la-mort-et-le-bucheron-explication
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La Mort et le Bûcheron Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée, Sous le faix du fagot aussi bien que des ans, Gémissant et courbé marchait à pas pesants, Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée. Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur, Il met bas son fagot, il songe à son malheur. Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ? En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? Point de pain quelquefois, et jamais de repos. Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, Le créancier, et la corvée Lui font d'un malheureux la peinture achevée. Il appelle la Mort, elle vient sans tarder, Lui demande ce qu'il faut faire. « C'est, dit-il, afin de m'aider A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère. » Le trépas vient tout guérir ; Mais ne bougeons d'où nous sommes. Plutôt souffrir que mourir, C'est la devise des hommes. Eléments d’introduction : Au XVIIe siècle, Jean de La Fontaine donne à la fable, genre considéré comme mineur (contrairement à la tragédie notamment), ses lettres de noblesse et remporte un très grand succès auprès des fins lettrés. Madame de Sévigné, par exemple, dira des fables : « Elle sont sublimes » et ce prestige ne se démentira jamais. Le but du fabuliste, comme il l’explique dans sa dédicace à Monsieur le Dauphin (voir en annexe) est de plaire et d’instruire. Pour cela, il s’empare de la tradition antique de l’apologue[1] pour toucher le public des honnêtes gens. Le Livre 1, daté de 1668, offre un ensemble de fables courtes inspirées le plus souvent d’Esope ou de Phèdre[2] ; l’apologue y ouvre généralement sur une brève morale pratique. « La Mort et le Bûcheron » est la seizième fable du recueil. La Fontaine y met en scène un paysan écrasé par le poids de la vieillesse et du travail et y personnifie la Mort. Un court dialogue s’engage qui reste comme en suspens à la fin de l’apologue. La morale, en forme de constat, constitue les quatre derniers vers : l’homme préfère les souffrances d’une vie misérable à la mort pourtant inéluctable. On pourra montrer comment La Fontaine déploie ses qualités d’observateur, de conteur et de dialoguiste pour mener une réflexion profonde sur la condition humaine qui s’inscrit dans la grande tradition moraliste du classicisme. Plan de l’étude : 1. Un tableau allégorique[3] et un récit sobre et efficace. 2. Une grande variété des formes du discours dans l’apologue. 3. La morale et la position du narrateur. Plan du texte : 1 à 4 : la marche pénible du bûcheron. 5 à 12 : une pause méditative du bûcheron et son monologue intérieur. 13 à 16 : l’entrée en scène de la Mort. 17 à 20 : la morale. Etude du texte : 1. Un tableau allégorique et un récit sobre et efficace A. Les deux protagonistes Le titre « La Mort et le Bûcheron » inverse l’ordre d’entrée en scène des personnages : au vers 1 « Un pauvre Bûcheron » et au vers 13 « La Mort ». La présence des majuscules signale la portée allégorique du récit. Examinons comment sont présentés les deux protagonistes : Malgré la présence de la majuscule allégorique, dans le cas de « Un pauvre Bûcheron » (v. 1), l’article indéfini « Un » semble renvoyer à une situation anecdotique. Du vers 1 au vers 6, la description du personnage est un portrait en action ou tout confirme la caractérisation initiale : le bûcheron est « pauvre », l’adjectif correspondant à une situation sociale mais tout aussi bien à une situation morale (lié à la fatigue des ans). La première phrase est composée de deux propositions indépendantes coordonnées par « et » (verbe 1 : « marchait » ; verbe 2 : « tâchait). La première proposition (vers 1 à 3) accumule les groupes antéposés (c’est-à-dire placés avant le verbe) : « tout couvert de ramée », « Sous le faix du fagot aussi bien que des ans », « Gémissant et courbé » avant de préciser l’action principale (« marchait à pas pesant ») Ce déséquilibre rythmique suggère l’effort physique par cet effet d’accumulation des circonstances pénibles (avec un renchérissement au vers 2 : « aussi bien que »). On note également, pour le même effet d’écrasement, l’assonance en « en » (« ans » ; « Gémissant » ; « pesants ») ainsi que l’accentuation, dans les alexandrins, sur la sixième et la douzième syllabes et sur les termes les plus symboliques : « fagots » ; « ans » ; « gémissant » ; « courbé » ; « pesants ». Tous ces éléments soulignent les difficultés de la marche. La deuxième proposition indépendante coordonnée : « Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée. » met en valeur la forme verbale « tâchait de » pour donner à l’action un caractère hypothétique. L’imparfait, à valeur durative, renforce d’ailleurs le caractère aléatoire de l’action. Intervenant au vers 13, la Mort, quant à elle, n’est pas décrite. Le contraste n’en est que plus grand avec le personnage du bûcheron. L’entrée en scène de la figure allégorique est brutale : « Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder. » : rapprochement immédiat, au sein du même vers, entre l’appel et l’arrivée, alors que la description du bûcheron, sur plusieurs vers, évoquait la marche difficile de l’homme dans la vie. En même temps, l’absence de description évite en quelque sorte le recours au pittoresque : la mort reste une abstraction ambiguë ; présente, immédiate, comme pressée de faire son œuvre, et pourtant indescriptible, presque indicible. B. Un récit sobre et efficace L’évocation frappante de la misère paysanne et le recours à l’allégorie s’inscrivent dans un récit sobre et efficace. Pour le montrer, il faut observer la composition d’ensemble de la fable : Vers 1 à 4 : mise en scène du paysan en action. Vers 5 à 6 : transition par la mention d’une pause introduite par « Enfin », le passage au présent de narration et l’emploi du verbe « songer » qui prépare le passage suivant en discours indirect libre. A noter que le dernier mot du vers 6, « malheur », résume ce qui a été décrit jusque-là et, en même temps, constitue le titre programme de ce qui va suivre. Vers 7 à 12 : le monologue intérieur du bûcheron qui se conclut par une nouvelle formulation récapitulative : « d'un malheureux la peinture achevée. » Vers 13 et 16 : l’entrée en scène de la mort, appelée par le paysan en conclusion de sa méditation. A noter que le vers 1é est un alexandrin, le vers 13 un octosyllabe : il s’agit d’un effet de resserrement dramatique. La vie n’est plus qu’une peau de chagrin qui s’amenuise. Elle ne tient plus qu’à un fil. La juxtaposition des indépendantes et l’ellipse du sujet renforcent l’effet : « Il appelle la Mort, elle vient sans tarder, / Lui demande ce qu'il faut faire » Du vers 17 au vers 20 : L’apologue se termine alors sur une réplique du bûcheron, en réponse au discours narrativisé du vers 14 (« Lui demande ce qu'il faut faire. ») La parole reste en suspens, ce que souligne le blanc typographique séparant le récit de la morale. L’absence de réponse vaut réponse. « Tu ne tarderas guère » est évidemment une litote qui met en exergue la mort irrévocable. 2. Une grande variété des formes du discours dans l’apologue Jean de La Fontaine préconise d’instruire et plaire. C’est en ce sens qu’il faut interpréter le recours aux différentes formes du discours : « Variété, telle est ma devise. » A. Le monologue intérieur Nous avons vu comment le vers 6 servait de transition entre le récit et le discours du personnage. Le verbe « songer » annonce le monologue intérieur, en discours indirect libre, mais « songer » connote également l’illusion. Le discours indirect libre propose une sorte de traduction des pensées du paysan. Les vers 7 et 8 sont des interrogations directes, à valeur de questions oratoires. Le mot « plaisir » s’oppose à « douleur » et « malheur », placés judicieusement à la rime aux vers 5 et 6. A noter que le narrateur (qui traduit donc les pensées de son personnage) reprend en partie sa manière de parler « en ce monde » ou « machine ronde » sont à la fois des formules naïves et expressives. Le paysan n’est-il pas en effet broyé par cette machine – cette mécanique ? Les vers 9, 10 et 11 sont constitués d’une succession de groupes nominaux qui s’accumulent pour exprimer la souffrance et les difficultés. Le chiasme du vers 9 accentue l’effet de gradation en jouant sur « quelque fois » et « jamais ». Le mot « repos » à la rime du vers 9 s’oppose par ailleurs à « impôts » (v ? 10) et à tous les autres termes de l’énumération. La gradation culmine au vers 11 avec le resserrement expressif de l’octosyllabe « Le créancier et la corvée », deux termes de sens différents mais placés sur le même plan pour montrer l’étendue des difficultés. Le « créancier » renvoie à la misère sociale du paysan tenu de travailler pour payer la dîme ; la « corvée » rappelle la misère physique du travail sans noblesse. Enfin ? le vers 1é revient au récit du narrateur. L’adjectif substantivé « Un malheureux » reprend l’expression initiale « Un pauvre bûcheron », tandis que le mot « peinture » implicitement au tableau des vers précédents. L’expression « la peinture achevée » constitue une conclusion-bilan qui autorise désormais la venue de la Mort pour l’ultime entrevue. B. Le dialogue avec la Mort La Fontaine choisit le discours narrativisé pour introduire l’entrevue avec la mort : « Il appelle la Mort ». C’est, nous l’avons dit, un effet de dramatisation et, paradoxalement, de discrétion puisque nous n’aurons pas les lamentations du paysan au style direct. Le procédé trouve d’ailleurs son équivalent avec « Lui demande ce qu’il faut faire », autre passage en discours indirect cette fois. Ces choix peuvent s’expliquer par un souci de distanciation qui équilibre le passage en discours direct des vers 15 et 16 : « C’est, dit-il, afin de m’aider / A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère. » Dans ce passage en discours direct, on remarque l’usage du présentatif (« C’est ») qui dénote la simplicité du personnage, l’enjambement qui met en valeur la requête (« aider ») et l’usage du déictique (« ce bois ») qui actualise le drame. Enfin, le futur de l’indicatif à valeur de certitude (« ne tarderas guère ») est une marque de l’inexorabilité de la mort, reprise par l’expression « sans tarder » (v. 13) suggérant l’immédiateté. 3. La morale et la position du narrateur Séparé du récit par un blanc (ou un retrait), la morale est bien matérialisée sur la page et se constitue de quatre heptasyllabes. A la litote du vers 16 répond directement le groupe nominal « Le trépas ». Le futur est remplacé par le présent de vérité générale et la forme aller + infinitif qui suggère elle aussi l’inexorable. Quel sens donner à cette morale ? Le verbe « guérir » peut-être interprété comme « soulager nos peines » (v. 17). Cependant, on remarque l’opposition marquée avec le vers 18, « Mais ne bougeons d'où nous sommes. », introduit par la conjonction de coordination « Mais ». La Fontaine cherche à souligner nos contradictions. Le recours à la première personne du pluriel est un moyen de généralisation qui réunit tous les hommes dans la même illusion. Le vers est à nouveau en discours indirect libre, comme si le fabuliste faisait entendre toutes les voix humaines face à la hantise de la mort. Il termine alors par deux derniers heptasyllabes: « Plutôt souffrir que mourir, / C’est la devise des hommes. » où s’opposent mourir et souffrir. Plus qu’un jugement de valeur, c’est un triste constat de la faiblesse humaine. Eléments de conclusion : Au-delà du pittoresque social – la peinture expressive de la condition paysanne écrasée d’impôts et de travail sans joie – La Fontaine s’intéresse à l’homme universel. Cette fable issue du premier recueil remplit donc les fonctions que l’auteur assigne à la fable : divertir par un récit plaisant, varié, expressif, et instruire, engager à la méditation. Le « nous » du vers 18 ou l’expression « la devise des hommes » nous y invitent expressément. [1] Voir le rappel de la définition de ce genre sur le site. [2] Fabuliste grec ne pas confondre avec le personnage de Racine. [3] Voir sur le site la définition d’allégorie.