Le capitalisme entre communauté et société : retour sur les travaux
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Le capitalisme entre communauté et société : retour sur les travaux
Revue française de sociologie, 46-4 : 745-766. Le capitalisme entre communauté et société : retour sur les travaux d’histoire du droit de Max Weber∗ Romain MELOT Résumé La réflexion de Max Weber sur la spécificité historique du capitalisme occidental s’insère dans un large courant d’études sociologiques et économiques, mais aussi juridiques. Si les interprétations sociologiques de Weber sur le capitalisme du point de vue des rapports entre économie, culture et religion sont largement connues, son oeuvre porte également la trace des recherches historiques minutieuses qu’il consacra durant sa formation universitaire à l’histoire juridique de l’économie médiévale. Or, ce matériau de recherche n’est pas resté sans influence sur les considérations théoriques que Max Weber développe dans ses derniers écrits, lorsqu’il traite des formes de relations sociales au travers des concepts de communautisation (Vergemeinschaftung) et de sociétisation (Vergesellschaftung). Il est souvent fait référence dans les travaux relatifs à l’œuvre et la pensée de Max Weber à la formation de juriste suivie par ce dernier durant plusieurs années à Berlin, sans que les œuvres de jeunesse issues de ses recherches universitaires ne soient réellement explorées par les commentateurs. L’intérêt continu que Weber manifeste tout au long de sa carrière pour les problématiques juridiques appréhendées du point de vue des sciences sociales, de l’essai sur Stammler à Economie et société en passant par ses interventions aux congrès de sociologie ou ses recensions d’ouvrages de juristes, est indubitablement la marque d’un chercheur fortement imprégné de sa formation initiale. Mais au-delà de ce constat d’une « sensibilité juridique », c’est l’usage ciblé que fait Weber de ses recherches de jeunesse sur l’histoire du droit, jusqu’à l’œuvre de maturité, que nous souhaiterions présenter ici au travers de quelques textes clefs. La méthodologie de recherche de Max Weber a pu être souvent qualifiée de transversale, dans la mesure où le croisement des « points de vue » (sociologique, économique, psychologique et juridique) contribue à tracer le contour de phénomènes sociaux déterminés, objets de l’analyse. Or, c’est précisément au carrefour de plusieurs disciplines des sciences sociales que se situent d’emblée ses premiers travaux, consacrés à l’histoire du droit commercial au Moyen-Age, thème de travail associant réflexion historique, économique et juridique. Mais au-delà de cette posture méthodologique stratégique, c’est le contenumême de ses travaux qui appelle doublement à une relecture de l’œuvre de maturité. En premier lieu, les recherches menées à Berlin par le jeune Weber s’inscrivent dans les controverses scientifiques relatives aux sources du capitalisme moderne. On sait que Weber Je remercie François Chazel et Jean-Pierre Grossein pour leurs remarques et suggestions prodiguées durant la rédaction de cet article. 1 distingue à plusieurs endroits de son œuvre, et notamment dans la « sociologie de la domination », entre le capitalisme prérationnel dit « d’aventuriers et de prédation » (Abenteuer- und Raubkapitalismus) et les formes rationnelles de capitalisme appuyées sur l’existence d’un système juridique stabilisé : l’étude des sociétés commerciales de la Méditerranée médiévale dans ses travaux de jeunesse portent précisément sur des phénomènes « charnières » de ces typologies, en l’occurrence les premières formes d’entreprise reposant sur la prise de risque économique juridiquement organisée. A cet égard, l’analyse d’objets au croisement du droit, de la sociologie, et de l’économie (comme la comptabilité) sont une illustration de la causalité complexe qui caractérise l’explication sociologique, laquelle porte ici sur le problème épineux des relations causales entre institutions juridiques, pratiques économiques et types de relations sociales L’analyse minutieuse des institutions juridiques à laquelle se livre le jeune Weber dépasse cependant le cadre des controverses relatives à l’évolution du capitalisme, dans la mesure où le Weber de la maturité reprendra ces matériaux de recherche consacrés aux formes d’organisation de l’activité économique pour réfléchir, dans ses écrits rédigés autour de 1920, à la portée de catégories sociologiques générales, comme la distinction entre communauté et société. C’est donc à une relecture de certains textes wébériens de nature très différente que nous invitons ici, en les croisant avec d’autres textes lui faisant écho, des écrits de Sombart sur l’histoire du capitalisme aux réflexions théoriques de Maine et de Tönnies sur la catégorisation des formes sociales, tout en évoquant le contexte scientifique dans lequel Weber se consacra à ses recherches en histoire du droit. La confrontation de ces cadres d’analyse spécifiques que sont les travaux de jeunesse, avec les réflexions sociologiques du penseur de la maturité, permet sans doute d’illustrer à quel point la diversité des fronts de recherches suivis par Weber tout au long de sa carrière universitaire se traduit dans sa réflexion sur les catégories sociologiques – lesquelles catégories apparaissent, si ce n’est comme hybrides, du moins comme fortement imprégnées par sa connaissance intime des institutions juridiques. Les institutions et pratiques juridiques apparaissent ainsi dans les analyses wébériennes comme des objets d’étude particulièrement pertinents pour expliciter les définitions qu’il propose, dans la dernière version de ses écrits, des formes de relations sociales. * ** 2 1. Techniques juridiques et techniques économiques au cœur du capitalisme médiéval Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les controverses scientifiques en Allemagne sur les sources historiques du capitalisme sont marquées par des programmes de recherches convergents entre économistes et juristes, dans la mesure où les travaux historiques des uns et des autres mettent en évidence le fait que, loin de relever d’une évolution linéaire et univoque, l’histoire du capitalisme doit être expliquée aussi bien à l’aune de l’évolution des pratiques économiques, de nouveaux types de groupements sociaux et de nouvelles institutions juridiques. Les travaux menés par le jeune Weber se situent ainsi de manière explicite dans cette perspective interdisciplinaire. L’apparition des formes modernes de capitalisme ne peut s’expliquer en premier lieu que par des pratiques économiques nouvelles : ces pratiques sont celles qui relèvent de comportements de prise de risque économique, liés à des activités spécifiques comme le transport maritime, telles qu’elles sont observées par Weber au travers des sources relatives aux sociétés commerciales des riches cités de la Méditerranée médiévale. A ces comportements nouveaux s’adjoignent des techniques économiques nouvelles, comme les transformations de la comptabilité suscitées par la distinction entre les différents apports de fonds pour le financement de ces activités risquées. Par làmême, les changements subis par ces techniques comptables s’imbriquent profondément avec de nouvelles techniques juridiques en gestation : des contrats commerciaux adaptés à des groupements ponctuels orientés vers le profit. L’originalité des analyses de Weber consiste à montrer précisément en quoi ces pratiques économiques nouvelles ne s’opposent pas radicalement au cadre traditionnel de l’activité économique que sont les formes communautaires de production et d’échange : la naissance de l’entreprise capitaliste moderne est caractérisée par une combinaison associant des formes purement orientées vers le profit et des formes intermédiaires comme les « sociétés familiales », lesquelles se situent « entre communauté et société ». Or, une telle hypothèse s’appuie justement sur la prise en compte de la portée économique et sociale de faits juridiques déterminés. Avant d’entrer dans le détail de ces recherches, il importe pour comprendre le contexte dans lequel le jeune Weber avait entrepris ses recherches historiques dans le cadre de son doctorat en droit1, de souligner le climat universitaire particulier qui caractérise la fin du XIXème siècle en Allemagne, un climat marqué par d’intenses controverses transdisciplinaires dans la recherche en sciences sociales. Le professeur de Weber sous la direction duquel il effectue Max Weber a suivi un cursus de droit de 1886 à 1892, en commençant par étudier le droit romain. Le titre exact de sa thèse de doctorat (Dissertationsschrift) sur les sociétés commerciales, sous la direction de Levin Goldschmidt, est le suivant : « Développement du principe de solidarité et du patrimoine spécifique des sociétés commerciales à partir des communautés domestiques et artisanales dans les villes italiennes », (Entwicklung des Solidarhaftsprinzips und des Sondervermögens der offenen Handelsgesellschaft aus den Haushalts- und Gewerbegemeinschaften in den italienischen Städten). Ce travail est publié en 1889 sous la forme d’un ouvrage plus large : « Sur l’histoire des sociétés commerciales au Moyen-Age ». (Zur Geschichte der Handelsgesellschaften im Mittelalter. IN WEBER, Max. Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und Wirtschaftsgeschichte. Tübingen (Allemagne) : J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1988, p.312-443.) Pour des informations plus détaillées, on se reportera aux études suivantes : LOVE, John. Max Weber and the theory of ancient capitalism. History and Theory, 1986, vol. 25, p. 152-172 ; CAENEGEM, Raoul C. van. Max Weber : historian and sociologist. IN CAENEGEM, Raoul C. van (Ed). Legal History : a european perspective. London : The Hambledon Press, 1991 ; BERMAN, Harold J., REID, Charles J. Max Weber as legal historian. IN TURNER, Stephen (Ed.) The Cambridge companion to Weber. Cambridge (R-U) : Cambridge University Press, p. 224. SWEDBERG, Richard. Max Weber and the idea of economic sociology. Princeton (New Jersey, E.-U.) : Princeton University Press, 1998. 315 p. (en particulier, note 41, p. 289). 1 3 son travail, le juriste Levin Goldschmidt, spécialiste reconnu de droit commercial, consacre son Histoire universelle du droit commercial aux transformations économiques et sociales, et ne manque pas de discuter constamment les travaux des historiens et de l’économie politique, en se référant fréquemment à Schmoller et Wagner. L’intensité des échanges, qui n’en sont pas moins houleux, entre juristes, historiens et économistes de cette génération ne manque pas de frapper. Tandis que dans ses travaux d’économie politique, Schmoller souligne en effet systématiquement la dimension institutionnelle, juridique et sociale des phénomènes économiques étudiés, certains juristes exposent à leur propre public l’avancée des travaux des disciplines économiques et historiques.2 Goldschmidt proclame également à plusieurs reprises son intérêt pour le croisement des points de vue , en soulignant que « l’histoire du droit commercial, comme toute histoire du droit, ne peut être saisie de façon adéquate, qu’en rapport avec l’histoire générale de la culture, (Kulturgeschichte), en particulier l’histoire économique, qui inclut également l’histoire des conceptions (Anschauungen) économiques (…). »3 L’intégration de la science économique encore jeune dans les facultés de droit est bien sûr déterminante pour expliquer la plasticité des domaines de travail respectifs des juristes et des économistes de l’époque. Si le jeune Weber rédige sa thèse de doctorat (Dissertationsschrift) sur des sujets à portée économique sous la direction d’un juriste, sa thèse d’habilitation (Promotionsschrift), sur le droit agraire Goldschmidt renvoie ainsi à de vives polémiques sur le statut de l’explication juridique dans les analyses économiques entre Treitschke et Schmoller, issues d’un article de ce dernier (« A propos de quelques questions fondamentales du droit et de l’économie politique », 1875). 3 Cf. GOLDCHMIDT, Levin. Handbuch des Handelsrechts. Erster Band. Gechichtlich-literarische Einleitung und die Grundlehren. Erste Abtheilung : Universalgeschichte des Handelsrechts. Stuttgart : Verlag von Ferdinand Enke, 1891. Dritte Auflage. 468 p. Note 11, p. 15-16. 2 romain (« Die römische Agrargeschichte in ihrer Bedeutung für das Staats- und Privatrecht »), dont nous ne parlerons pas ici, sera en revanche réalisée sous la direction de l’économiste Meizen. La situation est à bien des égards analogue à l’époque en France, si l’on songe à l’intérêt porté par des juristes comme Duguit à la sociologie, et à la tradition de réflexion sur les institutions économiques perpétuée jusqu’à Ripert. Les travaux du jeune Weber se situent dans la ligne des axes de recherche historiques de Goldschmidt, centrés sur les évolutions subies par le droit romain sous l’influence des pratiques commerciales au Moyen-Age. Une des intuitions principales de Goldschmidt consiste à souligner le contraste entre un corpus juridique romain fortement imprégné par la pensée logique et intellectualiste des juristes, et le caractère essentiellement pragmatique des constructions ad hoc forgées par les pratiques économiques des grandes villes commerçantes de la Méditerranée médiévale. Le droit romain tardif, marqué par l’influence de l’Eglise (et par sa vision négative du commerce), constitue à cet égard le cadre privilégié de formulation des règles juridiques dans le monde commerçant médiéval, mais un cadre qui apparaît autant comme une ressource que comme une contrainte à l’innovation juridique. Ce droit n’est cependant pas exempt de dispositifs relatifs aux échanges commerciaux : Goldschmidt s’intéresse en effet de près à une institution héritée de l’Empire romain, la société en commandite, à laquelle il avait consacré sa leçon inaugurale en tant que professeur de droit commercial.4 Se référant sur ce point à Schmoller, Goldschmidt explique en quoi le commerce de transport maritime (principal usager de cette institution), figure au nombre des activités « De societate en commandite », Inauguraldissertation, 1851. Citée dans GOLDSCHMIDT, Levin. Op. cit., p. 246. La société en commandite, toujours existante de nos jours, est une des plus vieilles institutions du droit commercial des sociétés. Elle associe un commandité à un commanditaire pour le compte duquel est transporté le bien affrété. 4 4 économiques les plus innovantes de l’Antiquité, une des rares qui laisse apparaître un dépassement de la division locale et traditionnelle du travail par une organisation économique transnationale. Les échanges côtiers de transport maritime étant parmi les seules grandes activités commerciales à avoir survécu au déclin économique de l’Antiquité tardive, la société en commandite est également une des plus importantes institutions juridiques de droit commercial perdurant au Moyen-Age, lequel en accentue encore les caractéristiques. Ce type de société commerciale constitue l’un des objets d’étude de Weber, en tant qu’il préfigure à certains égards les qualités requises par l’entreprise capitaliste moderne. La société en commandite constitue en effet une forme annonciatrice de l’entreprise capitaliste moderne dans la mesure où ce groupement est à la fois ponctuel (lié à un but économique déterminé) et marqué par un régime de responsabilité adéquat à la prise de risque économique. Le commanditaire qui affrète un bien, simple bailleur de fonds, n’est en effet responsable des dettes de la société qu’à hauteur de son apport initial. La limitation de la responsabilité, associée au partage des gains d’une activité risquée (du fait des aléas du transport maritime), amène de ce fait les associés à faire la part entre les fonds affectés à l’activité ponctuelle d’affrètement, et l’ensemble de leurs ressources. Les analyses de Weber consistent à expliquer en quoi la distinction entre les fonds soumis au risque et le patrimoine général des associés, s’observe dans les mécanismes comptables de la société en commandite. Outre l’évolution progressive vers une comptabilité double, distinguant entre dettes et créances, c’est surtout la nécessité de distinguer les apports liés à une prise de risque plus ou moins importante (et des bénéfices espérés en proportion), qui conduit à considérer le compte (Konto) comme un « sujet de droit ».5 WEBER, Max. Zur Geschichte der Handelsgesellschaften im Mittelalter. IN WEBER, Max. Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und Wirtschaftsgeschichte. Tübingen (Allemagne) : J.C.B. 5 C’est en effet dans les sociétés de commandite maritime qu’apparaît à partir du XIIème siècle la fiction d’un compte de l’entreprise, préfiguration de la personne morale, vis-à-vis duquel les membres de la société commerciale de transport maritime sont censés avoir des dettes et des créances comme à l’égard de n’importe quelle personne physique, suivant les sommes qu’ils ont placées et le risque qu’ils ont assumé. C’est donc l’étude minutieuse des techniques comptables qui permet à Weber de montrer l’articulation entre l’évolution des pratiques économiques d’une part, et d’autre part les innovations qu’elles rendent nécessaires dans les instruments juridiques que sont les contrats commerciaux. Ces observations ne se limitent cependant pas à l’étude des sociétés en commandite, mais s’étendent à une catégorie particulière d’institutions juridiques. Il s’agit d’un type de groupements placés dans une position stratégique entre communauté et société, dans la mesure où ils ne sont pas a priori orientés vers le profit de type capitaliste : les « sociétés familiales ». Ce terme générique forgé par les historiens du droit regroupe l’ensemble des activités et des biens régis dans le cadre communautaire de la famille ou d’un clan, comme c’est le cas des grandes maisons de commerce italiennes. L’angle d’étude proposé est de ce fait beaucoup plus large : le jeune Weber entend montrer comment le développement des activités commerciales et des techniques comptables bouleverse l’ensemble des institutions familiales, incluant celles relatives à des activités non strictement commerciales, mais à portée économique (comme la comptabilité domestique). Une telle perspective centrée sur le cadre communautaire, comme point d’observation des effets exercés par les transformations issues de l’activité économique sur la solidarité familiale, pose bien entendu la question de l’équilibre dynamique entre ce cadre communautaire dans sa dimension de production et d’activité commerciale, et les structures juridiques Mohr (Paul Siebeck), 1988, p.312-443, p. 336. 5 renvoyant à des institutions contractuelles que sont les « sociétés ». Or, les termes de « communauté » et de « société » sont à la fois des catégories définies par la tradition sociologique, et des notions juridiques que l’on retrouve dans le droit, notamment le droit allemand. La lecture des règles énoncées par le code civil et le code commercial de l’Empire unifié à la fin du XIXème siècle, largement inspirées de la codification française, permet de rappeler l’univers sémantique juridique auquel se réfère Weber. Ces règles reprennent et codifient une série d’institutions héritées de l’évolution juridique du capitalisme moderne. Dans la terminologie juridique allemande (qui recouvre ici la française), le concept de « communauté » est essentiellement employé dans le sens patrimonial de « communauté de biens », notamment dans la vieille notion germanique de « communauté en main commune » (Gesamthandgemeinschaft) qui caractérise l’indivision de la propriété. Les communautés de bien, notamment dans le domaine successoral et familial, se définissent précisément par cette indivision, par la responsabilité commune et illimitée des individus vis-à-vis du patrimoine commun. Les évolutions du capitalisme moderne ont eu pour conséquence l’apparition d’institutions juridiques plus adaptées à la prise de risque économique et à la mobilisation de capitaux, des institutions nouvelles rompant avec le système de la communauté de bien. Les sociétés de capitaux (Kapitalgesellschaften), parmi lesquelles on range les sociétés anonymes et les sociétés par action, sont ainsi caractérisées par la limitation de la responsabilité et la souplesse des formes d’association et d’apports financiers.6 Les Il est à noter que, dans le droit commercial allemand, seules les sociétés de capitaux sont des corporations (Körperschaften), c’est-à-dire des sociétés dotées de la personnalité morale, alors que les sociétés de personne n’ont qu’une capacité juridique plus ou moins étendue (la société en nom collectif a le droit d’agir en justice et d’être enregistrée, mais ne bénéficie pas de la personnalité morale). Cf. FROMONT, Michel. Droit allemand des affaires. Paris : Montchrestien, 2001. 6 analyses de Weber ne visent pas à montrer dans les sociétés commerciales du MoyenAge les prémices de ces sociétés de capitaux modernes résolument distinctes de la communauté de bien, dans la mesure où de telles caractéristiques sont propres aux évolutions les plus récentes du capitalisme. Les considérations développées dans ces recherches se concentrent davantage sur les origines de la « société en nom collectif » (offene Handelsgesellschaft), une forme de société commerciale qui fait encore partie des « sociétés de personne » (Personengesellschaften), c’est-à-dire sous le régime de la communauté de biens et de la responsabilité illimitée. En revanche, Weber s’attache à mettre en évidence les deux formes annonciatrices du concept moderne de « société » juridique, à savoir : l’assignation d’un but déterminé à l’activité du groupement d’une part, et d’autre part le caractère contractuel de cette institution. Le matériau d’archives des recherches de jeunesse de Weber est essentiellement constitué des recueils de statuts (Statuten), en l’occurrence l’ensemble des textes législatifs issus soit des Etats nés sur les ruines de l’Empire romain (la lex lombardica par exemple), soit des législations des communes, notamment les grandes villes commerçantes italiennes : les statuts de Venise et Florence, les « usages constitués » (Constitutum Usus) de la ville de Pise. Alors que les règles relatives aux communautés de biens relevant de la famille, du clan ou de la « maison », étaient traditionnellement du ressort direct de la loi, Weber montre l’évolution de ces textes juridiques, lesquels mentionnent progressivement, non plus des règles organisant directement les liens d’obligation de la communauté, mais visant indirectement la régulation de pratiques contractuelles à l’intérieur de ces communautés. «(…) on commença à transformer, y compris dans les familles, les anciennes relations communautaires (Gemeinschaftsverhältnisse), qui auparavant relevaient du domaine de la loi (ex lege) en 6 relations à caractère contractuel (vertragsmässig) et ponctuel (auf Zeit), ce qui fit entrer la communauté familiale, sur le plan formel également, dans le domaine du droit des sociétés. Nous en arrivons ici également au concept de la « mise de fonds » (Einlage), entendue comme une quote-part, par laquelle le socius participe au profit, aux pertes et au capital de la communauté - à l’instar de la societas maris.7 » C’est donc principalement sur le modèle des sociétés tournées vers l’activité commerciale et le profit, que les sociétés familiales, se consacrant entre autres, mais pas exclusivement au commerce, se mettent à organiser à partir du XIVème siècle les liens d’obligation de leurs membres sur le mode du contrat, en assimilant l’individu membre de la maison à un « socius », un associé. Cette transformation juridique rompt avec les critères traditionnels d’appartenance à la communauté de biens, résumés par la formule du « stare ad unum panem et vinum » (« partager le pain et le vin », c’est-à-dire l’identification entre le lieu de travail et la résidence familiale), le fait de ne pas résider dans la Maison, et de fonder un autre domicilium étant, dans les anciens statuts de la ville de Pise, le signe d’une dissolution de la communauté. Dans un premier temps, à l’ordre de la communauté de vie familiale ou clanique, se substitue « l’activité tournée vers le profit menée en commun » (« gemeinsame Erwerbstätigkeit »). L’évolution se radicalise dans un second temps, lorsque, dans une même famille, les liens de succession se disjoignent totalement des liens d’obligation commerciaux existant entre les membres de la famille. Un cohéritier n’est plus automatiquement un associé : non seulement l’influence des activités commerciales organisées sous la forme de sociétés orientées vers une activité ponctuelle de profit conduit à contractualiser les liens purement familiaux de succession, mais ces liens sont de plus séparés des autres rapports contractuels entre les membres de la famille, WEBER, Max. Op. cit., p. 355. Sauf indications contraires, les passages cités sont traduits par nous. 7 conclus dans commerciales.8 le cadre d’activités « Le statut de 1619 [à Venise] ne confère plus la qualité de fonds de société qu’à des communautés de patrimoine créées par contrat de société. Nous apercevons ainsi un trait important de l’évolution de ces phénomènes : l’affaire économique gérée en commun (gemeinsame Wirtschaft) des associés de la famille, jadis support principal de l’association, décline et finit pas disparaître totalement, pour faire place à des principes purement contractuels. A Venise, on n’aperçoit encore ce support ancien qu’au travers de la possibilité donnée à un cohéritier de faire en sorte qu’il ne soit pas traité comme un compagno. Mais plus tard, dans les autres cités italiennes, la situation s’inverse, comme le montrent clairement les livres des Alberti et des Peruzzi [à Florence] : non seulement la qualité de cohéritier n’en fait pas un socius, mais les associés de la famille ne deviennent des socii avec tous les effets qu’après avoir conclu également un contrat limité dans le temps (auquel est liée de façon régulière la notification dans le registre public). Les sociétés familiales (Familiensozietäten) entrent ainsi pleinement dans le cercle des autres sociétés (Gesellschaften), leur spécificité étant essentiellement la facilité avec laquelle une société (Sozietät) peut être fondée dans leur cas, alors que sont déjà partagés un patrimoine et une existence tournée vers le profit (Erwerb).9 » L’articulation entre institutions juridiques et individualisation des relations sociales est un thème approfondi par l’historien du droit Gerhard Dilcher dans de nombreuses recherches, notamment en référence à certaines idées de Weber telles qu’elles sont exposées dans le chapitre d’Economie et société sur « la ville ». DILCHER, Gerhard. Bürgerrecht und Stadtverfassung im europäischen Mittelaltter. Cologne : Böhlau Verlag, 1996, en particulier le chapitre 9, ‘die städtische Kommune als Instanz des Europäischen Individualisierungsprozesses’, p. 301 sqq. Pour des informations historiques plus détaillées, voir également du même auteur : Die Entstehung der lombardischen Stadtkommune. Aalen : Scientia Verlag, 1967. 9 WEBER, Max. Op. cit., p. 366-367. 8 7 Le mouvement de contractualisation de la communauté de biens, dont témoigne l’évolution des statuts des villes italiennes médiévales, par lequel le fils de la maison devient ainsi un associé parmi d’autres, trouve à nouveau son illustration la plus adéquate, selon Weber, dans l’analyse des techniques comptables, sur lesquelles son professeur, Goldschmidt, en adéquation avec l’économie politique de Schmoller, avait mis l’accent. Précisément, les comptes des sociétés familiales en question ne sont plus ceux de la communauté de biens en général, mais les comptes des individus membres de cette communauté. Cette individualisation de la mesure économique, qui a pour corollaire la contractualisation des rapports entre associés d’une même famille, ne va pas jusqu’à la dissolution de la communauté de biens : l’individu reste toujours solidairement responsable des dettes de la communauté à la fois au titre de ses apports personnels et du patrimoine commun, de même qu’il ne peut disposer librement de ces apports et de ce patrimoine. Si le compte individuel acquiert une existence juridique distincte, elle ne sert encore qu’à réaffirmer le caractère prédominant de la communauté, qui peut elle, en cas de besoin, recourir à ce compte. Mais l’originalité du propos de Weber tient justement à souligner que ces évolutions dans les techniques économiques (l’individualisation de la mesure comptable) sont annonciatrices de changements futurs dans les techniques juridiques contractuelles (la limitation progressive de la responsabilité dans les entreprises capitalistes modernes). « Dès lors que l’on se mit à compter et à considérer certains revenus et dépenses comme allant spécialement à un individu ou pesant sur lui - et dès que la communauté (Gemeinschaft) pénétra dans la vie des affaires de chacun, ces deux aspects furent inévitables -, la question de savoir lequel des participants (Beteiligten) pouvait faire valoir ses droits de participation (anteilsberechtigt gelten) devait alors forcément se poser, de même que la participation de l’individu à la communauté devait en général se penser forcément sous le concept de la part (Anteil), et se constituer progressivement en apport de fonds pour une société (Sozietätseinlage).10 » Ce sont donc avant tout les besoins en termes de mesure économique de l’activité, visant à faciliter les apports de capitaux et le partage des profits, qui expliquent que les innovations contractuelles des sociétés commerciales, et notamment des sociétés commerciales familiales, se concentrent sur cet objet qu’est le compte ou la raison : un objet d’une nature particulière, dans la mesure où il mobilise autant des analyses économiques que juridiques et sociales. C’est le nécessaire croisement de ces perspectives pour la compréhension des logiques historiques propres aux formes de groupements qui explique selon nous que Weber ait ressenti le besoin de faire retour sur ce matériau de recherche dans ses œuvres postérieures, afin de souligner l’articulation nécessaire entre droit, économie et sociologie. 2. L’entreprise capitaliste entre groupement occasionnel et solidarités familiales Ces riches développements sur l’articulation entre formes d’activité économique, types de relations sociales et innovations juridiques ne constituent pas qu’un simple témoignage d’un intérêt de jeunesse momentané pour les relations entre histoire du droit et histoire du capitalisme. C’est ce que nous souhaiterions montrer à présent en reprenant les écrits des années précédant la première guerre mondiale, consacrés aux formes de communauté11. Si WEBER, Max. Op. cit., p. 349. Dans l’édition d’Economie et société de 1921, (Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, Mohr Siebeck, 1980 [1921]), ces écrits correspondent aux références suivantes : 2ème partie, Die Wirtschaft und die gesellschaftlichen Ordungen und Mächte (L’économie [dans ses relations avec] les ordres sociaux et les puissances sociales), chapitre III, Typen der Vergemeinschaftung und Vergesellschaftung in 10 11 8 Weber opère un retour sur ses recherches de jeunesse, c’est avant tout parce qu’elles constituent selon lui une illustration pertinente de la complexité et la plasticité qui caractérise l’évolution des formes de groupement. Ces textes annoncent par certains aspects des idées développées plus tard dans les écrits rédigés autour de l’année 1920, traitant des concepts de communautisation et de sociétisation. Cependant, à l’époque, la réflexion de Weber n’est pas encore guidée par cette terminologie et ce cadre théorique précis, contrairement à ce que laissent entendre les titres choisis par l’éditeur Winckelmann dans l’édition de 1921 : le concept de communauté (ou de communautisation) n’est pas encore conçu en opposition ou en parallèle avec celui de société (ou de sociétisation).12 ihrer Beziehung zur Wirtschaft, (Types de communautisation et de sociétisation dans leur relation avec l’économie), en particulier le paragraphe 6, Die Auflösung der Hausgemeinschaft : Äenderung ihrer funktionellen Stellung und zunehmende ‘Rechenhaftigkeit’. Entstehung der modernen Handelsgesellschaften (La dissolution de la communauté domestique : changements de sa position fonctionnelle et augmentation du ‘caractère de calcul’. Apparition des sociétés commerciales modernes), pp. 226-230. Dans l’édition française : WEBER, Max, Economie et société, Freund et alii (trad.), Paris : Plon 1995 [1971], pp.109-118.. On dispose à présent de l’édition critique de ce texte : WEBER, Max. Gesamtausgabe (im Auftrag der Kommission für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte der Bayerischen Akademie der Wissenschaften). BAIER, Horst, LEPSIUS, Rainer, MOMMSEN, Wolfgang et alii (ed.). Volume 1/22, tome 1. « Gemeinschaften » (éditeurs de ce volume : Wolfgang J. Mommsen en collaboration avec Michael Meyer). Tübingen : J. C. B. Mohr (P. Siebeck), 2005. 12 Jean-Pierre Grossein distingue entre les concepts élaborés à l’occasion des derniers travaux de Weber et ceux, plus anciens, renvoyant à des travaux d’avant la première guerre mondiale, et propose de les désigner respectivement sous les termes de «systématique1920 » et « systématique-1913 ». « Ici [dans la systématique-1920] à la différence de la systématique1913, la conceptualisation s’inscrit dans la logique de l’opposition tönniesienne « communauté » / « société », tout en la modifiant : les concepts wébériens ne renvoient pas à des entités sociales, mais à des orientations des relations sociales. (…) ». Introduction de Jean-Pierre Grossein à : WEBER, Max. Sociologie des religions. Paris : Gallimard, 1996, p. 87-88. Dans ces écrits, Weber traite plus précisément de la portée économique de phénomènes sociaux ne relevant pas a priori de ce point de vue économique, comme les objets traditionnels de l’anthropologie (étude des relations communautaires rurales traditionnelles, des normes sociales régulant les relations sexuelles et la famille). C’est dans ce contexte qu’interviennent des considérations traitant de l’histoire du droit commercial, dans la mesure où l’objet historique que sont les sociétés commerciales permet de faire le lien entre les pratiques « à portée économique » (les relations familiales dans les grandes maisons de commerce) et « spécifiquement économiques » (l’activité orientée vers le profit). Cette position stratégique confère à cet objet historique un intérêt sociologique particulièrement important La réutilisation de ses recherches de jeunesse par Weber dans ses écrits de maturité, s’insère dans un champ de travaux importants, et contemporains de l’auteur, sur l’histoire du capitalisme, qui intègrent la dimension juridique. L’histoire des techniques contractuelles du droit commercial est abordée notamment par Gustav Schmoller, et surtout par Werner Sombart, collègue de Weber. Dans le second volume de sa somme d’histoire du capitalisme, Der moderne Kapitalismus, Sombart consacre de larges passages de son chapitre sur les « formes économiques » (Wirtschaftsformen) à l’étude des formes juridiques de sociétés commerciales, et cite la thèse de Weber sur le sujet comme un ouvrage de référence.13 C’est à l’occasion de la discussion des travaux de jeunesse de Weber, ainsi que d’autres recherches d’histoire juridique et économique que Sombart expose dans le détail les discussions scientifiques relatives au classement des différents types de groupements économiques que l’on peut identifier au Moyen-Age, parmi lesquels se détachent deux types principaux, les « sociétés familiales » (Familiengesellschaften) et les SOMBART, Werner. Der moderne Kapitalismus. Leipzig: Duncker und Humblot, 1902, p. 87. 13 9 « sociétés occasionnelles » (Gelegenheitsgesellschaften). Connue des juristes spécialistes de droit commercial, cette typologie n’est pas sans lien évoque fortement les analyses du jeune Weber, dans la mesure où les sociétés commerciales fondées sur les liens familiaux renvoient à l’appartenance collective à un ordre naturel, et les sociétés occasionnelles à la constitution ad hoc d’un groupement d’intérêts rationnels visant l’accomplissement d’un but déterminé. La thèse principale de Sombart consiste à souligner que, s’il n’est pas possible de parler véritablement d’entreprises « capitalistes » à l’égard de ces groupements, ces différentes institutions juridiques ont en revanche eu un rôle fondamental (« révolutionnaire », selon ses termes) dans l’apparition du capitalisme moderne. Un élément manque notamment pour qualifier ces institutions de capitalistes : le caractère non dominant du « principe de profit » (« Erwerbsprinzip ») qui explique que certaines grandes familles de commerçants mettent sur le même plan la recherche du prestige et des dépenses somptuaires d’une part, et la rentabilité de l’investissement d’autre part. On sait toute l’importance que Sombart réserve dans l’ensemble de son œuvre à l’étude de la comptabilité : c’est dans cette perspective que sont analysées les pratiques économiques des grandes maisons de commerce de l’Italie médiévale pour mettre en évidence le fait que le principe de profit y est insuffisamment développé. Sombart cite les travaux de l’historien du droit Sieveking sur les livres de compte de la maison Medici à Pise datant du début du XVème siècle, lesquels consignent aussi bien les résultats de l’activité commerciale que les dépenses d’ordre purement domestiques (les frais médicaux du personnel de maison, les sommes dépensées pour la garde-robe d’une esclave…).14 L’intérêt que Sombart porte aux objets comptables s’inscrit dans la droite ligne des travaux de jeunesse de Max Weber. D’une part, l’étude de la comptabilité place 14 SOMBART, Werner. Op. cit., p.90. au centre de l’analyse les pratiques sociales, qui sont en même temps des institutions définies par des normes. D’autre part, les objets comptables se situent au confluent de divers savoirs des sciences sociales : la comptabilité comme mécanisme économique, comme dispositif encadré par le droit commercial, ou encore comme révélateur de certaines pratiques sociales et culturelles15. Dans cette perspective, Sombart considère les « sociétés occasionnelles », c’est-à-dire les sociétés juridiques constituées de manière éphémère pour une activité déterminée, comme les institutions annonciatrices par excellence de l’entreprise capitaliste proprement dite, en tant qu’elles développent au plus au point la distinction comptable entre le patrimoine affecté à l’activité commerciale, et le patrimoine propre aux individus. D’où le paradoxe énoncé par Sombart, suivant lequel les sociétés occasionnelles opèrent un bouleversement dans les mentalités et les pratiques économiques qui rend possible le capitalisme (l’idée révolutionnaire d’un groupement d’intérêts rationnel, autre que communautaire), tout en étant incapables de proposer elles-mêmes un support pour une activité capitaliste de grande échelle, du fait de leur caractère temporaire. Parmi ces sociétés occasionnelles, figurent au premier rang les sociétés de commerce et transport maritime « de commandite » étudiées par Weber, lesquelles constituent la forme économique la plus sophistiquée sur le plan juridique dans la Méditerranée médiévale. Par ailleurs, ces considérations sur les groupements juridiques éphémères à vocation économique sont explicitement reliées par Sombart à un programme théorique plus large : les débats initiés par Tönnies sur la distinction entre relations organiques et mécaniques, laquelle renvoie à son tour à l’opposition entre communauté et société. Pour une présentation synthétique des travaux et conceptions de Sombart sur le sujet, cf. DURAND, R. Werner Sombart, le capitalisme et la comptabilité. Cahiers d'histoire de la comptabilité, 1992, n°2, pp. 717. 15 1 « Les pensées révolutionnaires sur lesquelles reposaient les sociétés occasionnelles du Moyen-Age étaient avant tout les suivantes : le lien de nature contractuelle, et la réunion par ce moyen de personnes « étrangères » unies par aucun lien de parenté, de voisinage ou de profession, dans le but d’une production en commun (…). Le premier pas visant à substituer à la place de relations naturelles, à taille humaine et « organiques », une union artificielle, « mécanique », était ainsi accompli. L’union « à caractère sociétal » (« gesellschaftsmässige ») avait foncièrement pris la place de celle « à caractère communautaire » (« gemeinschaftsmässigen »). L’association de finalité (Zweckverband) avait remplacé l’association naturelle (natürlichen Verband).16 » L’intérêt qui pousse Weber à reprendre le matériau de ses anciennes recherches se comprend aisément à la lecture des préoccupations de collègues comme Sombart, mais aussi des thématiques de ses propres travaux sur le capitalisme, qui font une large place à l’histoire des pratiques économiques comme la comptabilité. Les écrits de Weber sur les formes de communautés, postérieurs aux travaux de Sombart précédemment cités, sont l’occasion pour Weber de réfléchir sur l’articulation entre les analyses historiques portant sur les transformations de la « communauté de biens ». En revenant sur ses recherches de jeunesse, Weber s’intéresse aux signes qui préfigurent la remise en cause de l’unité de la communauté de biens, comme les réserves pécuniaires des membres d’une maison commerciale, comptabilisées comme telles, et sur lesquelles les individus peuvent avoir un libre accès (en contradiction avec le principe de l’intégrité du patrimoine commun). L’étude des livres de comptabilité domestique laisse donc entrevoir, en plus de la mesure économique distincte des apports de chacun, la mesure de sommes qui ne sont même plus destinées à l’activité en commun, mais sont du ressort strict de l’individu. Il ne 16 SOMBART, Werner. Op. cit., p.97. s’agit plus alors d’une mesure séparée des parts de chacun, mais d’un patrimoine véritablement séparé, même si celui-ci n’a pas encore de fonction strictement économique de capital autonome et librement disponible, mais celle, indéterminée, « d’argent de poche ». « Dans les grandes communautés domestiques (Hausgemeinschaften) capitalistes des villes médiévales (par exemple Florence), chaque individu a déjà son ‘compte’ propre. Il a de l’argent de poche (Taschengeld) (danari borsinghi), dont il dispose librement. Pour des dépenses déterminées (par exemple les visites, suite à une invitation faite par l’individu), des maxima sont assignés. Pour le reste, on règle les comptes avec lui, comme dans chaque affaire commerciale moderne entre des associés. Il a des participations de capital ‘au sein’ de la communauté ainsi qu’un patrimoine (‘fuori del corpo della compagnia’), qu’il dépose certes entre les mains de celle-ci, et pour lequel elle lui paie des intérêts, mais qui n’est pas compté dans le capital et ne participe pas de ce fait au profit. A la place de la participation ‘par naissance’ à l’activité en communauté (Gemeinschaftshandeln) de la maison avec ses avantages et ses obligations, s’est ainsi substituée une sociétisation (Vergesellschaftung) rationelle. »17 L’accent mis par Weber sur l’articulation entre techniques économiques et techniques juridiques apparaît encore lorsque, dans la suite du texte, il estime réducteur d’expliquer les transformations des relations sociales en ne retenant que l’étude des « modes de vie » ou de « l’organisation spatiale du travail », en faisant l’impasse sur la portée sociologique des innovations juridiques et comptables.18 Par conséquent, le WEBER, Max. Wirtschaft und Gesellschaft. Tübingen : Mohr Siebeck, 1980 [1921]), p. 227. C’est nous qui soulignons la dernière phrase. 18 « Le moment d’évolution le plus important n’est pas ici à vrai dire la séparation spatiale entre le foyer et l’atelier ou la boutique. (…) Le plus important, c’est plutôt la séparation ‘comptable’ (buchmässige) et 17 1 caractère communautaire de l’activité envisagée ne s’entend pas uniquement comme le simple partage du lieu de vie, ou de l’activité en commun, mais s’explique par la prise en compte de pratiques juridiques particulières. En l’occurrence, les signes de transformations de la communauté de biens préfigurant les formes modernes de sociétés commerciales (les sociétés en nom collectif, voire les sociétés de capitaux), apparaissent comme autant de signes de remise en cause de cet ordre communautaire. A cet égard, les objets d’analyse traités par Weber peuvent être à la fois considérés comme des objets techniques et des objets institutionnels, et c’est en ce double sens que le rapport entre pratiques économiques et pratiques juridiques est appréhendé sur le plan d’une étude empirique des normes. En partant d’objets particuliers (l’organisation des livres comptables, l’usage de certains contrats), Weber propose ainsi une analyse de savoirs pratiques qui envisagent conjointement l’étude des outils techniques et des constructions normatives. Au-delà de ces considérations sur la communauté de biens, la place de la réflexion sur le droit chez Weber apparaît très éclairante pour expliquer la construction d’une terminologie conceptuelle propre à la sociologie. Au sein de cette réflexion sur les institutions juridiques, les recherches effectuées durant sa formation de juriste sur l’histoire du droit des sociétés ont manifestement marqué sa conception du rapport entre faits juridiques, économiques et sociologiques. C’est ce cheminement intellectuel que nous proposons de poursuivre en relisant certains passages de la « sociologie du droit », ainsi que ces écrits théoriques relatifs aux concepts de communauté et de société. juridique entre la ‘maison’ et ‘l’entreprise’, ainsi que le développement d’un droit tracé suivant ce partage : registre du commerce, effacement de la dépendance de l’association et de la firme à l’égard de la famille, patrimoine propre de la société en nom collectif et en commandite, de même qu’une formation du droit de la faillite correspondant. » WEBER, Max. Op.cit., p. 229. 3. Des « fondements juridiques » du capitalisme à l’analyse théorique des formes de relation sociale. Si l’on recherche dans d’autres travaux de maturité des considérations de Weber sur les caractéristiques juridiques de l’évolution du capitalisme et des formes de groupement qui lui sont associés, c’est dans les analyses de la Sociologie du droit19 relatives à la « communauté de marché » qu’elles trouvent naturellement leur place. Lorsqu’il discute la notion de « liberté contractuelle », Weber s’intéresse ainsi de manière précise aux institutions juridiques en rapport avec le développement du capitalisme. Les thématiques principales de la Sociologie du droit traitent avant tout de l’histoire des institutions (corporations, droit public) liées aux professionnels du droit, et proposent également une sorte de sociologie de la connaissance au travers de la genèse des conceptions juridiques profanes et techniques. Mais dans le passage qui nous intéresse, en l’occurrence la section consacrée aux « formes de fondation des droits subjectifs », c’est surtout l’évolution des pratiques contractuelles, sur le fondement de matériaux historiques à la fois d’ordre ethnologique (droit et coutumes des sociétés traditionnelles traitant des alliances matrimoniales et claniques, et des formes anciennes du droit pénal) et économique (notamment le droit commercial) qui est évoquée. C’est dans ce contexte qu’est par ailleurs définie la distinction entre « contrat relatif à des statuts » et « contrat relatifs à des fins » reprise de façon récurrente dans la Sociologie du droit.20 La généralisation du 19 Dans l’édition d’Economie et société de 1921, la « sociologie du droit » constitue le chapitre VII de l’ouvrage. 20 WEBER, Max. Op. cit., p. 401. (sauf indication contraire, les citations de Weber sont traduites par nous). Sur la conception wébérienne des droits subjectifs, cf. COLLIOT-THÉLÈNE, Catherine. Etudes wébériennes. Paris : PUF, 2002. Plus généralement, sur l’analyse du capitalisme dans la sociologie du droit, on se reportera à l’ouvrage de référence : COUTU, Michel. Max Weber et les 1 marché comme forme d’activité économique s’inscrit selon Weber dans une généralisation parallèle des formes contractuelles de relations juridiques, y compris dans des domaines a priori non économiques (le droit familial), dans lesquels l’extension du lien contractuel contribue à son invisibilité et à son évidence quotidienne. Cette généralisation du contrat obéit en effet selon Weber à une logique paradoxale : c’est précisément la systématisation de l’usage du contrat qui tend à éliminer les pratiques juridiques de négociation active visant les obligations réciproques, que l’on associe pourtant à la substance du rapport contractuel. Dans les domaines où le contrat s’est le plus imposé (le droit de la famille avec le contrat de mariage, le droit successoral), il n’a plus que la valeur d’une simple routine administrative, d’un formulaire à ce point encadré par des dispositions législatives et réglementaires qu’il n’est qu’à peine examiné par les parties concernées.21 La distinction de ces deux formes de contrat constitue en fait la reformulation d’une autre typologie, établie par le juriste britannique Henry Sumner Maine, auteur d’une série d’ouvrages d’histoire du droit ouverts sur des problématiques anthropologiques. Dans un passage célèbre de son ouvrage de 1864 intitulé Ancient law (Le Droit antique), passage traduit et cité in extenso pas Tönnies dans Communauté et société, Maine développe l’idée d’une évolution des formes juridiques de la vie sociale conduisant à une substitution quasigénéralisée du « contrat » au « statut ».22 Le rationalités du droit. Paris : LGDJ, 1996. 21 WEBER, Max. Op. cit., p. 401. 22 Nous reproduisons un extrait de cette citation : « Il n’est pas non plus difficile d’apercevoir quel est le lien unissant les hommes qui a remplacé graduellement ces formes de réciprocité en termes de droits et de devoirs qui ont leur origine dans la famille. C’est le contrat. Partant, comme d’un terme de l’histoire, d’une condition de la société dans laquelle toutes les relations de personnes se résument à des relations familiales, il semble que nous ayons continûment tendu vers une phase d’ordre social (social order) dans lequel toutes les relations découlent de l’accord d’individus (agreement of individuals) (…) nous point de départ de Maine réside dans sa critique des théoriciens du droit naturel, et notamment des Lumières (Montesquieu et Rousseau), dans la mesure où leurs modèles philosophiques idéaux se présentent comme des explications de la genèse des institutions juridiques. La parabole philosophique des Troglodytes dans les Lettres persanes pose en effet la fiction d’un état originel de la société marqué par la règle du lien contractuel et de la parole donnée, lien corrompu par les carences morales des habitants de ce royaume. Maine tente ainsi, sur la base de ces recherches historiques, de renverser la lecture de cette fiction philosophique, en définissant le contrat comme une des créations les plus récentes de l’histoire juridique. Le matériau historicojuridique de ces analyses est principalement constitué de sources relatives au droit successoral et familial de l’Antiquité et des sociétés traditionnelles de l’Europe occidentale. De ces interprétations historiques, Weber retient notamment le caractère totalisant des formes juridiques de la vie sociale propre aux sociétés de « statut ». Les transactions juridiques ne peuvent en effet se concevoir suivant ce modèle propre aux sociétés traditionnelles, que suivant le transfert d’une « qualité juridique totale » (rechtliche Gesamtqualität), bien illustré par le mécanisme de l’universitas juris que décrit Maine à propos du droit successoral romain primitif.23 Dans ce type de société pouvons dire que le mouvement des sociétés en devenir a été par là-même un mouvement du statut au contrat. » MAINE, Henry Sumner. Ancient Law. Tucson (Arizona, E-U) : The University of Arizona Press, 1986 (reprint New York : Holt 1864), p. 168. 23 « La succession universelle est une succession à destination d’une universitas juris. Elle survient lorsqu’un homme est investi du vêtement juridique (legal clothing) d’un autre, devenant au même moment sujet de toutes ses obligations (liabilities) et titulaire (entitled) de tous ses droits.». MAINE, Henry Sumner. Op. cit., p. 174. Citation à rapprocher de ce que dit Weber dans la ‘sociologie du droit’ : « Tous ces contrats originels, par lesquels par exemple sont créés des groupements (Verbände) politiques ou personnels, des relations durables ou éphémères, ou encore familiales, avaient pour contenu un changement de la qualité juridique dans sa totalité 1 traditionnelle, la transaction juridique se conçoit essentiellement sur le modèle du transfert (conveyance) matériel d’un droit de propriété, plutôt que comme un lien abstrait d’obligations de faire, et c’est sur ce schéma que se construira, à des stades supérieurs de la société (suivant la lecture évolutionniste que l’on peut supposer chez Maine), la notion de contrat. Les conséquences de ces institutions juridiques sur le système familial se traduisent avant tout par des mécanismes de responsabilité, lesquels, par leur caractère également globalisant, s’opposent à la segmentation des domaines de responsabilité, et de ce fait à la différenciation des activités et des individus. Schématisant volontiers les données de ses sources historiques, Maine pose un lien explicite entre les formes d’organisation familiale et les techniques juridiques de responsabilité contractuelle. La définition par Weber des types de contrats peut se lire comme une relecture critique des conceptions de Maine, dans la mesure où il introduit des nuances dans deux directions opposées, qui contribuent à relativiser la force de la dichotomie entre contrat et statut. D’une part, Weber estime que la forme contractuelle, dont la signification et la fonction sociales ont profondément évolué, caractérise également les sociétés traditionnelles, d’où sa préférence pour une typologie des formes de contrats. A l’inverse, il s’oppose également à l’idée d’une disparition des formes statutaires, dans la mesure où la généralisation de la forme « contrat » ne doit pas occulter la dimension empirique de ses usages. Pour les individus, le contrat dans son usage quotidien peut tout à fait avoir la signification d’un « quasi-statut », comme nous l’évoquions à propos du mariage et du testament. Ces derniers sont des contrats entre personnes autonomes, mais ne correspondent que rarement à l’aboutissement d’une négociation, précisant le contenu spécifique des clauses (argument repris dans un autre passage à propos de la (rechtlichen Gesamtqualität), de la position universelle et de l’habitus social des personnes ». WEBER, Max. Op. cit., p. 401 « négociation » du contrat de travail). Les contrats en question ne font bien souvent que reprendre, précisément sur un mode « statutaire » les dispositions légales en vigueur.24 Ces considérations sur les différents modes de relations contractuelles prolongent d’une certaine manière les passages évoqués précédemment sur la dissolution de la communauté domestique : dans ces textes comme dans ceux de la « sociologie du droit », il s’agit toujours d’expliquer par l’analyse des pratiques juridiques les caractéristiques et les évolutions de certains types de groupements sociaux. On peut ajouter en outre que, d’une manière générale, l’intérêt porté par Weber à l’histoire des institutions juridiques et, plus précisément, aux mécanismes de responsabilité contractuelle en tant qu’objets d’analyse des évolutions sociales, s’inscrit dans des thèmes de recherches que l’on retrouve dans la sociologie de la fin du XIXème siècle, que ce soit en Allemagne ou en France. L’idée du passage d’une société statutaire à une société contractuelle est très présente dans les leçons de Durkheim sur le droit contractuel25 : ses réflexions sur le mélange des sangs (bloodcovenant) comme rituel archaïque et sur la distinction entre contrat solennel et contrat consensuel visent en effet, à l’instar de Maine, à ruiner les fictions philosophiques du contrat inter-individuel comme lien social originel. Dans une perspective durkheimienne, les travaux du sociologue Paul Fauconnet sur la responsabilité s’appuient de même sur un matériau essentiellement historique et ethnographique pour démontrer le caractère premier de la responsabilité collective sur les mécanismes WEBER, Max. Op. cit., p. 400. Cette conception, que Weber reprend à propos des « droits spéciaux » que sont le droit commercial et le droit du travail, fortement encadré par la régulation législative et des juridictions spécialisées, est évidemment à rapprocher de la célèbre formule de Durkheim, suivant laquelle « tout n’est pas contractuel dans le contrat ». 25 DURKHEIM, Emile. Leçons de sociologie. Paris : P.U.F., 1997 (1950, 1ère ed.), p. 204-205. Ce texte correspond aux leçons dispensées à Bordeaux dans les années 1890. 24 1 modernes d’individualisation des rapports contractuels. En outre, si les thèmes de réflexion présents chez Maine et les typologies historico-juridiques qu’il propose ne se résument pas à des controverses internes au monde des juristes, c’est bien dans la mesure où l’influence de ces conceptions a été très vive sur la théorie sociologique, notamment au travers de l’œuvre de Tönnies. L’opposition entre statut et contrat est en effet mentionnée par ce dernier comme une des inspirations directes de la distinction entre communauté et société.26 Ceci nous amène ainsi au second point de cette filiation conceptuelle issue de l’intérêt de Weber pour l’histoire du droit, et nous fait passer du couple statut/contrat aux catégories plus abstraites de communautisation/sociétisation, Tönnies pouvant être considéré comme le médiateur entre ces deux couples conceptuels chez Weber. Dans son essai de théorie sociale, Tönnies mobilise des dichotomies catégorielles récurrentes dans la littérature de théorie du droit, comme l’opposition entre relations mécaniques et organiques, qu’il reprend de la philosophie du droit de Hegel et des travaux historiques du juriste Gierke sur le droit des corporations.27 Or, cette dichotomie catégorielle, qui s’impose dans la littérature sociologique allemande, Dans la préface de la première édition de Communauté et société (1887), Tönnies se réclame de l’influence de trois auteurs : Henry Sumner Maine, Otto von Gierke et Karl Marx. (Cf. TÖNNIES, Ferdinand. Gemeinschaft und Gesellschaft. Grundbegriffe der reinen Soziologie. Darmstadt (Allemagne) : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1991 (1887), p. XXII). 27 Dans l’esprit de Tönnies, les catégories idéales de communauté et de société trouvent leur illustration « typiquement pure », respectivement dans les relations juridiques familiales, d’une part, et le droit général des contrats d’autre part, ce dernier domaine renvoyant chez cet auteur à la prégnance du thème marxiste de la marchandisation généralisée et anonyme de la force de travail. Sur ce point, on se reportera à : KAMENKA, Eugene, ERH-SOON TAY, Alice. « Gemeinschaft », « Gesellschaft » and the Nature of Law. IN SCHLÜTER, Carsten, CLAUSEN, Laura (Eds), Renaissance der Gemeinschaft ? Stabile Theorie und neue Theoreme. Berlin : Duncker und Humblot, 1990, p. 131-152. 26 s’inspire ainsi directement d’une lecture sociologique de l’évolution des institutions juridiques. Weber poursuit la discussion des idées de Tönnies dans ses écrits théoriques rédigés autour de 192028, au travers des notions de « communautisation » et de « sociétisation », qu’il développe dès les années 1910-1913, sans qu’elles soient alors conçues comme formant un « couple conceptuel ». Envisagées sous une forme processuelle, la communautisation (Vergesellschaftung) et la sociétisation (Vergesellschaftung) sont des phénomènes dynamiques définis dans une perspective de sociologie de l’action, c’est-à-dire en fonction du sens manifeste de l’action des individus, la première renvoyant, selon Weber, à une « appartenance collective ressentie de façon subjective », tandis que la seconde repose sur « un équilibre d’intérêts motivé de façon rationnelle ».29 A propos des concepts de communauté et de société, Weber développe en outre deux conceptions complémentaires qu’il partage avec Tönnies : ces catégories doivent être envisagées du point de vue du sens de l’action, et ne peuvent être entendues de ce fait comme des distinctions substantialistes, biologisantes et raciales entre autres (d’où la distinction entre « le fait d’avoir une qualité en commun – Gemeinsamkeit », et la « communauté – Gemeinschaft »).30 Appliquant sa conception des types idéaux, Weber identifie deux types « purs » illustrant ces catégories : le lien 28 Ecrits repris dans l’édition de 1921 d’Economie et société dans la première partie, intitulée par Winckelmann: « Théorie sociologique des catégories ». 29 WEBER, Max. Op. cit., p. 21. Il faut noter également que pour la terminologie juridique allemande, le terme de « Vergesellschaftung » peut revêtir le sens de « création d’une société », comme la « création d’une société anonyme » par des associés. 30 « En aucun cas, un quelconque fait d’avoir en commun (Gemeinsamkeit) une qualité, une situation ou un comportement ne peut constituer une communautisation. Par exemple, le fait d’avoir en commun un héritage biologique, considéré comme caractéristique ‘raciale’, ne signifie en soi naturellement aucune communautisation des individus distingués par ce fait. » WEBER, Op. cit., 22. 1 familial (pour le type pur communautaire) et l’échange conclu librement sur un marché (pour le type social).31 En revanche, ni les catégories wébériennes ni les types de volontés définis par Tönnies ne sont susceptibles d’une lecture « purement psychologique », dans la mesure où ce dernier les rattache à la fois à leur dimension sociologique et à des institutions juridiques. Ces définitions suivent en effet un schéma précis dans l’ordre des concepts fondamentaux exposés par Weber. Ce n’est qu’après avoir défini « l’action sociale » en excluant les actions non orientées par le comportement d’autres individus (les phénomènes étudiés par la psychologie des foules de Le Bon), que sont envisagées les formes de « relations sociales » : par conséquent, la typologie des relations sociales est directement conditionnée par la « probabilité plus ou moins grande que se produise une action correspondant à un sens ».32 Or, c’est ce critère du sens de l’action que Weber utilise pour opposer les typologies sociologiques aux conceptions que se font les juristes des relations sociales. Alors que la dogmatique juridique envisage l’existence de « relations juridiques » entre des individus sur le mode de l’alternative conceptuelle pure et simple (soit un lien d’obligation existe, soit il n’existe pas), la sociologie s’intéresse aux régularités produites par le sens de la règle visée. Si une règle définie conceptuellement ne rencontre plus aucune signification auprès des individus (une règle juridique tombée en désuétude sur le plan empirique), aucune relation effective appuyée sur cette règle ne peut être constatée sur le plan sociologique.33 Cependant, Weber n’identifie nullement sociétisation et activité économique, et fournit l’exemple de l’activité religieuse (l’adhésion à une secte en vertu d’une croyance rationnelle ne relève pas de la communautisation, mais de la sociétisation). WEBER, Op. cit., p.22. 32 WEBER, Max. Op. cit., p. 14. , §4. 33 « L’alternative inévitable pour le point de vue des juristes (juristische Betrachtung) : qu’une proposition juridique d’un sens déterminé soit ou non valide (gelte) (au sens juridique), qu’une relation juridique existe ou n’existe pas, ne vaut pas pour le point de vue 31 Cette distinction entre raisonnement de dogmatique juridique et raisonnement sociologique illustre à cet égard les deux moments de l’exposé des catégories : si la problématique de l’action sociale permet dans un premier temps à Weber de situer l’objet de la sociologie, un concept clef de l’explication sociologique comme celui de régularité ne prend tout son sens qu’au travers de la « relation sociale », cadre des orientations réciproques. L’importance du dialogue avec la science du droit est d’autant plus marquée dans ces définitions catégorielles que Weber, dans la suite de ce passage, traite des « ordres légitimes », dans lesquels il range les conventions et le droit. C’est donc dans un contexte théorique fortement imprégné par les thématiques juridiques que sont introduites les considérations relatives au couple communauté/société. Des recherches de jeunesse sur les sociétés familiales aux considérations historiques sur le statut et le contrat, la permanence de certaines préoccupations théoriques de Weber semblent se dessiner ainsi en filigrane. Sa grande familiarité avec les débats juridiques, y compris dans leur plus grande technicité, sur l’évolution des institutions et des pratiques contractuelles, associée à la forte influence de la théorie du droit dans la seconde moitié du XIXème siècle, au travers des figures de Hegel, Gierke et Maine, sur les sociologues de sa génération comme Tönnies, contribue à donner tout son intérêt à une relecture de son œuvre prenant en compte son intérêt pour le droit. Or de telles affinités ne sont pas uniquement le fruit de réflexions théoriques approfondies, à l’instar des longs développements de l’essai sur Stammler, mais s’expliquent sans doute en grande partie par le véritable travail de recherche érudite qu’il mena durant sa formation sur l’histoire du droit des sociétés. * ** sociologique. » WEBER, Max. Op. cit., p. 14. 1 Lorsqu’il s’agit de s’interroger sur l’articulation entre droit et sciences sociales, l’œuvre de Max Weber est susceptible d’être sollicitée dans le cadre d’analyses issues de disciplines variées, que ce soit à l’occasion de discussions sur la sociologie économique à propos des rapports entre production de savoirs juridique et économique34, ou dans la perspective d’une théorie juridique appuyée sur la sociologie de l’action et s’interrogeant sur les relations entre règles de droit et comportements économiques35, ou encore à l’appui d’une version critique de l’économie du droit36. Sans doute un tel intérêt manifesté pour la réflexion wébérienne sur les institutions juridiques et plus particulièrement sur le rapport entre droit et économie, nécessite-t-il non seulement de se pencher sur les textes de maturité, mais aussi de prendre au sérieux les premiers textes qu’il rédigea en tant que juriste. Cette relecture est d’autant plus justifiée que ces recherches sur l’histoire du droit des sociétés traitent précisément de ces relations entre règles juridiques, pratiques économiques et formes de relations sociales redécouvertes par la sociologie et l’économie contemporaine. Au-delà de ce cadre général, les différents textes que nous avons analysés ici illustrent sans doute de manière spécifique certains traits de la méthodologie wébérienne. On notera en premier lieu le refus de tout évolutionnisme affirmé dès ses textes de jeunesse, refus confirmé par la critique implicite des schémas de Maine et Tönnies. La réflexion sur les formes de groupement n’a en effet pas pour fonction de définir des stades de développement partant STEINER, Philippe. Sociologie de la connaissance économique. Essai sur les rationalisations de la connaissance économique (1750-1850). Paris : P.U.F., 1998. 35 SERVERIN, Evelyne, BERTHOUD, Arnaud. La production des normes entre Etat et société civile. Paris : L’Harmattan, 2000, p.210-235. 36 KENNEDY, Duncan. The Disenchantment of Logically Formal Legal Rationality, in CAMIC., C., GORSKI, P., TRUBEK, D. (ed.). Max Weber’s Economy and Society: A Critical Companion, Stanford University Press, 2005. 34 de la « communauté primitive » à la « société moderne », de même que l’ordre juridique ne succède pas, dans le cours de l’histoire, à l’ordre coutumier ou conventionnel. Ces relations ne doivent nullement être comprises au sens d’une évolution linéaire, mais comme l’analyse complexe, à partir d’objets juridiques, du rapport entre économie et société. D’autre part, lorsqu’il développe ces analyses sur les formes de relations sociales, Weber précise qu’il n’entend nullement proposer une philosophie de l’histoire, scandant les progrès du « subjectivisme ». Les transformations de la communauté de biens s’inscrivent dans des évolutions historiques, telles que la séparation entre le cadre de vie et le cadre de travail, ou encore le développement de l’acquisition individualisée, qui participent du rétrécissement de la sphère des relations communautaires, c’est-à-dire autant de faits sociaux et institutionnels, dont le « subjectivisme » n’est pas la cause (ce qui n’exclut pas que des représentations sociales à contenu « subjectiviste » – comme les doctrines juridiques ou religieuses - puissent participer, à titre de cause, à ce mouvement général).37 Enfin, on peut reconnaître dans ses travaux d’histoire du droit certains leitmotivs méthodologiques affirmés plus tard dans les écrits de la maturité, et qui concernent notamment la conception d’une causalité complexe dans l’explication des phénomènes sociaux. En effet, dans le prolongement du refus de tout évolutionnisme, ces écrits s’attachent à comprendre la coexistence historique d’ordres sociaux a priori contradictoires, coexistence qui nécessite de penser certains effets de décalages dans les rapports de causalité. Non seulement certains types de relations sociales intermédiaires existent entre la communauté et la société, « Il ne s’agit pas d’un accroissement du « subjectivisme » (« Subjektivismus ») comme « étape » socio-psychique (sozialpsychische), mais d’un état des choses (Sachverhalt) objectif qui favorise, comme condition de cet accroissement, le rétrécissement des communautés domestiques. » WEBER, Max. Op.cit., p. 226. 37 1 mais certaines formes contradictoires peuvent coexister et être de ce fait sources de tensions. Or, la compréhension de ces décalages ne peut se faire que par la prise en compte d’outils techniques et de constructions normatives spécifiques (juridiques et économiques, notamment) dans la mesure où ils revêtent une portée sociologique. Les contradictions entre l’organisation de la comptabilité des sociétés familiales, distinguant de plus en plus entre activités commerciales et activités domestiques, et l’agencement des obligations juridiques à l’intérieur de ces mêmes sociétés, laissant ces activités relativement indifférenciées, offrent un exemple de tensions créatrices, à terme, de transformations en profondeur du régime de la responsabilité contractuelle. A cet égard, l’originalité des travaux de Weber sur l’histoire du droit au MoyenAge consiste à analyser des objets juridiques au confluent de domaines d’analyses économiques, juridiques et sociologiques, et susceptibles, précisément, d’en montrer la plasticité (les relations d’obligation contractuelle d’ordre économique entre les membres d’une même famille, le droit successoral comme enjeu pour la définition de l’entreprise capitaliste). De ce point de vue, le Weber sociologue ne pouvait qu’utiliser avec profit les travaux du Weber historien du droit, pour éclairer les controverses sur l’évolution du capitalisme. 1