future est de ce point de vue une exceptionnelle scène d'abandon teintée de désespoir, comme si l'union amoureuse ne pouvait durer dans une telle époque: " Silencieuse, elle ramena ses deux mains à sa bouche et lui envoya un baiser avec un effrayant mouvement de désespoir. Alors, éperdu, hors de lui-même, Lord Ewald marcha vivement vers elle, la rejoignit et lui jeta son bras juvénilement autour de la taille, qui se ploya, défaillante, en cet enlacement. " ( L'Eve future, page 997) . Et, dans ce qui semble être son ultime poème, Villiers déroule sa mélancolie en forme de testament, pleine de désillusion: JE M'ENVOLERAI DANS LES PROFONDEURS ! " Je m'envolerai dans les profondeurs ! Je fuirai la vie et ses lois moroses ! Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 76 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x ET je cueillerai d'immortelles roses Loin de vos hideurs. Je m'élancerai vers vous, ô silences ! L'oubli loin d'ici m'attend, vaste mer - Pour mon cœur percé de vieux coups de lances, Plus rien n'est amer. Je m'envolerai, moi l'oiseau sauvage, Vers tant de pays ignorés de tous, Car l'indifférence est le seul hommage Dont je sois jaloux. " ( Oeuvres non recueillies, VI. Poèmes, page 862) . L'écriture du progrès chez Villiers revêt deux visages bien distincts: celui de l'idéalité possible et, à l'opposé, celui d'une réalité accomplie et vide. Et l'on constate une parfaite cohérence dans la réflexion sur le progrès qui se dessine tout au long de l’œuvre. Il y aurait un progrès noble, capable d'élever l'humanité. Ce n'est donc pas le progrès en soi que condamne Villiers ( il n'est qu'à lire les articles dédiés à l'extraordinaire modernité de la musique wagnérienne, indéniable progrès musical) mais l'interprétation, et surtout l'application, faites par son siècle. Croire en une pensée paradoxale qui tantôt défend le progrès, tantôt le raille, relèverait du contresens quant aux intentions de l'auteur. Et c'est dans L'Eve future que Villiers met en application cette réflexion sur le progrès, qui saurait garder ce rapport de continuité entre les époques ( et que voudrait faire disparaître le monde moderne). Le progrès ne vaut que s'il est habité part une quête de l'idéal. Villiers, confronté douloureusement à la réalité du monde, veut reconquérir le sens du mystère essentiel à l'existence. Face à une civilisation dans laquelle tout est dévoilé, dépouillé de spiritualité, il insuffle à ses récits une dimension occulte où s'expriment l'Au-delà et l'en dedans, tous deux bannis du monde sensible. Villiers se veut l'ennemi farouche de l'avilissement, auquel participent le mercantilisme, la raison bourgeoise, autant de maux nés selon lui avec le siècle et qui visent l'écrasement du passé. Alors, comme la froide réalité l'infléchit à de nombreuses contraintes ( dont, toute sa vie, il sera la proie), il inverse le processus grâce à l'écriture. Celle-ci lui procure l'illusion d'une victoire sur le monde moderne. Il entend ébranler jusque dans ses fondations la civilisation du progrès et lui signifier sa fragilité en même temps que son outrecuidance d'avoir cru pouvoir nier l'ancienne raison du monde. Ses récits seront le lieu d'une revanche sur la réalité implacable qui l'oblige à un exil tel que celui de Baudelaire: " on peut donc dire que tout ce qui faisait la joie de la plus grande partie de ses contemporains ne soulevait chez Villiers que colère et dégoût [...] Ce qu'il voulait, c'était de produire dans l'esprit des bourgeois ce même état d'angoisse qu'il décrivait si souvent dans ses contes et les exposer à tout ce qu'ils refusaient de voir et qui pouvait leur révéler l'existence d'un autre monde. " ( Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, page 183) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 77 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Par l'écriture, Villiers déchaîne ses réactions virulentes contre ce monde qui ne lui reconnaît qu'un statut d'exilé, voire de vil aligneur de mots, comme se plaît le docteur Bonhomet à désigner les écrivains. Cet autre progrès, qui réfute celui que défend Edison, Villiers le fustige en même temps qu'il le craint. Car il le sait, ce dernier tient le monde dans un état léthargique, le privant de volonté, élément essentiel dans l'univers de Villiers: la volonté créatrice de Edison, la volonté amoureuse du comte d'Athol qui " ressuscite" Vera, celle des deux amants de La Maison du bonheur qui leur permet de fuir le monde pour savourer leur union en toute quiétude... Cette volonté, c'est aussi celle d'un auteur en perpétuelle quête de grandeur d'esprit. Les contraintes imposées par un réel haïssable sont alors autant d'obstacles qui éprouvent la force de sa volonté. Et cette volonté jaillit au sein même de l’œuvre, lieu d'une libération du monde: " Car si Villiers, tel un prince enchaîné à un galérien, subit extérieurement la honte de vivre, il la récuse par la pensée, et elle s'arrête à son vêtement ou à son gîte [...] de chacune de ses contradictions, de chacune de ses singularités, de chaque défaut comme de chaque humiliation il a su faire autant de génies domestiques qui travaillent pour son oeuvre. Ce qui dessert l'homme qu'importe ! - servira l'Art. " ( Villiers de l'Isle-Adam créateur et visionnaire, page 114) . Ainsi, ce progrès sera détourné pour servir de plus nobles desseins que ceux commandés par la société. Edison l'infléchira pour lui donner une dimension autre, plus illimitée. Le savant deviendra le créateur et la science, l'instrument de concrétisation de l'idéal. Comme le monde n'offre que contraintes et désillusions, la fiction aura pour rôle de donner à voir l'idéal. Ce rêve que caresse Villiers est rendu possible par l'écriture. Le véritable progrès est là: matérialiser l'idéal. Mais comme un écho de sa propre existence, tout est voué à disparaître, et Hadaly ( idéal né de la science et de la volonté créatrice) sombrera dans les profondeurs impénétrables de l'océan, après avoir péri par le feu. Il y aurait comme une fatalité qui voudrait laisser le monde courir à sa perte. Il n'est plus d'issue possible pour le préserver de sa chute. Le mouvement semble irréversible. Il semble, malgré quelques soubresauts d'espoir, que le monde soit enchaîné à ce vide moderne. Elisabeth, l'héroïne de La Révolte, est le symbole des êtres sacrifiés au monde moderne: " ET toutes les fois qu'une impression, qu'une simple idée me semble belle, m'élève au-dessus de la vie et me fait oublier mes servitudes et mes soucis, je donnerai toujours tort au fait qui se permettra de vouloir en démentir la réalité, quelque spécieux que puisse paraître ce fait. Et cela, simplement parce que, existence pour existence, en ce monde, en cette bonne réalité à trois cent soixante-cinq jours par an, tenez, je crois qu'il vaut mieux encore être dans les nuages que dans la boue, quelle que soit l'épaisseur et la solidité de cette dernière. " ( La Révolte, page 395) . Ces " servitudes" au monde, Villiers en est lui-même victime, de par une résistance inégale et éprouvante au dernier degré. C'est pourquoi derrière la rage mûrit une écriture du désespoir, celle qui fait dire à Elisabeth qu'il est trop tard pour fuir une réalité qui l'a vidée d'elle -même. Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 78 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x Mais la volonté de résistance, si elle fléchit parfois, n'en est pas moins vive chez Villiers. Il refuse la compromission avec un monde avili. Pour lui, le progrès ne peut advenir sans une conscience d'un au-delà. L'idée de Dieu, omniprésente dans son oeuvre, représente l'assurance que le monde matériel dans lequel il se débat n'est qu'un état transitoire qui appelle une libération future. Une dimension mystique entoure l’œuvre de Villiers. Il affirme son appartenance à ce Dieu souverain, c'est-àdire au-dessus de la civilisation du progrès, qui voudrait cependant le nier. Car le monde sensible est le lieu de l'oubli et de la négation de l'au-delà. Aussi Villiers désigne-t-il ce dernier comme le diable: " Le démon ? C'est tout être dont les conceptions sont limitées. Satan ne subsiste que parce qu'il a oublié!... L'Enfer ne sait plus ce qui s'est passé: ce qui est à la fois son crime et le principe de ses châtiments. " ( Ebauches et fragments, IV. Fragments divers, F. Pensées éparses, page 1005) . Villiers n'appartient pas à l'immédiateté du monde. Au contraire, il s'inscrit dans une continuité qui va chercher son origine dans un lointain passé et entend s'acheminer au-delà du présent. Mallarmé, dans son hommage rendu à Villiers, en témoigne. Villiers va demeurer dans la mémoire collective, revanche posthume sur une époque faite de négation du souvenir et surtout de sa propre personne: " Tel, dans son intégrité restituée enfin, durable, tout à l'effigie d'un homme énigmatique dont la présence en ce temps est un fait, l'Oeuvre qu'évoquera le nom de Villiers de l'Isle-Adam; et dont l'impression, somme toute, ne ressemblant à autre chose, choc de triomphes, tristesse abstraite, rire éperdu ou pire quand il se tait, et le glissement amer d'ombres et de soirs, avec une inconnue gravité et la paix, remémore l'énigme de l'orchestre" ( Villiers de l'Isle-Adam, page 68,69) . La notion de progrès chez Villiers de l'Isle-Adam s'est construite sur les limites du monde sensible. Le progrès devenait un moyen moderne pour redonner toute sa force à la grandeur passée, dangereusement menacée par la société: " Ce qu'apporte Villiers, c'est ce qu'apporte le symbolisme lui-même: l'amitié du mystère; des idées qui se font chair pour le vrai amour, flèches pour l'esprit, lumières pour les grandes âmes. Au cercle des grandes âmes et des grands initiés, Villiers appartenait indubitablement; mais sa philosophie serait incomplète s'il était demeuré enfermé dans leur nébuleuse. Qu'est-il arrivé au contraire ? Le jour où il s'est baigné dans l'essence des idées tel Siegfried dans l'eau magique, - comme sur Siegfried une feuille invisible s'est collée à lui, qui l'a rendu humainement vulnérable aux stigmates du monde dont il pénétrait les secrets. " ( Villiers de l'Isle-Adam créateur et visionnaire, page 204) . Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 79 sur 81 ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x BIBLIOGRAPHIE - Villiers de l'Isle-Adam, Oeuvres complètes( tome I et II ) , édition établie par Alan Raitt et Pierre-Georges Castex avec la collaboration de Jean-Marie Bellefroid, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1986 - Oeuvres de Villiers de l'Isle-Adam étudiées: - La Révolte(tome I) - Contes cruels (tome I) - L'Eve future (tome II) - Tribulat Bonhomet (tome I) - Histoires insolites (tome II) - Ouvrages critiques: - Villiers de l'Isle-Adam, de Stéphane Mallarmé, éditons Ivréa (1995) - Le silence éloquent, de Déborah Conyngham, Librairie José Corti (1975) - Villiers de l'Isle-Adam créateur et visionnaire, Jacques-Henry Bornecque, A.G.Nizet Paris (1974) de - Villiers de l'Isle-Adam et le mouvement symboliste, Alan Raitt, Librairie José Corti (1965) de - Surfaces et profondeurs dans l'univers imaginaire de Villiers de l'Isle-Adam, de Renzo Scarcella, Schena editore (1992) - Villiers de l'Isle-Adam, l'homme et l’œuvre, de Max Desclée de Brouwer et compagnie Editeurs (1936) Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 80 sur 81 Daireaux, ManusKrits, Association Loi 1901 Pour l’Avènement des Grands Auteurs de Demain Essai / La notion de progrès chez Villiers-de-L’Isle-Adam Ch a rles Dema ssieu x - Introduction aux Contes cruels, de Pierre Citron, édition Flammarion des Contes cruels ( 1980) GF - Autres ouvrages: - Correspondance générale de Villiers de l'Isle-Adam et documents inédits, édition recueillie, classée et présentée Bollery, Mercure de France ( 1962) : par Joseph - Tome premier ( 1846-1880) - Tome second ( 1881-1889) - Leçons de sociologie ( cours de philosophie positive, leçons 47 à 51),Auguste Comte, GF- Flammarion ( 1995) - Introduction à l'esthétique/ le Beau, G.W.F. Hegel, Flammarion (1979) - Un grand désert d'hommes, les équivoques de la modernité, Claude Mouchard, collection Brèves, Hatier - Dictionnaire des littératures française et étrangère, sous la Jacques Demougin, Larousse (1994) ( 1991) direction de - Histoire de la littérature française, Xavier Darcos, Hachette ( 1992) - De la fête impériale au mur des fédérés ( 1852-1871) , Plessis, édition du Seuil ( 1979) Retrouvez les SKripteurs sur leur site Internet : http://www.manuskrits.net Tous les textes, toutes les infos. Page 81 sur 81 Alain