pourquoi l`exécution de la stratégie échoue – et

Transcription

pourquoi l`exécution de la stratégie échoue – et
Stratégie
Donald Sull est maître
de conférences à
la Sloan School of
Management du MIT.
Il a coécrit avec
Kathleen M. Eisenhardt
« Simple Rules: How to
Thrive in a Complex
World » (Houghton
Mifflin Harcourt, 2015).
Rebecca Homkes est
chargée de cours au
Centre for Management
Development
de la London Business
School et au Centre for
Economic Performance
de la London School
of Economics.
Charles Sull
est cofondateur
et partenaire de
Charles Thames
Strategy Partners.
POURQUOI L’EXÉCUTION
DE LA STRATÉGIE
ÉCHOUE – ET QUELLES
SONT LES SOLUTIONS ?
par Donald Sull, Rebecca Homkes et Charles Sull
1 Harvard Business Review Décembre 2015-janvier 2016
HBRFRANCE.FR
D
PAGE CI-CONTRE : YAYOI KUSAMA. AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DE DAVID ZWIRNER, VICTORIA MIRO GALLERY, OTA FINE ARTS, KUSAMA ENTERPRISE
ŒUVRE D’ART Yayoi Kusama, Infinity Mirrored Room – The Souls of Millions
of Light Years Away, 2013, bois, métal, miroirs, plastique, panneau acrylique, caoutchouc,
lumières LED et balles en acrylique, 2,87 m x 4,15 m x 4,27 m
epuis les travaux
précurseurs de Michael
Porter dans les années
1980, nous disposons
d’une définition claire
et largement acceptée
de la stratégie – mais nous en savons
beaucoup moins sur la traduction
d’une stratégie en résultats.
Les ouvrages et articles consacrés
à l’exécution de la stratégie sont bien
moins nombreux que ceux consacrés
à la seule stratégie et ils ont tendance
à se concentrer sur la tactique ou
à formuler des généralités à partir d’un
cas particulier. Que savons-nous donc
vraiment de l’exécution de la stratégie ?
Nous savons que l’exécution de la stratégie est
i­ mportante. Selon une étude récente réalisée auprès de
plus de quatre cents P-DG internationaux, c’est le
­premier défi auxquels les chefs d’entreprise sont
confrontés en Asie, en Europe et aux Etats-Unis, sur
une liste d’environ quatre-vingts thèmes incluant
­l’innovation, l’instabilité géopolitique et la croissance
du chiffre d’affaires. Nous savons également que l’exécution est difficile. Des études ont montré qu’entre
deux tiers et trois quarts des grandes entreprises ont
du mal à mettre en œuvre leurs stratégies.
Il y a neuf ans, nous avons lancé un projet à grande
échelle pour comprendre comment les entreprises
complexes peuvent exécuter leurs stratégies plus efficacement. Dans ce cadre, nous avons mené plus de
40 expériences consistant à apporter des changements
dans des entreprises et à en mesurer les effets sur l’exécution. Nous avons également envoyé un questionnaire à presque 8 000 managers dans plus de 250 firmes
(voir l’encadré « A propos de l’étude »). Cette recherche
est toujours en cours mais offre déjà de précieuses informations, la plus importante étant la suivante : plusieurs croyances très répandues quant à la manière de
mettre en œuvre une stratégie sont tout simplement
fausses. Dans cet article, nous faisons tomber cinq
idées reçues parmi les plus pernicieuses et les remplaçons par un point de vue plus exact qui aidera les managers à exécuter la stratégie de manière efficace.
PREMIÈRE IDÉE REÇUE
Exécuter signifie aligner
Avant de leur soumettre notre enquête, nous avons
demandé à des managers issus de centaines d’entreprises de décrire la manière dont la stratégie est exécutée dans leur firme. Leurs réponses brossent un
­tableau relativement homogène : l’exécution consiste
typiquement à traduire la stratégie en objectifs, à
­relayer ces objectifs à tous les niveaux hiérarchiques,
à mesurer les progrès et à récompenser la performance. Lorsque nous leur avons demandé comment
ils amélioreraient l’exécution, ils ont cité des outils
tels que le management par objectifs ou le tableau de
bord prospectif, qui sont conçus pour assurer l’alignement entre les activités et la stratégie, en amont et en
aval de la chaîne de commandement. Dans leur esprit, exécuter signifie aligner, et la non-exécution
entraîne une r­ upture des processus qui relient la stratégie à l’action à tous les niveaux de l’entreprise.
Il s’avère cependant que dans la grande majorité
des entreprises que nous avons étudiées, ces ­processus
sont solides. Les études sur l’alignement s­ tratégique
ont commencé dans les années 1950, avec le travail de
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STRATÉGIE
Peter Drucker sur le management par objectifs, et à
présent nos connaissances sur l’alignement sont
vastes. Nos travaux montrent que les bonnes pratiques
sont bien établies dans les entreprises d’aujourd’hui.
Plus de 80% des managers déclarent que leurs objectifs sont limités en nombre, spécifiques et mesurables,
et qu’ils disposent des ressources nécessaires pour les
atteindre. Si la plupart des entreprises agissent convenablement en matière d’alignement, pourquoi ontelles des difficultés à exécuter leurs stratégies ?
Pour le savoir, nous avons demandé aux personnes interrogées si elles peuvent compter sur les
autres pour honorer leurs engagements – une manière fiable de mesurer si ces engagements sont —
effectivement tenus (voir « Promise-Based Management: The Essence of Execution », de Donald N. Sull
et Charles Spinosa, ­édition américaine de HBR d’avril
2007). 84% des m
­ anagers estiment qu’ils peuvent
toujours ou presque toujours compter sur leur chef
ou leurs collaborateurs directs – un résultat qui
­plairait à Peter Drucker mais qui n’explique pas vraiment pourquoi l’exécution échoue. Lorsque nous
posons des questions sur l’engagement dans les fonctions et les business units, la réponse d
­ evient claire.
Seuls 9% des managers déclarent qu’ils peuvent
­toujours compter sur les collègues des autres fonctions et unités, et seulement 50% estiment qu’ils
peuvent compter sur eux la plupart du temps. De
­manière générale, l’engagement de ces collègues
n’est pas plus fiable que les promesses des ­partenaires
­extérieurs (distributeurs, fournisseurs).
fois sur trois, ils sont mal gérés, c’est-à-dire réglés
avec un certain retard (38% des cas), réglés rapidement mais de manière i­ nefficace (14%), ou simplement laissés latents (12%).
Même si les managers associent souvent l’exécution à l’alignement, ils reconnaissent toutefois l’importance de la coordination lorsque la question leur
est directement posée. Lorsqu’on leur demande
d’identifier leur plus grande difficulté pour exécuter
la stratégie de leur entreprise, 30% citent le manque
de coordination entre les unités, juste derrière l’incapacité d’assurer l’alignement (40%). Les managers
estiment également que le risque de ne pas atteindre
leurs o
­ bjectifs de performance est nettement plus lié
à un manque de soutien des autres unités qu’à l’incapacité de leur propre équipe à obtenir des résultats.
Alors que les entreprises disposent de processus
efficaces pour relayer les objectifs à tous les niveaux
hiérarchiques, leurs systèmes de management des
objectifs horizontaux manquent de pertinence. Plus
de 80% des entreprises que nous avons étudiées sont
dotées d’au moins un système formel pour gérer les
objectifs entre les différents silos (comités interfonctionnels, accords inter-services, bureaux centralisés
de gestion de projets), mais seuls 20% des managers
jugent que ces systèmes fonctionnent ­toujours ou
presque toujours bien. Plus de la moitié d’entre eux
souhaitent davantage de structure dans les processus
de coordination des activités entre les unités – deux
fois plus que ceux qui désirent d
­ avantage de structure
dans le système de management par objectifs.
Si les managers mettent trop l’accent
sur l’alignement, ils risquent de donner
des réponses de plus en plus compliquées
à ce qui est une mauvaise question.
Lorsque les managers ne peuvent s’appuyer sur
les collègues des autres fonctions et des autres
­unités, ils compensent par divers comportements
dysfonctionnels qui compromettent l’exécution : ils
perdent du temps, ne tiennent pas les promesses
faites aux clients, ­remettent à plus tard l’obtention de
leurs r­ ésultats ou passent à côté d’occasions intéressantes. Le manque de coordination aboutit aussi à
des conflits entre les fonctions et les unités, et, deux
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DEUXIÈME IDÉE REÇUE
Exécuter signifie s’en tenir au plan
Pour élaborer une stratégie, de nombreux dirigeants
créent des feuilles de route détaillées spécifiant qui
doit faire quoi, quand et avec quelles ressources. Le
processus de planification stratégique a certes fait
l’objet de nombreuses critiques, mais, avec le processus de budgétisation, il demeure la pierre angulaire
de l’exécution dans beaucoup d’entreprises. Selon le
HBRFRANCE.FR
L’idée en bref
LE PROBLÈME
Il existe des milliers d’ouvrages
sur la manière de développer
une stratégie, mais très peu
sur la manière de l’exécuter
concrètement. Et la difficulté
d’atteindre l’excellence en la
matière est un obstacle majeur
dans la plupart des entreprises.
L’ÉTUDE
Les dirigeants attribuent la
mauvaise exécution à un manque
d’alignement et à une culture
de la performance insuffisante.
Il s’avère cependant que, dans
la plupart des entreprises,
les activités sont bien alignées
sur les objectifs stratégiques et
que les personnes qui réalisent
leurs objectifs chiffrés
sont toujours récompensées.
cabinet Bain & Company, qui enquête régulièrement
sur les outils de management utilisés par les grandes
sociétés du monde entier, la planification stratégique
est l’un des premiers outils cités. Après avoir investi
beaucoup de temps et d’énergie dans l’élaboration
d’un plan et de son budget associé, les dirigeants
considèrent tout écart comme un manque de discipline qui réduit la valeur de l’exécution.
Malheureusement, aucun diagramme de Gantt ne
résiste à la réalité. Aucun plan ne peut anticiper tous
les événements susceptibles d’aider ou de freiner
une entreprise dans la réalisation de ses objectifs
stratégiques. A chaque échelon, les managers et les
employés doivent s’adapter à la réalité du terrain,
surmonter des obstacles imprévus et exploiter les
occasions qui se présentent. L’exécution de la stratégie, telle que nous la définissons, consiste à saisir les
opportunités qui soutiennent ladite stratégie tout en
assurant la coordination continue avec les autres
­p arties de l’entreprise. Lorsque les managers
trouvent des solutions créatives à des problèmes
imprévus ou qu’ils tirent parti d’opportunités inattendues, ils ­n’entravent pas la mise en œuvre systématique : ils assurent une exécution optimale.
Ces ajustements en temps réel demandent que les
firmes fassent preuve d’agilité. Dans les sociétés que
nous avons étudiées, le manque d’agilité est un obstacle majeur à une exécution efficace. Lorsqu’on leur
demande quel sera le plus grand défi auquel leur
­entreprise se heurtera dans les années à venir en
matière d’exécution de la stratégie, pratiquement un
tiers des managers citent les difficultés à s’adapter à
l’évolution du marché. Ce n’est pas que les entreprises ne parviennent pas du tout à s’adapter : seul
un manager sur dix considère que c’est là le problème. Mais, dans la plupart des cas, soit les entreprises réagissent t­ ellement lentement qu’elles ne
sont pas capables de saisir les occasions qui se pré-
LES RECOMMANDATIONS
Pour exécuter leur stratégie,
les entreprises doivent encourager
la coordination entre les
unités et instaurer la souplesse
nécessaire pour s’adapter
à l’évolution du marché.
sentent ou d’atténuer les menaces qui émergent
(29%), soit elles réagissent rapidement mais perdent
de vue leur stratégie (24%). De même qu’ils souhaitent davantage de structure dans les processus de
coordination, les managers en désirent également
plus dans les processus utilisés pour s’adapter aux
évolutions du marché.
Il existe une solution apparemment facile qui
consisterait à être plus efficace en matière d’allocation des ressources. S’il va sans dire que l’allocation
des ressources est cruciale dans l’exécution, le terme
lui-même est trompeur. Sur les marchés instables,
l’affectation des ressources financières, humaines et
temporelles ne dépend pas d’une décision ponctuelle : elle exige au contraire des ajustements continuels. Selon une étude réalisée par le cabinet McKinsey, les entreprises qui ont redistribué de manière
réactive des dépenses d’investissement entre les
business units obtiennent une rentabilité moyenne
pour l’actionnaire supérieure de 30% à la moyenne
des entreprises qui sont plus lentes à le faire.
Au lieu de se concentrer sur l’allocation des ressources (et la notion de choix ponctuels qu’ils y
mettent), les managers devraient se concentrer sur la
redistribution fluide des fonds, des personnes et du
temps. Nous avons observé une tendance parmi les
sociétés de notre échantillon : les ressources sont
­souvent affectées à des utilisations peu productives.
Moins d’un tiers des managers estiment que le redéploiement adéquat des fonds est suffisamment rapide dans leur entreprise pour être efficace. C’est
encore pire en matière de redéploiement des ressources humaines. Seuls 20% des managers déclarent
que leur entreprise parvient à transférer des collaborateurs d’une unité à une autre pour soutenir les priorités s­ tratégiques. Les autres indiquent que les transferts entre unités sont rares (47%) ou, lorsqu’ils ont
lieu, qu’ils perturbent les unités (33%).
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STRATÉGIE
Lorsque l’exécution de la stratégie déraille
Ces cinq dernières
années, les auteurs ont
interrogé près de
8 000 managers dans plus
de 250 entreprises au
sujet de l’exécution de
la stratégie. Les réponses
brossent un tableau
relativement homogène.
Nous pouvons nous fier aux
personnes dans la chaîne
hiérarchique, ce qui suggère
que l’alignement en amont
et en aval de la hiérarchie
n’est pas un problème.
Part des managers qui estiment pouvoir
toujours ou presque toujours compter sur :
Leur chef
84
%
Leurs collaborateurs directs
84%
Les entreprises ont également des difficultés à
­ ésinvestir. Huit managers sur dix estiment que leur
d
firme ne parvient pas assez rapidement à se séparer de
ses activités en déclin ou à abandonner les initiatives
ratées. Ce gaspillage de ressources qui pourraient être
redéployées ailleurs nuit de toute évidence à l’exécution. Les désengagements trop lents freinent l’exécution de manière plus insidieuse encore : les hauts dirigeants consacrent trop de temps et d’attention aux
business à potentiel réduit et y envoient des managers
de talent qui se brûlent souvent les ailes en tentant de
sauver des activités qui auraient dû être abandonnées
ou vendues plusieurs années auparavant. Plus les
hauts dirigeants traînent des pieds, plus ils risquent de
perdre la confiance de leurs managers intermédiaires,
dont le soutien constant est essentiel à l’exécution.
Attention : les managers ne devraient pas invoquer
le principe d’agilité comme excuse pour suivre toute
opportunité qui se présente à eux. Nombre d’entreprises de notre échantillon manquent de rigueur stratégique lorsqu’elles décident quelles nouvelles opportunités suivre. L a moitié des managers
intermédiaires que nous avons étudiés pensent qu’ils
Mais la coordination est
un problème : les collègues
des autres unités ne sont
pas plus fiables que les
partenaires externes.
Part des managers qui déclarent qu’ils peuvent
toujours ou presque toujours compter sur :
Les collègues des autres départements
59%
Les partenaires externes
56 %
pourraient o
­ btenir d’importantes ressources pour
exploiter des opportunités intéressantes sans rapport
avec leurs objectifs stratégiques. Cela peut sembler
une bonne nouvelle pour un manager, mais pour une
entreprise cela pose problème et conduit à lancer plus
d’initiatives qu’il n’est possible de soutenir. Seuls 11%
des managers que nous avons interrogés estiment
que les priorités stratégiques de leur entreprise sont
dotées des ressources financières et humaines
­nécessaires à leur succès. Un pourcentage frappant
qui s­ignifie que neuf managers sur dix jugent que
­certaines initiatives majeures de leur société vont
échouer faute de ressources suffisantes.
A moins de sélectionner leurs opportunités en
fonction de la stratégie de l’entreprise, les managers
consacreront inutilement du temps et de l’énergie à
des initiatives périphériques, tandis que les plus
­p rometteuses d’entre elles seront privées des
­ressources nécessaires à leur succès. L’agilité est
­cruciale en matière d’exécution de la stratégie, mais
elle ne doit pas dépasser les limites stratégiques.
­Autrement dit, la souplesse doit être mise en balance
avec l’alignement.
A moins de sélectionner leurs
opportunités en fonction de la stratégie,
les managers consacreront inutilement
du temps à des initiatives périphériques.
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HBRFRANCE.FR
Nous ne nous adaptons pas assez
vite aux évolutions du marché.
Et nous investissons dans trop
de projets non stratégiques.
Part des managers qui estiment que leur entreprise
est efficace pour :
Part des managers qui estiment que :
%
Transférer des fonds entre différentes unités
pour soutenir la stratégie
30%
Ils pourraient obtenir des ressources pour
%
exploiter des opportunités intéressantes sans
rapport avec leurs objectifs stratégiques
51%
Transférer des effectifs entre différentes unités
pour soutenir la stratégie
20%
Abandonner des activités en déclin
et/ou des initiatives ratées
22%
TROISIÈME IDÉE REÇUE
Communiquer signifie comprendre
%
Toutes les priorités stratégiques de
leur entreprise sont dotées des ressources
nécessaires à leur succès
11%
De nombreux dirigeants pensent que le succès passe
par une communication permanente sur la stratégie.
La P-DG d’une société de services professionnels basée
à Londres avait pour habitude de réunir son équipe de
direction en début de mois et de toujours commencer
par un rappel de la stratégie et des grandes priorités de
l’année. Elle fut ravie d’apprendre dans une enquête
sur l’engagement des salariés que 84% des membres
du personnel étaient d’accord avec l’affirmation : « Je
comprends clairement les grandes priorités de l’entreprise ». Ses efforts semblaient payer.
Son équipe de direction a ensuite répondu à notre
enquête, qui leur demandait de décrire la stratégie de
l’entreprise selon leurs propres termes et d’en énumérer les cinq grandes priorités. Moins d’un tiers de
l’équipe a pu en citer ne serait-ce que deux. La P-DG
fut consternée : elle discutait de ces objectifs à
chaque réunion. Hélas, elle n’est pas la seule dans ce
cas. Seulement 55% des managers intermédiaires interrogés ont pu citer une seule des cinq grandes priorités de leur entreprise. En d’autres termes, lorsque
l’on demande aux responsables chargés d’expliquer
la stratégie aux troupes d’énumérer les objectifs stratégiques de leur entreprise, presque la moitié d’entre
eux ne parvient même pas à en citer un seul.
Non seulement les objectifs stratégiques sont mal
compris, mais ils semblent souvent ne pas avoir de
corrélation entre eux et être déconnectés de la stratégie globale. A peine plus de la moitié des membres de
la haute direction déclare saisir clairement comment
s’articulent les principales priorités et initiatives de
l’entreprise. Une telle découverte à ce niveau de
r­ esponsabilité est très préoccupante, mais c’est encore pire ailleurs. Moins d’un tiers des collaborateurs
­directs des hauts dirigeants comprennent clairement
les liens entre les priorités de l’entreprise, une part
qui tombe à 16% chez les superviseurs de terrain et
les chefs d’équipe.
Les hauts dirigeants sont souvent frappés de
constater à quel point leur stratégie est mal comprise
dans leur entreprise, car ils estiment passer beaucoup
de temps à communiquer cette stratégie, dans un flux
ininterrompu de courriers électroniques, de réunions
de direction et de rencontres informelles. Or, ce n’est
pas la quantité de la communication qui importe :
presque 90% des managers intermédiaires estiment
que la haute direction communique bien assez. Comment une communication aussi fréquente peut-elle
générer une compréhension aussi faible ?
Une partie du problème tient au fait que les dirigeants évaluent la communication en termes d’inputs
(nombre d’e-mails envoyés ou de réunions organisées) et non sur la base du seul indicateur qui compte
vraiment, à savoir si les principaux responsables comprennent ce qu’on leur communique. Un problème
connexe émerge lorsque les dirigeants diluent leurs
messages clés dans des considérations périphériques.
Dans une société technologique de notre échantillon,
par exemple, les dirigeants ont eu beaucoup de difficultés à présenter la stratégie et les objectifs de l’entreprise lors du séminaire annuel de la direction. Mais
ils ont ajouté onze priorités (différentes des objectifs
stratégiques), une liste de compétences clés (dont
l’une assortie de neuf modèles), un ensemble de valeurs ­corporate et un dictionnaire de vingt et un nouveaux termes stratégiques à maîtriser. Pas étonnant
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STRATÉGIE
que les managers présents n’aient pu déceler ce qui
importait le plus. Lorsque l’on interroge les managers
intermédiaires sur les entraves à la compréhension, le
trop grand nombre de priorités et d’initiatives stratégiques est quatre fois plus cité que le manque de
clarté dans la communication. Les hauts dirigeants
participent de cette confusion lorsqu’ils modifient
fréquemment leurs messages – un problème évoqué
par presque 25% des managers intermédiaires.
QUATRIÈME IDÉE REÇUE
Une culture de la performance
favorise l’exécution
Lorsque leur entreprise ne parvient pas à traduire la
stratégie en résultats, de nombreux dirigeants
pointent du doigt une culture de la performance insuffisante. Mais les chiffres disent autre chose. Il est
vrai que, dans la plupart des sociétés, la culture officielle (les valeurs fondamentales publiées sur le site
Web, par exemple) ne favorise pas l’exécution. C’est
lorsque les managers font des choix difficiles que les
vraies valeurs d’une entreprise se révèlent. Et à cet
égard, nous avons découvert que lorsque la performance est une priorité, elle influence les comportements au quotidien.
Les décisions relatives au personnel sont parmi
les plus difficiles à prendre. Lorsque nous nous
­intéressons aux facteurs qui influencent le recrutement, la reconnaissance, les promotions et les licenciements, nous observons que la plupart des entreprises p
­ arviennent à déceler et à récompenser les
performances. Les performances passées sont de loin
le premier facteur cité dans les décisions de promotion (par deux tiers des managers). Bien qu’elles
soient plus difficiles à évaluer chez les nouvelles
­recrues, elles figurent aussi parmi les trois principaux
facteurs qui influencent le recrutement. Un tiers des
managers estiment que la performance est également t­ oujours ou presque toujours reconnue sous
forme de récompenses non financières, par exemple
les compliments en privé ou en public et l’accès à des
offres de formation. Une chose est sûre : il est encore
possible d’améliorer les choses, en particulier en
matière de gestion des collaborateurs qui réalisent
des contre-performances. Sur cette question, la
­majorité des entreprises que nous avons étudiées
remettent l’action à plus tard (33%), traitent la contreperformance de manière incohérente (34%) ou la tolèrent (11%). Dans l’ensemble, toutefois, les ­sociétés
de notre échantillon disposent d’une solide culture
de la performance – mais elles ont du mal à exécuter
leur stratégie. Pourquoi ?
7 Harvard Business Review Décembre 2015-janvier 2016
Parce qu’une culture qui favorise l’exécution doit
reconnaître et récompenser d’autres choses également, telles que l’agilité, le travail d’équipe et l’ambition. Or de nombreuses entreprises ne le font pas. Au
moment de prendre des décisions de recrutement ou
de promotion, par exemple, elles attachent beaucoup
moins d’importance à la capacité d’adaptation d’un
manager à l’évolution de la conjoncture – indiquant
qu’il a la souplesse nécessaire pour exécuter la stratégie – qu’à ses performances passées. Etre agile suppose
d’être prêt à expérimenter de nouvelles choses et de
nombreux managers évitent de le faire car ils craignent
les conséquences d’un échec. La moitié des managers
interrogés pensent que leur carrière en pâtirait s’ils
exploitaient de nouvelles opportunités ou des innovations se soldant par un échec. Tenter de nouvelles
choses suppose inévitablement des ratés, mais discuter franchement des difficultés augmente les chances
de réussite à long terme. Pour autant, les cultures d’entreprise encouragent peu les discussions franches nécessaires à la souplesse. Moins d’un tiers des managers
indiquent qu’ils peuvent discuter de manière franche
et ouverte sur les questions les plus difficiles, tandis
qu’un autre tiers estime que beaucoup de sujets importants sont considérés comme tabous.
Lorsque l’accent est mis de manière excessive sur la
performance, cela peut nuire à l’exécution d’une autre
façon, subtile mais non négligeable : quand les managers font passer la réalisation d’objectifs chiffrés avant
tout le reste, ils ont tendance à prendre des engagements prudents en matière de performance. Lorsqu’on
leur demande quel conseil ils donneraient à un nouveau collègue, les deux tiers d’entre eux répondent
qu’ils recommanderaient de prendre des engagements
qu’ils sont sûrs de pouvoir honorer. Ils sont moins d’un
tiers à recommander de viser plus haut. Cette tendance
à jouer la sécurité peut conduire les managers à préférer les réductions de coûts à une croissance risquée,
par exemple, ou à exploiter à fond un business existant
au lieu d’expérimenter un nouveau business model.
Toutefois, le problème le plus urgent en matière de
culture corporate est que, bien souvent, elle n’encourage pas la coordination, pourtant essentielle à l’exécution. Les entreprises font constamment fausse route en
la matière. Dans les procédures de recrutement, de
promotion ou de reconnaissance non financière, les
performances passées ont deux ou trois fois plus de
chances d’être récompensées que le fait d’avoir fait ses
preuves en termes de collaboration. La performance
est cruciale, certes, mais si elle est prise en compte aux
dépens de la coordination, elle peut mettre à mal
­l’exécution. Nous avons demandé ce qui se passerait
HBRFRANCE.FR
pour un manager qui atteindrait ses objectifs mais ne
réussirait pas à collaborer avec des collègues d’autres
­unités. Seuls 20% des managers que nous avons interrogés ont ­répondu que ce problème serait vite
traité, tandis que 60% estimaient qu’il serait résolu
de m
­ anière incohérente ou reporté, et 20% que ce
comportement serait toléré.
CINQUIÈME IDÉE REÇUE
L’exécution doit être menée
par la direction
Dans son best-seller « Execution », Larry Bossidy décrit
comment, en tant que P-DG d’AlliedSignal, il a personnellement négocié les objectifs de performance avec
les managers situés plusieurs échelons en dessous de
lui et comment il a suivi leurs progrès. Ce type de démarche renforce l’image du P-DG dynamique siégeant
en haut de l’organigramme et dirigeant l’exécution.
i­ nterventions fréquentes et directes de la haute direction encouragent les managers intermédiaires à faire
­remonter les conflits au lieu de les résoudre euxmêmes et, au fil du temps, ils perdent leur capacité à
régler les problèmes avec leurs collègues des autres
unités. Par ailleurs, si les hauts dirigeants insistent
pour prendre eux-mêmes les décisions difficiles, ils
réduisent les compétences décisionnelles des
­managers intermédiaires, leur esprit d’initiative et
leur a
­ ppropriation des résultats.
Dans les grandes organisations complexes, l’exécution dépend d’une équipe que nous appelons des
« leaders partagés » (« distributed leaders », en anglais,
concept né en management dans les années 2000,
NDLR). Cette équipe est composée non seulement de
managers intermédiaires qui gèrent les principaux
business et fonctions, mais aussi d’experts techniques et spécialisés qui occupent des postes clés
Lorsque l’accent est mis de manière excessive
sur la performance, l’exécution de la stratégie
peut en pâtir.
Cette approche peut fonctionner, mais seulement un
temps. Sous la présidence de Bossidy, l’action d’AlliedSignal a « surperformé » le marché. Cependant, comme
il l’écrit dans son ouvrage, peu de temps après son départ, « l’exécution en a pris un coup » et la société a
perdu l’avance qu’elle avait dans l’indice S&P 500.
Sans compter le risque d’échouer après le départ
d’un P-DG d’envergure, l’approche descendante de
l’exécution présente des inconvénients. Afin de comprendre pourquoi, il convient de se rappeler que,
dans les grandes entreprises complexes, l’exécution
est soumise à d’innombrables décisions et actions à
tous les niveaux. Nombre de celles-ci nécessitent des
compromis difficiles : par exemple, collaborer avec
les collègues d’une autre unité peut ralentir une
équipe qui tente de saisir une occasion qui passe, tandis que trier les demandes des clients en fonction de
la stratégie suppose souvent de renoncer à un business lucratif. Les responsables au plus près du terrain
et pouvant réagir le plus vite sont les mieux placés
pour prendre les décisions difficiles.
Concentrer le pouvoir au sommet peut stimuler la
performance à court terme, mais réduit aussi la
­capacité d’exécution d’une entreprise à long terme. Les
dans les ­r éseaux informels qui font avancer les
choses. La grande majorité de ces responsables
­essaient de faire ce qu’il faut. Dans notre échantillon,
ils sont huit sur dix à déclarer faire de leur mieux
pour exécuter la stratégie, même s’ils aimeraient plus
de clarté sur la stratégie elle-même.
Pour la plupart des employés, des partenaires et des
clients, c’est l’équipe de leaders partagés, et non la
haute direction, qui représente le « management ». Ses
actions quotidiennes, en particulier la façon dont elle
gère les décisions difficiles et les comportements
qu’elle tolère, contribuent nettement à soutenir ou à
entraver la culture corporate, et le plus souvent, elle
excelle en la matière. Selon leurs collaborateurs directs, plus de 90% des managers intermédiaires sont
toujours ou presque toujours à la hauteur des valeurs
de l’entreprise. Ils sont particulièrement efficaces
lorsqu’il s’agit de renforcer la performance, puisqu’ils
sont environ 9 sur 10 à attribuer aux membres de leur
équipe la responsabilité des résultats.
Et même si l’exécution doit être menée par les niveaux intermédiaires, il faut qu’elle soit gérée depuis
le sommet. Nos données suggèrent que de nombreuses équipes de direction pourraient fournir bien
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STRATÉGIE
plus de soutien. Mais lorsque les hauts dirigeants ne
communiquent pas clairement la stratégie globale de
l’entreprise, le leadership partagé peine aussi à traduire ladite stratégie dans un langage compréhensible
par les équipes et les unités. Et, nous l’avons vu, un tel
échec n’est pas l’exception mais la règle.
Inévitablement, des conflits émergent lorsque les
différentes unités d’une entreprise poursuivent leurs
propres objectifs. Les membres de l’équipe de leadership partagé font les frais de ce travail cloisonné et
nombre d’entre eux croulent sous le fardeau. Seule une
minorité de managers intermédiaires anticipent et
évitent les problèmes (15%) ou règlent les conflits de
manière rapide et efficace (26%). La plupart résolvent
les problèmes au bout d’un certain temps seulement
(37%), essaient de les résoudre mais échouent (10%) ou
ne s’y attaquent même pas (12%). Les hauts dirigeants
pourraient apporter leur contribution en introduisant
des processus de coordination plus structurés. Dans de
nombreux cas, ils pourraient également mieux modéliser le travail d’équipe. Un tiers des membres de
l’équipe de leadership partagé estime que des dissensions existent au sein de la haute direction et que les
dirigeants se concentrent sur leur propre agenda et non
sur l’intérêt général de l’entreprise.
DE NOMBREUX DIRIGEANTS ESSAIENT de régler le problème de l’exécution en le ramenant à une seule dimension. Ils cherchent à renforcer l’alignement en
amont et en aval de la chaîne de commandement —
en améliorant les processus existants, tels que la planification stratégique et la gestion de la performance,
ou en adoptant de nouveaux outils comme le tableau
de bord prospectif. Il s’agit là de mesures utiles,
certes, mais les considérer comme le seul moyen d’assurer l’exécution, c’est ignorer que la coordination et
l’agilité sont ­nécessaires sur des marchés instables. Si
les managers mettent trop l’accent sur l’alignement,
ils risquent de donner des ­réponses de plus en plus
compliquées à ce qui est une mauvaise question.
Dans le pire des cas, les entreprises entrent dans
une dynamique que nous appelons le piège de l’alignement. Lorsque l’exécution s’enlise, les managers
répondent en renforçant l’alignement – en surveillant
davantage d’indicateurs de performance, par exemple,
ou en convoquant des réunions plus fréquentes pour
suivre les progrès et recommander des actions. Ce
type de suivi de haut en bas se transforme souvent en
micromanagement, ce qui décourage l’expérimentation nécessaire à l’agilité et aux interactions de pair à
pair qui favorisent la coordination. Voyant que
­l’exécution en pâtit mais ne sachant pas pourquoi, les
9 Harvard Business Review Décembre 2015-janvier 2016
A propos de l’étude : 7 600 managers interrogés
Il y a cinq ans, nous avons mis au point une enquête détaillée
que nous avons envoyée à ce jour à 7 600 managers
dans 262 entreprises de 30 secteurs. Nous l’avons élaborée
en respectant les principes suivants :
Se concentrer sur les entreprises
complexes dans des marchés
instables. Les entreprises de notre
échantillon sont de taille importante
(6 000 employés en moyenne
pour un chiffre d’affaires annuel
médian de 430 millions de dollars)
et interviennent dans des secteurs
instables (services financiers,
technologies de l’information,
télécommunications, pétrole ou gaz).
Un tiers d’entre elles sont basées
dans des marchés émergents.
Cibler ceux qui savent. Nous
demandons aux entreprises d’identifier
les principaux responsables en
matière d’exécution et nous envoyons
l’enquête aux personnes citées.
En moyenne, par entreprise, trente
managers y répondent, issus de
multiples échelons hiérarchiques :
membres de la haute direction (13%),
collaborateurs directs (28%), autres
managers intermédiaires (25%),
superviseurs de terrain ou chefs
d’équipe (20%), experts techniques
ou thématiques et autres (14%).
Collecter des données objectives.
Si possible, nous formulons les
questions de façon à obtenir des
informations objectives. Par exemple,
pour évaluer si les dirigeants
communiquent bien leur stratégie,
nous demandons aux personnes
que nous interrogeons de citer les
priorités stratégiques de leur
entreprise pour les années à venir.
Nous traitons ensuite les réponses
et vérifions si elles convergent
et sont cohérentes avec les objectifs
déclarés de la direction.
Impliquer les personnes interrogées.
Pour éviter que les personnes
interrogées ne se lassent, nous varions
le format des questions et en
choisissons qui n’ont pas été posées
auparavant et que les managers
considèrent comme importantes.
Plus de 95% d’entre elles terminent
le questionnaire et y passent environ
40 minutes.
Faire des liens avec des études
fiables. Bien que la recherche sur
l’exécution en général ne soit pas
très avancée, certains aspects de
l’exécution, tels que la fixation
d’objectifs, la dynamique d’équipe et
l’affectation des ressources, sont bien
compris. Aussi souvent que possible,
nous nous basons sur les résultats
de recherches pour formuler nos
questions et interpréter nos résultats.
managers se tournent de nouveau vers l’outil qu’ils
connaissent le mieux et insistent une fois de plus sur
l’alignement. Résultat, les entreprises se retrouvent
dans un cercle vicieux où le renforcement de l’alignement pèse davantage sur les résultats. Si les idées
­reçues sur l’exécution sont au mieux incomplètes et
au pire dangereuses, par quoi les remplacer ? D’abord,
il faut redéfinir l’exécution comme étant l’aptitude à
saisir des opportunités cohérentes avec la stratégie
tout en assurant la coordination continue avec les
autres parties de l’entreprise. Redéfinir l’exécution en
ces termes peut aider les managers à déceler pourquoi
elle échoue. Dès lors que leur compréhension s’améliore, ils peuvent éviter les écueils tels que le piège de
l’alignement et se concentrer sur les facteurs les plus
­importants pour traduire la stratégie en résultats.