Écrire et penser par pièces détachées
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Écrire et penser par pièces détachées
UNIVERSITÉ STENDHAL - UFR DES LETTRES & ARTS - LITTÉRATURE D’IDÉES 2009-2010 - L3 semestre 5 / M. Roukhomovsky - mercredi 17h30-19h30 (salle B203) Courriel : [email protected] / Permanences : mercredi 16h00-17h30 (bureau B 328) D E S M OR A LIS TE S A UX AP H O R IST E S Écrire et penser par pièces détachées La discontinuité de l’opération de penser est réelle. […] Que la brièveté de ce soudain et minuscule effort nerveux soit portée à s’exprimer sous la forme d’un petit spasme rhétorique – une manière de court-circuit, de brusque paradoxe ou d’ellipse –, cette considération paraît avoir pour elle un haut degré de vraisemblance. Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata Morgana, p. 26. Descriptif Des Essais de Montaigne aux Petits traités de P. Quignard (des moralistes aux aphoristes), des relations privilégiées se nouent, sur la longue durée, entre le discours discontinu (écritures fragmentaires et/ou fragmentées) et l’exercice de la pensée (au point de contact entre morale, littérature et philosophie). Ces relations feront l’objet d’une approche comparatiste : il s’agira de mettre en évidence les filiations et les continuités, mais aussi les évolutions et les ruptures, qui marquent l’histoire des écritures aphoristiques. Après 2 séances d’introduction, le semestre se déroulera en 3 temps principaux : les 2 premières séquences auront pour objectif la découverte du corpus à travers des parcours de lecture organisés selon une progression chronologique ; la 3e étape permettra d’approfondir les analyses esquissées à travers des travaux personnels qui feront l’objet d’une présentation orale de 30mn (suivie d’une reprise et discussion). Calendrier 27/01 03/02 Introduction 1 : les discours discontinus (repères typologiques) Introduction 2 : des moralistes aux aphoristes (perspective historique) Séquence 1 10/02 24/02 Parcours de lecture 1 : le temps des moralistes La Rochefoucauld : seuils (titre, frontispice…) et séries (max. 15-26, 42-47) Anamorphose et discontinu : La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère Séquence 2 03/03 10/03 Parcours de lecture 2 : le temps des aphoristes La pensée au jour le jour : de Joubert (Carnets) à Valéry (Tel quel) La pensée dynamitée : de Nietzsche (Le gai savoir) à Cioran (Syllogismes de l’amertume) Séquence 3 17/03 Travaux oraux (approfondissements/prolongements) Maxime et portrait La Rochefoucauld, max. suppr. 1 (portrait de l’amour-propre) Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… La Rochefoucauld, portrait du cardinal de Retz (p. 213-215) Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… 24/03 L’art du paradoxe Maxime et paradoxe chez La Rochefoucauld (max. 175-182) Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… Proverbe et paradoxe dans Le Gai savoir Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… 31/03 Détail et fragment : paysages disloqués Paysage pascalien (Pensées, fr. 99, « Diversité ») Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… L’écriture du paysage dans Tel quel (« Rhumbs », p. 207-222) Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… 07/04 L’homme sans Dieu Misère de l’homme sans Dieu dans les Pensées (fr. 230 : « Disproportion de l’homme ») Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… L’intertexte pascalien dans les Syllogismes de l’amertume (« Religion ») Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… 21/04 Excursus [Sujet à définir :] Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… [Sujet à définir :] Travail présenté par : …………………………………………………………………………………………………… 28/04 05/05 Conclusion : écrire et penser par pièces détachées (pistes d’études pour le master) Évaluation finale (DS) Programme obligatoire dans l’édition indiquée - liste déposée à la librairie Le square1) La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses, éd. J. Lafond, Gallimard (Folio) Nietzsche (F.), Le Gai savoir, Garnier (GF) Valéry (P.), Tel quel, Gallimard (Folio) Cioran (E.M.), Syllogismes de l’amertume, Gallimard (Folio) CORPUS PRINCIPAL (acquisition CORPUS COMPLÉMENTAIRE (acquisition facultative – extraits fournis) -Domaine français Montaigne, Essais, éd. J. Céard (La Pochothèque) Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier (Garnier) La Bruyère, Les Caractères, éd. E. Bury (Poche) Chamfort, Maximes et Pensées, Anecdotes et caractères, éd. J. Dagen (GF) Joubert (Joseph), Carnets, éd. A. Beaunier (Gallimard) Renard (Jules), Journal (Bouquins) Michaux (Henri), Face aux verrous (Poésie/Gallimard) Quignard (Pascal), Petits traités (Folio) -Domaine étranger Érasme, Adages in Œuvres (Bouquins) Gracian (Baltasar), L’Art de la prudence (Rivages poche) Lichtenberg (Georg C.), Pensées (Rivages poche) Athenaeum, éd. par Lacoue-Labarthe (P.) et Nancy (J.-L.) dans L’Absolu littéraire (voir ci-dessous) Nietzsche, Humain, trop humain (I et II), trad. M. Rovini (Folio) NB. Ce corpus complémentaire (qui ne sera sollicité que ponctuellement) est, par définition, un corpus ouvert : la liste ci-dessus est donc donnée à titre indicatif. Bibliographie SUR LE DISCOURS DISCONTINU Blanchot (Maurice), « La pensée et l’exigence de discontinuité », dans L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 1-11. Escola (Marc), « Ceci n’est pas un livre. Prolégomènes à une rhétorique du discontinu », Dix-septième siècle, n° 182, janviermars 1994, p. 71-82. Les Formes brèves, Publications de l’Université de Provence (« Études hispaniques », 6), 1984. Formes brèves. De la gnômé à la pointe : métamorphoses de la sententia, La Licorne, Université de Poitiers, n° 3, 1979. Les Formes brèves de la prose et le discours discontinu (XVIe-XVIIe siècles), sous la direction de J. Lafond, Vrin, 1984. Lacoue-Labarthe (Philippe) et Nancy (Jean-Luc), L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, 1978. Désir d’aphorismes, éd. par Christian Moncelet, Clermont-Ferrand, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, 1998. Montandon (Alain), Les Formes brèves, Hachette supérieur (« Contours littéraires »), 1992. Nemer (Monique), « Les intermittences de la vérité. Maxime, sentence, aphorisme : notes sur l’évolution d’un genre », Studi Francesi, n° 78, septembre-décembre 1982, p. 484-93. Quignard (Pascal), Une gêne technique à l’égard des fragments, Fata Morgana, 1986. Roukhomovsky (Bernard), Lire les formes brèves, Armand Colin (Lettres Sup), 2005. Susini-Anastopoulos (Françoise), L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, PUF, 1997. SUR LES ŒUVRES AU PROGRAMME Barthes (Roland), « La Rochefoucauld : Réflexions ou Sentences et Maximes », dans Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Seuil (« Points »), 1972, p. 69-88. Blanchot (Maurice), « Nietzsche et l’écriture fragmentaire », dans L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 227-55. Jaouen (Françoise), De l’art de plaire en petits morceaux. Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, Presses universitaires de Vincennes, 1996. Moret (Philippe), Tradition et modernité de l’aphorisme, Droz, 2000 (un chapitre sur Cioran). Parmentier (Bérengère), Le Siècle des moralistes, Seuil (« Points »), 2000. Starobinski (Jean), « Complexité de La Rochefoucauld », Preuves, mai 1962, p. 33-40. NB. Pour une bibliographie plus complète, voir : Roukhomovsky (Bernard), Lire les formes brèves, Armand Colin (Lettres Sup), 2005 [ouvrage temporairement épuisé (en cours de réimpression) : quelques exemplaires sont encore disponibles à la librairie Le Square ; il est par ailleurs accessible à la BU]. Évaluation Cet enseignement est validé : a/ pour moitié par un travail personnel au cours du semestre (voir calendrier ci-dessus, séquence 3 : travaux oraux) ; la durée des exposés n’excèdera pas 35mn (lecture des textes comprise) ; b/ pour l’autre moitié par une évaluation finale (DS de 2h, textes autorisés) ; celle-ci consiste en un questionnaire comportant 2 questions de cours (2 x 5 points) et 1 question de synthèse (10 points). NB. Ce cours a normalement statut d’option ; il a néanmoins statut d’enseignement fondamental pour les étudiants inscrits dans l’un des deux cursus bi-disciplinaires suivants : Lettres/Management, Lettres/Philosophie. 1 Place du Docteur-Martin, 38000 Grenoble. Textes pour la séance d’introduction 1 1-Le Mercure galant (juin 1693) : L’ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les autres livres. Ce n’est qu’un amas de pièces détachées, qui ne peut faire connaître si celui qui les a faites aurait assez de génie et de lumières pour bien conduire un ouvrage qui serait suivi. 2-R. Barthes, « Littérature et discontinu », in Essais critiques (Seuil, 1964) : Derrière tout refus collectif de la critique régulière à l’égard d’un livre, il faut chercher ce qui a été blessé. Ce que Mobile [de Michel Butor] a blessé, c’est l’idée même du Livre. 3-La Rochefoucauld, Maximes (1665-78) : 133. Les seules bonnes copies sont celles qui nous font voir le ridicule des méchants originaux. 134. On n’est jamais si ridicule par les qualités que l’on a que par celles que l’on affecte d’avoir. 135. On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres. 136. Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. 4-Aphorisme : du latin aphorismus, emprunté au grec aphorismos, au sens propre « délimitation », d’où « définition », en partic. « brève définition, sentence ». (TLF) 5-Athenaeum [1798], fr. 22, in Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand (Seuil, 1978) : Le sens des projets — ces fragments d’avenir, pourrait-on dire — ne diffère du sens des fragments tirés du passé que par la direction, ici régressive et là progressive. Textes pour la séance d’introduction 2 6-Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, op. cit. : Le genre du fragment n’est pas une invention [des Romantiques allemands] : Friedrich Schlegel reçoit au contraire la révélation du fragment de la première publication des Pensées, Maximes et Anecdotes de Chamfort […] en 1795. Par Chamfort, le genre et le motif du fragment renvoie à toute la tradition des moralistes […], laquelle à son tour, via la publication, dans les conditions que l’on sait, des Pensées de Pascal, contraint à remonter au « genre » dont les Essais de Montaigne dressent le paradigme pour toute la tradition moderne. 7-Montaigne, Essais [1580-88], III, 13, « De l’expérience » : J’étudie tout : ce qu’il me faut fuir, ce qu’il me faut suivre. Ainsi à mes amis je découvre, par leurs productions, leurs inclinations internes ; non pour ranger cette infinie variété d’actions, si diverses et si découpées, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement mes partages et divisions en classes et régions connues. […] je prononce ma sentence par articles décousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et en bloc. […] Je laisse aux artistes, et ne sais s’ils en viennent à bout en chose si mêlée, si menue et si fortuite, de ranger en bandes cette infinie diversité de visages, et arrêter notre inconstance et la mettre par ordre. 8-Pascal, Pensées [1670], fragment 618 (éd. Sellier, 1991) : Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes, comme par exemple la lune, à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc. Car la maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut savoir. Et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur, que dans cette curiosité inutile. iiiiiiii La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie [anagramme de Louis de Montalte, pseudonyme de l’auteur des Provinciales], est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure le plus dans la mémoire et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie ; comme, quand on parlera de la commune erreur qui est parmi le monde que la lune est cause de tout, on ne manquera jamais de dire que Salomon de Tultie dit que, lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune, etc. 9-G. de Choyseuil, « Approbation » en tête de l’édition dite de Port-Royal (1670) des Pensées : Ce ne sont que des semences ; mais elles produisent leurs fruits en même temps qu’elles sont répandues. L’on achève naturellement ce que ce savant homme avait eu dessein de composer, et les lecteurs deviennent eux-mêmes auteurs en un moment pour peu d’application qu’ils aient. 10-Pascal, Pensées [1670], fragment 457 (éd. Sellier, 1991) : J’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable. 11-Novalis, Grains de pollen, in Athenaeum, op. cit. : Des fragments de ce genre-ci sont des semences littéraires : il se peut, certes, qu’il y ait dans leur nombre beaucoup de grains stériles, mais qu’importe, s’il y en a seulement quelquesunes qui poussent. 12-Athenaeum, fr. 22, op. cit. : Nombre des œuvres des Anciens sont devenues fragments. Nombre d’œuvres des Modernes le sont dès leur naissance. 13-Chamfort, Maximes et Pensées (1795) : 325. J’ai détruit mes passions, à peu près comme un homme violent tue son cheval, ne pouvant le gouverner. 511. « La noblesse, disent les nobles, est un intermédiaire entre le roi et le peuple… » Oui, comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres. 14-Baudelaire, Mon cœur mis à nu : De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là. 15-Jules Renard, Journal : Nos vertus, nous les devons à l’impuissance où nous sommes d’avoir des vices. 16-René Char, Feuillets d’Hypnos, 1943-1944, in Œuvres complètes (Gallimard) : Ces notes n’empruntent rien à l’amour de soi, à la nouvelle, à la maxime ou au roman. […] Elles furent écrites dans la tension, la colère, la peur, l’émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l’illusion de l’avenir, l’amitié, l’amour. C’est dire combien elles sont affectées par l’événement.