Les racines du mal – Homme, que fais
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Les racines du mal – Homme, que fais
Les racines du mal Version 1.2 – Homme, que fais-tu planté là au beau milieu de tous ces arbres décapités et mutilés ? Est-ce toi qui a fait cela ? – Ah ! Je te reconnais ! Tu es l'écureuil roux que j'ai vu jouer hier matin dans les branches lors de mon arrivée en ce lieu maudit. – Oui, je suis cet écureuil en effet. Hier tout était vert, beau, et vivait harmonieusement en ces bois. Que s'est-il passé pour qu'aujourd'hui le quart de la forêt soit détruit, broyé, réduit en copeaux ? Le serpent qui vit au pied de la colline doit être heureux, lui qui m'a toujours dit qu'un tel jour viendrait ! Il aime ce qui est mort, ravagé et abimé. Veux-tu me raconter ce qu'il s'est passé ici, homme ? – Comme je souffre ! Mon corps me fait mal au delà de la raison. Mon esprit aussi saigne, mais il est heureux, car bientôt tout va cesser. – Libère ta conscience. Raconte moi. Dis moi comment le serpent a agit en toi pour causer une si grande perte pour notre Gaia bien aimée. – Soit, petit écureuil roux. La fin est proche pour tout ce qui vit, alors, avant de mourir, écoute donc ce qu'il s'est passé ici en un seul jour et une seule nuit. C'était hier, et pourtant j'ai l'impression que c'est arrivé il y a dix-mille ans. Écoute mon histoire, écoute l'histoire de la fin des Hommes et de tout ce qui vit. * Hier matin, j'étais encore un homme innocent venu chasser l'ours et le daim, sur ce terrain de chasse encore préservé. Seules quelques tribus indiennes vivent ici, et tu peux parcourir des miles sans rencontrer âme qui vivent. Je chasse souvent avec mes amis de la tribus de l'aigle au serpent, leur chef, le vieux Cipawak est un homme bon qui m'a recueillis lorsque je n'avais plus personne pour veiller sur moi. Grâce à lui j'ai beaucoup appris sur la vie sauvage des hommes libres. C'est lui qui m'a donné mon nom indien : Signedu-destin, à cause de la marque de naissance sur mon front. Ma tribu venait de s'installer non loin de cette forêt depuis peu, et je n'avais pas encore eu le temps d'explorer convenablement les lieues environnant. C'est en cherchant des baies comestibles pour la tribu que je découvris par hasard cette vallée. Lorsque je vis pour la première fois cette colline où nous nous trouvons je sus au plus profond de moi que quelque chose d'important venait de se produire. Je sus que ce lieu aller me marquer à tout jamais. Comment je le savais ? C'est inexplicable ! Une sensation qui te prend au plus profond de tes boyaux. Une certitude qui emplit toute ta pensée. Je le savais, c'est tout. Et j'ai eu bien raison. Je n'avais jamais vu une aussi belle colline. Couverte d'une essence d'arbre que je ne connaissais pas, moi l'homme des bois qui avait parcouru tant de pays ! Des arbres étranges qui ne poussaient que sur cet immense monticule de terre. Des arbres de toutes les tailles et dont les plus grands pouvaient mesurer cent mètre de hauteur. Des arbres à l'écorce tantôt claire, tantôt jaune, tantôt foncée. Aux feuilles allant du vert le plus vert au rouge le plus rouge. C'était comme si les saisons étaient toutes représentées en même temps ici. Et malgré cette variété de formes et de couleurs, il ne s'agissait que d'une même sorte d'arbre. Rien d'autre que cette unique variété d'arbre ne poussait sur ce tertre ! Mais ça tu le sais puisque tu vivais en ce lieu depuis bien longtemps, petit écureuil. Tu n'étais pas très discret et la première chose que tu fis – c'était hier matin, je m'en souviens très bien - fut de laisser tomber une pigne de pin sur ma tête ! Et après ça je ne t'ai plus revus de la journée. Je me suis promené dans la forêt mystérieuse toute la matinée, à observer chaque arbre, chaque branches. Tout était extraordinaire. Certaines branches avaient des formes incroyables ! On aurait presque dit qu'elles avaient été sculptées volontairement. Et c'est ainsi qu'au détour de mes observations je découvris un arbre qui me parla encore plus que les autres. Cet arbre était vieux, et était à moitié desséché. Mais sa forme m'interloqua. On aurait juré voir un aigle tenir entre ses serres un serpent ! Je décidais d'en faire un totem pour mes amis indiens dont l'aigle et le serpent étaient les animaux-esprits. Et je commençais à dégager l'arbre et à abattre ce qu'il restait de la vieille souche. Je comptais planter ce totem en bordure de la colline, non loin du sentier, afin d'honorer le vieux chef Cipawak et sa famille. J'eus vite fait de tailler l'arbre avec mon tomahawk et de le transformer en un totem digne de ce nom. L'arbre dépouillé de ses branches et du bois mort inutile restait imposant et je réalisais que je ne pourrais jamais le placer là où je le voulais seul. Je décidais donc de terminer de sculpter les derniers détails et de retourner au village de Cipawak avant la tombée de la nuit, pour pouvoir amener le vieux chef ici demain pour lui offrir ce totem comme témoignage de mon amitié. Comme pour signer mon œuvre afin que les hommes à venir se souviennent de moi, j'ajoutais au pied du totem, juste en dessous du serpent, une dernière marque, la marque que portait mon front, et je quittais la vallée en toute hâte afin de ne pas être surpris par la nuit. Fort heureusement je n'étais pas si éloigné du nouveau campement de ma tribu d'adoption. Une heure de marche à peine plus tard j'arrivais en vue des tipis. Très vite je vis que quelque chose de grave s'était produit en mon absence. Un silence de mort régnait, rien ne bougeait. En approchant je commençais à distinguer des corps dispersés dans tous les sens. Je courus vers l'horrible tragédie qui venait de se produire, affolé par l'horreur que je découvrais. Très vite je dus me rendre à la triste évidence : tous étaient mort ! Personne n'avait survécu. Mon vieil ami Cipawak lui même était mort, atrocement mutilé, recroquevillé au fond de son tipi. La plupart des corps étaient coupés en morceaux, lacérés de coups de couteaux, éventrés, les membres coupés pour beaucoup. Le soleil était bas, et ajoutait sa lumière rougeoyante au sinistre tableau qui se dressait devant moi. Je me tenais la tête, je hurlais à la face de l'univers, dans un cri silencieux, ma douleur et mon incompréhension. Comment une tragédie pareille était-elle possible ? Qui avait fait cela ? Ceux qui avaient fait ça devait payer ! C'est alors qu'en regardant, à travers mes yeux embués de larmes et rougis , le visage meurtris de mon vieil ami Cipawak, je découvrais une chose curieuse : son front était marqué de mon signe ! Plus exactement le même signe que j'avais tracé quelques heures plus tôt sur le totem de la forêt perdue. Le même trait, la même profondeur. Même l'entaille trop longue que j'avais faite emporté par mon élan était là ! En découvrant cela je devins fou. J'allumais une torche, saisissais une hache immense et tranchante et partis en courant, plein d'idées de vengeance et de haine, vers la vallée maudite où devait se terrer les meurtriers qui avaient dû me surprendre alors que je sculptais le totem, et aller se venger sur ce qui avait le plus de valeur pour moi ! Toute raison m'avait déjà abandonnée. Comment comptais-je retrouver qui que ce soit ou quoi que ce soit de nuit, seul ? A combien de tueurs sanguinaires allais-je devoir me mesurer ? Peu importait à ma fureur vengeresse le danger ou l'absurdité de ma poursuite. La Lune était pleine et rouge du sang des miens, et me permit d'avancer à grands pas. C'était hier soir, tu te souviens ? En chemin je n'avais cessé de ressasser ma vengeance et ma haine, de hurler au ciel que je punirai ceux qui avait perpétré pareil crime. Que j'allais découper en petits morceaux les salauds qui avaient fait ça. Ma colère était si grande que j'avançais tout droit sans me soucier des buissons et des branches, sans me soucier des ronces ou des cours d'eau : aucun obstacle n'existait plus pour moi. Mon corps était insensible à ce qui l'entourait, seul mon esprit de vengeance existait à ce moment là, et guidait mes pas et mes actes. Le soleil était déjà couché depuis longtemps lorsque j'arrivais à l'entrée de la vallée d'où étaient partis les assassins de mes seuls amis, des meilleurs des hommes. Je me revois avancer en courant, écumant de rage, jusqu'au pied de la colline où j'avais taillé mon totem. Pendant un instant je me tins immobile à la lisière de la forêt maudite, appuyé sur ma hache, j'écoutais le silence de la nuit. Je cherchais un indice. J'attendais là de longues heures – ou peut être quelques minutes, je ne peux pas dire tant le temps n'existait plus pour moi. Mais aucun son ne sortait de la forêt. Tout était silencieux. Un silence pesant, lourd, de mort. Pas un seul oiseau ni un seul insecte, rien. C'était comme si aucun animal ne vivait ici. Déçu de ne pas trouver plus facilement mon ennemi je m'enfonçais dans la forêt, en direction du totem de l'aigle et du serpent. Il était toujours là où je l'avais abandonné, couché sur le sol, éclairé par un rayon de lune. En revoyant cet arbre abattue, que j'avais façonné pour rendre hommage à mes amis, auquel j'avais gravé ma marque, je devins comme fou. Il me fallait un adversaire ! Il me fallait un coupable pour venger le massacre de ma tribu. Soudain une pensée terrible me vint : si un arbre tombé avait pu provoquer la fureur de mes ennemis qu'en serait-il si je décapitais toute la colline ? Je brandis ma hache et dans le désir sombre de faire mal aux tueurs invisibles, je me mis à frapper et frapper encore sur les arbres. Je les fendais, arrachais leurs branches, ouvrais leur tronc, les rouais de coup, les abattais. Seuls mes coups et mes cris de fou emplissaient la nuit. Je ne pensais plus. Seule comptait ma vengeance que je pouvais enfin réaliser, même si ce devait être sur ces arbres innocents dont la mort et la souffrance n'avaient d'autre but que de faire mal à ceux qui m'avaient fait souffrir. Au petit matin, c'était il y a une heure, c'était il y a un siècle, c'était il y a dix-mille ans, je m'arrêtais. J'étais épuisé, je parvenais à peine à soulever ma hache. Personne n'était venu m'interrompre dans ma sinistre mission. C'est en décidant de quitter cet endroit maudit ravagé par ma vengeance que mon pied s'est pris dans une des racines noires qui serpentent sur toute la colline, et que je suis allé m'empaler sur cette branche brisée où tu me trouves petit écureuil. Voilà ce qu'il s'est passé ici en une journée et une nuit. Voilà pourquoi autant d'arbres sont à terre. Voilà pourquoi je suis cloué sur cette branche au milieu de ce carnage et pourquoi j'attends avec impatience la fin. * – Qu'as-tu fait Homme ? Souffla l'écureuil soudain pris de panique. Les arbres que tu as mutilés et détruit dans ta fureur aveugle sont tous les rejets de l'Arbre de Vie des hommes ! Et cette colline en est la souche gigantesque. Chaque arbre ici est le lien vivant entre ceux de ton espèce et Gaia notre mère à tous. Ce que tu as fait est un crime inimaginable contre ta race, homme. – Tout cela je le sais petit écureuil ! Un serpent est venu me l'expliquer peu avant ton arrivée. – Maudit serpent, c'est lui le responsable de tout ça, j'aurais dû m'en douter ! – Ne le maudit pas ! Le serpent n'y est pour rien. Ce qui va se passer maintenant est ma faute et ma récompense. L'Arbre de Vie, par mon sacrifice, est devenu l'arbre du châtiment, l'arbre maudit d'une ère nouvelle et brève pour les hommes survivants, et pour les créatures innocentes. Une ère de souffrance comme le monde n'en a jamais enduré, une ère de guerre et de mort, où le frère tuera son frère, où le fils tuera son père, où la mère préférera se donner la mort plutôt que d'enfanter, où les animaux n'auront nul part où se cacher tant la fureur des hommes sera grande, où les plantes devront s'enterrer tant la folie des hommes n'aura pas de limites, et où, enfin, dans une ultime rage meurtrière, la Terre elle même sera déchirée. – Qu'as-tu fait Homme ? répéta l'écureuil affolé – Un temps nouveau et meurtrier est en train de naître. Un temps assoiffé. Assoiffé de sang et de mort ! Sens-tu la terre trembler petit écureuil ? La fin des hommes est proche maintenant. Gaia, la grande déesse, a laissé l'arbre de vie des hommes croître et prospérer en son sein, mais elle ignorait que la beauté des branches de l'arbre des Hommes ne servait qu'à dissimuler la laideur des racines du mal qui s'étendent au plus profond du monde, qui courent comme des milliards de lianes rampantes, sombres et froides dans toutes les directions, dans toute la Terre. Les racines du mal ont bu le sang des hommes, elles s'en nourrissent, elles grandissent, elles serrent Gaia, elles l'étouffent. Entends-tu le souffle de Gaia petit écureuil ? Entends-tu son pouls ? Il est si faible. – Mais pourquoi ? Pourquoi sembles-tu heureux de ce que tu as déclenché ? N'as tu donc aucun cœur, homme ? – Sais-tu seulement qui je suis ? J'en ai eu la révélation lors de cette nuit du carnage. Vois cette marque sur mon front ! Je suis Cain. Cain, le fratricide. Cain, le plus humain des fils d'Adam. Cain le tueur d'homme. Cain le jaloux, l'orgueilleux, le menteur, l'ennemi de Dieu. Cain, chassé injustement de l'Eden, et planté sur cette branche pour que ma vengeance arrive enfin ! Je suis Cain et je viens prendre mon due avec les intérêts qui me reviennent. Voilà qui je suis. Les racines du mal boivent mon sang et ma haine. Elles s'en nourrissent. Leur soif est si grande. Sens-tu trembler la Terre ? Elle étouffe. Bientôt des torrents de lave et de sang couleront partout où il y aura des hommes, et les racines serreront plus fort, et encore et encore, jusqu'à faire éclater l'Eden et toute la Terre. Et enfin, dans un ultime soubresaut, dans une gigantesque et sublime gerbe de sang, de terre, et de feu, dans l'indifférence des astres du ciel, dans le silence et le non sens de l'univers, tout disparaîtra dans la dernière étreinte mortelle des racines du mal.