Les approches féministes des Relations Internationales, Anne
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Les approches féministes des Relations Internationales, Anne
Chapitre 13 Les approches féministes des Relations Internationales Anne-Marie D’Aoust Personne ne peut échapper au genre. (Weber 2001 : 53) Encadré 13.1 : Concepts clés du féminisme Altérité : Fait d’être un autre, caractère de ce qui est autre. L’altérité marque la mise en rapport subjective et intersubjective avec l’Autre, compris comme l’individu différent pris dans un sens générique. Essentialisme : Le fait d’identifier, d’attribuer et de présenter certains attributs physiques ou encore certaines qualités, caractéristiques, catégories ou connaissances comme étant ontologiquement fixes, naturels et similaires indifféremment du contexte historique ou social. « Faire » un essentialisme (voir également « naturaliser ») revient à identifier littéralement l’essence fondamentale et transcendentale qui définit un groupe (e.g. l’idée que les femmes, comme les hommes, ont une essence qui leur est propre et universelle, ce qui fait qu’on peut parler de « la femme » ou de « l’homme ») ou une situation donnée (e.g. identifier un concept indifférencié de patriarcat pour expliquer la subordination des femmes à diverses époques et dans diverses cultures). Parce que ces réalités sont fondamentales et données, elles ne peuvent pas être présentées comme socialement construites, donc politisées (e.g., affirmer que le sexe biologique, contrairement au genre, est objectivement réel et universel). Genre : Souvent utilisé à tort comme synonyme pour « femme » ou « sexe », il correspond en fait à beaucoup plus qu’une catégorie empirique qui renvoie à des corps sexués masculins et féminins et à leurs activités matérielles. Le genre est également une catégorie analytique systémique qui renvoie aux constructions (privilégiées) de la masculinité et de la féminité (dévalorisée), ainsi qu’à leurs effets idéologiques. Masculinisme : Idéologie qui prend pour acquis qu’il existe une différence fondamentale entre les hommes et les femmes, qui assume que l’hétérosexualité est normale, qui accepte sans la questionner la division sexuelle du travail et qui cautionne le rôle politique et dominant des hommes à l’intérieur des sphères publiques et privées. Masculinité/féminité : Caractères, qualités, caractéristiques, attentes et standards sociaux attribués à l’un ou l’autre sexe, qui le définit socialement. Naturaliser : Le fait de présenter certaines caractéristiques (e.g., les femmes sont naturellement plus pacifiques que les hommes), situations e.g. la subordination générale des femmes aux hommes a toujours été et sera toujours parce que les femmes sont en général physiquement moins fortes que les hommes) ou réalités sociales (e.g. s’il y a moins de femmes que d’hommes scientifiques, c’est que les femmes excellent naturellement moins bien en mathématiques) comme étant des états de faits fixes et indiscutables, en d’autres termes, « naturels », et non des réalités historiquement et socialement produites et contingentes résultant de diverses structures de pouvoir en place. Patriarcat : Selon le type de féminisme proposé, il peut s’agir d’une une idéologie universelle singulière ou d’une structure flexible et plurielle qui évolue sous diverses formes dans le temps et l’espace. De manière générale, le patriarcat correspond à construction sociale structurelle résultant d’une série de pratiques historiographiques, philosophiques et culturelles qui assurent une domination des hommes sur les femmes. Les féministes matérialistes, toutefois, vont beaucoup plus loin et avancent que le patriarcat correspond à une idéologie, voire à un mécanisme structurel de contrôle du travail des femmes et de leur rôle au sein de la reproduction sociale. Cette domination va se traduire par une appropriation, un contrôle et une régulation de leur travail, de leurs corps et de leur savoir. Reproduction : Le travail ou la sphère de reproduction renvoient aux tâches et activités effectuées à l’intérieur d’un domaine habituellement considéré comme « privé » (habituellement la maison) et qui s’avèrent nécessaires pour répondre aux besoins de la vie quotidienne et assurer l’activité humaine. Ces tâches sont habituellement accomplies par des femmes et comprennent notamment l’éducation des enfants, le soin des aînés, la production et la préparation de la nourriture et les diverses tâches ménagères. Ces activités ne sont généralement pas considérées comme un « travail » (sphère de production). Le terme « reproduction » renvoie à l’idée que ces tâches assurent implicitement le maintien des activités humaines sur une base quotidienne ainsi que la transmission des valeurs sociales, des traditions et des coutumes. Sexe : Qui réfère à la catégorisation de personnes en tant que homme ou femme sur la base de chromosomes ou de caractéristique anatomiques. Le terme est habituellement compris comme étant en opposition au « genre » (vu comme une construction sociale) et comme référant à des attributs biologiques naturels. Sujet: De manière générale, dans la tradition libérale, le sujet réfère à l’individu en tant qu’être rationnel et autonome, ontologiquement préalable à toute construction discursive. Contrairement aux auteurs libéraux, les auteurs postmodernes soutiennent que le sujet ne doit plus être considéré comme étant l’origine de la connaissance. L’analyse centrée sur le sujet rationnel (appelée logocentrisme) doit être déconstruite afin de comprendre comment l’idée même de « sujet » a été faussement essentialisée (voir essentialisme) et masque les forces et les discours qui le construisent, le forge et fait en sorte qu’il « est » Depuis la publication de Bananas, Beaches and Bases de Cynthia Enloe en 1989, les analyses féministes tentant de d’ouvrir le champ des Relations internationales ont proliféré. Malgré qu’aujourd’hui, l’existence d’approches féministes des relations internationales soit connue et reconnue1, leurs développements restent largement marginalisés. En fait, pour plusieurs étudiants comme pour plusieurs universitaires, féminisme et Relations internationales semblent correspondre à un mariage de convenance. Les deux apparaissent au premier abord comme étant deux champs distincts dont les points de rencontre se limiteraient à discuter des « femmes en relations internationales », sorte de reconnaissance aux Margaret Thatcher et Indira Gandhi de ce monde, ou à ce qui est jugé être des « questions de femme », comme l’étude de l’impact des politiques de développement durable sur les femmes. Or, si ces présupposés/préjugés reflètent effectivement la façon dont les approches féministes des Relations internationales sont généralement perçues, ils n’en révèlent pas moins toute l’étroitesse de cette perception, qui ne parvient pas à rendre compte de ce que les approches féministes sont en réalité et de la problématisation qu’elle font de l’un des concepts les plus importants en Relations internationales – le pouvoir. De manière générale, on peut considérer que les approches féministes déplacent l’ensemble des questions Relations internationales vers des sites de pouvoirs jusque là négligés ou jugés non importants, soit la construction du genre et ses effets ainsi que le corps et la sexualité comme sites de contrôle et de signification politique. En fait, la marginalisation des approches féministes va de pair avec l’exclusion générale des théories critiques et la contestation du positivisme avec le Troisième débat (Lapid1989 et Peterson 1992a), moment-clé dans le développement des approches féministes en Relations internationales. Celui-ci a favorisé un décloisonnement conceptuel qui a entraîné l’ouverture d’un espace pour théoriser le positivisme, la raison instrumentale et la science comme étant des concepts comportant des biais de genre. Cependant, si le Troisième débat a favorisé l’émergence d’approches féministes critiques, il n’a pas pour autant permis leur inclusion réelle. Les 1 Notons entre autres l’existence d’une revue académique entièrement dédiée aux lectures féministes des enjeux internationaux (le Feminist Journal of International Studies) ainsi que l’établissement de panels et sections féministes dans la plupart des associations de science politique, dont l’International Studies Association (ISA), la British International Studies Association (BISA), l’Association canadienne de science politique (ACSP) et l’American Political Science Association (APSA). approches féministes élargissent les marges sans, toutefois, affecter le centre de manière significative. […] Dans la mesure où le masculinisme est privilégié, les formes de savoir associés à ce qui est « subjectif » et « féminin » se voient dévaluées. […] De là, au moins une part de la résistance au post-positivisme découle d’une certaine « féminisation » de la science que celui-ci implique (Peterson 1992a: 196). Ayant été élaborées aux confluents des barrières disciplinaires traditionnelles, ces approches sont appelées à outrepasser et à reconfigurer les frontières du champ des Relations internationales et à le déstabiliser. Le savoir qui émane des approches féministes se trouve pris en compte ou rejeté selon une logique d’autoprotection et de discipline qui émane/témoigne de différents sites de pouvoirs nationaux, académiques, symboliques et linguistiques inhérents au champ des Relations internationales. Il existe en fait un décalage réel entre la reconnaissance qu’accorde le champ aux apports des approches féministes et la reconnaissance dont elles bénéficient sur la scène internationale, alors que les questions des droits des femmes et de leurs préoccupations occupent une place de plus en plus importante2. Puisque cette marginalisation des approches féministes n’est ni le résultat du manque d’entreprises de théorisation élaborées ou de données empiriques, il devient clair que pour comprendre cet état de fait, il faut non seulement s’attarder sur les approches féministes comme telles, mais également adopter un regard critique sur les Relations internationales dans leur ensemble. Il faut non seulement avoir conscience de cette discipline en tant qu’espace reflétant le politique, c’est-à-dire en tant qu’espace reflétant/reproduisant les inégalités et des hiérarchies du monde dont les analystes souhaitent rendre compte (ou non), mais également en tant qu’espace politique, donc en tant qu’espace de luttes et de contestations de légitimité. La théorie devient indissociable des relations sociales qui la sous-tendent. En gardant ces éléments en tête, ce chapitre procédera en quatre temps. Nous procéderons d’abord par une mise en contexte des approches féministes en précisant les fondements de leurs critiques ainsi que les objectifs qu’elles visent à atteindre. Puisque les développements théoriques des approches féministes ont généralement suivi les développements historiques et politiques des mouvements féministes sur la scène internationale, nous procéderons à une présentation détaillée et chronologique de cinq tendances féministes dominantes dans le champ des Relations 2 On peut penser, par exemple, à l’intégration de considérations de genre au sein d’institutions comme l’ONU et la Banque mondiale, ainsi que la politisation d’enjeux déterminants comme le trafic humain. Les analyses au sein du champ des Relations internationales n’ont pas connu le même sort. 2 internationales. Notons que toutes les variantes de féminismes étant par nature ouvertement engagées et adhérant à la position critique évoquée dans le paragraphe précédent, l’aspect normatif du féminisme ne sera pas traité dans une section précise mais plutôt évoqué tout au long du texte. Ce survol sera suivi d’une discussion sur les caractéristiques épistémologiques et sur le révisionnisme ontologique des approches féministes. Les catégories de « sexe » et de « genre » seront notamment discutées. Une fois ces paramètres théoriques établis, nous nous attarderons plus spécifiquement sur les critiques féministes face aux approches orthodoxes en Relations internationales. Nous exposerons comment les approches féministes remettent en cause des discours réalistes et libéraux et en appellent à une relecture et à une redéfinition des concepts-clés d’État et de sécurité. Enfin, pour conclure, nous examinerons brièvement les principales critiques formulées à l’endroit des féministes. 1. Historique Jusqu’à tout récemment, l’étude des relations internationales se limitait essentiellement à l’étude des guerres et de leurs causes, à la diplomatie ou encore au commerce international. L’usage répandu de catégories d’analyse abstraites telles « l’État », « le marché » ou encore « le système » a eu pour effet concret d’éluder des théories des relations internationales les individus, hommes et femmes, en tant qu’agents évoluant au sein de contextes sociaux et historiques précis (True 2001 : 231). Asexués, ahistoriques, les individus se trouvant au cœur même des relations internationales sont dissimulés dans les théories orthodoxes des relations internationales derrière des couverts d’universalisation ou d’abstraction. Par le fait même, les relations de genre, leur influence dans l’organisation de l’ordre social et politique, ainsi que leur caractère souvent inégalitaire en viennent à être ignorées. « Rendre les femmes visibles » et remettre en cause des modèles supposément neutres, tels « l’homme rationnel » et «l’équilibre de la puissance », est certes l’un des principaux objectifs des féministes au sein du champ des Relations internationales. Cette démarche de remise en cause de leur part permet de politiser ce qui semble ressortir de l’ordre normal des choses, donc d’amener à une conscientisation et à un questionnement des effets structurants de diverses sources de pouvoir qui passaient jusque là inaperçues tellement elles semblaient naturelles: Si quelque chose est accepté comme étant «traditionnel» […] alors il peut être recouvert d’une 3 couverture protectrice qui l’immunise de questions gênantes. […] Par exemple, j’ai longtemps été satisfaite d’utiliser (de penser avec) le concept de «cheap labor». Encore plus, je croyais qu’utiliser cette expression donnait l’impression (à moi et aux autres) que j’étais une personne critique sur le plan intellectuel, que j’étais quelqu’un disposant d’énergie intellectuelle. Ce n’est qu’à partir du moment […] où j’ai commencé à inverser l’expression, à dire «labor made cheap» que j’ai pris conscience à quel point j’avais été paresseuse. Maintenant, à chaque fois que j’écris «labor made cheap» sur un tableau, les gens dans la salle s’exclament «Par qui ?» «Comment ? » […] Tout arrangement de pouvoir imaginé comme étant légitime, intemporel et inévitable est très bien fortifié (Enloe 2004: 2-3). Les féministes chercheront ainsi à mettre en lumière comment la discipline des Relations internationales ainsi que l’organisation des relations internationales, y compris les processus de militarisation, la mondialisation capitaliste et la pratique de la souveraineté des États, sont en soi des constructions comportant de sérieux biais de genre (True 2001 : 237). Par conséquent, il ne suffit pas à une approche d’inclure la notion de genre ou encore de tenir compte des femmes pour qu’elle devienne une approche féministe. On considérera ainsi que l’appellation « féministe » convient pour toute étude ou entreprise de théorisation qui se veut critique du masculinisme (et non des hommes en général en tant que corps sexués, comme cela est souvent compris à tort) et des hiérarchies reposant sur le genre. Le masculinisme, dans son sens large, peut être caractérisé comme une idéologie qui « prend pour acquis qu’il existe une différence fondamentale entre les hommes et les femmes, [qui] assume que l’hétérosexualité est normale, [qui] accepte sans la questionner la division sexuelle du travail et [qui] cautionne le rôle politique et dominant des hommes à l’intérieur des sphères publiques et privées » (Arthur Britton, cité dans Peterson et Runyan 1999 : 31). Cette définition est importante, car elle implique qu’il n’y a pas de déterminisme entre corps et esprit : des femmes peuvent faire promotion du masculinisme tout comme des hommes peuvent promouvoir des visées féministes. Une analyse féministe cherche également à exposer comment la naturalisation de l’oppression des femmes sert de modèle à la dépolitisation de l’exploitation de manière plus générale (Peterson 2004 : 36 et 45). La manière dont les critiques du masculinisme s’articulent, ainsi que les principales causes qu’elles identifient à cette subordination des femmes, varient néanmoins énormément d’une approche à l’autre, voire d’un auteur à l’autre. S’il est impossible de détailler chaque approche, il s’avère néanmoins utile de brosser un tableau des grands axes analytiques qu’il est possible de discerner dans l’ensemble des approches féministes développées au sein des Relations internationales. 1.1. Le féminisme libéral Le féminisme libéral constitue l’une des premières formes de théorisation féministe. 4 Principalement développée pendant les années 1950 et 1960, elle puise néanmoins ses sources dans les écrits de plusieurs figures marquantes des 17e, 18e et 19e siècles. Bien avant le mouvement en faveur du vote des femmes, des femmes comme Olympe de Gouges (1745-1793), Mary Wollstonecraft (1759-1797) et Harriet Taylor Mill (1807-1858) avaient marqué leur époque en revendiquant les droits des femmes au nom d’une tradition philosophique libérale. La tradition libérale conçoit les êtres humains comme des agents rationnels et défend une conception individuelle de la nature humaine. Parce que l’individu est pourvu de la faculté de raison, il (et non elle, traditionnellement, il faut noter) a la possibilité de penser et d’agir rationnellement pour exercer son autonomie et faire des choix : cette base justifie l’idée de droits fondamentaux. Certains hommes d’esprit libéral reconnus, tels le marquis de Condorcet (1743-1794) ou le philosophe John Stuart Mill (1806-1873), ont également supporté (sic), à l’intérieur de certaines limites, une émancipation des femmes au nom de ces principes libéraux de rationalité. En mettant de l’avant l’argument que les femmes, tout comme les hommes, sont des êtres humains rationnels, les féministes libérales vont réfuter l’idée qu’elles diffèrent des hommes « par nature ». Les analyses féministes libérales forment un ensemble de travaux assez cohérents, avec des thématiques rapprochées qui évoquent la femme forte, bourgeoise et rationnelle et qui renvoient au libre choix, à l’égalité de droit, à la rationalité et au contrôle. Pour les féministes libérales, l’égalité passe d’abord et avant tout par l’élimination des obstacles légaux et institutionnels qui empêchent les femmes d’avoir accès aux mêmes droits et aux mêmes positions de pouvoir que les hommes (Tickner 2001 : 12). Leurs luttes s’effectuent ainsi autour de l’égalité de droit, de l’accès à l’éducation et de l’accès aux opportunités économiques. Le féminisme libéral explique la sous-représentation des femmes dans la sphère politique de deux façons. Premièrement, elle résulte du processus de socialisation et d’éducation, qui continue d’assigner et d’établir des sphères séparées et désignées aux hommes et aux femmes. La tendance, par exemple, à naturaliser le fait qu’il existe des métiers typiquement « féminins », comme institutrice ou infirmière, et « masculins », comme mécanicien ou militaire, doit être combattue. Deuxièmement, cette sous-représentation découle de contraintes systémiques, c’est-àdire des lois qui limitent les libertés et droits des femmes à différents niveaux. La domination générale des hommes sur les femmes est vue ici comme un déséquilibre institutionnel. S’inscrivant en faux contre la tradition libérale conventionnelle, qui tend à limiter l’intervention de l’État, les féministes libérales croient que l’État et le droit correspondent aux structures idéales 5 « neutres » pour assurer l’avancement de la cause des femmes et l’accès à une égalité de droit (Tickner 2001 : 13). La revendication principale est d’« être traitées comme les hommes ». Alors que d’autres féministes vont faire valoir les inadéquations de l’État, du libéralisme économique ou encore de la tradition scientifique pour rendre compte de la vie et des besoins des femmes, les féministes libérales croient au bien-fondé intrinsèque de ces institutions : elle ne vont chercher qu’à corriger les biais dont elles font preuve. Le féminisme libéral a été à la base des avancées féministes au sein du processus démocratique occidental. Ainsi, des enjeux cruciaux tels que le droit de vote, l’accès aux postes de commandement militaires ou à la fonction publique ont pu être débattus et gagnés par ces féministes au nom de l’égalité. Au-delà de ces succès indéniables, une analyse plus poussée révèle néanmoins des failles importantes de ce type de féminisme. Tout d’abord, l’idée que les femmes possèdent les mêmes qualités et capacités que les hommes (elles peuvent être militaires, dirigeantes et chefs d’État) implique l’atteinte du standard supposément impartial de « l’hommecomme-norme ». Cela implique que la norme de certains comportements dits « masculins » n’est pas contestée comme étant elle-même construite et subjective: elle correspond à une structure idéale qu’il s’agit atteindre. Cette démarche entraîne comme conséquence un engagement envers la construction d’un monde idéal « désexualisé », où « ultimement, la race, la classe et le genre s’avèrent non pertinents aux questions de justice parce que “au fond, nous sommes tous pareils” » (Offen 1988 : 123). Cet idéal libéral d’un terme générique « d’humain » est certes tentant, mais il a pour impact l’évacuation du genre comme catégorie d’analyse des diverses relations de pouvoir au profit d’une conception de l’égalité qui est strictement limitée au sexe biologique. Cette prise de position est rassurante, car elle évite la controverse en affirmant que la solution se limite à une égalité d’opportunités : tous sont égaux car tous bénéficient des mêmes accès légaux aux mêmes services (accès à l’emploi, possibilité de vote, etc). C’est individuellement que la personne, homme ou femme, prouvera ses talents et capacités. Cette conception est sans contredit celle considérée la plus « raisonnable », mais elle est d’une portée très limitée. Ainsi, le féminisme libéral ne fournit pas d’outils conceptuels pour rendre compte d’autres problèmes structurels au cœur des relations de pouvoirs, comme les représentations sociales de la féminité et de la masculinité, qui sont notamment centrales pour comprendre l’institutionnalisation du militarisme 6 et du nationalisme3. Il ne peut expliquer pourquoi, par exemple, malgré une égalité juridique, les femmes restent toujours minoritaires en tant que chefs d’entreprises ou encore comme hautes dirigeantes politiques. Malgré que le féminisme libéral connaisse aujourd’hui un certain déclin dans les sphères académiques, il serait prématuré de le juger totalement dépassé. Des enjeux loin d’être acquis, tels l’équité salariale, le droit à l’avortement ou encore l’accès la contraception, même dans des démocraties comme les États-Unis et le Canada, rappellent combien les droits des femmes restent des acquis fragiles qui doivent être défendus au sein des institutions politiques actuelles. En fait, les questionnements faisant appel au droit des femmes à l’égalité sont divers et pas toujours aussi simples qu’on pourrait le croire. Par exemple : l’excision ne correspond-elle pas à une pratique politique condamnable selon les droits de l’Homme et qui nécessite une intervention gouvernementale et des pressions internationales? Sachant que ce sont surtout des femmes qui la pratiquent et que les femmes non excisées sont victimes de marginalisation dans leur propre communauté, est-il préférable de ne pas intervenir et de laisser ces femmes choisir? Les institutions dédiées aux enjeux touchant les femmes représentent-elles les intérêts de toutes les femmes ou favorisent-elles certaines d’entre elles, voire certaines idéologies? Ces questions n’impliquent nullement qu’elles ne peuvent être seulement répondues à l’intérieur d’un cadre féministe libéral, mais elles exposent bien comment cette perspective peut s’inscrire dans les problématiques plus conventionnelles de la discipline des Relations internationales. C’est d’ailleurs pour cette raison que le féminisme libéral correspond à la variante de féminisme la plus acceptée au sein du champ par les chercheurs orthodoxes. 1.2. Le féminisme matérialiste/marxiste/socialiste C’est au féminisme matérialiste (ainsi qu’au féminisme radical4) des années 1970 et 1980 3 Plusieurs ouvrages et articles ont été écrits sur ces sujets. Pour une introduction sur ces thématiques, consulter notamment Enloe (1983, 2000), Yuval-David et Anthias (1989) et Ranchod-Nilsson et Tétreault (2000). 4 Le féminisme radical correspond ici à un type de courant féministe et aux entreprises de théorisation qui lui sont rattachées. Il ne s’agit pas d’un qualificatif pour caractériser la teneur politique (c’est-à-dire, anarchiste ou révolutionnaire) de certaines actions féministes ni d’une caractérisation populaire, surtout utilisée aux États-Unis, pour désigner tout féminisme qui n’est pas libéral. Exemplifié par des auteurs comme Catherine MacKinnon, Mary Daly et Andrea Dworkin, le féminisme radical insiste surtout sur un essentialisme féminin et sur une conception universelle du patriarcat. Il s’agit d’un type important de féminisme dont les apports théoriques ont été marquants 7 que l’on doit la célèbre expression : « Le personnel est politique ». Beaucoup plus qu’un simple idiome vidé de son sens à force d’être répété, l’expression symbolise tout l’effort des féministes matérialistes à questionner les sources soi-disant « naturelles» de la subordination des femmes, que ce soit l’éducation des enfants, la division du travail ou la charge des travaux domestiques. Ces enjeux, traditionnellement identifiés comme des questions d’ordre privé, donc à l’abri des questionnements politiques, ont été mis de l’avant pour illustrer non pas leur rupture par rapport à la sphère publique, mais leur rattachement au système global capitaliste et culturel environnant. On peut évidemment rattacher les fondements de ce type de féminisme au célèbre ouvrage L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État (1884) de Engels. C’est dans cet esprit d’interdépendance des sphère de production et de reproduction sociale que Cynthia Enloe affirme que : Le rapport hiérarchique présent dans la chambre à coucher n’est pas détaché des rapports hiérarchiques présents dans les transactions ayant cours sur le marché du café ou dans les affaires étrangères. Les questions à poser sont : où et comment ces hiérarchies sont-elles reliées entre elles ? Avec quelles conséquences pour les vies vécues dans les chambres à coucher, sur les planchers des marchés boursiers et dans les cercles diplomatiques ? (Enloe 1996: 193). Le féminisme socialiste constitue un mélange assez complexe et éclectique d’idées et d’influences, allant du marxisme au féminisme radical, en passant par la psychanalyse. La triple appellation de féminisme matérialiste/marxiste/socialiste indique d’ailleurs la pluralité de catégorisation dont ces types d’analyses se réclament. S’il existe clairement des différences entre ces différentes appellations qu’il importe de ne pas ignorer, elles ont néanmoins toutes en commun un engagement féministe critique avec le matérialisme historique5, compris comme un savoir critique source d’émancipation : « Le matérialisme historique propose une méthode systémique qui donne un sens à la vie sociale dans le capitalisme tout en étant un agent pouvant le transformer » (Hennessy et Ingraham 1997 : 4). Pour des raisons d’espace, et en raison de ce point de rencontre s’effectuant à des niveaux plus ou moins éloignés, nous conserverons ici l’appellation « féminisme matérialiste ». Elle sera utilisée ici comme terme générique pour capturer toute l’étendue et les variantes de cette forme de féminisme qui, même si elles ont initialement été inspirées par les théories marxistes de classe et de capitalisme, ont évolué dans dans l’histoire du féminisme occidental. Cependant, puisqu’il s’agit d’un type de féminisme peu utilisé aujourd’hui et considéré comme dépassé et problématique par la majorité des féministes en Relations internationales, nous avons fait le choix de ne pas l’inclure dans les divers types de féminismes détaillés dans le présent chapitre. Pour une discussion plus détaillée sur le féminisme radical, voir Daly (1990 et 1993). 5 Voir le chapitre 7. 8 diverses directions qu’il ne faudrait pas sous-estimer. Contrairement aux féministes libérales, qui vont considérer les inégalités entre les hommes et les femmes comme résultant d’un « déséquilibre institutionnel», les féministes matérialistes vont parler d’une véritable oppression résultant de la promotion d’une idéologie systémique : le patriarcat. Toutefois, la définition du patriarcat varie énormément d’un auteur à l’autre. Selon le type de féminisme proposé, certaines féministes le considèrent comme une idéologie universelle singulière, alors que d’autres jugent que le patriarcat correspond à une structure flexible et plurielle qui évolue sous diverses formes dans le temps et l’espace. De manière générale, on peut définir le patriarcat comme une construction sociale structurelle résultant d’une série de pratiques historiographiques, philosophiques et culturelles qui assurent une domination des hommes sur les femmes. Les féministes matérialistes, toutefois, vont beaucoup plus loin que cette généralité : elles avancent que le patriarcat correspond à une idéologie, voire à un mécanisme structurel de contrôle du travail des femmes et de leur rôle au sein de la reproduction sociale. Cette domination va se traduire par une appropriation, un contrôle et une régulation de leur travail, de leurs corps et de leur savoir. La prémisse des féministes matérialistes est qu’au sein du système capitaliste et du système patriarcal, les femmes correspondent à des citoyennes de deuxième classe. L’émergence du capitalisme a permis l’établissement d’une claire distinction entre la sphère privée de la maison et la sphère publique du travail, seule sphère considérée « valable » dans une logique capitaliste. C’est cette sous-estimation de ce rôle de reproduction sociale qui fait dire aux féministes matérialistes que la théorisation marxiste constitue une base intéressante, mais non suffisante, puisqu’elle n’aborde pas directement les questions de genre, subordonnées aux intérêts de classe. Les féministes matérialistes vont ainsi tenter de concilier les deux éléments de genre et de classe dans leurs analyses. Deux débats parallèles ont ainsi découlé de cette démarche : le débat sur l’existence de systèmes duels distincts et autonomes qui se complètent (le capitalisme et le patriarcat) et le débat sur les systèmes unifiés (le capitalisme en tant que système patriarcal). Pour les féministes matérialistes, les fondations de l’oppression des femmes reposent principalement sur le contrôle des hommes sur le produit du travail des femmes : « [L]e travail des femmes continue d’être une source primaire d’accumulation du capital. Nourrir les enfants et prendre soin d’eux, soigner les malades et les personnes âgées et fournir l’un des principales 9 sources de travail salarié bon marché constitue depuis longtemps la contribution des femmes à l’accumulation globale » (Hennessy et Ingraham 1997: 1 et 2). L’idée n’est pas ici de prétendre que tous les hommes, chacun pris individuellement, cherchent sciemment à exploiter les femmes : il s’agit plutôt de mettre en lumière les biais de genre systémiques. Il n’y a qu’à jeter un rapide coup d’œil aux statistiques pour constater la situation d’infériorité généralisée des femmes un peu partout sur la planète. Ainsi, bien qu’elles forment la moitié de la population mondiale, les femmes reçoivent seulement 10% des revenus mondiaux et ne possèdent que 1% de la propriété globale et 80% des 27 millions de réfugiés sur la planète sont des femmes. Leur travail correspond également au deux tiers du travail mondial non rémunéré, et ce, alors que les femmes sont responsables de la culture de 50% de la production agricole mondiale (voire de 80% à 95% dans les cas d’agriculture de subsistance en Afrique et dans les régions les plus défavorisées) (Pettman 2005 : 676). Cet aspect systémique est fondamental, puisqu’il implique que des changements dans une seule sphère, qu’elle soit culturelle, légale, économique ou étatique, ne sont pas suffisants pour éliminer l’oppression des femmes. De nombreuses questions des Relations internationales évaluées à partir d’un cadre féministe matérialiste permettent de jeter un éclairage neuf sur des phénomènes d’actualité. Par exemple : quels impacts l’embauche massive de femmes dans les maquiladoras6 aux abords de la frontière États-Unis/Mexique (qui a une influence directe sur le chômage des hommes) a-t-elle sur l’organisation des relations de genre et de classe au Mexique et sur les politiques d’immigration américaines? Quels liens peut-on établir entre le développement des phénomènes du trafic des femmes et des « mariages sur commande » et le développement du capitalisme global dans les pays d’Europe de l’Est? Comment expliquer que le tourisme sexuel constitue l’une des assises économiques de plusieurs pays en développement comme la Thaïlande et les Philippines? Comment cette réalité s’inscrit-elle dans les rapports Nord-Sud ? Comment le travail domestique (reproduction) des femmes américaines est-il une condition nécessaire à l’impérialisme des États-Unis ? 6 Les maquiladoras désignent des usines généralement situées aux abords des zones frontalières, notamment celle séparant les États-Unis du Mexique, et qui produisent, réparent ou assemblent à de faibles coûts diverses marchandises (vêtements, pièces électroniques, etc) destinées pour la plupart à être exportées à l’étranger. Ces usines bénéficient de réductions de taxes et son également exonérées de frais de douanes. La main-d’œuvre des maquiladoras est essentiellement féminine et sous-payée, souvent parce que réputée pour être plus « docile » que les hommes. Les conditions de travail sont difficiles et peu ou pas régulées. 10 1.3. Le féminisme «standpoint» Le féminisme matérialiste marque une certaine transition avec le féminisme libéral en arguant que ce n’est pas tant le fait de ne pas être traitée comme un homme qui est au cœur du problème de l’inégalité entre les hommes et les femmes que la construction sociale de la masculinité et de la féminité et des sphères d’activité qui leur sont associées. Cette idée de subjectivité marquée par le genre a ainsi amené certaines féministes à développer des analyses faisant état de savoirs situés et spécifiquement féminins (ou masculins) pour démontrer que les femmes raisonnent et pensent différemment des hommes. Appelé standpoint, ce type de féminisme cherche à mettre en valeur cette différence tout en gardant en tête que ce savoir « féminin » a traditionnellement été discrédité. Le féminisme standpoint défend l’idée que la réalité sera perçue différemment selon la situation matérielle où l’on se trouve. Tout savoir reflète les intérêts et les valeurs de groupes sociaux spécifiques dont la construction est affectée par un contexte social, politique, idéologique et historique (Tickner 2001 : 17). Sur le plan théorique, le féminisme standpoint est présenté de plusieurs façons. Selon les auteurs, il peut être considéré comme une philosophie des sciences naturelles et sociales, comme une épistémologie, comme une méthodologie (une méthode prescriptive de recherche, selon certains) et comme une stratégie politique (Harding 2004 : 2). On peut toutefois identifier trois types de questions générales qui se posent pour les féministes standpoint: 1) Quelles idées et pratiques à propos des genres ont été utilisées pour maintenir, créer et soutenir une sous-représentation et une injustice à l’endroit des femmes et d’où proviennent ces idées? 2) Quelles idées sont véhiculées à propos des relations appropriées entre hommes et femmes, c’est-à-dire, quel est le rôle approprié des femmes dans la société et comment la définition de ce que c’est que d’être un homme ou une femme influence les pratiques de certains acteurs et de certaines institutions? 3) Quelles conditions matérielles et quelles forces sociales contribuent à la reproduction de ces pratiques et font paraître la subordination et l’oppression des femmes comme naturelle, voire souhaitable, pour le bon fonctionnement de la société? La science et l’empirisme méthodologique ne sont pas remises en cause per se par les féministes standpoint. Il existerait en fait une « bonne science », consciente de ses biais et qui tente de les corriger, et une « mauvaise » science, qui reflèterait les biais de genre latents au sein 11 de la société. Le contexte culturel et historique d’élaboration et de justification du discours scientifique acquiert ici une importance cruciale7. Ces féministes n’hésitent donc pas à dénoncer les analystes positivistes, qui font reposer la science sur la réalité cognitive des modèles qu’elle présuppose plutôt que sur la réalité cognitive des sujets qu’elle étudie. Comme le souligne Sandra Harding, le problème n’est pas tant les préjugés et biais de genre individuels (malgré l’existence de tels cas) que le déni que les concepts et modèles promus par diverses disciplines font la promotion d’intérêts et de préoccupations institutionnelles dominantes, traditionnellement masculines. On peut ainsi recenser, au cours de l’histoire, plusieurs justifications « scientifiques » de l’exclusion des femmes et d’autres groupes marginalisés, comme les Noirs, reposant sur des préjugés associés à leur physiologie8. Il en résulte que la réalité dépeinte dans les divers modèles disciplinaires ne reflète donc pas tant les réalités telles qu’elles sont vécues et perçues par les femmes que la perception que ceux qui parlent en leur nom s’en font. Pour les féministes standpoint, les femmes (comme les prolétaires dans la théorie marxiste) partagent un espace de savoir et de signification. Par conséquent, ces féministes vont commencer la recherche à partir de la vie des femmes pour exposer le processus d’aliénation et de naturalisation de leur subordination. L’approche permet en fait d’entraîner la production de sujets collectifs de recherche (et non de simples objets de recherche) ainsi que la création de mouvements de conscientisation opposés aux groupes hégémoniques (qu’ils soient scientifiques, politiques ou autres) qui parlent au nom de l’Autre au lieu de le laisser s’exprimer. Le résultat serait donc des affirmations socialement construites, certes, mais moins partiales et plus représentatives de la réalité vécue et des injustices. Le féminisme standpoint entraîne la production de plusieurs études empiriques originales où les femmes ont leurs voix. Il faut néanmoins bien prendre garde de ne pas confondre 7 Par exemple, en 1886, faisant écho à un rapport de la Chair of Harvard Medical Scool qui stipulait que donner la même éducation aux filles et aux garçons risquait de rendre les femmes stériles (les femmes se concentraient davantage sur le développement de leur cerveau que sur leurs fonctions menstruelles) le président de la British Medical Association défendait l’idée qu’il était impératif d’empêcher les femmes d’avoir accès à l’éducation, puisque cela risquait d’empêcher la naissance de garçons : « [Si les femmes avaient accès à l’éducation] La race humaine perdrait tous ceux qui auraient dû être ses fils… Bacon, faute de mère, ne serait jamais né… Les femmes sont faites et ont été créées non pas pour être des hommes, mais bien mères des hommes » [à traduire] (cité dans Marysia Zalewski 2000: 8). 8 Il est intéressant de noter, par exemple, que le terme médical « hystérectomie », qui désigne l’opération consistant à retirer les organes reproducteurs d’une femme, renvoie à l’idée d’arracher la « racine » de l’hystérie féminine (Marysia Zalewski 2000 : 9). 12 « standpoint » avec simple « point de vue » ou « opinion », qui suggèrent une subjectivité réduite à l’expression d’un point de vue parmi d’autres sans fondements sérieux. Un standpoint n’est pas simplement une position intéressée (interprétée comme un biais), elle est intéressée dans le sens qu’elle est engagée. […] En tant que vision engagée, soit la compréhension de l’opprimé, l’adoption d’un standpoint expose les vraies relations entre les êtres humains comme étant inhumaines, va au-delà du présent et comporte un rôle historique d’émancipation (Hartsock 2004 : 36). Le standpoint n’est pas automatiquement acquis : il s’agit en fait d’un accomplissement, de quelque chose pour lequel l’opprimé lutte et qui requiert à la fois la science et la politique pour être soutenu (Harding 2004 : 8). 1.4. Le féminisme postcolonial Le féminisme postcolonial est vu par plusieurs comme une extension du féminisme standpoint, voire une version renouvelée de celui-ci, puisque plusieurs féministes postcoloniales, dont Chandra Mohanty, ont adapté le féminisme standpoint à leur cadre théorique. Le féminisme postcolonial s’est développé au sein de la discipline au début des années quatre-vingt-dix à partir des expériences vécues par les femmes de couleur (women of color)9, que ce soit provenant de minorités ethniques, d’immigrantes ou encore de pays dits du Tiers-Monde. Il ne faudrait toutefois pas comprendre par là qu’en dehors du contexte américain et européen, les mouvements et écrits féministes étaient inexistants, bien au contraire. Seulement, ces voix féministes étaient marginalisées, voire supprimées au sein des mouvements féministes occidentaux. L’arrivée du féminisme postcolonial forcera un tournant réflexif déterminant au sein de ces milieux. Le terme « postcolonial » est un peu élusif et comporte plusieurs significations. Dans l’utilisation qui en est faite dans les travaux des féministes coloniales, il renvoie dans un premier temps à une désignation institutionnelle, soit « l’après-colonialisme », une structure où une ancienne colonie se libère de la domination de sa métropole. Dans un second temps, il réfère à 9 Les féministes postcoloniales utilisent l’expression « women of color », mais on pourrait questionner cette dénomination, puisqu’elle a notamment l’effet de faire des femmes « blanches » une norme neutre et que l’expérience de ce qu’est être « une femme de couleur » peut varier énormément selon le contexte social. Un exemple éloquent pour illustrer ce point reste un incident relevé par de Tocqueville et un des ses amis qui, lors de leur passage aux États-Unis, remarquent que les Noirs et les Blancs sont séparés selon trois groupes distincts : les Blancs, les mulâtres et les Noirs. James Morone résume ainsi ce qui s’ensuit : « Beaumont repéra rapidement au sein des exclus une “jeune femme d’une beauté exceptionnelle et dont le teint d’un blanc immaculé trahissait le sang européen le plus pur. ‘Comment est-ce possible?” demanda-t-il. Son compagnon tenta de lui expliquer. ‘Cette femme… est une femme de couleur.’ ‘Quoi? De couleur? Elle est plus blanche qu’un lys!’ ‘Elle est de couleur,’ répéta-il froidement, ‘la tradition locale a identifié ses ancêtres et tout le monde sait qu’elle compte un mulâtre parmi ses aïeux’ » (Morone 2003: 119). 13 une location structurelle au sein de l’économie politique, plus ou moins circonscrite aux pays du Tiers-Monde, et qui reconnaît tacitement une hégémonie mondiale du capitalisme libéral. Enfin, une troisième lecture du terme englobe non seulement ces deux aspects macrostructuraux, mais y intègre une dimension subjective sociale, historique et culturelle qui inclut la question identitaire en questionnant la signification du vécu postcolonial (Ling 2002 : 67-68). En intégrant ces perspectives, les analyses féministes postcoloniales englobent plusieurs critiques féministes standpoint du capitalisme et du patriarcat en privilégiant le point de vue des femmes de couleur. Toutefois, elles s’en distinguent en ajoutant une composante idéologique particulière souvent négligée, soit le racisme, le colonialisme et le néocolonialisme (ou impérialisme) comme institutions contribuant de manière décisive à l’oppression des « femmes de couleur » (Peterson et Runyan 1999 : 172). Pour les féministes postcoloniales, le genre n’est jamais exempt de considérations raciales, au même titre que l’idée de race comporte toujours des dimensions de genre. C’est pourquoi, pour elles, les concept de sécurité et de pouvoir ne sont pas que des concepts « neutres » ou fondamentalement idéologiques : ils sont directement imbriqués au sein de relations sociales de classes, de genres et de races souvent éludées dans les analyses orthodoxes sous des couverts de « bien collectif » qui, souvent, s’avèrent un « bien particulier » qui favorise un groupe plutôt qu’un autre. Les féministes postcoloniales vont également dénoncer les pratiques colonialistes de plusieurs féministes occidentales, qui vont chercher à « sauver » les femmes du Tiers-Monde en les présentant comme des victimes passives de « traditions » ou encore les présenter comme des êtres à « illuminer » tout en masquant la part de responsabilité des pays occidentaux dans les problèmes vécus par les femmes du Tiers-Monde : La présomption selon laquelle « les problèmes des femmes du Tiers-Monde » sont fondamentalement des problèmes liés au fait que « les femmes du Tiers-Monde sont persécutées par les pratiques culturelles patriarcales traditionnelles » […] semble être une présomption imprégnée dans la compréhension que le public occidental se fait des contextes du tiers-monde et des problèmes auxquels font face les femmes à l’intérieur de ceux-ci. Cette présomption […] masque à quel point les « problèmes des femmes du Tiers-monde » sont ancrés dans la « modernisation » et le changement social – comme ceux résultant des politiques économiques et de « développement » actuelles qui ont pour conséquence la dévastation écologique, l’accès limité des femmes aux ressources de production comme la terre et l’emploi, l’hyperexploitation, et les conditions dangereuses de travail sur la « chaîne globale de production (Narayan 1997: 60). Les travaux des féministes postcoloniales se concentrent surtout sur les phénomènes de culture et de mondialisation. Pour ces féministes, la mondialisation correspond à la continuation d’un processus de colonisation à la fois économique, culturel et académique de la part des 14 puissances occidentales sur les pays du Sud. Au sein même du champ des Relations internationales, le phénomène de colonisation « est essentiellement un phénomène discursif, qui s’attarde surtout sur un certain mode d’appropriation et de codification des travaux et du savoir portant sur les femmes du Tiers Monde par l’utilisation de catégories analytiques précises employées dans des écrits spécifiques sur le sujet qui eux prennent comme référence les intérêts féministes tels qu’articulés aux États-Unis et en Europe occidentale » (Mohanty 2003: 17). Les féministes postcoloniales vont mettre en lumière la surexploitation du travail de production et de reproduction sociale des femmes du Tiers-Monde nécessaire à l’expansion globale du capitalisme. Elles vont également s’attarder à la commercialisation de la culture et du tourisme, vus comme des biens de consommation dans un contexte d’homogénéisation culturelle. Les féministes postcoloniales exposent la réalité locale des femmes de couleur, mais en reliant cette réalité locale à des phénomènes économiques plus larges, elles remettent en cause la distinction traditionnelle établie entre phénomènes locaux et phénomènes globaux (Peterson et Runyan 1999 : 174). L’exploitation et l’oppression perdurent par (1) la division constante du monde entre ceux qui sont «développés» et qui n’ont plus besoin d’éducation, ceux qui «se développent» et qui ont encore besoin d’éducation, et ceux qui sont «sous-développés» et justifient plus de contrôle et de gestion extérieure, ainsi que par (2) la production d’idées qui expliquent et rendent légitime cette division par l’institutionnalisation de lois, de règles et d’idées (occidentales, blanches, coloniales). (Agathangelou et Ling 2004: 31). Ces moutures plus récentes de féminisme favorisent l’intersectionnalité, soit le mélange de considérations de genre, de classe et de race pour rendre compte d’un standpoint particulier. Le principal défi consiste à rendre compte à la fois de la diversité des expériences vécues par les femmes tout en trouvant une fondation commune au savoir pour justifier une position « féminine » qui confère au féminisme toute sa dimension politique active. Certaines féministes postcoloniales vont ainsi affirmer que le point d’ancrage des luttes féministes des femmes provenant des diverses régions du monde n’est pas tant dans la similarité de leur exploitation que dans leur adhésion volontaire à la création d’une solidarité engagée dans une lutte anticapitaliste, antimilitariste et anti-impérialiste (Mohanty 2003: 8-9). La question de la formation « d’identité et de consciences collectives » (comment se forment-elles ? Qui en fait partie ? Qui en est exclu ?) reste néanmoins largement débattue. De plus, certaines critiques soulèvent le fait que le féminisme standpoint prend pour acquis que le standpoint est nécessairement porteur de progrès social. Or, certains groupes d’extrême droite, 15 comme certains groupes de milices américaines, peuvent se réclamer d’une position de marginalité et d’oppression. Ce n’est pas suffisant de se sentir victime – la difficulté échoit alors à savoir comment départager la « vraie » victime de la « fausse » victime. Les féminismes standpoint et postcolonial entraînent un questionnement original et fondamental sur plusieurs problèmes et enjeux, par exemple : comment peut-on comparer la question de la pratique du sati ainsi que les meurtres reliés à la dot des femmes en Inde avec la violence domestique aux ÉtatsUnis10? De quelles façons les applications d’initiatives de microcrédits du Fonds monétaire international dans plusieurs pays africains affectent-elles les femmes africaines ? Comment peuton interpréter les législations nationales et internationales qui régulent l’immigration de domestiques des pays asiatiques et latino-américains vers les États-Unis et les pays occidentaux ? 1.5. Le féminisme postmoderne En cherchant à pousser plus loin les question liées à l’identité et au savoir, les tenantes du féminisme standpoint ont soulevé des questions cruciales : quelles sont les sources du savoir ? Si cette source est dans le simple fait physique d’être homme ou femme, qu’est-ce qui fait d’un homme un homme ou d’une femme une femme? D’autres identités ou d’autres sites affectent-tils le savoir ? Si l’oppression vécue par certaines femmes blanches américaines, par exemple, n’est pas la même que celle vécue par les femmes asiatiques indonésiennes, peut-il y avoir néanmoins la formation d’une identité politique commune de lutte féministe? C’est en examinant ce type de questions que l’idée d’essentialisme et d’universalité des expériences est apparue limitative pour certaines féministes. Pour problématiser davantage ces réalités, une entreprise de théorisation distincte de celles développées par les variantes précédentes de féminisme s’avérait nécessaire et a mené au développement de la littérature féministe postmoderne. Les approches féministes postmodernes puisent directement leurs sources dans le 10 Les féministes postcoloniales, notamment Gayatri Spivak et Uma Narayan contestent l’attitude de plusieurs féministes occidentales blanches (notamment Mary Daly) à parler de pratiques comme le sati (l’immolation des veuves indiennes) comme étant l’exemplification de toute une culture patriarcale. Cette position, selon Narayan, dénote une attitude colonialiste où le mot « tradition » sert à qualifier l’attitude « arriérée » des gens du Tiers-Monde par rapport au monde occidental développé. En guise de comparaison, Narayan relève comment les problèmes de violence domestique aux États-Unis sont souvent présentés au cas par cas et contextualisés, alors que le sati et les meurtres reliés aux question de dot sont présentés comme le résultat de traditions patriarcales rétrogrades bien implantées. Narayan propose donc d’analyses les pratiques de représentation dans les discours féministes et suggère de penser la violence domestique aux États-Unis au même titre que le sati comme étant des pratiques de violence culturelles qui doivent être examinées en tant qu’institutions sociales complexes (Voir Narayan 1997). 16 postmodernisme/postructuralisme11. Tout en adoptant les idées et méthodes des auteurs postmodernes, elles s’en distinguent par leur projet avoué de mettre l’accent sur les structures de pouvoir qui marginalisent les voix des femmes, le genre et le féminin. L’épistémologie féministe postmoderne refusera l’idée d’un savoir objectif et tentera plutôt de répondre aux questions suivantes : qu’implique la connaissance ? Qui a accès à la connaissance et où ? Quelles implications ces diverses localisations ont-elles sur le savoir ? Quelles sont les implications de l’usage de la théorie pour une analyse féministe, si l’on considère que certains énoncés regroupés sous l’appellation de « théorie » ont des racines clairement masculinistes et eurocentristes ? La théorie, y compris la théorie féministe, peut-elle être distincte des formes actuelles de politiques, n’est-elle pas en soi une forme de politique, donc de contrôle? On recense donc de multiples approches féministes postmodernes qui chercheront d’abord et avant tout à mettre en lumière les pratiques d’exclusion et les rapports dichotomiques qui ont été mis en place au sein de la discipline et qui affectent l’orientation de son développement. Les approches féministes postmodernes se sont surtout développées en théorie politique au début des années 1990 avec les travaux de Judith Butler (1990, 1993, 2004 et se présentent comme une alternative aux récits universels et totalisants promus par le féminisme libéral ou matérialiste. Les approches féministes postmodernes mettent l’accent sur la construction sociale et discursive du rapport à l’altérité et chercher à en analyser les effets de vérité tout en tentant de décentrer les postures masculines de domination (Bigo 2002). Ces féministes refusent l’idée d’une expérience féminine « authentique », voire d’un point de vue à partir duquel il serait possible de faire reposer une compréhension globale du monde. Ainsi, il existerait « plusieurs points de vue locaux à partir desquels on peut questionner plusieurs stratégies de discipline » (Sylvester 1994: 13). Loin de constituer un ensemble théorique cohérent, le féminisme postmoderne est éclaté et exprime l’idée derridienne de différance12, où la signification du mot « femme » peut être construite, appréhendée, mais jamais totalement définie, puisque les féministes postmodernes sont sceptiques par rapport au degré dont les expériences d’un groupe particulier de personnes appelées 11 Voir le chapitre 13. Correspondant à un concept central de Derrida, la différance comporte un double aspect : elle diffère (dans le sens classique de qui renvoie au non identique) et temporise. Cela signifie que la différence ne pourra jamais vraiment être appréhendée, que le sens d’un mot ou d’une expression ne pourra jamais être saisie comme identique à son écriture. Elle permet de rendre compte des conditions de possibilité de ce qu’on appelle le réel, et non pas du réel luimême, il n’a pas d’essence en soi (Dosse 1992 : 47). 12 17 «femmes» peuvent être utilisées pour parler au nom d’autres groupes de «femmes» […] étant donné que les féministes occidentales ont, historiquement, construit les femmes non occidentales comme «Autre» (Steans 1998 : 28). Avec le féminisme postmoderne, le genre n’est plus un déterminisme conditionnant l’action et l’orientation de la pensée du sujet rationnel, mais bien un spectacle, un spectacle performé sur soi par les autres et performé sur les autres par soi-même. Il en résulte que le concept de « sexe » devient lui-même construit et non pas une réalité objective que l’on peut opposé au concept de genre : « le sexe ne décrit pas une mentalité préalable, mais produit et régule l’intelligibilité de la matérialité des corps » (Butler 1995: 52). Cherchant à aller au-delà du féminisme standpoint, qui centre l’analyse sur l’expérience vécue des femmes, les féministes postmodernes rejettent l’idée d’une identité sexuelle où le genre et le sexe seraient totalement définis et/ou fixes. Le corps sexué et divisé en deux sexes fixes est compris non pas comme un phénomène naturel, mais bien comme un processus de performance où ces identités sont sans cesse affirmées et réactivées par diverses structures de pouvoir. Cette déconstruction du sujet n’implique toutefois pas sa destruction, comme plusieurs semblent le croire (Butler 1993: 7). Il importe de bien comprendre que les féministes postmodernes ne nient pas les injustices et les souffrances vécues par les femmes. Elles vont plutôt s’interroger sur la production de la compréhension que l’on peut avoir de ce qu’est une « femme » et des implications politiques rattachées à une telle signification (Butler 1990: 339). La démarche poursuivie par les féministes postmodernes est différente des autres approches féministes détaillées précédemment dans la mesure où « le but n’est pas de libérer les femmes de l’oppression ou d’identités oppressives, toutes les identités pouvant l’être. […] Le projet crucial est d’étudier les mécanismes de pouvoir qui ont forgé les identités féminines de manière à pouvoir résister l’identité elle-même » (Zalewski 2000: 27). L’identité de divers groupes devient déterminée au sein de rapports hiérarchiques où le savoir dominant constitue le savoir présenté comme étant la vérité. Cette vérité, aux yeux des féministes postmodernes (et des postmodernistes), n’a rien d’objectif et constitue plutôt autant de «régimes de vérités» qui reflètent les structures de pouvoir en place et qu’il convient de déconstruire. Le pouvoir devient ici intimement relié au langage. Pour les féministes postmodernes, il apparaît donc que tout savoir s’inscrit dans une dynamique de pouvoir est le reflet de rapports dichotomiques binaires existants. De ces 18 dichotomies, il ressort que le premier terme est souvent privilégié et présenté comme idéal par rapport au deuxième, dévalué et présenté comme étant inférieur. Ces dichotomies sont nombreuses et comprennent, entre autres termes : masculinité/féminité, public/privé, souveraineté/anarchie, rationalité/émotivité, etc. Selon les féministes postmodernes, ces rapports dichotomiques ont un impact direct sur l’organisation de la discipline et sur ce qui est jugé légitime ou non comme savoir produit. Les féministes postmodernes vont surtout se concentrer sur l’exposition de ces dichotomies par diverses démarches de déconstruction. Le féminisme postmoderne renferme toutefois une contradiction en soi, puisqu’il doit à la fois mettre « la femme » au centre de l’analyse tout en cherchant à déconstruire les concepts réifiés et pris comme préexistants, y compris le concept de « femme ». Si le langage n’est pas une structure objective, mais bien une source de pouvoir contribuant à la formation de la réalité qu’il vise à décrire, déconstruire les récits qui constituent le champ des Relations internationales devient un exercice incontournable. Il devient ainsi possible, par exemple, d’examiner comment les discours américains pour justifier l’intervention en Irak font appel à une certaine conception de masculinité valorisée par rapport à ceux qui rejetaient l’intervention, présentés comme des lâches et des homosexuels. Une analyse féministe postmoderne pourrait également s’attarder sur une généalogie du discours réaliste et examiner comment celui-ci a évolué parallèlement à une certaine construction sociale de la masculinité. Le fait que les études de sécurité bénéficient d’un plus grand prestige académique par rapport aux études sur la paix illustre cette association inconsciente entre masculinité et féminité. La représentation de l’Afrique comme étant un continent « féminin » anarchique ne demandant qu’à être discipliné par des puissances « masculines » fortes et stables comme les États-Unis dans le cadre de la lutte contre le VIH/ sida constitue également un autre exemple d’analyse féministe postmoderne (D’Aoust 2004). 2. Épistémologie L’épistémologie concernant la nature du savoir et la façon dont on prétend au savoir, elle revêt un aspect crucial pour les féministes, dont les remises en question portent justement sur la nature biaisée du savoir produit au sein du champ des Relations internationales. Comme le souligne Diane Fowlkes, « L’épistémologie féministe admet la nature politique de nos tentatives d’accéder au savoir et accepte la responsabilité de poursuivre une “politique de la connaissance de la réalité” au même titre qu’une “politique de la réalité en elle-même” » (Fowlkes 1987: 2). 19 En fait, même les théories qui renvoient à des approches positivistes et dont l’objectif avoué reste l’étude des politiques internationales de manière à se rapprocher le plus possible des méthodes utilisées dans les sciences naturelles ne peuvent éviter des présupposés normatifs en sélectionnant quelles données sont importantes, en les interprétant et en expliquant pourquoi elles sont importantes (Cochran 1999 : 1). Affirmer que les approches féministes ont un caractère politique que les approches explicatives ne possèdent pas est donc en soi une position intenable et ne peut constituer une base épistémologique valable sur laquelle on peut fonder une opposition entre approches explicatives/approches féministes au détriment de ces dernières. Bien que les approches féministes des Relations internationales se distinguent de l’orthodoxie en prenant les relations sociales comme point d’entrée épistémologique, elles n’en restent pas moins divisées. La gamme épistémologique couverte par les féministes est aussi large que ses variantes théoriques le laissent supposer : selon le type de féminisme proposé, l’épistémologie peut varier du matérialisme historique, de l’épistémologie de « la prise de position du point de vue féminin » (standpoint) en passant par l’herméneutique. Certaines féministes ont proposé des reconstructions théoriques, notamment celle d’exposer un nouveau savoir féminin où l’« expérience féminine » serait à la base d’une épistémologie féministe (l’épistémologie du féminisme standpoint). Les bases communes de cette expérience sont discutables et peuvent parfois naturaliser à tort certaines caractéristiques traditionnellement associées aux hommes et aux femmes13, et ce, même si une distinction est établie entre l’expérience féminine et les expériences féminines. Le lien entre expérience et savoir reste également complexe : est-il réellement évident que plus une femme accumule des expériences d’oppression, plus elle sait et peut établir un savoir féminin juste et représentatif ? Cette conception nécessite la reconnaissance d’un modèle d’acteur rationnel qui ne tient pas compte d’une logique d’aliénation que l’on retrouve, entre autres, dans certaines variantes féministes marxistes. De nombreuses autres questions épistémologiques sont débattues, parmi lesquelles : peut-on vraiment trouver un fondement commun pour toute recherche féministe? Y a-t-il un savoir proprement féminin? Si oui, sur quoi repose-t-il ? Si non, sombre-t-on nécessairement dans 13 Par exemple, l’expression populaire « Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus » représente un idéal romantique patriarcal métaphysique où on présume que la femme devient l’image symbolique naturellement associée à la Nature, à la paix, à la bonté, à l’abondance et aux émotions, tandis que l’homme serait par essence agressif, guerrier, rationnel et mauvais. 20 le relativisme épistémologique ? Si les concepts existants comportent des biais de genre, peut-on néanmoins les utiliser pour se faire comprendre ? Doit-on les éviter et en proposer de nouveaux, au risque que cette démarche s’effectue au détriment d’une communication vaste auprès d’un auditoire académique ? Reconnaître la différence des femmes entre elles et la variété de leurs expériences tout en étant à la recherche d’une similarité épistémologique est un défi pour plusieurs féministes qui n’adhèrent pas à l’antifondationnalisme postmoderne. Les approches féministes démontrent une sensibilité particulière à la fonction performative des théories (c’est-à-dire, comment les théories orientent la façon de voir le monde et influencent également la réalité même qu’elles tentent de décrire) et de leurs concepts sousjacents. Elles s’attardent également à leur contexte social, politique, idéologique et historique de production. Si on néglige ces considérations, elles risquent d’orienter la connaissance au détriment des femmes et/ou d’autres groupes marginalisés y compris certains hommes féminisés (par exemple, certaines minorités ethniques, certains hommes occupant des emplois précis ou encore certains groupes sociaux, comme les homosexuels).. Cet aspect mérite ici d’être souligné et on ne saurait trop le répéter, car il est trop souvent négligé, ignoré ou sous-estimé. Si certaines féministes renvoient parfois aux hommes de manière générique, plusieurs spécifient néanmoins quels hommes sont visés par leurs critiques. La grande majorité des féministes sont bien conscientes que les hommes, au même titre que les femmes, ne forment pas un groupe monolithique, et que certaines identités (par exemple, dans certains contextes, être blanc ou hétérosexuel) confèrent des privilèges à des individus plutôt qu’à d’autres. 3. Ontologie Le champ des Relations internationale reste dominé par des hommes, autant dans la sphère académique que professionnelle, de sorte que les approches hégémoniques créent l’illusion que seuls des hommes occupent la réalité politique. Par conséquent, ces approches reflètent et traduisent plus divers aspects du pouvoir masculin historiquement établi qu’elles ne constituent une véritable exploration des processus économiques et politiques au sein desquels se situent tous les membres d’une société (Youngs 2004 : 76). Les féministes vont ainsi référer aux théories orthodoxes comme étant également masculinisées (mainstream/malestream theories) et proposer des changements ontologiques importants pour illustrer ce constat et suggérer des analyses théoriques différentes. Le révisionnisme ontologique des féministes implique deux 21 composantes différentes mais indissociables : les femmes et le genre. Ces deux ontologies expliquent la double démarche de construction et de déconstruction dans laquelle sont engagées les féministes en Relations internationales. 3.1. Les femmes en tant que catégorie ontologique En prenant les femmes comme catégorie ontologique, les analyses féministes renversent le raisonnement traditionnel des analyses en Relations internationales qui se concentrent sur la seule sphère publique et sur le rôle des hommes (et quelques femmes) d’État en présumant que les femme évoluent dans une sphère privée qui n’affecte pas le politique. En fait, les analyses orthodoxes incluent les femmes dans la catégorie privée/dépendante/émotive de « femmes et enfants », opposée à l’ « homme citoyen » public/indépendant/rationnel. Par contre, les approches qui mettent les femmes au cœur de leurs analyses construisent un savoir faisant état des expériences des femmes : où sont-elles ? Que vivent-elles ? Que font-elles ? En quoi cela est-il lié à l’organisation des relations internationales, à leur fonctionnement ? Ces analyses font des femmes et de leurs expériences le sujet des Relations internationales. Les ouvrages de Cynthia Enloe(1983,1989, et 2000), exemplifient cette tentative de montrer le rôle actif des femmes et d’illustrer combien elles jouent un rôle essentiel de reproduction sociale qui permet le maintien de significations accordées à des concepts comme l’État, la sécurité ou la militarisation. Sur le plan théorique, ces études permettent surtout de contester concrètement l’ « homme rationnel » en tant que base ontologique et modèle générique de la nature et du comportement humain. Elles relèvent combien cet « homme rationnel » est (faussement) générique au point d’être « abstrait de toute location dans le monde concret, de toute identification spatiotemporelle (de la famille, de la communauté et de l’histoire), de tout préjugés, intérêts et besoins particuliers » (True 2001 : 250). Si inclure les femmes aux théories déjà existantes permet d’adopter un regard neuf sur les relations internationales, il n’en reste pas moins que cette seule démarche peut s’avérer insuffisante. Elle rend certes compte de la réalité empirique des relations internationales sous un angle différent qui permet d’en avoir un regard plus juste. Toutefois, ces analyses doivent analyser plus en profondeur les rapports de pouvoirs ainsi que les constructions de genre qui rendent possibles la création de réalités différentes et de dichotomies telles privé/public, masculin/féminin, rationnel/irrationnel. Par exemple, pour maintenir leur signification actuelle, les concepts d’État, de sécurité et de militarisation font appel à des conceptions du sujet 22 (masculin) guerrier en tant que protecteur/conquérant/exploiteur et d’un objet/l’autre féminin /féminisé en manque de protection (Youngs 2004 : 78). Analyser les Relations internationales en utilisant le concept de genre permet de déconstruire ces rapports dichotomiques et de mettre en relief leur pouvoir structurant. 3.2 Le genre en tant que catégorie ontologique Une prémisse souvent partagée par les chercheurs universitaires comme les analystes est que le genre résulte de la « nature humaine » et que, par conséquent, n’est pas sujet à l’agence politique (True 2001 : 235). À quelques exceptions près, les analystes masculins du champ des Relations internationales ont tendance à se considérer comme non affectés par le genre, et encore moins déterminés par celui-ci. Il s’agit d’un concept secondaire, parfois perçu comme une « question de femme » qui touche « les femmes ». Il en résulte que ce sont souvent les femmes, des féministes surtout, qui abordent la question du genre. Par conséquent, leur travail s’en voit dévalué parce que vu comme trop déviant des analyses conventionnelles qui passent cet aspect sous silence. Malgré tout, « personne ne peut échapper au genre » (Weber 2001: 83), tout comme personne ne peut lui être extérieur. Le concept de genre est central aux travaux féministes et est souvent utilisé à tort comme synonyme pour « femme ». Il correspond en fait à beaucoup plus qu’une catégorie empirique qui renvoie à des corps sexués masculins et féminins et à leurs activités matérielles. Le genre est également une catégorie analytique systémique qui renvoie aux constructions (privilégiées) de la masculinité et de la féminité (dévalorisée), ainsi qu’à leurs effets idéologiques (Peterson 2004 : 39). Cela implique qu’il n’y a rien de naturel, d’inhérent ou d’inévitable biologiquement dans les attributs, les activités et les comportements qui en viennent à être définis comme étant soit masculins ou féminins. Définies de manière opposée et en relation l’une avec l’autre, ces catégories de masculinité et de féminité ne sont pas exclusives : « les femmes ne peuvent pas être étudiées indépendamment des hommes » (Tickner 1997: 621). La compréhension de certaines normes de féminité et de masculinité a des effets structurants considérables qui vont audelà de la sphère privée. La promotion d’idées (qui évoluent au fil du temps et selon l’endroit où l’on se situe) liées à « ce que c’est qu’être un homme » ou ce que « c’est qu’être une femme » motive l’adoption de certains comportements, de certaines lois et de certaines politiques. Ces idées sont souvent inconsciemment assumées et reproduites, puisqu’elles sont parties prenantes 23 de l’identité des individus. Si l’on n’en tient pas compte, on ne peut pas comprendre plusieurs phénomènes au coeur même des relations internationales, par exemple l’utilisation du viol comme arme de guerre : Si les stratèges militaires [...] imaginent que les femmes forment la base de la culture de l’ennemi, s’ils définissent les femme principalement comme élevant les enfants, s’ils définissent les femmes comme étant la propriété des hommes et le symbole de leur honneur, s’ils imaginent que les communautés résidentielles reposent sur le travail des femmes – si une ou toutes ses croyances concernant une division sexuelles adéquate du travail au sein de la société sont maintenues par des décideurs menant une politique guerrière – ils seront tentée de concevoir une opération militaire globale qui inclue l’agression sexuelle des femmes par leur soldats (Enloe 2000: 134. Mots soulignés dans le texte). Le genre en tant qu’ontologie et catégorie d’analyse remet en cause l’idée d’un déterminisme corps/esprit. Il en résulte que des vues dites « masculines » peuvent très bien être défendues par des femmes et des constats féministes défendus par des hommes, ces perspectives reposant sur des fondations politiques et non biologiques (Peterson et Runyan 1999: 18). Le patriarcat devient une structure de domination complexe pouvant évoluer selon l’époque et l’endroit. Il ne s’agit plus ici de se limiter à une étude sur les femmes en tant qu’êtres sexués à l’intérieur de domaines pré-délimités par les structures existantes : il s’agit véritablement de développer des recherches féministes sur l’organisation de la connaissance. En considérant le genre en tant que pouvoir structurant en relations internationales, trois dimensions étroitement imbriquées sont mises à jour. Le genre et ses effets doivent être analysés et considérés 1) sur le plan normatif (comment nous évaluons les situations et les gens), 2) sur le plan conceptuel (comment nous catégorisons et pensons) et 3) sur le plan organisationnel (comment nous agissons) (Peterson et Runyan 1999 : 61). De manière concrète, le genre permet de comprendre combien La prédilection (symbolique, discursive, culturelle) de la masculinité – pas nécessairement des hommes – est indispensable pour rendre naturelles les relations de pouvoir (corporelles, matérielles, économiques) qui constituent les hiérarchies structurelles. […] En d’autres termes, concevoir le subordonné comme étant féminin – manquant d’agence, de raison, de capacités ou de culture – dévalorise non seulement les femmes, mais également les hommes marginalisés en raison de leur race, leur culture ou leur statut économique (Peterson 2003: 14). 4. Le féminisme face aux approches traditionnelles Les approches féministes mettent en relief à quel point le discours des Relations internationales, plus particulièrement les discours réalistes et libéraux, loin de constituer les discours neutres, objectifs et universels, constituent en fait des discours comportant des biais de genre reflétant une certaine réalité, et non la réalité. Une réalité d’une élite masculine blanche 24 s’inscrivant dans la tradition anglo-américaine, pour être plus précis. Par exemple, dans la liste des 23 chercheurs et professeurs les plus influents au sein du champ des Relations internationales publiée dans Foreign Policy en décembre 2005, les auteurs ont noté la similitude de leur profils : à quelques exceptions près, ce sont tous des hommes blancs Américains âgés de plus de 50 ans (Peterson, Tierney et Maliniak 2005). Ce biais se reflète également en ce qui concerne les publications. Une récente étude longitudinale comparative de trois revues académiques influentes au sein du champ (International Studies Quarterly, International Organization et World Politics) de 1999 à 2003 soulève des points importants quant à l’état de la discipline: 1) un article typique publié dans une de ces revue académiques est écrit individuellement par un homme affilié à une institution américaine; 2) seul 20,2 % des auteurs principaux des articles étaient des femmes; 3) les études qui abordent la question de genre ne représente que 1,2 % des articles publiés au sein de ces revues. Il est intéressant de noter que, hormis les études sur les simulations par ordinateur et les statistiques en Relations internationales, seuls les articles traitant des études sur la paix et l’environnement, deux domaines traditionnellement associés à la « féminité », représentaient une proportion inférieure d’articles, avec 1,0% et 0,7% des articles (Breuning, Bredehoft et Walton 2005 : 460, 453 et 458). Le féminisme formule quatre types de critiques à l’égard des approches orthodoxes (Steans 1998 : 39). Premièrement, il expose les biais de genre présents dans leurs concepts-clés tels que l’équilibre des puissances, l’anarchie et la souveraineté. Deuxièmement, les approches féministes affirment que les théories traditionnelles en Relations internationales adoptent une conception masculine de l’identité politique, tout en prétendant représenter la condition humaine dans son ensemble. En effet, en acceptant d’affronter les tristes, mais non moins réelles, réalités de la puissance, le réaliste — par exemple — se pose comme « l’homme de la situation », les autres étant « lâches », « faibles » ou « trop doux ». Un réaliste qui se respecte peut avancer la proposition que l’équilibre des puissances apporte quelque chose de viril et de vigoureux comme la protection de l’intérêt nationale, mais il serait embarrassé de dire que cela contribue à quelque chose d’aussi dépourvu de masculinité intellectuelle que la paix (Claude 1962 : 52). Troisièmement, la critique féministe démontre que les approches stato-centriques rendent invisibles les relations de genre qui contribuent à la formation même de l’État et des relations internationales. Enfin, les féministes mettent en relief combien les approches réalistes en particulier, en concentrant leurs efforts sur l’étude de la puissance, négligent combien le pouvoir 25 est à l’œuvre dans la légitimité de certaines prétentions au savoir. Les approches féministe en Relations internationales proposent leurs propres interprétations de concepts centraux de la discipline, et plus particulièrement, celui d’État. Bien que les théories critiques en Relations internationales problématisent l’État moderne, la majorité d’entre elles ne soulignent pas comment les biais de genre ont été centraux à sa constitution. Plusieurs féministes (surtout postmodernes) ont montré comment les principes constitutifs de la territorialité de l’État moderne sont différenciés selon deux axes dichotomiques, soit public/privé et interne/externe. La souveraineté reste le principe fondateur cautionnant l’autorité publique sur des domaines d’actions exclusifs. Elle s’exerce grâce à ces rapports dichotomiques où les frontières de l’État se voient renforcées par la naturalisation des rapports dominants de genre et de l’agence masculine. Dans le champ des Relations internationales, dans la pensée réaliste surtout, ces divisions jouent un rôle déterminant : Les États souverains ont besoin d’«autres» pour établir leur propre existence : les hommes et les États se dressent contre l’anarchie « extérieure » et sont dissociés des femmes et des autres féminisés qui sont « à l’intérieur ». […] Les domaines privés et internationaux sont, au même titre, subordonnés à l’État et à son ordre interne souverain de justice et de rationalité » (True 2001: 252). La création de l'État institutionnalise de manière formelle et symbolique l'assignation d'une sphère domestique « privée » à la femme et l'assignation d'une sphère « publique » à l'homme – et c’est cette dernière sphère qui fait l’objet des Relations internationales : Les nationalismes et les identités nationales comportent des biais de genre dans la mesure où ils privilégient les représentations masculines de la nation par la guerre/le sacrifice/l’héroïsme et justifient le contrôle des hommes sur le corps des femmes sous prétexte qu’elles sont les mères de la nation et l’incarnation de l’honneur national masculin. Les femmes sont des reproductrices biologiques et sociales, en plus d’être les signifiants culturels de l’identité du groupe. Elles sont donc centrales à la construction des frontières nationales et sont vulnérables au contrôle masculin sur leur sexualité et leur travail de reproduction (True 2001: 246). Les relations de genre ayant cours au sein des États ainsi que leur caractère inégalitaire en viennent à être ignorées, parce que normalisées et jugées à l’extérieur du politique. Ceci fait en sorte de masquer une construction beaucoup plus complexe de l’État et le caractère éminemment politique des relations de genre. Le contrôle du corps de la femme devient central pour marquer les limites de la nation et assurer la pérennité de celle-ci. Comme le souligne V. Spike Peterson, l’État est plus ou moins directement complice de la violence perpétrée à l’encontre des femmes en définissant le viol à partir d’un point de vue masculin (dans certains États américains, par exemple, il faut cumuler jusqu’à douze preuves), en faisant la promotion d’une idéologie hétérosexiste dans les médias de masse et en favorisant l’endoctrinement militaire (Peterson 26 1992b : 46). Plus largement, l’État de sécurité nationale apparaît comme un État reproduisant une logique masculiniste de protection pour légitimer son contrôle sur ses citoyens féminisés (qu’ils soient homme ou femme): « Centrale à la logique masculiniste de protection est la relation de subordination de ceux qui se trouvant dans la position du protégé. En retour de la protection masculine, la femme concède une distance critique avec l’autonomie de la prise de décision » (Young 2003: 4). En somme, pour les féministes, la domination générale des hommes sur les femme, les inégalités dans les relations de genre (pas seulement homme/femme, mais également hétérosexuel/homosexuel, par exemple) et l'usage de moyens coercitifs n'est donc pas qu'analogue à la force employée par l'État envers les citoyens qui la composent : elle est partie intégrante de l'État moderne, légitimée par lui et relié directement à sa formation et à sa consolidation (Hoffman 2001 : 108). 5. Critiques Il est bien évident que de telles remises en questions affectent la discipline à tous les niveaux et ne pouvaient manquer de susciter de nombreuses critiques et réactions. Étonnamment, certaines féministes comptent parmi les critiques les plus sévères de certaines variantes de féminisme. Comme l’indique Christine Sylvester, plutôt que d’être caractérisés par des luttes de positions, les débats actuels au sein des approches féministes évoluent maintenant beaucoup plus autour des questions d’épistémologie et de la praxis (Sylvester 1994 : 30). 5.1. Le « péril » postmoderne Les critiques les plus acerbes du féminisme sont effectuées à l’endroit du féminisme postmoderne. Plusieurs féministes, surtout d’inspiration marxiste, craignent qu’un tournant trop « culturel » axé sur le langage et la déconstruction de la « femme » n’annonce la fin du féminisme comme projet politique : Avec la dissolution du sujet dans ce qui n’est encore qu’ «une autre position de langage» disparaissent évidemment les concepts d’intentionnalité, de responsabilité, de réflexivité et d’autonomie. […] Je voudrais savoir, en fait, comment le projet d’émancipation féminine peut être seulement imaginable sans un tel principe régulateur de l’agence, de l’autonomie et de soi? (Benhabib 1995: 20-21) L’idée d’une « mort du sujet » par les féministes postmodernes apparaît problématique pour plusieurs féministes. Si la femme n’est même pas aujourd’hui considérée sérieusement comme un sujet rationnel pensant, n’est-il pas dangereux de faire avancer l’idée qu’il faille déconstruire ce sujet qui n’arrive même pas à s’exprimer et à se faire entendre en tant que sujet? 27 Pour Benhabib et plusieurs autres féministes, la variante postmoderne entraîne une dépolitisation du féminisme au profit d’un esthétisme réservé à une élite qui peut se permettre une telle réflexion parce que d’autres luttes, tels l’accès à l’éducation et le droit de vote, ont déjà été menées et gagnées. Les féministes postmodernes, selon ces critiques, ne réaliseraient pas la précarité de ces acquis et donneraient au féminisme une direction résolument apolitique et individualiste. Au-delà des cercles féministes, les débats s’effectuent à un tout autre niveau, même si le féminisme postmoderne reste au cœur de ceux-ci. Si les apports féministes ont rencontré un écho assez favorable dans les cercles critiques, les réponses venant des tenants des approches orthodoxes ont été limitées. En fait, les réactions au sein du champ ont suivi deux tangentes. La première consiste en une tentative d’adapter les critiques et théorisations féministes aux corpus existants et d’encadrer leurs développements à l’intérieur de certaines limites. La deuxième, plus radicale, en appelle carrément à leur abandon (Zalewski 2000 : 291) en arguant que malgré que le féminisme « soit intéressant », il ne correspond pas à « de la vraie science politique ». Dans cette section, nous nous concentrerons sur les critiques formulées pour adapter le féminisme au sein du champ, puisque l’exclusion totale évacue d’emblée tout débat potentiel sur la question. 5.1. Séparer le bon grain de l’ivraie Les réticences au sein du champ à vouloir tenir compte des approches ne se font pas toutes avec la même violence. L’acceptation et le rejet de certains aspects des approches féministes sont intimement liés à la logique d’autoprotection de la discipline face à ce qu’elle perçoit comme « menaçant ». Le féminisme libéral est indéniablement la variante de féminisme qui a reçu le meilleur accueil. Cette relative acceptation s’explique par l’ajout de données empiriques favorisé par les féministes libérales qui ne remet pas en question les postulats de base du champ, comme l’État, la sécurité et le pouvoir. Il en ressort que la discipline des Relations internationales peut intégrer ce corpus théorique comme savoir légitime sans craindre une décentralisation de ses sites de pouvoir académiques. Le débat entre Tickner et Keohane illustre bien « les limites acceptables » d’adaptation et d’inclusion es approches féministes au sein du champ. Co-auteur de l’un des ouvrages méthodologiques des Relations internationales les plus influents aux États-Unis, Keohane estime que le féminisme est acceptable dans la mesure où le genre peut être réduit au niveau de variable 28 et entraîner des questions « pertinentes » pour l’étude des Relations internationales : « on peut comprendre les féministes, en des termes néopositivistes, comme proposant une nouvelle variable explicative pour l’étude des relations internationales : le degré d’importance à accorder aux hiérarchies socialement construites qui reposent sur le genre » (Keohane 1998: 197). Si quelques variantes théoriques féministes se prêtent bien au modèle d’inférence scientifique et de réfutation que Keohane propose, la majorité d’entre elles se voient au contraire refusé toute légitimité à cause de leur adhésion au postpositivisme ou à un cadre interprétatif. L’idée même de genre, par exemple, reste limitée dans ce contexte à l’idée de corps biologiques sexués. De plus, les limites méthodologiques proposées par Keohane sont problématiques pour la plupart des féministes, puisque ce qui est considéré « important » et ce qui constitue « le vrai monde » ne correspondent pas à la même chose pour les théoriciens orthodoxes et la plupart des féministes. Par ailleurs, alors que les théoriciens comme Keohane évaluent la pertinence d’un problème à la façon dont une hypothèse est posée et peut être testée, les féministes vont plutôt souligner que les questions qui sont posées au départ (et surtout, celles qui ne sont pas posées) sont tout aussi déterminantes pour juger de la pertinence d’un projet que les réponses qui y sont apportées par la méthode (Tickner 2005 : 5). « Ajouter les femmes » aux théories orthodoxes existantes comme le propose Keohane est certes un pas en avant pour mieux représenter la réalité empirique que ces théories cherchent à décrire, mais cela ne remet toutefois aucunement en question leurs postulats ontologiques et épistémologique, souvent limités au stato-centrisme (ou à l’acteur rationnel) et au positivisme. Le seul type de féminisme «valable» pour Keohane reste donc celui qui peut s’adapter au modèle scientifique, les autres variantes (surtout le féminisme postmoderne) ne répondant pas à ses critères de scientificité. Si certaines féministes se sont fait un point d’honneur de répondre à Keohane et tentent d’engager un dialogue entre les féministes et les approches orthodoxes (Tickner 1997, 1998 et 2005), d’autres rappellent combien les termes du débat tels que les définissent Tickner et Keohane ne rendent pas justice à la diversité des approches féministes (Marchand 1998). Pour d’autres la classification de Keohane n’est en fait qu’une tentative d’encourager les « bonne filles », punir les « mauvaises filles » et encourager les « petites filles » de la discipline des Relations Internationales pour mieux consolider les assises d’une « discipline en déroute » qui se cherche un ancrage scientifique pour mieux s’autojustifier (Weber 1994). 29 Conclusion Somme toute, les étudiants évoluant au sein du champ des Relations internationales ont le choix d’orienter leurs démarches et leurs travaux en considérant la théorie de diverses façons. La théorie peut être vue soit comme un simple outil permettant d’expliquer la réalité. Elle peut être considérée comme une critique permettant une meilleure compréhension du monde de manière à ce qu’il puisse changer. Enfin, elle peut être vue comme une pratique, une démarche à laquelle ils adhèrent et qu’ils tentent d’intégrer du mieux qu’ils peuvent dans leur vie de tous les jours (Zalewski, citée dans Tickner 2001: 136). Il appartient aux étudiants de choisir quelle conception de la théorie répond à leurs convictions et à leurs aspirations. Peu importe leur choix, il implique néanmoins de leur part une réflexion relativement à ce qu’ils jugent important ou non, à ce qu’ils jugent central au champ ou non, ainsi qu’une réflexion sur les raisons motivant leur réponses. Les approches féministes, par leur considération des relations de pouvoirs s’effectuant au sein des relations internationales tout comme au sein du champ des Relations internationales, offrent l’opportunité de considérer la théorie comme une critique productive et comme une pratique émancipatrice. Les remises en question du champ Relations internationales par les approches féministes ont des conséquences importantes non seulement pour les fondements de celui-ci, mais également pour le féminisme sur le plan théorique comme sur le plan de ses revendications. Enfin, si les approches féministes commencent à être étudiées plus sérieusement dans les cours de théories des relations internationales, il n’en reste pas moins qu’elles sont beaucoup plus timidement exportées et appliquées au sein d’autres espaces du champ des relations internationales, par exemple dans les cours d’économie politique, dans ceux portant sur les études de sécurité et dans ceux de politique étrangère, où elles ont pourtant beaucoup à apporter. Ces craintes et réticences témoignent de l’existence de hiérarchies et de pratiques disciplinaires au sein du champ qui affectent la diffusion et l’application des approches féministes. Face à une discipline enracinée dans ses conceptions fermées de la sécurité et dans un contexte sécuritaire post-11 septembre qui met en valeur une « remasculinisation » conservatrice de la politique, l’invitation des féministes à la curiosité intellectuelle et à l’ébranlement des préconceptions s’avère nécessaire. Plus que des théories « de femmes, pour des femmes », les approches féministes témoignent des effets pervers du masculinisme sur la conception que l’on se 30 fait des Relations internationales, des pratiques de l’État, de la sécurité et des relations hommes/femmes. En somme, les initiatives de théorisation féministes vont au-delà des Relations Internationales telles qu’elles sont présentement constituées, corrigeant un champ dont le principal sujet reste l’absence de ce que son titre affiche - ni très tourné vers le monde dans sa vision de ce qui constitue l’international ni très ouvert aux diverses relations qui sont souvent des connections involontaires d’identités et d’endroits (Sylvester 1996: 272-273). 31 Encadré 13.2. La guerre en Irak Vu la pluralité des approches féministes, les possibilités d’analyse du conflit irakien sont multiples. L’analyste Michael Dartnell a pour sa part proposé une analyse inspirée des apports théoriques du féminisme postmoderne et postcolonial pour analyser et déconstruire les représentations télévisuelles et photographiques des récits de captivité des soldats américains en Irak. Partant de la prémisse que les images télévisuelles accélèrent et accroissent la portée des représentations identitaires et que ces images, en retour, participent et forment des identités et des valeurs qui soutiennent des structures globales de pouvoir, Dartnell soutient que les récits de captivité des soldats américains en sol irakien 1) s’inscrivent dans une tradition littéraire américaine du « récit de captivité » promouvant l’impérialisme; 2) valident et promeuvent des relations structurelles sexuelles et raciales de pouvoir (p. 2). Au même titre que les récits des pionniers de l’Ouest et de femmes en détresse faits prisonniers par les Amérindiens, Dartnell avance que ces récits de captivité font partie du « folklore » de l’impérialisme américain (p. 18). Un parallèle étroit entre un récit de captivité fondateur de la nation américaine, celui de Pocahontas, et les récits de captivité actuels peut être effectué. L’histoire de Pocahontas et John Smith est bien connue : fait prisonnier d’une tribu amérindienne, John Smith est sauvé de la torture et de la mort par Pocahontas qui, ultimement, finit par se convertir au christianisme. L’assimiliation de Pocahontas illustre le processus de Différenciation (Othering) dans le récit de captivité : Pocahontas est l’Autre « sauvage », barbare, non civilisée et, surtout, elle n’est ni blanche, ni européeen, ni un homme, donc pas tout à fait humaine. Ce processus de différenciation entre le Colonisateur et le Colonisé définit le contact colonial entre les cultures non européennes et celles-ci et consiste à dénigrer les valeurs, intérêts et pratiques du Colonisé et de le subordonner politiquement et économiquement. Dartnell soutient que ces récits de captivité réapparaissent au sein de la culture américaine dès que certains non-Européens doivent être « rappelés à l’ordre ». Ces récits, présentés désormais à la télévision, dépeignent un contact culturel. Ils représentent des prisonniers américains et le front domestique américain, des prisonniers irakiens ainsi que des abus de prisonniers, des insurgés capturant des membres des troupes américaines ou alliées, le front irakien ainsi que d’autres prisonniers étrangers. Ces images sont intimement liées au conflit en cours et à la domination. Une analyse féministe tenant compte du genre et de la race devient cruciale pour décortiquer ces récits, car la captivité touche au niveau primaire de l’identité vu le contrôle et le confinement des corps. Puisque l’apparence physique fournit un sentiment de cohérence et de continuité qui maintient l’identité personnelle ainsi que la communauté et le sentiment d’appartenance à celle-ci, la perte de contrôle sur le corps et sur ce qu’ils représentent est une véritable crise identitaire. (p. 19). Les récits télévisuels de ces corps varient d’un corps à l’autre, selon Dartnell, et renforcent les structures de domination actuelles reposant sur le genre et la race. Certains corps sont présentés comme bons, mauvais, corrompus ou purs. Plus précisément, les récits télévisuels impliquant des femmes soldats captives (Jessica Lynch, Lynndie England et Shoshana Johnson) sont articulés autour de scripts d’innocence, de transformation monstrueuse et de victimes qui contribuent tous à maintenir l’identité impériale de l’État américain à l’intérieur de ses frontières comme à l’extérieur de celles-ci. Jessica Lynch représente le corps bon, innocent et pur de la blonde Américaine héroïquement sauvée de ses captifs par ses congénères. Les récits télévisés de son sauvetage ont insisté sur son passé exemplaire et ses projets modèles (Lynch a exprimé son souhait de se retirer des forces armées pour devenir professeur de maternelle) et ont prouvé que les forces américaines pouvaient protéger les jeunes femmes. Le sauvetage de Jessica Lynch a démontré que la femme passive pouvait être sauvée par l’homme guerrier protecteur américain et « prouvé » que la « féminisation » (déplorable) de l’armée américaine ne pouvait rien changer à cette réalité fondamentale. Les portraits que la télévision américaine a fait de Lynndie England n’ont pas été aussi flatteurs. Dans une logique d’opposition de bonne fille/mauvaise fille, les récits télévisuels sur Lynndie England ont souligné sa dégénérescence morale : England rencontrait régulièrement son amant à l’intérieur de la prison d’Abu Ghraib, elle s’est faite avorter, elle volait du matériel. Loin d’être une captive soumise, England travaillait comme garde à la prison d’Abu Ghraib et posait, tout sourire, aux côté d’Irakiens nus, soumis à des positions sexuelles humiliantes. Le récit d’England a été articulé autour du danger des femmes masculinisées en contexte de guerre. Le message rendait explicite l’idée que l’égalité des sexes et l’affirmation sexuelle des femmes déclenche une masculinité féminine effroyable et des comportements agressifs de prédation (p. 21). Des récits aussi divergents ainsi que le traitement différent de l’information concernant les cas de Lynch et England promouvaient le mythe idéal américain du Guerrier Juste et de la Belle âme tel qu’identifié par Jean Bethke Elshtain : les bonnes femmes sont des captives en manque de protection qui doivent être sauvées alors que les femmes guerrières sont de véritables monstres transformés. Enfin, Dartnell rapporte les diverses couvertures de la captivité de la soldat Shoshana Johnson, une prisonnière Afro-Américaine, en 32 soulignant la dimension raciale centrale à l’identité américaine qui en ressort. À l’opposé de Lynch, la captivité de Johnson ainsi que ses blessures subies en captivité ont peu fait les manchettes. Contrairement à Lynch, à qui de nombreux contrats lucratifs de publication ont été offerts, Johnson a dû se battre pour obtenir plus d’avantages sociaux pour couvrir ses frais de réhabilitation. Cette différence s’inscrit dans la lignée des récits Américains qui élèvent la femme blanche américaine et dénigrent la femme Afro-Américaine. Comme le précise Dartnell, « identité et moralité vont de pair alors que Lynch est dépeinte comme innocente alors que Johnson souffre à la fois en Irak et en sol américain. Dans la littérature de captivité, les femmes blanches sont placées sur un piédestal et vues comme menacées alors que les femmes noire et les Amérindiennes subissent les abus sexuels aux mains des mâles blancs sur la plantation et à la Frontière » (p. 22). Une femme blanche captive est une célébrité, sexuellement innocente, racialement pure, et symbole de la puissance et de la portée de l’armée américaine (p. 22). Par opposition, les prisonniers irakiens sont présentés à la télévision de manière indifférenciée, attachés, un sac sur la tête, anonymes et prêts à être conduits en prison. Ces prisonniers deviennent de véritables objets (féminisés), présentés comme vils et terroristes, alors que les prisonniers blancs américains sont dépeints comme innocents, menacés et fondamentalement bons. Les cas d’abus, comme ceux impliquant Lynndie England, sont décrits comme étant le résultats de failles personnelles et de féminité corrompue, et non le résultat de lacunes systémiques. Mettant l’emphase sur l’intersection de la race et du genre, Dartnell remarque que les cas de captivité d’Américains d’origine arabe, comme le caporal Ali Hassoun, exemplifient les tensions raciales au sein même des États-Unis et les préjugés liés à la loyauté que pourraient avoir les soldats de couleur ainsi que l’impact potentiellement négatif de leur sexualité, vue comme naturellement « débridée » et suspecte. Ces anxiétés ont surtout été historiquement projetées sur les Afro-Américains et sont toujours présentes dans le cas du conflit irakien. Pour finir, Dartnell souligne qu’alors que les récits historiques de captivité américains impliquaient nécessairement une dimension sexuelle hétérosexuelle (le manque de pouvoir et le manque de contrôle sur le corps étant nécessairement liés à la sexualité), les anxiétés sexuelles contemporaines de l’Amérique blanche sont liées à la peur de l’homosexualité et à la terreur de la possibilité du viol homosexuel de soldats Américains hétérosexuels (p. 24). Cette peur de l’homosexualité a des racines profondes dans l’histoire américaines, alors que les hommes gais sont représentés dans les médias comme des hommes ultra-masculins à la sexualité toute puissante qui dépasse la pratique sexuelle commune, mais qui sont détestés en tant qu’hommes féminisés désirant d’autres hommes. Une analyse des photos prises dans la prison d’Abu Ghraib reflète cette anxiété homophobe de la société américaine reproduite et exacerbée par les soldats, alors que les clichés montrent des prisonniers nus alignés les uns contre les autres. Comme le précise Dartnell, l’homosexualité est présentée comme la menace de l’émasculation latente derrière la défaite militaire. Les prisonniers irakiens défaits deviennent indifférenciés, sexuellement impuissants mais tout de même disponibles en tant qu’objets sexuels disponibles à être vus et utilisés (donc féminisés). Créés par les soldats américains eux-mêmes, ces montages photographiques présentant les Irakiens dans des positions homosexuelles humiliantes sont retransmis dans les médias, mais la dimension homophobe de ces mises en scène ainsi que les relations de race et de genre qu’elles cristallisent ne sont pas questionnées. De plus, alors que les médias se sont tous enquéris à savoir si Jessyca Lynch avait été violée lors de sa captivité et ont toujours laissé planer un doute à ce sujet malgré ses dires (à sa grande exaspération), la possibilité même du viol de prisonniers américains mâles est toujours passée sous silence, malgré sa réalité. Ce silence renforce l’idée du lien existant entre la sphère militaire, la sexualité, l’idéal de masculinité et l’identité américaine. En somme, conclut Dartnell, le pouvoir des images télévisuelles de captivité réside dans ce qu’elles représentent et ce qu’elles échouent à représenter. Ces images et récits reconfigurent le conflit irakien comme une tragédie subie par la collectivité euro-américaine (« nous ») et non comme une catastrophe subie par les Irakiens (« Eux »). Le peuple irakien est dépeint comme étant sauvage alors que les Américains sont présentés comme étant à la tête d’une mission civilisatrice globale. Le récit de captivité reste un outil puissant pour discipliner les femmes qui cherchent à aller à l’encontre des rôles traditionnels de genre et rappeler à la population que la « civilisation » est toujours en progression et que l’armée américaine continue de protéger l’ordre naturel des choses : les femmes doivent être protégées de la guerre, les hommes de la contamination homosexuelle, et la société de la mixité raciale. 33 Pour en savoir plus Peterson, V.S. et A. S. Runyan, 1999, Global Gender Issues, Boulder : Westview Press, 2e édition. Le plus complet de tous les manuels d’introduction aux approches féministes des Relations internationales, il comprend notamment une revue des divers courants féministes, un glossaire ainsi que diverses sections traitant des considérations du genre concernant la division du travail, la violence et la guerre et le pouvoir. Théorique, mais accessible. Essentiel pour comprendre pourquoi et comment le genre est central à la politique globale. 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