JACQUES CHIRAC AU PANTHÉON. LE TRANSFERT DES
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JACQUES CHIRAC AU PANTHÉON. LE TRANSFERT DES
Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 1 JACQUES CHIRAC AU PANTHÉON. LE TRANSFERT DES CENDRES D’ANDRÉ MALRAUX (23 novembre 1996)1. Paru in Sociétés & Représentations, “ Dramaturgies du politique ” n° 12, 2001, p. 205-223. Patrick Garcia Maître de conférences à l’IUFM de Versailles. Chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent. Parmi les rituels remis en honneur par la Ve République, la panthéonisation occupe une place de choix puisque, avec six cérémonies depuis 19582, elle s’avère être le régime qui utilise le plus cet édifice depuis que Napoléon l’a peuplé de ses généraux. C’est à François Mitterrand qu’est due cette caractéristique. Charles de Gaulle ne procède qu’à une seule panthéonisation (celle de Jean Moulin), Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing n’en effectuent aucune3. Les panthéonisations mitterrandiennes elles-mêmes n’interviennent qu’à la fin du premier mandat avec le transfert des cendres de René Cassin en 1987, même si le monument a recouvré son aura, au lendemain de l’élection du nouveau président, par le dépôt d’une rose sur les cercueils de Jean Jaurès, Jean Moulin et Victor Schœlcher le 21 mai 19814. Cette chronologie n’est pas indifférente. Elle inscrit le recours au Panthéon parmi les politiques qui tentent de reconstruire un lien politique et social par réappropriation, sous des modalités adaptées aux sensibilités contemporaines, du capital et des pratiques symboliques hérités de la IIIe République. Elle coïncide avec “l’ère de la commémoration” identifiée par Pierre Nora. Dans cette perspective, les panthéonisations participent de la valorisation de la culture et de la mémoire – sous la forme du patrimoine – comme remédiation au sentiment de délitement engendré par l’épanouissement d’une société individualiste et au vacillement de l’inscription sociale et nationale. 1 Je remercie Christine Albanel, conseillère technique du président de la République (10/02/99), Manuel Candré, en charge du dossier concernant la panthéonisation d’André Malraux au ministère de la Culture (15/01/99), Patrick Legrand, P.D.G. de Silence productions (22/02/01), Maryvonne de Saint-Pulgent (15/02/99), directrice du Patrimoine et Bernard Spitz, conseiller d’État et animateur du Comité national André Malraux (08/02/99) d’avoir accepté de répondre à mes questions. Mes remerciements s’adressent aussi à Christian-Marc Bosséno et Danielle Tartakowsky dont la proposition d’intervenir dans le cadre de leur séminaire “Dramaturgies du politique” est à l’origine de ce travail. Les droits de reproduction des documents iconographiques ont été gracieusement accordés par le dessinateur Jean Plantu et par Patrick Legrand pour les photographies d’Hervé Lefebvre, qu’ils en soient vivement remerciés. 2 René Cassin (1987), Jean Monnet (1988), Condorcet, l’abbé Grégoire et Monge (1989), Pierre et Marie Curie (1995), André Malraux (1996). 3 L’entrée au Panthéon de René Cassin est cependant décidée par Valéry Giscard d’Estaing (décret du 23 avril 1981 publié au Journal officiel du 24 avril). S’agit-il alors, après les controverses sur l’enseignement de l’histoire et la suppression des célébrations du 11-Novembre et du 8-Mai, d’inaugurer un nouveau septennat par un geste de mémoire et, par là même, tenter de réinscrire le Président dans la tradition politique française d’une référence forte à l’histoire ? 4 Cf. Christian-Marc Bosséno, “L’œil était dans la tombe : François Mitterrand au Panthéon, 21 mai 1981”, Vertigo, n° 6/7, 1991, p. 173-186 et “Retour au Panthéon”, Vertigo, n° 13, 1995, p. 45-47. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 2 Au sein de cette configuration et des multiples gestes qu’elle suscite, la panthéonisation apparaît, par le jeu des institutions de la Ve République, comme le geste du président, l’une des expressions du rapport personnel qui se noue entre la nation et l’élu du suffrage universel qui fait de ce dernier le dépositaire de la mémoire nationale. L’incarnation de la nation et de sa mémoire par le président, lors de la cérémonie, joue le rôle d’une nouvelle investiture. Tant et si bien que la panthéonisation fait, aujourd’hui, figure de passage obligé. Elle constitue, pour Christine Albanel, conseillère de Jacques Chirac, une sorte de “rite initiatique”. Bien que réputé pour peu goûter les solennités, les rituels et préférant construire l’image d’un homme politique proche des Français et de leurs préoccupations, ce sentiment a dû être partagé par Jacques Chirac puisque, dès 1995, la directrice du Patrimoine est saisie de l’intention du président de procéder à une panthéonisation sans que l’identité du “panthéonisé” soit précisée ni même, semble-t-il, arrêtée5. Pourtant l’exercice est périlleux. Le risque majeur pour le chef de l’État est, en effet, de se trouver prisonnier d’un rituel trop lourd, de heurter la sensibilité contemporaine peu encline aux mystères et au sacré. Le défi qu’impose l’utilisation du Panthéon est donc de produire du symbolique sans que celui-ci soit trop décalé, aussitôt rejeté et produise un effet inverse à celui escompté. Aussi, les questions soulevées par la dimension esthétique du geste, sa mise en scène, revêtent-elles une importance stratégique. C’est à partir de ces deux impératifs – réaffirmer la fonction symbolique du chef de l’État, tenir un discours sur les valeurs communes et relégitimer la politique mais tout cela selon des modalités et sous des formes adaptées à la sensibilité contemporaine – que je me propose de lire la cérémonie du transfert des cendres d’André Malraux au Panthéon le 23 novembre 1996. Si le titre de cet article met en avant le “panthéonisateur” au détriment du “panthéonisé”, c’est, qu’à mon sens, il en va de la panthéonisation comme des autres commémorations, elle est un geste qui utilise le passé (en l’occurrence un ou plusieurs individus), pour parler du futur aux hommes du présent. L’hommage rendu aux morts s’accomplit au profit des vivants. I. Histoire et motifs d’une panthéonisation. Si la volonté présidentielle de présider à une cérémonie au Panthéon semble précocement affirmée, le choix d’y faire entrer André Malraux obéit à une série de circonstances et de dynamiques dont il faut esquisser brièvement l’histoire. 1.1. Chronique d’une célébration non annoncée. 5 Maryvonne de Saint-Pulgent, entretien téléphonique, février 2001. L’anticipation du geste reste cependant limitée : aucun budget supplémentaire n’est alloué à la direction du Patrimoine en 1996 et la cérémonie est, en partie, financée sur les crédits de 1997. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 3 À la différence de certaines commémorations qui touchent des épisodes majeurs de la vie nationale, voire qui – comme la commémoration de la Révolution française – bénéficient d’une tradition, les panthéonisations, par définition uniques, n’obéissent à aucune règle. Sous la Ve République, elles sont décidées par le président et relèvent de son domaine réservé. Ainsi la décision de transférer les cendres de Jean Moulin au Panthéon (1964) ne fait aucune référence à la proposition du député socialiste Raoul Bayou qui la précède6. De même la panthéonisation de Pierre et Marie Curie (avril 1995) est imposée par François Mitterrand, qui entend faire entrer une femme au Panthéon, en dépit du peu d’empressement que manifeste le gouvernement de cohabitation dirigé par Édouard Balladur7. Certes, cette caractéristique ne signifie pas qu’il s’agisse d’une décision solitaire. En 1964 comme en 1989, l’utilisation du Panthéon est recommandée au président par les milieux qui lui sont proches. Elle apparaît même, lors du Bicentenaire, et en vertu du précédent de 18898, comme une figure presque imposée par la logique de réinscription dans la tradition républicaine inspirée par Jean-Noël Jeanneney9. Mais, en dernière instance, c’est bien le président qui tranche et assume le geste. En ce qui concerne André Malraux, le moins que l’on puisse dire est que son entrée au Panthéon n’a guère été anticipée10. Au reste, ce constat s’étend à l’ensemble de “l’Automne Malraux” dont la brochure annuelle éditée par le Comité des célébrations nationales ne dit mot. Les seules initiatives, destinées à célébrer le vingtième anniversaire de la mort du ministre du général de Gaulle, que mentionne l’ouvrage se résument à la tenue d’un colloque international11 et à une initiative dans le cadre d’“Étonnants voyageurs” à Saint-Malo. Il faut dire que vingt ans ne correspond guère au rythme des commémorations républicaines même si les panthéonisations procèdent quelques fois d’une reconnaissance immédiate12 et s’avèrent, en tout cas, peu liées aux jubilés ou aux centenaires. Du côté du gouvernement Balladur et de son ministre de la Culture, Jacques Toubon, aucune initiative particulière n’est programmée. 6 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Points-Seuil, 2ème éd., 1990, p. 102. En rupture avec l’usage établi jusque-là, la panthéonisation de Jean Moulin est décidée par décret du président de la République (11 décembre 1964). 7 Le projet de faire entrer une femme (en l’occurrence Théroigne de Méricourt) au Panthéon avait déjà été évoqué en 1989. Marie Curie est la seconde femme à entrer au Panthéon – Sophie Berthelot l’y précède –, mais elle est la première à y accéder pour ses mérites propres. 8 Cf. Pascal Ory, “Le centenaire de la Révolution française. La preuve par 89”, in Pierre Nora, Les lieux de mémoire, t. 1, “La République”, Paris, Gallimard, 1984, p. 523-560. 9 Cette réinscription est immédiate et s’exprime par la publication dans la presse d’un texte de Victor Hugo célébrant la Révolution comme une promesse toujours active. 10 À titre de comparaison, l’entrée au Panthéon d’Hector Berlioz, programmée pour 2003, et qui interviendra donc après la prochaine élection présidentielle, a été annoncée en février 2000. Cette anticipation est cependant très inhabituelle et tendrait à confirmer la fonction de “seconde investiture” de ce type de cérémonie si le rythme des panthéonisations devenait régulier. 11 “André Malraux, l’homme des Univers et les Lieux de mémoire”, Comité international André Malraux, Verrières-le-Buisson et La Sorbonne, 21-29 novembre 1996. Brochure du Comité des célébrations nationales 1996, p. 136-140. 12 Depuis l’instauration de la IIIe République certaines panthéonisations ont été effectuées dans les jours ou les semaines qui suivent le décès : Victor Hugo, Sadi Carnot Marcellin Berthelot, Paul Painlevé. D’autres sont intervenues dans un délai assez court : Émile Zola 1902/1908, Jean Jaurès 1914/1924, Jean Perrin 1942/1948 ou Félix Éboué 1944/1949. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 4 Sans doute le soutien apporté par André Malraux à la candidature de Jacques Chaban-Delmas n’a-t-il pas laissé que de bons souvenirs. Il semble, que la première proposition de transférer les cendres d’André Malraux au Panthéon émane de la famille d’André Malraux. Pierre Messmer – président de l’Institut Charles de Gaulle et, à ce titre, successeur d’André Malraux – émet un vœu identique au printemps 199613. D’après Bernard Spitz, la relance de l’idée d’organiser un cycle de manifestations autour de l’anniversaire de la mort d’André Malraux tient, pour une part, au hasard. Jacques Chirac en s’informant, au début de l’année 1996, auprès du ministre de la Culture du gouvernement d’Alain Juppé, Philippe Douste-Blazy, de ce qui est prévu autour de Malraux, suscite une initiative du ministère de la Culture qui, auparavant, n’avait pas fait de cette échéance un rendez-vous incontournable. Philippe Douste-Blazy, centriste ayant soutenu Édouard Balladur, pense-t-il y trouver un moyen de témoigner sa fidélité au président ? Envisage-t-il la célébration de son illustre prédécesseur comme une sorte d’auto-célébration du ministère de la Culture14 ? Toujours est-il que Bernard Spitz, conseiller d’État, ancien membre du cabinet de Michel Rocard, connu pour sa passion envers l’œuvre d’André Malraux, est aussitôt convoqué par le ministre afin de proposer les modalités d’une commémoration. Il suggère, sous réserve de l’accord de Florence Malraux, de constituer un comité national présidé par l’écrivain Jorge Semprun, lui-même ancien ministre socialiste de la Culture en Espagne, et soumet au ministre vingt propositions dont celle du transfert des cendres d’André Malraux au Panthéon. Un comité placé sous l’égide du ministère de la Culture est formé15. Jorge Semprun en reçoit la présidence tandis que Jacques Chaban-Delmas en est président d’honneur et le ministre de la Culture vice-président. Le rôle et les attributions du comité restent, cependant, limités. À la différence de la structure mise en place pour la commémoration du Bicentenaire et, plus tard, pour la célébration du bimillénaire, il ne s’agit pas d’une mission interministérielle, ni même d’un comité placé sous le haut patronage du président de la République comme celui dirigé par Marceau Long pour organiser la commémoration du 13 C’est à la suggestion de Pierre Messmer que Jacques Chirac se réfère publiquement (Le Figaro, 23 nov. 1996). Pour Michel Braudeau : “C’est sous la forte pression de l’Institut Charles de Gaulle qu’André Malraux rentre au Panthéon, sans que le président Chirac se soit montré très impatient ni friand de ce genre de cérémonie”. (Le Monde, 19 nov. 1996) Charles-Louis Foulon évoque, pour sa part, les démarches effectuées au printemps 1995 par Florence Malraux. “Ministre du rayonnement français (1946-1996)”, Espoir, revue de la Fondation et de l’Institut Charles de Gaulle, n° 111, avril 1997, n. 5, p. 27. Merci à Charles-Louis Foulon de m’avoir communiqué ce texte et des éléments de sa correspondance au sujet de l’entrée de Malraux au Panthéon. 14 Dès 1989, le Comité d’histoire du ministère de la Culture a consacré un colloque à André Malraux qui n’est publié qu’en 1996 : André Malraux, ministre d’État. Les affaires culturelles au temps d’André Malraux, édition complétée par Augustin Girard et Geneviève Gentil, préface de Philippe Douste-Blazy, Paris, La documentation française, 1996, 508 p. 15 “Un comité national a été constitué à l’initiative et sous l’égide du ministère de la Culture”… Conférence de presse de Philippe Douste-Blazy pour le lancement de l’“Automne Malraux”, 3 sept. 1996, Dossier de presse. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 5 baptême de Clovis. Dépourvu d’une tutelle forte, le comité se révèle administrativement fragile, son budget réduit16. 1.2. Une opportunité saisie. Indépendamment de l’existence et des initiatives du comité, la décision de panthéoniser Malraux est, vraisemblablement, arrêtée par l’Élysée en mai 199617. Le 7 août, le décret relatif au transfert des cendres d’André Malraux est publié au Journal Officiel et fait l’objet d’annonces publiques dès le 9 août. Dans le même temps, un concours destiné à susciter, puis à sélectionner, des projets de mise en scène de la cérémonie est ouvert18. Le jury est présidé par Bruno Racine, proche collaborateur d’Alain Juppé et les dossiers doivent être déposés avant le 9 septembre 1996. Parmi les six projets présentés, deux sont retenus et soumis à l’approbation du président de la République. Ce dernier choisit celui élaboré conjointement par Jean-Paul Chambaz, artiste-peintre, et Patrick Legrand, P.D.G. de Silence productions, agence de communication et de logistique événementielle qui a déjà, notamment, mis en scène les cérémonies de commémoration du cinquantième anniversaire du débarquement (Omaha Beach, 6 juin 1994) et celle de la victoire alliée (Paris, 8 mai 1995). Pour s’en tenir à la seule panthéonisation, l’engagement du processus soulève deux questions. D’une part une question d’ordre administratif, qui n’est cependant pas sans résonance politique : à qui revient la maîtrise de l’opération et, d’autre part, pourquoi Jacques Chirac fait-il sienne la proposition de panthéoniser André Malraux ? La querelle de compétences, qui n’est pas sans précédent19, est immédiate et oppose le Comité à la direction du Patrimoine à la tête de laquelle se trouve Maryvonne de Saint-Pulgent. Celleci s’appuyant sur le précédent de la panthéonisation de Pierre et Marie Curie, imposée à Matignon par François Mitterrand à deux mois de l’achèvement de son mandat, qui montre que toute cérémonie au Panthéon relève exclusivement de l’Élysée et qui se trouve être gestionnaire des crédits affectés à la cérémonie, en revendique donc la maîtrise totale en liaison directe avec la présidence20. Cette querelle de compétences se double d’un différend 16 D’après Bernard Spitz, le Comité dispose de 3,5 millions de francs (l’enveloppe budgétaire de la panthéonisation, d’un montant équivalent et qui ne relève pas de son autorité, exclue). 17 La première des deux réunions interministérielles consacrées à ce sujet date du 4 juin et la seconde du 2 août 1996. Archives du ministère de la Culture, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, section archives courantes et documentation, dossiers “Transfert des cendres d’André Malraux au Panthéon”. 18 La version du cahier des charges (“Dossier de consultation des scénographes”) qui se trouve dans les archives du ministère de la Culture est datée du 2 août 1996. 19 Pendant le Bicentenaire Jean-Noël Jeanneney doit faire confirmer ses prérogatives à plusieurs reprises et la Mission est confrontée aux champs de compétence des différents ministères… 20 Maryvonne de Saint-Pulgent insiste sur le fait que la direction du Patrimoine est héritière des Menus plaisirs qui organisait les spectacles royaux. Devenue Maison du président, cette direction est, notamment, en charge les cérémonies publiques : 8-Mai, 14-Juillet, Garden party du 14-Juillet, 11-Novembre et des cérémonies au Panthéon. Dans une note adressée à Jacques Toubon, au sujet de la panthéonisation de Pierre et Marie Curie, Maryvonne de Saint-Pulgent précise : “La décision de transfert de cendres au Panthéon, depuis 1958, est prise Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 6 politique puisque, pour Maryvonne de Saint-Pulgent, la panthéonisation d’André Malraux, décidée par le premier président gaulliste depuis Georges Pompidou, doit affirmer cette dimension. À ce titre la méfiance est grande à l’égard du comité trop marqué à gauche comme à l’encontre du ministère de la Culture qui ne semble pas vouloir être confiné dans le rôle de simple organisateur de la cérémonie. Cette rivalité n’est pas sans conséquence sur la cérémonie elle-même. Doit-on convier plutôt les anciens combattants ou plutôt les milieux artistiques21 ? Faut-il laisser la parole à Jorge Semprun, au ministre de la Culture ou la réserver à Jacques Chirac ? Elle se cristallise, en dernier lieu, sur la présence lors de la cérémonie de la statue de “L’homme qui marche” de Giacometti. Au-delà de ces tensions, nettement perceptibles dans les témoignages des différents acteurs, pourquoi Jacques Chirac reprend-t-il à son compte la proposition de panthéoniser André Malraux ? Un point se dégage des entretiens : Jacques Chirac est plutôt réservé envers le ministre André Malraux qu’il a connu, alors qu’il était jeune secrétaire d’État, sans être vraiment séduit par ses interventions en Conseil ainsi qu’à l’égard des analyses de l’écrivain sur l’art asiatique. C’est ce dont témoignerait son hésitation face aux propositions de transférer les cendres d’André Malraux au Panthéon22. D’ailleurs, dans l’entretien qu’il accorde au Figaro, s’il dit “avoir eu de bonnes relations avec André Malraux”, Jacques Chirac ne feint pas l’intimité et avoue ne l’avoir jamais revu après son départ du gouvernement23. Cependant la panthéonisation d’André Malraux représente, pour le président, une opportunité politique. Elle est, à ce titre, suivie avec attention par la cellule de communication de l’Élysée dirigée par Claude Chirac. Du point de vue présidentiel l’entrée de Malraux au Panthéon permet, en effet, de montrer, selon l’expression de Maryvonne de Saint-Pulgent, que “la gauche n’a pas le monopole du Panthéon”. Comme le souligne Pierre Nora, cette cérémonie fait le “pendant à la cérémonie d’intronisation de François Mitterrand. Les deux initiatives sont à mettre en parallèle. Mitterrand au Panthéon, c’était les retrouvailles de la gauche avec elle-même, le réenracinement dans une version de l’histoire de France [....]. La panthéonisation de Malraux, c’est aussi, pour Chirac, une forme de ressourcement, l’onction gaullienne24.” Ce ressourcement prend plusieurs formes. La plus visible est bien sûr, qu’à par décret du président de la République en conseil des ministres sur proposition du Premier ministre […] Le ministère de la Culture est chargé de l’organisation des cérémonies.” Cette dernière phrase figure en gras dans le document original. Archives du ministère de la Culture. 21 Contrairement aux espoirs du ministre de la Culture, la panthéonisation reste de bout en bout une affaire élyséenne. Ainsi le président Chirac reçoit à déjeuner, le 26 novembre 1996, la seule famille d’André Malraux alors que Philippe Douste-Blazy souhaitait voir inviter, à l’Élysée, l’ensemble des ministres de la Culture de l’Union européenne. 22 Jacques Chirac affirme, toutefois, que la suggestion de Pierre Messmer lui “a paru immédiatement évidente”, Le Figaro, 23 nov. 1996. 23 Jacques Chirac, entretien accordé au Figaro, ibid. 24 Pierre Nora, “Le farfelu du Panthéon”, Le Nouvel Observateur, numéro spécial, nov. 1996, p. 23. Merci à Maryline Crivello de m’avoir signalé ce texte. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 7 travers Malraux, compagnon et ministre du général, c’est le gaullisme qui entre au Panthéon – Charles de Gaulle ayant toujours refusé, pour lui-même, cet honneur. Mais le transfert des cendres de Malraux permet aussi, par-delà l’appropriation mitterrandienne, de réinvestir le Panthéon et de renouer avec le geste de 1964. C’est donc, d’une certaine manière, la reprise en main symbolique de la Ve République, après les deux septennats de François Mitterrand, qui s’effectue au soir du 26 novembre 1996. En outre, la personnalité et l’itinéraire de Malraux sont propices à démontrer que la généalogie de la droite ne saurait être réduite au conservatisme25. Sous cet angle, André Malraux, figure emblématique de l’engagement dans les combats du siècle, intellectuel, antifasciste, résistant, est précieux. La mise en valeur du patrimoine gaulliste par l’hommage rendu à Malraux est, ainsi, de nature à contribuer à (re)construire l’image du président, affectée par le mouvement social de novembre-décembre 1995, en renouant, par l’évocation de la capacité de rassemblement du gaullisme et le dépassement qu’il est censé opérer du clivage gauche/droite, avec la thématique de la campagne présidentielle et le discours dénonçant la fracture sociale. De surcroît, le personnage de Malraux lui-même est assez protéiforme pour que tous les courants politiques – à l’exception de l’extrême droite – puissent y reconnaître leurs valeurs et au-delà approuver l’éloge de l’engagement dans la vie de la cité à un moment où l’abstentionnisme semble miner les valeurs civiques26. Enfin, après François Mitterrand qui posait volontiers en intellectuel27, la célébration d’un homme de lettres, à la fois auteur, collectionneur et artisan d’une politique nationale de diffusion de la culture, donne l’occasion à Jacques Chirac d’apparaître, lui aussi, comme un président soucieux de culture et un intellectuel. C’est sur ce point qu’insiste, non sans raison, le Sunday Times : “Il y a plus dans la résurrection de Malraux opérée par Chirac que son désir d’honorer un grand gaulliste. Dans un pays qui révère les intellectuels, le président, généralement présenté comme un homme qui aime plus la bière que les livres se sent vulnérable28”. L’entretien, que Jacques Chirac accorde au Figaro, publié le jour de la cérémonie, donne l’occasion au président de la République d’exprimer sa doctrine en matière de politique culturelle et de faire état de ses propres goûts. Dans cette interview, Jacques Chirac s’inscrit 25 Comme le rappelle Charles-Louis Foulon ce réancrage dans la diversité des courants qui se réunissent dans le gaullisme conduit à accorder le 30 décembre 1996 la carte d’ancien-combattant à des Français “ayant participé à des combats aux côtés de l’armée républicaine espagnole entre le 17 juillet 1936 et le 27 février 1939”. Ce que les gouvernements de gauche n’avait pas fait… “Ministre du rayonnement français (1946-1996)”, Espoir, op. cit., p. 27, n. 4. La veille du transfert de Malraux la garde d’honneur à la chancellerie de la Libération est assurée par le colonel Rol-Tanguy et d’anciens combattants des Brigades internationales. Ibid., p. 26. 26 C’est la lecture qu’opère Hermann Lebovics, “André Malraux : A Hero for France’s Unheroic Age”, French Politics & Society, vol. 15, n° 1, 1997. Toutefois, partant du postulat que l’engagement est forcément en décalage avec la post-modernité, il produit une analyse qui laisse une place réduite à la séduction que peut exercer “le romantisme révolutionnaire” de Malraux sur la jeunesse française et tient la culture politique des dirigeants français pour plus normalisée (i.e. américanisée) qu’elle ne l’est. 27 La photographie officielle du président Mitterrand le représente entouré de livres et celui-ci ne manque pas une occasion de montrer qu’il est un fin lettré. Le désir d’associer son nom à une nouvelle bibliothèque nationale témoigne qu’il s’agit d’un souci fondamental, voire existentiel. 28 Cité par Arte, “Malraux : la culture dans tous ses états”, Revue de la presse européenne, émission diffusée le 9 août 1996. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 8 dans la continuité de la politique culturelle et patrimoniale telle qu’elle a été redéfinie par Jack Lang. Il insiste, en tout premier lieu (mais après avoir évoqué le rôle de l’école), sur le “patrimoine de proximité, telle grange, tel moulin, telle fontaine… qui fait la richesse d’un village, d’une région” et qu’il faut “rendre aux Français”29, avant de s’engager dans un propos qui met en valeur sa connaissance des civilisations extra européennes. Il se présente lui-même comme un amateur “éclectique” d’art et décrit, pour l’attester, les œuvres présentes dans son bureau lors de la rencontre avec le journaliste. C’est dans cette logique d’ouverture aux cultures du monde qu’il situe la création du musée des “Arts premiers” qui, elle-même, renoue avec la politique des “grands travaux” de son prédécesseur. Pour autant, Jacques Chirac l’esthète n’évince pas le politique. La reprise de la thématique de la fracture sociale et la valorisation de la culture sont, en effet, étroitement associées : “Fracture sociale et problème d’identité culturelle sont évidemment liés30.” Jacques Chirac évoque, dans l’entretien au Figaro, les Français “en quête de repères, de références” et envisage la culture, comme l’un des moyens de “développer le sentiment d’appartenance à la communauté nationale”. “Un patrimoine culturel commun est une composante essentielle de [la] citoyenneté” qui doit permettre de vaincre les “dérives communautaires”. L’accès de tous à la culture, tel que le mettaient en œuvre les MJC – fondées par André Malraux – et tel qu’il doit est poursuivi, est donc l’un des moyens de résorption de la fracture sociale. Restent à mettre en scène la panthéonisation et le geste présidentiel, question singulièrement compliquée par le fait qu’il s’agit de faire entrer un panthéonisateur au Panthéon. II. Une mise en scène. Dès lors qu’il s’agit d’étudier un rituel, la forme que revêt son accomplissement, sa dimension esthétique, ne sont nullement une question secondaire. C’est d’autant plus vrai des cérémonies au Panthéon qu’elles doivent inclure, pour la retransmission télévisée, un spectacle qui précède l’hommage proprement dit31. La force de la cérémonie, son impact ne se joue plus dans la présence, le rassemblement physique (le cortège qui conduit Victor Hugo ou Jean 29 Cette inflexion de la sauvegarde du haut-lieu vers le patrimoine ordinaire avait déjà été théorisée par Christian Dupavillon, directeur du Patrimoine de 1990 à 1993, “Le patrimoine : comment ? Pourquoi ?”, Le débat, n° 78 janvier-février 1994, p. 179-186. En dépit de la critique sur l’extension indéfinie du patrimonialisable et de celle de l’“État culturel”, (Marc Fumaroli, L’État culturel. Essai sur une religion moderne, Paris, Éd. de Fallois, 1991, 305 p.) elle est reprise par les gouvernements de droite. Cf. Maryvonne de Saint-Pulgent, “Quelle politique du patrimoine ?”, Le débat, n° 84, mars-avril 1995, p. 171-180 (notamment p. 174). Pour une synthèse sur les politiques culturelles lire : Philippe Poirrier, L’État et la culture en France au XXe siècle, Paris, Le livre de poche, 2000, 250 p. 30 Entretien au Figaro, 23 nov. 1996. 31 Il s’agit de produire un “double spectacle” à l’attention du public et des invités réunis place du Panthéon d’une part et des téléspectateurs d’autre part. L’analyse des différents projets soumis au concours est très attentive à cette double dimension, systématiquement relevée dans l’appréciation formulée. Note du service national des travaux, 17 sept. 1996, archives du ministère de la Culture. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 9 Jaurès à leur dernière demeure s’apparente aux rituels funéraires, voire à la manifestation32) mais dans la production d’images qui seront le support d’un commentaire33 et, si possible, d’une image-mémoire qui inscrira le geste, non plus de la nation rassemblée mais d’un homme incarnant celle-ci – le président –, dans les consciences et, peut-être, dans l’histoire34. Chaque détail de la mise en scène devient donc signifiant. 2.1. Qui parle ? La décision que deux orateurs, dont le président de la République, parleraient est arrêtée au moment où l’idée de panthéoniser Malraux est retenue. Elle est mentionnée dès la réunion interministérielle du 4 juin et fait partie du cahier des charges du concours même si Pierre Messmer aurait souhaité que le président Chirac, à l’image de Charles de Gaulle en 1964, demeurât silencieux35. Ce choix effectué, il reste à déterminer qui, outre Jacques Chirac, prendra la parole lors de la panthéonisation. Philippe Douste-Blazy et Bernard Spitz proposent Jorge Semprun. Ce scénario présenterait l’avantage de conférer une dimension internationale à la cérémonie et de mettre en avant le Comité. Cette option risque, néanmoins, de brouiller le caractère d’hommage au gaullisme que doit revêtir la cérémonie, sans compter qu’elle peut aboutir à mettre en concurrence les deux discours. Le choix d’un gaulliste historique est aussi envisagé. Jacques Chirac tranche en ce sens quand Maurice Schumann, la voix de Radio-Londres, lui confie son désir de prendre la parole36. 2.2. Une scénographie. 32 Cf. la présence de mineurs, en habit de travail, dans le cortège qui conduit Jean Jaurès au Panthéon. La cérémonie du 23 novembre 1996 est commentée sur France 2 par Régis Debray, Alain Peyrefitte et Claude Sérillon. Sur TF1, Charles Villeneuve et Jean-Claude Narcy assurent le commentaire. L’ensemble des émissions est conservé à l’Inathèque (BNF) ainsi que de très nombreux films retraçant les panthéonisations précédentes. 34 “L’entrée” au Panthéon de François Mitterrand, le 21 mai 1981, ou l’hommage rendu, main dans la main, aux morts de la Première guerre mondiale par Helmut Kohl et François Mitterrand à Verdun, le 22 septembre 1984, peuvent passer pour des modèles du genre. 35 Témoignage de Maryvonne de Saint-Pulgent. François Mitterrand prend la parole lors de chacune des panthéonisations qu’il préside sauf celle 1989. Analysant cette cérémonie et le silence présidentiel, j’avais conclu à la volonté de renforcer la sacralité de la cérémonie. D’après Mme de Saint-Pulgent, cette abstention serait plutôt due à l’embarras causé par la réaction très hostile de l’Église catholique face à la panthéonisation de l’abbé Grégoire et au désir de calmer le jeu sans, pour autant, revenir sur cette décision. Les deux motifs ne sont peut-être pas exclusifs l’un de l’autre. cf. Gilles Bouquet, “François Mitterrand au Panthéon : la mort, la nation, la gauche”, French Politics & Society, vol. 10, n° 1, 1992, p. 59-68 et le chapitre consacré au geste commémoratif de François Mitterrand in Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française, Pratiques sociales d’une commémoration, CNRS-Éditions, Paris, 2000, p. 61-75. 36 Témoignage de Christine Albanel. Maryvonne de Saint-Pulgent, de son côté, indique avoir transmis une note à l’Élysée évoquant trois possibilités : Maurice Schumann, dont un texte introduit les initiatives destinées à commémorer le vingtième anniversaire de la mort de Malraux dans la brochure du Comité des célébrations nationales 1996, Jean-François Deniau et Jorge Semprun. 33 Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 10 La mise en scène de la cérémonie est confiée au peintre Jean-Paul Chambaz connu pour la conception de décors d’opéra et de théâtre et à l’agence de communication Silence productions dirigée par Patrick Legrand. Jean-Paul Chambaz, devant les caméras d’Arte, explicite le projet. Il précise qu’il entend donner le pas au Malraux internationaliste sur le ministre gaulliste. Il y a dans la vie d’André Malraux, confie-t-il, “des épisodes que je ne veux pas voir, qui ne m’intéressent pas” même si on ne peut, poursuit-il, les “passer sous silence”37. Rejetant a priori une cérémonie trop tricolore et tout décorum pesant, la scénographie proposée ouvre un espace propice à la parole présidentielle. Comme pour la parade Goude, c’est donc, en définitive, le jeu sur une certaine distanciation, ici introduite par la figure de l’éclat – la “mosaïque” formée lors de la cérémonie –, qui rend possible l’évocation38. Dans le cadre d’un lieu abondamment exploité, de contraintes très fortes liées à la retransmission télévisuelle pour laquelle la cérémonie est conçue39, Jean-Paul Chambaz et Patrick Legrand opèrent plusieurs choix qui correspondent au désir de sobriété, de simplicité, de l’Élysée et qui concourent tous à pondérer les effets du lieu, à en atténuer la dimension liturgique pour que la liturgie s’accomplisse. – La rue Soufflot : La rue Soufflot, qui mène au Panthéon, est transformée en une piste d’atterrissage, “aéroport de fortune” selon la formulation du programme, qui évoque aussi bien l’Espagne de L’Espoir que la résistance. Cette piste est suggérée par des lampes-tempête disposées, par cent cinquante élèves du collège André Malraux du XVIIe arrondissement de Paris, sur des plots de bois placés de chaque côté de la rue. [photographie 1] Les lampes-tempête balisent la rue Soufflot. (photographie Hervé Lefebvre] Loin de tout dispositif monumental, les flammes vacillantes symbolisent les difficultés du geste protestataire de Malraux, la lumière préservée mais (toujours) menacée des valeurs 37 Arte, “Malraux : la culture dans tous ses états”, entretien avec Jean-Paul Chambaz, émission diffusée le 9 août 1996. 38 Sur la revue Goude : Philippe Dujardin, “La Marseillaise ou l’invention chimérique de Jean-Paul Goude”, Mots, “Gestes d’une commémoration”, n° 31, juin 1992, p. 27-41 et le chapitre consacré à la dimension esthétique du Bicentenaire in Patrick Garcia, Le Bicentenaire de la Révolution française…, op. cit., p. 123-150. 39 Le processus de “télévisualisation” des cérémonies publiques est analysé par Christian-Marc Bosséno qui cite les propos de Jacques Attali au sujet de la parade de Jean-Paul Goude : “Il vaut mieux concevoir un spectacle pour huit cents millions de personnes que pour seize mille” (“Retour au Panthéon”, op. cit., p. 47) Cette médiatisation est lourde de contraintes, elle détermine l’heure, le rythme de la cérémonie, privilégie les caméras par rapport aux spectateurs présents dont le nombre est très réduit. Pour André Malraux, c’est TF1 qui assure la retransmission et fournit les images aux autres chaînes. Pour obtenir la meilleure audience possible, la cérémonie, diffusée en direct, se déroule de 19 à 20 heures 40 (plage horaire retenue dès la réunion interministérielle du 2 août 1996). Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 11 démocratiques, le chemin ténu des résistances au fascisme. La sonorisation de l’espace par des bruits d’avion, des extraits de discours et d’entretiens, de courtes phrases musicales, procède aussi de cette suggestion minimale qui s’inscrit en contrepoint de la mémoire du lieu et de ses pompes. Les images représentant Malraux, ses engagements historiques ou des œuvres d’art projetées sur la façade du Panthéon participent du même effet40. De façon habituelle pour les commémorations qui se déroulent depuis la fin des années 80, les adolescents sont les acteurs privilégiés de ce dispositif41. Toutefois, là encore, le choix esthétique de la scénographie se situe à l’opposé des mobilisations d’enfants telles qu’elles étaient goûtées dans la tradition républicaine, des bataillons scolaires aux mouvements de gymnastes dont le souvenir est, aujourd’hui, trop étroitement associé aux mobilisations des masses et de la jeunesse des grand-messes totalitaires. Le parti pris de la mise en scène est, contre l’uniformité, de donner à voir la diversité ; contre la tradition martiale du défilé et de l’alignement, de mettre en scène le désordre et la spontanéité. Le choix de revêtir les collégiens d’imperméables transparents répond au premier objectif. Ils créent un dénominateur commun mais laissent voir la pluralité de leurs tenues vestimentaires. Le rejet de l’uniformité signe le renoncement à tout ce qui pourrait être perçu comme de l’embrigadement42. [photographie 2] Les collégiens revêtus d’imperméables transparents ou comment donner à voir la diversité. (photographie Hervé Lefebvre] Les déplacements des élèves, soit pour mettre en place les lampes-tempête, soit pour remonter la rue Soufflot en portant des photographies évocatrices de l’œuvre et des combats d’André Malraux (dont celles projetées sur la façade de l’édifice) et les déposer sur l’esplanade du Panthéon, s’effectuent de manière volontairement nonchalante et dynamique43. Ils se situent aux antipodes de toute tradition militaire. [photographie 3] L’entrée sur l’esplanade du Panthéon. (photographie Hervé Lefebvre] 40 “La façade du Panthéon s’est transformée en un vaste écran de pierre pour recevoir les images grandies de l’Histoire, où dans les plus grandes turbulences une vie criait ‘Action !’” Programme, texte signé de Jean-Paul Chambaz. 41 La présence d’enfants est inscrite dans le cahier des charges du concours. 42 Même les gants remis aux collégiens sont de couleurs différentes (jaunes, rouges, noirs…) 43 Le Dossier technique de régie scénique établi par Silence productions insiste sur le fait qu’“il ne devra pas y avoir d’interruption dans le mouvement” du dépôt des lampes jusqu’à la constitution de la mosaïque. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 12 Leur tâche achevée, les jeunes gens se regroupent sur les marches du Panthéon puis s’égayent (comme un “vol d’oiseaux” précise Jean-Paul Chambaz dans l’entretien accordé à Arte44) avant de venir s’asseoir au débouché de la rue, face à l’édifice, une fois le cercueil d’André Malraux porté sur le parvis par six gardes républicains au son de la “Marche des pèlerins” d’Hector Berlioz. Enfin, les fragments de vie symbolisés par les photographies, les images projetées et les phrases entendues, par analogie avec la thématique du musée imaginaire cher à Malraux, permettent d’évoquer la vie de ce dernier sans verser dans un discours pédagogique trop fortement charpenté. Là encore, plutôt que de construire une cohérence explicite, la mise en scène la suggère. – Le parvis du Panthéon : Le dispositif installé sur la place du Panthéon participe du même souci d’une mise en scène minimale. Au centre, un simple monolithe de granit brut, dont seule la face supérieure a été lissée, attend le cercueil d’André Malraux. Le temps des imposants catafalques, comme celui construit pour Jean Moulin, est révolu45. Le monolithe est entouré de quatre reproductions en plâtre d’un chat Saïte qui évoquent, à la fois, l’amateur d’art et l’homme qui aimait les chats. De part et d’autre sont disposés à terre (sans être alignés) trente caissons rectangulaires de bois gris où viennent se loger les images amenées par les élèves au terme de la remontée de la rue Soufflot. Cinq tribunes, de structure métallique, sont dressées pour recevoir les invités d’honneur de la cérémonie. Elles sont couvertes d’un matériau transparent que la brochure technique de Silence productions désigne sous le terme de “toit cristal”. Celle où siègent le chef de l’État et la famille du défunt est seule rehaussée d’une tenture bleue qui en couvre l’arrière46. Le pupitre d’où doit s’exprimer le président, placé entre le monolithe et le Panthéon, est 44 “Les adolescents quittent le parvis en deux groupes. Ils contournent la mosaïque et redescendent la rue Soufflot dans une ambiance enjouée.” (souligné par moi) Dossier technique de régie scénique. Le texte de JeanPaul Chambaz qui figure dans le programme reprend cette idée. Les enfants “repartiront : une volée d’hirondelles dans la rue Soufflot”. 45 Mutatis mutandis, comme Jean-Paul Goude avait longuement regardé les films de Leni Riefenstalh pour concevoir sa parade, les concepteurs de la cérémonie ont visionné les images disponibles des précédentes panthéonisations et, notamment, de celle de Jean Moulin. (Témoignage de Jean-Paul Goude, “La France des années 80 au miroir du Bicentenaire de la Révolution française”, séminaire de l’IHTP, séance du 14 février 1992 / entretien avec Patrick Legrand.) 46 Le positionnement initial des tribunes est la principale critique retenue contre le projet de Silence productions. Il importe, en effet, que le Président et ses invités soient visibles aussi bien des spectateurs rassemblés rue Soufflot que des téléspectateurs. Leur disposition est modifiée en conséquence à la demande de l’Élysée. Le cahier des charges précisait, en outre, que la tribune présidentielle devait être dissociée des autres et stipulait que ces dernières devaient être “non couvertes”. Archives du ministère de la Culture. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 13 translucide47. Il est protégé de la pluie par une élégante structure métallique très fine, elle aussi couverte d’une toiture transparente. Le jeu des lumières lui-même est très sobre, le bleu nimbe la rue Soufflot tandis que la façade du Panthéon est éclairée par un contre-jour blanc48. [photographie 4] Le dépôt des éléments de la mosaïque sur le parvis du Panthéon. (photographie Hervé Lefebvre] C’est donc, en définitive, le principe de l’effacement de l’autorité, des corps constitués, des officiels qui est adopté49. Comme pour les tenues des élèves, la transparence est de rigueur. Elle signe la proximité de l’orateur et tente métaphoriquement de combler le fossé perçu, et tant décrié, entre les hommes politiques et la nation. La tribune massive n’institue plus, elle sépare. Elle est obstacle quand la proximité est devenue vertu. Le projet de la mise en scène confine à sa disparition. [Dessin de Plantu] C’est le cliché d’une panthéonisation ringarde et cocardière, auquel la mise en scène tente d’échapper, qui revient sous le trait de Plantu, tandis que le rappel de l’actualité dénie toute efficacité au rituel et renvoie Jacques Chirac à la gestion des affaires courantes. Le Monde, 24/25 nov. 1996. Ainsi, le défi relevé par les concepteurs de la cérémonie est-il de reproduire un rituel, daté, codifié dans une sorte de légèreté visuelle que mettent en relief les vues zénithales du chef de l’État, lors de son allocution, et des tribunes prises par une caméra située en haut d’une grue (louma). C’est l’antithèse de la dramatisation à l’œuvre lors du transfert des cendres de Jean Moulin, où l’armée était fortement présente, les tribunes et le catafalque massifs50. Ce souci s’exprime jusque dans la façon allègre dont le chœur de l’armée française interprète, a cappella, juste avant l’entrée du cercueil au Panthéon, Le chant des partisans, en rupture totale avec l’interprétation orchestrale, très grave et solennelle, qui retentit au même endroit en 196451. L’“État esthétique” est aussi un État modeste52. C’est sous cette contrainte qu’il faut apprécier le discours présidentiel. 47 L’éclairage nécessaire à la retransmission télévisée contrarie cet effet et le fait apparaître plus blanc et opaque, sur les images de la cérémonie, qu’il ne l’est. Structure légère et pliable, le pupitre est enlevé aussitôt le discours présidentiel achevé. 48 La façade du Panthéon n’apparaît en tricolore qu’au moment où le cercueil d’André Malraux pénètre au Panthéon suivi du président puis de la famille. 49 L’adoption du pupitre transparent, en lieu et place de la traditionnelle tribune, est devenue une règle de la communication politique, de même que la présence d’un public choisi pour sa diversité derrière ou aux côtés de l’orateur. 50 La veille, le bourdon de Notre-Dame avait retenti lorsque le cercueil traversait la ville. 51 Cette interprétation n’a pas été spécialement conçue pour la cérémonie. L’ensemble du programme musical a été établi par Maryvonne de Saint-Pulgent et Roger Boutry, chef de l’orchestre de la Garde républicaine. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 14 III. Le geste présidentiel. L’hommage rendu par le président est le point d’orgue de la panthéonisation telle qu’elle se formalise sous la Ve République. Les commentaires qui accompagnent la retransmission du spectacle cèdent la place à la parole présidentielle et à une explicitation réduite des gestes du président (“Jacques Chirac se rend maintenant…”) ou des individus présents à l’écran (“en compagnie de…”). [photographie 5] La prise de parole de Jacques Chirac. (photographie Hervé Lefebvre] 3.1. Le rituel du discours. La principale difficulté que pose toute cérémonie au Panthéon est le modèle lyrique de l’oraison funèbre dont, précisément, l’hommage d’André Malraux à Jean Moulin est exemplaire. “Puissent les commémorations des deux guerres s’achever par la résurrection du peuple d’ombres que cet homme anima, qu’il symbolise, et qu’il fait entrer ici comme une humble garde solennelle autour de son corps de mort.” 53 “Chef de la Résistance martyrisé dans les caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui veillent nos compagnons. […] Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton pauvre peuple d’ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures. […] Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. […]” 54 Appel à la mémoire, récit, succession de métaphores, passage au tutoiement, toutes les ressources de la rhétorique sont mobilisées pour dramatiser un discours composé pour être déclamé dans une culture qui est encore celle de la parole, du son et non celle de l’image. D’ailleurs, en préface à l’édition de ses Oraisons funèbres, André Malraux, précise : “Les discours appellent le disque plus que le livre. […] Ils sont liés au rythme de la voix.” Or, la théâtralisation du verbe est devenue inaudible. Elle contrevient à la modestie, à la simplicité et à la transparence désormais requises. L’art oratoire est devenu suspect. C’est, d’ailleurs, ce qui, pour une part, a conduit François Mitterrand à renoncer à prendre la parole 52 Cf. Christian Ruby, L’État esthétique. Essai sur l’instrumentalisation de la culture et des arts, Bruxelles/Paris, Labor / Castells, 2000, 95 p. 53 André Malraux, Oraisons funèbres, “Transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon”, Paris, Gallimard, 1971, p. 117-118. 54 Ibid., p. 133-135. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 15 au Panthéon, lors du Bicentenaire, pour laisser la place à Jack Lang, qui seul pouvait assumer le lyrisme nécessaire pour donner sens à la cérémonie dans l’évocation des “révolutions” survenues à l’Est55. Le premier impératif pour le discours prononcé par Jacques Chirac est donc de se situer hors de cette tradition oratoire. La prise de parole de Maurice Schumann, qui s’effectue d’un pupitre placé devant la tribune des invités, rend cette tâche plus aisée puisque dans un partage des tâches, certainement implicite et qui correspond à des cultures et des tempéraments différents, le premier orateur donne un tour volontiers métaphysique, et assurément vibrant, à ses propos. Dans une veine proche de Malraux, Maurice Schumann développe, en effet, une méditation sur la mort. Mort vécue, mort défiée, mais mort vaincue et sublimée par l’engagement, à la façon dont Katow, l’un des héros de La Condition humaine, s’en affranchit et rompt la solitude qui l’oppresse par la fraternité. C’est au terme de ce parcours, où domine un champ sémantique fort sombre56, qu’apparaissent les évocations de Charles de Gaulle et de la France, et que la mort laisse place à l’amour. “Et ces deux vivants [André Malraux et Jean Moulin] nous demandent : que faites-vous ici, ce soir, si vous courez le risque d’oublier qu’on aime jamais assez la France pour ce qu’elle a de fragile et qu’on ne l’aime jamais trop pour ce qu’elle a d’éternel ?” [souligné par moi] Le destin commun c’est la mort, “l’antidestin” c’est la conquête de l’immortalité. La “prière du Christ” d’Olivier Messiaen peut retentir. La parole est au président de la République. La rupture franche, tant avec Maurice Schumann qu’avec André Malraux prononçant l’éloge de Jean Moulin, tient d’abord au renoncement à toute velléité de “ressusciter” le défunt par la magie du verbe et de l’hommage – ou, du moins, à ne le faire que sur un mode mineur en faisant, au mort, le récit de sa vie. Celui-ci n’a pas la parole, le vouvoiement le tient à distance. Entre présence réelle et présence symbolique, pour reprendre les termes d’un vieux débat théologique, le président tranche sans hésiter ; le miracle n’est pas requis. Cette rupture délibérée s’exprime aussi par le ton qu’emploie Jacques Chirac, volontairement retenu et sans élans oratoires. Un ton plat et familier, où le président ne fait guère jouer ses talents d’acteur. Après avoir défini le Panthéon “comme un lieu de vie” parce que lieu de “valeurs vivantes”. Le président énonce, s’adressant à André Malraux, les titres de celui-ci à y demeurer. La biographie qui suit est assez fidèle et embrasse l’ensemble des facettes du personnage. C’est d’abord la quête de l’art, “pierre angulaire de votre vie”, qui n’occulte pas l’épisode des basreliefs khmers et “l’intention de les prélever”. C’est Malraux le dandy, l’esthète, l’auteur du Royaume farfelu. C’est ensuite la quête de la fraternité qui conduit au rejet du colonialisme. L’Indochine où l’écrivain découvre “un droit qui n’est pas égal pour tous, parfois 55 56 Cf. note supra. Vingt-deux termes évoquent la mort et l’angoisse pour une prise de parole qui dure quatre minutes. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 16 l’humiliation, parfois la violence, tout simplement les mille visages de la bêtise ordinaire”. Vient l’auteur des Conquérants, de La Condition humaine puis de L’Espoir : “Vous étiez un dandy. Vous devenez un rebelle. Vous serez, presque, un révolutionnaire”. Et Jacques Chirac de saluer les vertus de l’engagement et d’expliquer le compagnonnage avec les communistes par le souci de l’efficacité. Arrive la guerre, l’occupation, la résistance (“écartée d’abord puis résolument choisie”), la rencontre avec la France et de Gaulle. Dans la droite ligne des analyses de Jean Lacouture57, le lien qui unit les deux hommes est présenté comme “une filiation enfin trouvée et acceptée”. Réticences à droite, “ostracisme à gauche” le président délivre le message attendu : “En réalité, André Malraux, vous incarnez mieux que tout autre le Gaullisme tel que le voulait le Général, ni de droite ni de gauche, mais de France.” Enfin, intervient le ministre défenseur de la liberté de création (la défense des Paravents de Jean Genet contre les censeurs58), qui œuvre au rayonnement culturel international de la France comme à la démocratisation de la culture. De façon constante, Jacques Chirac se tient à distance du lyrisme qui n’est introduit que par le truchement de citations et utilise l’humour même de Malraux pour faire sourire59. In fine, c’est indissociablement l’homme de culture et d’engagements, l’écrivain engagé, qui est porté au Panthéon mais, dans cette association, c’est bien l’engagement contre l’injustice plus que l’adhésion partisane, l’écrivain, l’esthète plus que le politique, la culture plus que le ministre qui justifient la reconnaissance de la France60. Au “Ce n’était ni vrai ni faux, mais vécu” du Clappique de La Condition humaine répond la phrase finale du discours présidentiel : “Au-delà du vrai existe le vécu qui rencontre le rêve. Parce que vous avez su faire vivre vos rêves et les faire vivre en nous, prenez place, André Malraux, dans le Panthéon de la République.” Cette dernière phrase prononcée, Jacques Chirac se place près du cercueil et se recueille. Puis il regagne la tribune où se trouvent la famille du défunt et le Premier ministre, tandis que retentit un roulement de tambours. Le chant des partisans s’élève. Enfin, le président, accompagné uniquement de la famille vient auprès du cercueil qui, porté par les gardes républicains, pénètre dans le Panthéon dont les portes s’ouvrent, alors que l’orchestre de la 57 Jean Lacouture, Malraux, une vie dans le siècle, Paris, Le Seuil, 1ère éd. 1973, rééd. Points-Seuil, 1996, 446 p. Au député Christian Bonnet qui demande l’interdiction de la pièce jouée dans un théâtre subventionné Malraux répond : “La liberté n’a pas toujours les mains propres, mais il faut choisir la liberté”. Journal Officiel – Assemblée nationale, 27 octobre 1966, p. 3990. 59 “Vous avez été le Farfelu, présent même chez le Ministre d’État, l’auteur des Lunes en papier. Celui qui répond au ‘Croyez-vous que je sois mort ?’ de Picasso, furieux de n’avoir pas reçu une invitation, par un ‘Croyez-vous que je sois Ministre ?’, clin d’œil au chat qui fait semblant d’être chat chez Mallarmé.” 60 Comme le compagnonnage avec les communistes, la prise de responsabilité politique – l’entrée au gouvernement – est justifiée au nom de l’efficacité : “Vous avez dit ‘l’aventure n’existe plus qu’au niveau des Gouvernements’. Plus tard, vous interrogez avec force : ‘D’où peut-on le mieux arrêter la guerre d’Algérie ? De l’Hôtel Matignon ou des Deux Magots ?’” 58 Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 17 garde républicaine joue “Ascension” d’Olivier Messiaen61. Un contre-jour blanc émane du Panthéon. Le cercueil est posé au centre de la rosace, sous la coupole, non loin de la statue de Giacometti, “L’homme qui marche”62. Jacques Chirac et la famille se recueillent à nouveau. La transmission télévisée s’achève. [photographie 6] L’entrée au Panthéon du cercueil d’André Malraux, suivi du président de la République et de la famille. (photographie Hervé Lefebvre] Cette fois, le registre de la cérémonie est bien religieux. Comme lors des panthéonisations mitterrandiennes, le chef de l’État est le seul homme politique admis dans le temple de la République comme jadis le magistrat athénien ou romain, entrait dans le temple où le peuple n’était pas admis. Il en est l’officiant, le grand prêtre. On est loin, à cet instant, de la foule compacte des corps constitués pénétrant au Panthéon sous la IIIe et la IVe République et même de l’image du général de Gaulle entouré de ses Compagnons en 1964. Les bruits, qui pourraient affecter la lisibilité de la scène, ont disparu. Le président est le seul intercesseur autorisé, mais cette élévation n’est possible qu’au prix d’un dépouillement, d’une sobriété cérémonielle très sévère qui touche autant la mise en scène que le propos lui-même. C’est d’ailleurs ce que la presse souligne, avec une rare unanimité. L’Humanité63 titre “André Malraux est entré dignement au Panthéon” et poursuit en pages intérieures : “Au lyrisme de l’hommage à la troisième personne, [Jacques Chirac] préfère s’adresser à Malraux par un ‘vous’ direct. Le ton est à la conversation. Il lui raconte sa vie avec précision, détails et citations. Il n’en occulte aucune période. N’exagère et ne récupère rien. C’est à peine si on remarque un ‘ni droite, ni gauche’ de bonne opportunité. Puis il regagne sa place le devoir accompli64.” Le Figaro65 affiche, certes, en “une” : “Le gaullisme au Panthéon”, mais l’article de Paul Guilbert, insiste sur la “redoutable simplicité” de la cérémonie et souligne “le refus ascétique de la moindre récupération politique”. Libération, qui a titré le jour de la cérémonie “[Malraux] Béatifié”, n’est pas absente de ce concert de louanges. Serge July lui consacre son éditorial. Après avoir cédé à l’ironie, (“Jacques Chirac n’a pas fait l’éloge de l’un des plus grands consommateurs de drogue du siècle…”), il souligne que le président de la République “n’en a pas moins pris un angle inattendu : Malraux n’a pas fait l’objet de la récupération prévisible au nom du gaullisme 61 L’installation d’un plan incliné avait été envisagée. Les scénographes y ont finalement renoncé pour que le spectacle de l’effort physique des gardes républicains porteurs du cercueil donne le sentiment d’une véritable ascension. 62 Ajoutée au dispositif initial sur suggestion de Bernard Spitz. 63 L’Humanité, 25 nov. 1996, second titre de “une”. 64 Ibid., article de Gilles Smadja, p. 4. 65 Le Figaro, 25 nov. 1996, l’article de Paul Guilbert se trouve en page 6. Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 18 triomphant, et c’est au contraire ‘l’intellectuel engagé’, l’antifasciste qui a eu droit à la sobre expression présidentielle, comme il l’avait fait pour la mort de François Mitterrand ou l’anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Il y a là une constance qui honore son auteur”. Quant à l’article d’Éric Aeschimann, il évoque, lui aussi, “un cérémonial dépouillé, pour ne pas dire minimaliste66”. Dans Le Monde, enfin, Pascale Robert-Diard constate : “Avec l’intervention de Jacques Chirac, la cérémonie a renoué avec le devoir d’humilité. Malraux tutoyait Jean Moulin, Jacques Chirac a voussoyé Malraux. Le ministre de la culture déclamait, haletait, grondait, psalmodiait, le chef de l’État a simplement lu67.” Que nous apprend cette cérémonie sur le geste politique contemporain ? Le premier enseignement tient au succès de l’“automne Malraux” et de la panthéonisation qu’attestent l’ampleur des publications, la couverture de presse comme la présence d’un public nombreux au Panthéon, le lendemain de la cérémonie. Ce qui permet de préciser, à la fois, les contours de la figure contemporaine du héros et celle du “panthéonisable”. Tout d’abord, pour reprendre les analyses de Mona Ozouf68, Malraux présente la première des qualités requises pour être admis au Panthéon : l’excellence. C’est parce qu’il est avant tout un homme de lettres et de culture, marginalement un homme politique, que Malraux peut être reçu au Panthéon défini comme “École normale des morts”. Comme Condorcet, Grégoire et Monge “intellectuels en révolution par la pensée, le verbe, les actes – jamais par le sang –” (Jack Lang69), André Malraux échappe à la suspicion qui entoure les hommes politiques et les empêche d’être des figures pérennes du rassemblement de la nation. Certes, l’engagement contre le colonialisme, en faveur de la République espagnole puis dans la résistance n’est pas une composante négligeable de sa popularité mais à condition de le considérer comme un engagement, d’abord, individuel qui préfigure plus les french doctors qu’il ne rappelle l’internationalisme prolétarien et le Komintern. C’est parce que le geste de ses héros est luimême individuel et éthique qu’il n’apparaît pas désuet : (“La dignité […c’est] le contraire de l’humiliation” soutient Kyo dans La Condition humaine, “Que ferait-il dans l’usine future, embusqué derrière leurs cottes bleues ?” se demande Garine, l’un des révolutionnaires professionnels des Conquérants). La révolution, pour Malraux est, aussi – voire d’abord –, une expérience esthétique. C’est, précisément, ce que critiquait avec véhémence, en 1934, l’écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg, évoquant La Condition humaine, –“Ce n’est pas un livre sur la révolution, ni une épopée […] c’est un journal intime, la sténographie de ses 66 Libération, 25 nov. 1996, p. 36. Le Monde, 26 nov. 1996, p. 8. 68 Mona Ozouf, “Le Panthéon. L’École normale des morts”, in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1, “La République”, Paris, Gallimard, 1984, p. 139-166. 69 Discours du 12 décembre 1989. 67 Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 19 discussions, du dialogue qu’il poursuit avec lui-même70.” – qui permet la réception actuelle de Malraux et de son œuvre. À cet égard, les ressorts du succès de Malraux ne sont pas très éloignés de ceux qui sont à l’œuvre dans la relecture contemporaine du “Che” en héros romantique… En second lieu, la panthéonisation de Malraux permet de mesurer le dénuement commémoratif contemporain en même temps qu’elle impose de prendre en compte l’exigence du geste commémoratif. D’une certaine manière, la logique du Panthéon semble immuable et s’inscrit complètement dans le projet moderne de construction d’une généalogie – forcément élective – en fonction des attentes et des projets présents71. Comme le précise Gérard Lenclud définissant la notion de tradition – “nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminés, nous nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous avons fait nos prédécesseurs72”. Mais si l’impératif demeure, voire sort renforcé de la déstabilisation contemporaine du roman national, sa mise en scène devient délicate, au point que l’idéal semble désormais celui d’une mise en scène qui s’assume pleinement en tant que telle et s’effectue sur un mode mineur. Cette cérémonie permet, ainsi, de saisir un paradoxe contemporain qui peut s’énoncer de la façon suivante : s’efforcer de réinstituer du rituel dans une société où le politique est largement désacralisé tout en ménageant, comme condition sine qua non de son efficacité, une distance à son égard. L’éclectisme revendiqué par le président amateur d’art entre alors en résonance avec le bricolage cérémoniel dont témoigne la panthéonisation qui participe, elle-même, du jeu des croyances et des incrédulités, des adhésions et des distances, qui tisse le rapport contemporain au politique73. N’est-ce pas aussi, en définitive, la différence essentielle entre deux formes de rapport au passé – la mémoire et le patrimoine – qui se donne, ici, à lire ? L’une relevant de l’élan du vécu et de l’adhésion, l’autre de l’opération explicite, et conçue comme telle, de réorganisation, de mise en scène volontaire et consciente du passé ? 70 Cité par Henri Dumazeau, La Condition humaine, Col. “Profil d’une œuvre”, Paris, Hatier, 1970, p. 91. Sur la genèse du Panthéon : Jean-Claude Bonnet, Naissance du panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998, 414 p. 72 Gérard Lenclud, “La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie”, Terrains, octobre, 1987, 9, p. 110-123, cit. p. 118. Lire aussi de ce dernier : “Qu’est-ce que la tradition ?”, in Marcel Detienne (dir.), Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, historicité, Paris, Albin Michel, 1996. Pour une approche plurielle de la notion de transmission lire : EspacesTemps, “Transmettre aujourd’hui. Retours vers le futur.”, n° 74/75, 2000. 73 Au sujet de l’éclectisme comme figure de l’individuation démocratique cf. : Philippe Dujardin “L’ordinaire démocratique : invention hiérarchique, impossible hiérarchisation. Ou le temps de l’homo eclecticus”, Communication au colloque “La Notion d’ordinaire. Modes d’accès et pertinence pour les sciences sociales et humaines”, Lyon, 5-6 février 1998 (à paraître aux éditions L’Harmattan). Je remercie Philippe Dujardin de m’avoir transmis ce texte. Signalons que la notion du “bricolage” est employée par Michel de Certeau dans ses analyses du christianisme contemporain et largement réemployée par Danièle Hervieu-Léger, cf. “La lignée croyante en question”, EspacesTemps, op. cit., p. 17-30. 71 Patrick Garcia “Panthéonisation d’André Malraux” 20 FICHE TECHNIQUE (4 051) Texte et notes (espaces compris) : 42 889 (texte) + 20 068 (notes) = 62 957. Résumé : Le 23 novembre 1996, les cendres d’André Malraux sont transférées au Panthéon. Cet article analyse les raisons qui ont conduit à décider de la panthéonisation, les modalités de la cérémonie et tente, en s’attachant notamment aux choix esthétiques, d’en dégager des enseignements sur le rapport contemporain aux rituels politiques. Présentation : Patrick Garcia est maître de conférences à l’IUFM de Versailles et à l’IEP de Paris. Chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent et au Centre d’histoire culturelle (Université de Saint-Quentin en Yvelines). Il est l’un des animateurs de la revue EspacesTemps. Dernières publications : – en collaboration avec Christian Delacroix et François Dosse, Les courants historiques en France XIXe -XXe siècles, Paris, Armand Colin, col. “U”, 1999, 332 p. – Le Bicentenaire de la Révolution française, Pratiques sociales d’une commémoration, CNRS-Éditions, Paris, 2000, 354 p. – “Le symptôme commémoratif. L’exemple du Bicentenaire de la Révolution française (1989), Cahiers de la Villa Gillet, “La transmission”, n° 10, nov. 1999, p. 87-105. – “Les Lieux de mémoire, une poétique de la mémoire ?”, EspacesTemps, “Transmettre aujourd’hui. Retours vers le futur”, n° 74/75, 2000, p. 122-142. – “L’espace géographique et les historiens”, in Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Paris, Belin, 2000, p. 73-92.