Extrait - Librinova
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Julie Grenon-Morin Femme ou fée ? Mélior dans Partonopeu de Blois Essai © Julie Grenon-Morin, 2016 ISBN numérique : 979-10-262-0494-7 Courriel : [email protected] Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. INTRODUCTION Lors de son récent colloque «Une fée nommée parole1», Philippe Walter a donné une explication intéressante au sujet de l’origine du mot «fée». Bien sûr, il est connu qu’il provient du latin «fata» (destin, destiné). Cependant, peu de gens vont plus loin : «fata» viendrait lui-même de «fari», autrement dit «parler». Cette notion, P. Walter la tire d’un ouvrage de Varron, De lingua latina. Selon cet auteur antique, les divinités, et par extension les fées, incarnent la parole vraie. Les archétypes féériques usent d’une fonction performative du langage. Cette même idée prévalait aussi chez les auteurs grecs. La parole revêt donc un aspect liturgique. De ce point de vue, les fées seraient alors un versant occidental des brahmans indiens, prêtres sacrificateurs et invocateurs. Elles sont capables de parole annonciatrice et évoquer le destin suffit à le provoquer. La parole peut également être remplacée par un cri, comme c’est le cas de Mélusine. Le pouvoir dont les fées usent est irréversible. Dans le cas des fées marraines, leurs dons sont immatériels et prennent la forme de bénédictions. Dans Le Jeu de la feuillée, les trois fées réunies font le don d’une parole. L’une d’entre elles jettera cependant un maléfice sous le coup de la colère. La parole des fées peut aussi se rapprocher des chants incantatoires, ce qui nous mène vers la littérature médicale. La fée Mélior dans Partonopeu de Blois est justement une créature qui fait usage de la parole. Elle est une caractéristique importante de ce personnage, bien qu’elle ne jette pas de sort à proprement parler. La fée oscille, tout au long du récit, entre humaine et individu féérique. Grâce à son apprentissage de haute voltige, Mélior réussit à maîtriser non seulement les sept arts libéraux du Moyen âge, mais également les enchantements. Le concept de la parole prime chez cette fée aussi impératrice de Constantinople, car c’est grâce à lui que toute la structure narrative du récit prend forme : tout s’organise autour de la prohibition lancée au jeune héros. Lors de leur première nuit d’amour, Mélior est très claire quant aux limites que doit respecter Partonopeu. Cependant, seul un personnage apte à la féérie peut interdire d’être vu, même lors des visites nocturnes de la puissante héritière. La règle énoncée influe donc directement sur le destin du héros. Le transgresser signifie causer la perte de la jeune femme. Partonopeu de Blois fait cohabiter deux mondes qui s’entrechoquent : le monde féérique et celui du christianisme. Ces deux caractéristiques centrales se retrouvent chez Mélior : elles inspirent le roman. Ainsi, la matière de Troie prédomine sur celle de Bretagne, d’où pourtant est issu le comte de Blois. Le récit met également en place un vaet-vient entre l’Occident et l’Orient. Tout semble s’inscrire dans un double monde, où trône un des personnages principaux, Mélior. Ni tout à fait fée ni tout à fait femme, elle n’est pas non plus classable dans l’un ou l’autre des schémas mélusinien ou morganien. En fait, la fée ne parviendra à une réunion de toutes ces dualités qu’avec son mariage avec le neveu du roi Clovis. L’alliance du couple aura non seulement une influence sur leur destinée, mais aussi sur les deux peuples de Constantinople et de France. Dans le folklore, les fées annonciatrices des évènements à venir se faisaient normalement entendre le Jour de l’An. Mélior ne tient pas compte d’un tel calendrier, n’étant pas non plus une fée folklorique, mais bel et bien chrétienne. Il faut finalement mentionner Psyché et Amour d’Apulée, car, encore une fois, il existe une relation double, entre les deux textes. L’un reproduit le schéma inverse de l’autre, mais cela n’est pas le fruit du hasard. Le ou les auteurs anonymes ont réutilisé le conte antique de manière flagrante, de tel sorte que certains éléments sont littéralement calqués à partir de ce dernier. Dans les deux récits, des figures de femmes sont en premier et en second plan. Ces figures féminines se joignent à d’autres fées et démontrent que tant dans l’Antiquité qu’au Moyen âge, les femmes occupaient une place importante dans la littérature. Entre ces deux époques, la fascination pour elles a perduré, car on leur attribuait un pouvoir mystérieux, pas très éloigné de ceux des fées elles-mêmes. Les femmes dans Partonopeu de Blois sont parfois amoureuses, parfois traîtresses, mais toujours au moins un peu humaines. PREMIÈRE PARTIE Mélior 1. Généralités 1.1. Présentation du personnage Quand on sait que le nom «Mélior» signifie «meilleure» en latin, cela donne quelques indices sur le personnage féminin principal de Partonopeu de Blois. En effet, la fée Mélior se démarque dans de multiples domaines. Elle est riche, sa beauté, bien qu’un temps cachée, est sans égale. Elle est aussi puissante, possède un bon cœur, est impératrice, etc. Il faut également souligner que Mélior porte le même prénom qu’une des deux sœurs de Mélusine, dont il sera davantage question plus en amont. Cependant, cela est le cas seulement dans la version de Jean d’Arras et non dans celle de Coudrette. De plus, en langue bretonne, le nom «Mélior» pourrait venir de «meler», qui signifie le fabricant de miel. Dans une certaine mesure, cette nourriture correspond à Mélior, car elle est un être doux, offrant à Partonopeu tout ce qu’il désire sans exception : son corps, ses richesses et ses titres. Cependant, «miliour» en breton signifie aussi «flatteuse». «Mélior» contient également le mot «or», qui pourrait faire référence à la grande fortune du personnage. Enfin, le nom de la fée ressemble de très près à celui de Mélion, dans un des lais anonymes des XIIe et XIIIe siècles2. Ce rapprochement est d’autant plus intéressant lorsqu’on sait que le chevalier Mélion de la cour du roi Arthur avait comme particularité de se transformer en loup. Il a donc d’une appartenance double, tout comme Mélior qui appartient à la fois aux mondes des fées et des humains (l’annexe XI montre les récurrences du terme «Mélior» ou «Melior» en ancien français dans l’œuvre de Partonopeu de Blois). Le prénom de l’impératrice d’Orient se rapproche un peu de celui de Morgane, une autre fée. En effet, les deux commencent par un «m», contiennent un «r», un «e» et un «o». Phonétiquement, ce nom est fort, particulièrement celui de Morgane. Il est important de remarquer que Mélusine aussi porte un prénom commençant par la même lettre, ce qui est donc le cas pour ces trois fées d’importance à l’époque du Moyen âge. De son côté, le prénom de la fée Morgane a aussi des origines variées. Dans Historia regum Britanniae, Geoffroy de Monmouth la désigne, en ancien français, par «Morgen». Edmond Faral, dans son article «L’Île d’Avalon et la fée Morgane3» explique que l’origine de ce prénom pourrait venir de «Muirgen» en gaélique ou bien de «Morgen» en gallois, qui est, par contre, un nom d’homme. Mais, aucune de ces deux options ne fonctionne parfaitement. Faral, lui, conclut donc : «Qu’est-ce à dire, sinon qu’il a toute l’apparence d’un nom simplement fabriqué à la bretonne ?4» Jean Markale, quant à lui, tranche entre ces opinions et stipule que la fée Morgue tire son nom de «Morigena», qui veut dire «Née de la Mer5». D’ailleurs, dans Vita Merlini, Morgue soigne un naufragé apparu sur les berges de son île d’Avalon. Un lien ténu subsiste donc entre cette fée et l’eau, à cause tout d’abord de nombreuses références aux lacs, à la mer et à son île et ensuite des motifs reliés à la terre, aux montagnes et aux volcans, entre autres. Il en va de même pour Mélior. En effet, elle vit sur un domaine gigantesque avec d’innombrables terres et Partonopeu traverse une mer pour venir la rejoindre. En plus de cette double appartenance de Morgane à la mer et à la terre également observable chez Mélior, on constate que l’impératrice de Constantinople n’est ni tout à fait humaine, ni tout à fait fée. S’il est si difficile d’établir avec certitude l’origine des noms de la fée Mélior et de ses semblables, c’est surtout parce que les auteurs du XIIe siècle voulaient sauvegarder une matière de Bretagne riche et déjà partiellement oubliée. Ces héritages bretons leur étaient parvenus majoritairement de manière orale, ce qui explique certains mystères. Les mêmes interrogations se posent au sujet d’une autre fée tutélaire, Mélusine. On attribue parfois la déformation du prénom à cause de «Lusignan» (famille du Poitou qui aurait servit à nommer des villages, des cours d’eau, etc., par exemple comme à Lézignan-Corbières, Lusigny-d’Or ou Lusigny-sur-Ouche). D’autres fois, elle serait due à «Mère Luisant», «Mère Lusine» ou bien à «Mélissa», un des surnoms de Diane-Artémis. Quoi qu’il en soit, les fées Mélusine et Mélior ont en commun la première syllabe de leur prénom. Lorsqu’il est question de Mélusine, il a peut-être trouvé son sens avec la théorie de Claude Lecouteux. Selon lui, le château de Lusignan est situé près de Melle-sur-Belonne, ville appelée «Metallum» par les Romains de l’Antiquité. Fidèle à l’image de la bâtisseuse Mélusine, «cette petite ville a encore de nos jours une vocation industrielle en plein cœur d’un pays agricole6». Cette théorie va encore plus loin : on attribuerait une parenté entre la fée du Poitou et Kékrops, fondateur d’Athènes et dont le symbole est un serpent. Il est possible que le «Melle» à Mélusine le soit aussi pour Mélior. On peut donc dire que Mélior porte un prénom qui se rapproche à différents niveaux de celui de ses semblables, Mélusine et Morgane, mais que ce nom qui la désigne possède néanmoins des caractéristiques qui s’apparentent aussi aux êtres humains. Ces fées, qui ont marqué l’imaginaire médiéval, ont également autre chose en commun : une superbe apparence physique. Mélior est dotée d’une beauté exceptionnelle. Cependant, cette apparence possédant les plus hautes qualités ne peut pas être dévoilée à Partonopeu. Collet et Joris, dans l’introduction au roman, font d’ailleurs référence à l’apparence de la fée / femme : Mélior est à l’image de Partonopeu de Blois, car ce texte a longtemps été en marge de la littérature médiévale, se soustrayant à la vue du public comme l’héroïne à son amant avant de nous révéler sa beauté. Ainsi, Mélior le somme formellement de ne pas tenter de la voir, sinon elle perdra tout et lui de même. C’est néanmoins ce qui se passe après que le héros se soit muni d’une lanterne donnée par sa mère : Le covertor a lonc jeté, Si l’a veüe od la clarté De la lanterne qu’il tenoit. Mirer le puet et veoir bien Q’ainc ne vit mais tant bele rien.7