Voix plurielles 10.2 (2013) 375 Jeu de plans de référence
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Voix plurielles 10.2 (2013) 375 Jeu de plans de référence
Voix plurielles 10.2 (2013) 375 Jeu de plans de référence, alternance de deux axes narratifs et effet de mimétisme dans La neige en deuil Mariam FARANSIS, Université libanaise, Liban 1. Introduction : texte-objet, expressivité littéraire et instruments d’analyse La présente étude portera sur un extrait du roman d’Henri Troyat, La neige en deuil. Il tombe dans trois des premières pages du roman, plus précisément dans les pages 24-26, ci reproduites et soulignées par nous: 1 La nuit parut s’épaissir, se figer. Et le chant funèbre recommença, mais en sourdine. Isaïe huma dans l’air une douceur, une pureté annonciatrice de la neige. Toutes ces vilaines morts, coup sur coup ! Il n’avait pas compris l’avertissement. Il s’était buté, comme un lutteur orgueilleux, qui refuse 5 d’accepter sa défaite. Et, pour la troisième fois, le sort s’était prononcé contre lui. Il hurla : - Marcellin ! Oho ! Marcellin ! Personne ne répondit. La nuit était vide. Isaïe rentra dans la maison. La troisième fois. Il y avait bien des années de cela, bien des années… La date 10 exacte ? Il n’en souvenait plus. Encore une croix noire sur une page d’almanach. Et le nom du monsieur, à côté. Comment s’appelait-il ce monsieur ? « Godin ?... Godot ?... Il faudrait voir… » Pour résister à l’attirance, il s’assit sur le banc et tourna le dos à la planchette chargée de livres. « Bientôt, Marcellin viendra et j’oublierai tout. » N’était-ce pas une 15 voix sur la route ? Non, Un dernier soupir du vent. Dans la montagne ce jour là, il n’y avait pas de vent. Le corps coincé de biais dans une fissure. A main gauche, le vide. A main droite, la muraille chauffée par un soleil doux et jaune. Le monsieur est en bas, logé dans un creux, comme un saint dans sa niche. Isaïe grimpe sans effort, palpant le roc, cherchant des encoches pour 20 ses pieds, pour ses mains. Cinq mètres plus haut, se trouve le surplomb qu’il compte utiliser pour se rétablir, assurer le client et l’amener prudemment jusqu’à lui. La lueur de la lampe baissait par saccades. Bientôt, elle ne serait plus qu’un point rouge dans les ténèbres. Sur la crête, le soleil fait fondre la neige et libère les plaques de verglas longtemps retenues sur le gel de la nuit. 25 L’oreille perçoit un bruissement d’étoffe soyeuse. Une lame vitrifiée, mince comme un couteau, siffle en passant devant le visage d’Isaïe. Puis, une autre. Instinctivement, il enfonce sa tête dans l’anfractuosité noire, humide. Un petit choc à la tempe. Ça ne fait même pas mal. Une éraflure. La chute des glaçons s’est arrêtée. « QUEL EST CE BRUIT? » Un mouton bêlait 30 dans l’écurie. C’était la tourmente qui le navrait. Isaïe voulut se lever pour rendre visite à ses bêtes. Mais il ne pouvait pas bouger. Il était ailleurs. Avec le monsieur. Les souliers raclent la roche. Isaïe se hausse d’une prise à l’autre, les genoux tremblant, les mains faibles. Du sang coule sur sa joue. Un voile Voix plurielles 10.2 (2013) 35 40 45 50 376 danse devant ses yeux. A cause d’une blessure infime. C’est trop bête ! Non ! Non ! La montagne oscille, se cabre, le repousse. Il perd l’équilibre. Ses ongles griffent le granit. Le voici seul dans l’espace, comme un oiseau, comme une pierre. Il voit le monsieur qui ouvre la bouche, avance le bras. Et, soudain, ils sont deux à dégringoler, cordes mêlées, cul par-dessus tête, dans l’abîme. Follement, Isaïe projette ses mains vers la pente et ne saisit rien. Ses tympans vibrent. Son cœur cesse de battre. Entre ses jambes écartées, s’inscrit la terrifiante vision du glacier qui, quatre cents mètres plus bas, étale sa longue peau de serpent mort. D’une seconde à l’autre, ce sera l’écrasement final. Non. La montagne bombe le ventre et avance un tablier blanc. Couloir enneigé. Glissade. NUIT NOIRE. La lampe venait de s’éteindre. Isaïe se leva, marcha à tâtons vers le buffet, prit une bougie dans le tiroir et la planta dans le goulot d’une bouteille vide. Puis, il frotta une allumette soufrée contre son talon et l’approcha de la mèche. Un courant d’air, glissant sous la porte, couchait la flamme, déplaçait les ombres sur les murs. Isaïe revint à la table, posa le lumignon devant lui et, assis, les coudes aux genoux, la tête dans les mains, se laissa envahir par un désespoir tranquille. La caravane de secours les découvrit le lendemain matin, effondrés, côte à côte, sur un névé qui avait amorti le choc. Le monsieur, la colonne vertébrale brisée, mourut à l’hôpital, sans avoir repris connaissance. Isaïe souffrait d’une fracture du crâne et de nombreuses contusions internes. Trois opérations. Six mois de convalescence. Lorsqu’il retourna au hameau des vieux garçons, il était un homme diminué et meurtri. (24-26, nous soulignons) Le choix d’un texte-objet, dans l’analyse littéraire, n’est certes pas innocent : il est souvent motivé par l’expressivité littéraire ou poétique de l’objet analysé, corrélativement à sa valeur illustrative d’une théorie descriptive ou d’instruments d’analyse quelconques. 1.1 Instruments d’analyse investis dans la description Dans notre cas, les instruments mis en œuvre relèvent de deux paramètres, respectivement introduits dans le titre de cet article par les dénominations plans de référence et axes narratifs. 1.1.1. Plans de référence La notion de plan de référence correspond, en gros, à celle de plan d’énonciation d’Emile Benveniste (1966, en particulier 237-250 ; 1974, 79-88). Elle a été avancée par l’auteure de ces lignes dans la tentative de repenser, développer et reformuler la distinction dichotomique de Benveniste de deux plans d’énonciation : plan d’énonciation du discours vs plan d’énonciation de l’histoire, par une autre trichotomique de plans de référence : Voix plurielles 10.2 (2013) 377 - plan de référence spécifique déictique - plan de référence spécifique non-déictique - plan de référence générique adéictique. Il est hors de propos de faire ici un exposé détaillé de cette reformulation aussi bien notionnelle que terminologique (pour le développement le plus détaillé en la matière, cf. l’auteure, 2005). Nous nous contenterons de petites explications. La distinction trichotomique de plans de référence est effectivement agencée en deux distinctions dichotomiques : générique vs spécifique et spécifique déictique vs spécifique nondéictique. Abstraction faite de la valeur que tire le spécifique de son opposition au générique, le plan de référence spécifique déictique correspond, en gros, au plan d’énonciation du discours de Benveniste et celui de référence spécifique non-déictique au plan d’énonciation de l’histoire de Benveniste, seule distinction dont on aura ici besoin en la matière. L’usage de déictique et de non-déictique dans notre terminologie a un triple intérêt. D’abord il explicite linguistiquement la distinction de Benveniste des deux plans d’énonciation. Le plan d’énonciation de discours de Benveniste est établi par des signes déictiques, signes dont le référent ne peut être déterminé que par rapport à la situation de l’énonciation, représentée schématiquement par je, ici, maintenant et décrite ainsi par trois catégories : catégorie de la personne (est je qui dit je, 1966, 260), catégorie du lieu (ici est le lieu où l’on parle 253) et catégorie du temps (maintenant est le moment où l’on parle 253, 262). Les signes déictiques s’opposent à des signes, situant également dans le temps et dans l’espace, mais dont le référent est identifiable indépendamment de la situation de l’énonciation et dits, par là, dans notre système, non-déictiques. Les signes non-déictiques marquent le plan d’énonciation de l’histoire de Benveniste, comme la veille opposé à hier, là opposé à ici etc., opposition agençant de même les temps de l’indicatif, thèse axiale de Benveniste, en deux systèmes : système du discours où l’on fait usage du présent, du passé composé, du futur, de l’imparfait et du plus-que-parfait, et celui de l’histoire où les seuls temps employés sont le passé simple, le passé antérieur, l’imparfait et le plus-que-parfait (237-250); dans ce dernier cas, l’imparfait et le plus-que-parfait fonctionnent comme des signes non-déictiques . Les signes déictiques embrayent l’énoncé sur la situation de l’énonciation ou évoquent un univers ancré dans cette situation. Les signes non-déictiques ne le font pas : l’énoncé actualisé par de tels signes, tout en étant situé dans le temps et dans l’espace, est détaché de la situation de Voix plurielles 10.2 (2013) 378 l’énonciation. D’où nos dénominations : plan de référence spécifique déictique vs plan de référence spécifique non-déictique, dénominations conçues conformément à l’esprit de Benveniste et dans le but d’être fidèle à cet esprit : il ne s’agit pas de signes fonctionnant indépendamment les uns des autres, mais plutôt d’un tout compositionnel évoquant un univers quelconque, susceptible d’être soit ancré dans la situation de l’énonciation, soit détaché de cette situation, tout compositionnel où les morphèmes (marques) du temps jouent un rôle primordial. D’où en même temps notre conception, large il est vrai, des notions de déictique et de non-déictique, mais foncièrement transphrastique et s’inscrivant proprement dans une perspective de linguistique énonciative discursive ou textuelle, conception faisant entrer en ligne de compte le fonctionnement combinatoire des éléments en question, de quoi l’analyse menée dans le présent article sur le texte de Troyat illustre un cas à intérêt particulier, se matérialisant par l’alternance de deux axes narratifs. 1.1.2 Axes narratifs La notion d’axe narratif n’est pas aussi technique que celle de plan de référence. Elle désigne un continuum thématique narratif. Mais pour contourner ce continuum, nous nous servirons du concept d’analepse et des distinctions récit1 vs récit2, récit vs histoire, reliées à ce concept. Ces outils d’analyse sont, dans l’ensemble, pris aux Figures 111 de Gérard Genette (71121). Ils sont certes bien connus et largement investis dans la narratologie. Nous en rappelons tout de même l’essentiel. Le terme d’analepse, opposé à prolepse, désigne l’évocation d’un événement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouve (82). En simplifiant, nous dirions que toutes les fois que la narration retourne en arrière pour relater un événement passé par rapport à ce qu’elle vient de raconter, elle réalise une analepse. L’analepse est considérée, toujours d’après Genette, comme un récit intégré dans un autre. Le récit intégrant ou subordonnant l’analepse est un récit premier ou récit1 ; le récit enchâssé est un récit secondaire, greffé sur le premier et sera dit récit2 (92). En tant qu’analepse, le récit2 a pour objet, comme nous venons de le signaler, des événements passés ou antérieurs à ce qui est relaté par le récit1, avant l’interruption de son cours par l’analepse. Les événements faisant l’objet du récit1 seront alors situés au présent par rapport aux précédents. Voix plurielles 10.2 (2013) 379 Pour faire cet exposé simplifié sur l’analepse, nous avons dû, dans ce qui précède, faire appel à deux éléments : le récit (1 ou 2, n’importe) et ce qui est relaté, raconté ou évoqué. Comme le deuxième élément est l’objet du premier, le récit sera compris au sens de discours narratif, discours qui assume la relation des événements, alors que l’ensemble de ce qui est raconté formera l’histoire. Bref, l’histoire est le contenu du récit (71-76). Si, par hasard, il nous arrive d’employer des expressions comme, par exemple, l’accident analeptique, un tel usage se comprendra alors comme la forme elliptique de : accident, objet de l’évocation analeptique, forme reposant, certes, sur un rapport métonymique. Ce dit, nous passerons maintenant à l'étude de la composition narrative de l'extrait cité, en termes de jeu de plans de référence, parallèlement aux outils narratologiques que nous venons de présenter. Nous en ferons d’abord une lecture thématique sommaire. 1.2 Lecture thématique sommaire D’après les premières lignes de l’extrait cité (ce qui est écrit en romain précédant l’italique, LL. 1-13), nous pouvons comprendre qu’Isaïe, personnage central du roman, attend, inquiet, tourmenté, le retour de son frère Marcellin dont la présence est capable de le tirer du cauchemar qui l’assaillit et déclenché par une croix noire, consignée sur une page de l’almanach ; il s’agit du souvenir d’un accident malheureux qui l’a, lui Isaïe, l’un des guides de montagne les plus sûrs de la région, profondément traumatisé sur tous les plans: physiologique, moral, psychologique, professionnel, familial, social… Ces premières lignes nous laissent également comprendre que l’accident en question est le troisième : [pour la troisième fois, le sort s’était prononcé contre lui (LL. 4-5), la troisième fois, il y avait bien des années de cela (LL. 7-8)], et qu’il correspond à ce qu’il, Isaïe, considère comme sa défaite définitive. Le début de l’extrait nous met alors devant un état de hantise, vécu par Isaïe, et qui donne lieu à de brefs flash-backs, à des analepses, à caractère sommaire : l’allusion rapide à des morts passées, préparant ainsi l’évocation des dernières, celles du troisième accident, qui se déploie tout au long du texte cité et à quoi nous allons nous arrêter de près, en étudiant ses caractéristiques, tout en les confrontant avec celles mises en œuvre dans les passages consacrés aux deux premiers accidents, pour aboutir, par là, à la précision des fonctions remplies par de telles caractéristiques et de leur intérêt dans l’économie générale du roman . Voix plurielles 10.2 (2013) 380 2. Forme référentielle de la composition : distribution du spécifique non-déictique et du spécifique déictique En tant que tout assumé par la voix du narrateur, le texte est, dans l’ensemble, mené sur deux plans de référence : spécifique non-déictique et spécifique déictique. Le spécifique non-déictique ouvre, dans un premier temps, le texte ; alterne, dans un deuxième assez considérable, avec le spécifique déictique et le referme, dans un troisième. 2.1 Mobilisation du spécifique non-déictique au début du texte Le plan de la référence spécifique non déictique recouvre d’abord la première partie du texte (LL. 1-13), celle sur laquelle était mis l’accent, dans la lecture rapide que nous venons de faire (cf. § 1.2). Ce plan de référence continue ce qui a lieu dans les pages précédant l’extrait, premières pages du roman, comme il caractérise la voix d’ensemble du narrateur dans tout le roman : le roman tout entier, toujours en tant que forme d’ensemble, est mené au plan de la référence spécifique non-déictique. Ce plan est marqué ici, dans l’incipit de l’extrait (LL.1-13), par trois temps de l’indicatif : - le passé simple : parut (L. 1), recommença (L.1), huma (L.2),… - l’imparfait : était (L. 7), s’en souvenait (L. 9),… - le plus-que-parfait : n’avait compris (L. 3) s’était buté (L.3),… Parallèlement à ces temps verbaux, nous avons aussi des locutions adverbiales, comme il y avait bien des années (L. 8). L’usage du plus-que-parfait dénote bien l’antériorité par rapport à ce qui est relaté par le passé simple et renvoie ainsi aux morts passées, objet des analepses sommaires caractérisant cette première partie du texte. Outre qu’elle établit une démarcation entre deux récits, récit1 et récit2, ayant respectivement pour objet deux histoires, histoire1 et histoire2, l’une postérieure à l’autre chronologiquement : celle du présent d’Isaïe, relatée par le récit1, et celle des moments passés, racontée par le récit2, et qu’elle nous laisse inférer une idée générale sur la structure des personnages mis en scène par chaque récit, Isaïe attendant Marcellin, dans le premier, et Isaïe avec ses clients, dans le deuxième, l’opposition passé simple vs plus-que-parfait nous aide de même à préciser directement le cadre spatio-temporel du présent d'Isaïe (histoire1) et d’inférer des traits sur celui de l’histoire2. Voix plurielles 10.2 (2013) 381 En suivant alors ce qui est dit par le passé simple et l’imparfait relié à ce temps, quatre grandes données seront retenues sur le cadre de l’histoire1 (elles seront respectivement numérotées de 1p, 2p, 3p, 4p, où l’indice p, initiale du mot présent, renvoie au présent d’Isaïe, comme l’indice a, initiale du mot analepse, sera employé dans le repérage des traits propres aux éléments analeptiques). Ainsi l’état de cauchemar harcelant Isaïe a lieu : 1p- la nuit : la nuit parut s’épaissir (L. 1), la nuit était vide (L.7), 2p- un moment de vent : un dernier soupir du vent L. 13), 3p- moment ou temps annonçant la neige : Isaïe huma dans l’air une douceur, une pureté annonciatrice de la neige (L. 2), 4p- chez lui : Isaïe rentra dans la maison (L. 7), pour résister à l’attirance, il s’assit sur le banc et tourna le dos à la planchette chargée de livres (LL. 11-12) ; à savoir aussi que l’indication rentra dans la maison implique aussi le lieu d’où Isaïe rentra : l’écurie où il venait de conduire ses moutons. Quoique unilatérales, concernant uniquement le présent d’Isaïe, ces données nous seront d’un grand secours, dans le démêlement d’actions enchevêtrées, dans la deuxième et la plus considérable partie de l’extrait, caractérisée par l’alternance de deux plans de référence. 2.2 Alternance du spécifique non-déictique et du spécifique déictique dans le développement du texte Thématiquement, l’alternance en question est reliée à l’évocation du souvenir du troisième accident ou au récit2. L’évocation, proprement dite, et constituant, par le fait même, une analepse, commence par la phrase non-déictique Dans la montagne, ce jour là, il n’y avait pas de vent (LL. 13-14), où le non-déictique est établi par l’imparfait de l’indicatif, employé dans le contexte de la locution adverbiale non-déictique ce jour là. Ces traits linguistiques nondéictiques sont relativement neutres : le non-déictique, y compris l’imparfait, caractérise également le récit1 portant sur le présent d’Isaïe. Néanmoins, la neutralité au niveau des traits linguistiques discursifs est remédiée par deux éléments relevant de la forme du contenu et concernant le cadre spatio-temporel de l’accident analeptique ; nous en avons ainsi : 1a- dans la montagne (LL. 13-14), 2a- il n’y avait pas de vent (L.14). Ces deux éléments sont fort distinctifs : ils s’opposent, un à un, à deux autres qualifiant le cadre spatio-temporel du présent d’Isaïe et déjà relevés dans la rubrique précédente (cf. § 2.1). Il Voix plurielles 10.2 (2013) 382 s’agit du trait 2p moment de vent, auquel s’oppose 2a il n’y avait pas de vent, et de 4p dans la maison, auquel s’oppose 1a dans la montagne. Un tel usage de traits thématiques fort informatifs met alors le lecteur sur la bonne piste, même si les traits propres au cadre de l’accident analeptique sont attestés dans une phrase linguistiquement neutre sur le statut de l’analepse. Mais à peine l’analepse est-elle entamée par cette première phrase non-déictique, que le texte passe directement au plan de la référence spécifique déictique dans un passage relativement long (LL. 14-19), pour reprendre le non-déictique dans une séquence courte (LL. 19-21), repasser de nouveau au déictique (LL. 21-26), et ainsi de suite. Cela fait que le spécifique nondéictique alterne avec le spécifique déictique à quatre reprises près et d’une façon quasi régulière quantitativement, régularité que nous avons tenu à souligner typographiquement par l’usage de deux caractères : l’italique gras, pour le déictique, et le romain, pour le non-déictique, à l’exception de la séquence ouvrant l’analepse (LL. 13-14) et celle la fermant (LL. 46-51), également non-déictiques, mais soulignées en italique non gras, pour des raisons qui ressortissent de ce qui sera démontré. 2.2.1 Traits linguistiques discursifs de l’alternance Parallèlement à cette régularité quantitative dans la distribution des deux termes de l’alternance, nous avons une autre au niveau des traits linguistiques propres à chaque plan de référence. De fait, le spécifique déictique est partout, dans l’alternance, marqué par deux traits fondamentaux : - le présent de l’indicatif (ex. est, L. 16 ; fait fondre L. 21 ; raclent, L. 29), - les phrases nominales (ex. À main gauche, le vide. À main droite, la muraille, L. 15; Un petit choc à la tempe L. 25 ; couloir enneigé, L. 40 -…). Nous remarquons de même l’usage très peu fréquent du futur simple (ex. ce sera l’écrasement, L. 39) et du passé composé de l’indicatif (ex. la chute des glaçons s’est arrêtée, L.26). Le présent de l’indicatif est, certes, le présent de narration : il remplace des temps passés non-déictiques : l’imparfait et le passé simple, ou plutôt le plus-que-parfait, vu qu’il renvoie à des événements analeptiques. Voix plurielles 10.2 (2013) 383 Quitte alors à montrer que ce qui est mené, dans cette alternance, au plan de la référence spécifique déictique porte sur l’évocation de l’accident dramatique passé, et qu’il entre par là dans la composition de l’analepse ou du récit2, le spécifique déictique serait dans un rapport de substitution avec ce qui est supposé être non-déictique, hypothèse favorisée par le caractère nondéictique de la phrase entamant l’analepse (LL. 13-14). Quant au spécifique non-déictique, il est marqué par l’imparfait et le passé simple (ex. la lueur de la lampe baissait, LL. 19-20; un mouton bêlait, LL. 26-27; Isaïe voulut, L. 27). 2.2.2 Objet de l’alternance Contrairement à la régularité précédente, caractérisant aussi bien la distribution quantitative des deux termes de l’alternance que les traits linguistiques correspondants, et contrairement aussi à ce qui est souvent de règle dans l’investissement discursif, notamment narratif, de la substitution du plan de la référence spécifique déictique à celui de la référence non-déictique, où les deux termes de la substitution sont thématiquement homogènes et relatent des événements situés, en gros, dans un même chronotope (temps et espace) ou entrent dans la composition d’un même récit, les choses vont autrement dans cet extrait de Troyat et prêtent même à confusion. La perturbation est fort remarquable en passant de la première occurrence de l’alternance à la deuxième et de la troisième à ce qui est supposé être la quatrième. De fait, les deux termes de l’alternance, le non-déictique et le déictique, sont homogènes thématiquement dans leur première occurrence (LL.13-19) : le déictique (italique gras : LL.1419), également au non-déictique ouvrant l’analepse (italique non gras : LL. 13-14), porte sur l’accident analeptique et entre, par le fait même, dans la composition du récit2. De même, également à ce qui est le cas du terme non-déictique, déjà analysé (cf. § 2.2), le fonctionnement analeptique du terme déictique repose foncièrement sur des traits thématiques qui complètent ce qui est dénoté par le terme non-déictique amorçant l’analepse, tout en s’opposant aux traits qualifiant le présent d’Isaïe (récit1). Ces traits se répartissent sur plusieurs domaines : les personnages, le relief de la montagne, le faire des personnages et le temps. Les personnages mis en scène dans le terme déictique de la première occurrence de l’alternance sont au nombre de deux : Isaïe et son client, victime de l’accident, là où Isaïe était le seul personnage humain dans le récit1, mais dans le voisinage de ses moutons. Cette première Voix plurielles 10.2 (2013) 384 opposition, agençant la structure des personnages, laisse comprendre que le déictique sous-tend ici un événement qui ne concerne pas le présent d’Isaïe ou qui n’est pas l’objet du récit1. Les éléments relevant des autres domaines viennent à l’appui de ce qui est établi par cette première opposition, tout en l’explicitant. Nous remarquons d’abord le recours intense à des termes propres au relief de la montagne et à des locutions adverbiales impliquant ce relief. Nous en citons les suivants : roc (L. 17), fissure (L.15), creux (L. 16), encoche (L. 17), surplomb (L. 18), en bas (L. 16), plus haut (L. 18). Ces termes relèvent d’une même isotopie (champ lexical actualisé dans le texte), celle de la montagne, cadre spatial de l’accident analeptique, déjà introduit dans le terme non-déictique. Ils entrent par là dans l’opposition maison (récit1) vs montagne (récit2), la renforcent, tout en explicitant l’opposition attestée au niveau des personnages. Parallèlement à ces éléments relevant du relief de la montagne, nous en trouvons d’autres, liés aux précédents, du fait qu’ils désignent, en gros, le faire et l’état des personnages dans ce relief. Nous en avons ainsi : - le corps coincé de biais dans une fissure (L.14), - le monsieur est en bas, logé dans un creux (L. 16), - Isaïe grimpe sans effort (L. 17), palpant le roc (L. 17), - cherchant des encoches pour ses pieds (LL. 17-18), - utiliser le surplomb pour se rétablir (LL.18-19). Ici encore, ces données entrent dans l’opposition histoire1 vs histoire2, impliquant celle de récit1 vs récit2, mais à double titre : elles complètent l’opposition montagne (récit2) vs maison (récit1), comme elles s’opposent directement au faire d’Isaïe dans la maison. Ce faire est inférable de l’élément 4p qualifiant le cadre spatial esquissé dans le récit1, où nous trouvons Isaïe s’asseoir, dans la maison, sur un banc et tourner le dos à la planchette chargée de livres (cf. plus haut, § 2.2). Le tableau suivant fait bien ressortir l’opposition entre les deux faires. Maison (récit1) -Isaïe s’assit sur le banc Montagne (récit2) -coincé de biais dans une fissure, Isaïe grimpe sans effort, -tourna le dos à la planchette chargée de -palpant le roc, livres -cherchant des encoches pour ses pieds et ses mains Voix plurielles 10.2 (2013) 385 Le dernier domaine à actualiser des données distinctives sur le récit analeptique, dans le terme déictique de la première occurrence de l’alternance, est celui du cadre temporel. Deux traits, sur ce cadre, sont susceptibles d’être inférés de l’expression muraille chauffée par un soleil doux et jaune (LL.15-16). Le premier a trait à l’heure : c’est le jour ; le deuxième à la saison : c’est la belle saison. Ces deux traits tirent leur valeur de leur opposition à deux autres déjà repérés dans l’analyse du cadre temporel du présent d’Isaïe (récit1 ; cf. § 2.1) : ce sont les éléments 1p, la nuit, auquel s’oppose le jour, et 2p, 3p moment de vent, moment annonçant la neige, impliquant la mauvaise saison à la quelle s’oppose la belle saison, dans le récit2. Tout montre alors que les deux termes de l’alternance, le non- déictique et le déictique, se complètent thématiquement, dans leur première occurrence, et que le déictique semble, par conséquent, entrer dans un rapport de substitution avec le non-déictique. Toutefois une telle lecture ne s’avère pas être solide, une fois qu’on passe à la deuxième et à la troisième occurrence de l’alternance, où les deux termes de l’alternance deviennent hétérogènes thématiquement. L’hétérogénéité réside, en premier lieu, dans le fait que les termes non-déictiques ne portent plus sur la relation de l’accident analeptique, récit2, mais qu’ils reprennent le présent d’Isaïe, récit1, au moment où les termes déictiques continuent, à eux seuls, le récit analeptique, récit2. Ici encore, une analyse, même sommaire, en traits thématiques le montre bien. En suivant alors ce qui est dit d’un côté et d’un autre de l’alternance du non-déictique (écrit en romain) et du déictique (écrit en italique gras), nous trouvons, d’une part, des éléments liés à la maison, à l’habitat, à la nuit, cadre spatio-temporel du présent d'Isaïe dans le récit1, et d’autres à la montagne, au plein jour, chronotope de l’accident analeptique dans le récit2, d’autre part. Nous distinguons ainsi, dans les termes non-déictiques, les éléments suivants : - la lueur de la lampe baissait […] dans les ténèbres (LL.19-20), - un mouton bêlait dans l’écurie (LL. 26-27), - Isaïe voulut se lever pour rendre visite à ses bêtes (LL. 27-28), Nous repérons de même dans les termes déictiques, ces données :, - sur la crête, le soleil fait fondre la neige (L. 21), - la chute des glaçons s’est arrêtée (L. 26), - les souliers raclent la roche (L. 29), Voix plurielles 10.2 (2013) - la montagne oscille, se cabre, le repousse (L. 32), - soudain, ils sont deux à dégringoler, cordes mêlées, cul par-dessus tête (LL.34-35). 386 Vu cette dualité thématique qui sous-tend l’alternance du non-déictique (toujours à l’exception de la séquence ouvrant l’analepse) et du déictique, vu aussi que le déictique sert, partout, dans les différentes occurrences de l’alternance, à évoquer l’accident analeptique, nous pouvons dire que l’alternance de deux plans de référence, spécifique non-déictique et spécifique déictique, correspond effectivement à l’alternance de deux axes narratifs : axe centré sur le présent d’Isaïe, harcelé par le souvenir d’un accident dramatique, et donnant lieu au récit1 et un deuxième servant à évoquer cet accident passé, objet de la hantise et de l’obsession, et donnant lieu au récit2. Cette alternance de deux axes narratifs ne sera pas altérée et persistera même dans une dernière étape (LL.46-51) où l’alternance des deux plans de référence fera défaut, comme nous allons le voir un peu plus loin (§ 2.3). 2.2.3 Valeur de l’alternance L’alternance que nous venons de décrire répond à deux grandes fonctions : recherche d’un certain effet de mimétisme dans la représentation de l’état de hantise vécu par Isaïe et souci de mise en relief. Ces deux fonctions tirent leur valeur de plusieurs considérations : le processus propre de l’alternance, le contexte où elle a lieu et ses rapports avec les autres techniques et procédures mises en œuvre. 2.2.3.1 Effet de mimétisme L’effet de mimétisme dans la représentation de l’état d’obsession harcelant Isaïe ressort de plusieurs propriétés liées à l’alternance des deux plans de référence : l’entrelacement narratif de deux récits ayant pour objet des événements éloignés, les uns les autres, dans le temps et dans l’espace, un certain chevauchement dans le passage d’un terme de l’alternance à un autre, le fait de consacrer le plan de la référence spécifique déictique à l’évocation de l’accident analeptique, objet de l’état d’obsession et de hantise, et les traits de style actualisés dans cette évocation. Le rôle de l’entrelacement de deux récits, dans ce mimétisme, est fort évident : opérer un va-et-vient inlassable entre le présent du personnage et son passé, c’est bien mimer cet état de hantise où le personnage est harcelé par le souvenir obsessionnel d’un accident, au point que son présent lui échappe inéluctablement ; chose qui explique en même temps la distribution quantitative, déjà signalée et soulignée, de l’alternance, où les termes non-déictiques, relatant le Voix plurielles 10.2 (2013) 387 présent d’Isaïe, sont courts, alors que les termes déictiques, portant sur l’accident passé, sont beaucoup plus développés. La façon de passer d’un récit à un autre contribue, à son tour, à reproduire cet état de hantise. De fait, on remarque un certain chevauchement thématique, en passant d’un terme de l’alternance à un autre, chevauchement souligné en petites capitales. Ainsi, dans la deuxième occurrence du terme déictique (LL. 21-26), l’accent est mis sur le bruit produit par la chute des glaçons (siffle, L. 23; bruissement, L. 22 ; choc, L. 25). Directement, dans le terme non-déictique succédant au précédent (LL. 26-28), un bruit, de nature différente, le bêlement d’un mouton, ouvre la séquence et polarise l’intérêt. Mais avant de passer proprement à ce terme non-déictique, une parole, rapportée par le discours direct libre (Quel est ce bruit ?, L. 26), sépare, plutôt relie, ce qui relève clairement de l’univers de l’accident, de la montagne, et ce qui concerne le présent d’Isaïe. Face à cette façon de passer d’un univers à un autre, le lecteur se trouve déconcerté, n’arrivant pas à savoir si la parole proférée par Isaïe l’a été lors de l’accident ou à son présent ; et dans ce dernier cas, si elle porte sur le moment de l’accident revécu par Isaïe ou sur le bêlement effectif du mouton. Nous tombons sur un autre chevauchement en passant de la troisième et dernière occurrence du terme déictique (LL. 28-40) à la quatrième occurrence du terme non-déictique (LL.40-46). Cette dernière occurrence du déictique a pour objet ce qui est susceptible de correspondre à la dernière étape de l’accident, proprement dit: la dégringolade effective d’Isaïe et de son client, ou les petites secondes qui précèdent la chute. Ce terme se termine ainsi : D’une seconde à l’autre, ce sera l’écrasement final. Non. La montagne bombe le ventre et avance un tablier blanc. Couloir enneigé. Glissade. Nuit noire (LL.39-40) : écrasement final, glissade, nuit noire laissent comprendre que la chute effective a eu lieu et que la nuit noire symbolise métaphoriquement la perte de conscience des victimes, du moins d’Isaïe, ou ces fractions de secondes précédant la perte définitive de la conscience. Mais en voyant le terme non-déictique venant directement après Nuit noire commencer par ces phrases : La lampe venait de s’éteindre. Isaïe se leva, marcha à tâtons vers le buffet (LL. 40-41), le lecteur se trouve de nouveau dérouté : de quelle nuit noire s’agit-il ? Est-ce que c’est la nuit noire de la perte de conscience où tombe Isaïe, à la suite de la chute (récit2), ou c’est la nuit noire résultant de l’extinction de la lampe dans la chambre du présent d’Isaïe (récit1) ? Voix plurielles 10.2 (2013) 388 De tels chevauchements thématiques représentent bien le chevauchement des univers, propre à l’état de hantise. La troisième procédure à avoir un rôle expressif en la matière est la mobilisation du plan de la référence spécifique déictique pour évoquer l’accident analeptique, objet d’obsession d’Isaïe, alors que son présent est relaté au plan de la référence spécifique non-déictique. Étant donné que le premier plan, le déictique, se traduit par un énoncé ancré dans la situation de l’énonciation, et le deuxième, le non-déictique, par un énoncé détaché de la situation de l’énonciation, la distribution du déictique et du non-déictique, dans l’alternance des deux récits, montre alors, même symboliquement, que l’accident passé est fort vivant dans l’esprit d’Isaïe, alors que son présent semble en être détaché ou y échapper. Cette valeur va de pair avec deux traits de style caractérisant les termes déictiques de l’alternance : les phrases nominales et le style indirect libre. Nous remarquons d’abord que les phrases réduites à des groupes nominaux parsèment les termes déictiques de l’alternance. Nous en avons ainsi : - Le corps coincé de biais dans une fissure, L.14, - À main gauche, le vide, L. 15, - À main droite, la muraille, L.15, - Un petit choc à la tempe, L. 25, - Une éraflure, L. 26, - Couloir enneigé, L. 40, - Glissade, L. 40, - Nuit noire, L. 40. Le recours si intense aux phrases nominales répond à une double fonction. D’une part, il élimine toute marque de personne rendant inférables l’identité et le présent de l’énonciateur, ici l’auteur-narrateur, et fait, par conséquent et autant que possible, que le déictique laisse entrevoir le présent du personnage, même si la narration est menée, ou supposée être menée, à la troisième personne. Le faisant, les phrases nominales semblent ainsi mimer les émotions du personnage pressentant sa chute inéluctable, et laissent par là le lecteur avoir l’impression comme si ces émotions passées étaient revécues par Isaïe à son présent. Voix plurielles 10.2 (2013) 389 Le style indirect libre, également intensément mis en œuvre dans les termes déictiques de l’alternance, renforce cette fonction de mimétisme. Il est remarquablement attesté dans la deuxième et la troisième occurrences des termes déictiques. Nous en citons les séquences suivantes : - Un petit choc à la tempe. Ça ne fait même pas mal. Une éraflure, LL.25-26, - À cause d’une blessure infime ! C’est trop bête, L. 31, - Non ! Non ! La montagne oscille, se cabre, le repousse, LL. 31-32, - Non. La montagne bombe le ventre et avance un tablier blanc. Couloir enneigé. Glissade. Nuit noire, LL.39-40. Ces séquences rapportées par le style indirect libre rejoignent le mimétisme à trois titres : - Le style indirect libre, vu sa portée dialogique, a, par définition, une fonction mimétique (cf. l’auteur, 2005, pp. 91-99). - Il est attesté dans les termes déictiques de l’alternance, impliquant, d’une façon ou d’une autre, comme nous venons de le voir, le présent d’Isaïe. - Il est souvent composé, complètement ou en partie, de phrases nominales. Tant de procédures et de techniques montrent alors que l’alternance de deux plans de référence est habilement investie dans la représentation mimétique du harcèlement acharné du personnage par le souvenir d'un accident tragique. Ce que nous allons voir, un peu plus loin (cf. § 2.3), sur le jeu des plans de référence, dans la partie suivant l’alternance, viendra, par ailleurs, à l’appui de cet effet de mimétisme. 2.2.3.2 Intérêt de mise en valeur La deuxième fonction remplie par l’alternance que nous venons de décrire correspond à un intérêt de mettre en relief l’accident évoqué et son impact traumatisant sur Isaïe. Cette fonction tire sa valeur de deux grandes considérations : la procédure propre de l’alternance et ses caractéristiques, longuement analysées, d’une part, et, d’une autre, leurs rapports avec celles qualifiant la relation des deux premiers accidents. La chose va de soi pour le premier point : recourir à un jeu d’alternance de plans de référence exceptionnel et différent de ce qui est souvent de règle, dans les textes narratifs, et y investir tant de techniques et de caractéristiques, cela montre bien que l’accent est fort mis sur l’objet de l’alternance : le souvenir obsessionnel de l’accident. Voix plurielles 10.2 (2013) 390 Quant au rôle joué par le deuxième point, les rapports de l’alternance avec le contexte où elle tombe, il s’explique par le fait que l’auteur, avant de s’arrêter longuement à l’accident en question, a survolé rapidement deux autres précédant ce dernier, en faisant l’économie de presque tout ce que nous venons de voir, dans ce qui précède (faute de place, nous nous contentons de renvoyer le lecteur aux pages 22-23 qui précèdent directement l’extrait analysé et de lui laisser la tâche de voir de près ces différences). 2.3 Reprise du spécifique non-déictique à la fin de l’analepse L’alternance que nous venons de décrire ne recouvre pas tout le passage consacré à l’accident analeptique. Après la quatrième occurrence du terme non-déictique (récit1), où nous avons vu Isaïe plonger dans les ténèbres de la nuit, à la suite de l’extinction de la lampe de la chambre (LL. 40-46), l’auteur reprend, pour la quatrième et dernière fois, le récit de l’accident (récit2), sans pour autant reprendre le plan de la référence spécifique déictique : cette dernière étape de l’accident (LL. 46-51) est relatée, également au présent d’Isaïe (récit1), au plan de la référence spécifique non-déictique, où nous retrouvons le passé simple (ex. découvrit, L. 46; mourut, L. 48), le plus-que-parfait (ex. avait amorti, L. 47), et l’imparfait de l’indicatif (ex. souffrait, L. 49). Une question se pose alors : pourquoi l’auteur n’a-t-il pas continué à mobiliser le plan de la référence spécifique déictique, déjà consacré à l’évocation de l’accident analeptique, comme nous venons de le voir, et a-t-il préféré de clore le récit2 d’une manière non-déictique ? C’est justement pour donner plus de véracité à la fonction de mimétisme remplie par l’alternance de deux plans de référence que l’auteur a procédé à ce changement : ce qui est relaté, dans cette dernière séquence du récit2, porte sur le sauvetage des victimes, de quoi Isaïe n’avait aucune idée, vu qu’il plongeait dans la nuit noire de sa perte de conscience, à la suite de la chute dramatique. C’est alors manquer de vraisemblance si l’étape de sauvetage est relatée au plan de la référence spécifique déictique, pour dire, également à ce qui a été fait dans les étapes précédentes, que l’accident est purement évoqué en tant que souvenir harcelant Isaïe et qu’il n’est, en aucun cas, objet de narration, proprement dite, assumée par l’instance de l’auteurnarrateur. C’est donc pour cette question de véracité que l’auteur n’hésite pas à montrer que son instance narrative prend à son compte la relation de l’étape de sauvetage, succédant à la chute Voix plurielles 10.2 (2013) 391 des victimes, et à mettre, par là, fin, entre autres techniques et procédures impliquant, d’une façon ou d’une autre, une fonction de mimétisme par rapport à ce qui se déroule dans l’âme et l’esprit d’Isaïe, à mettre fin à la mobilisation du plan de la référence spécifique déictique. Le faisant, il fait mieux ressortir l’effet de mimétisme produit par l’alternance de deux plans de référence et par toutes les caractéristiques stylistiques actualisées au niveau de cette alternance. Un tel effet n’est de même pas altéré par l’ouverture de l’analepse par une petite phrase non-déictique (LL. 13-14) : parallèlement à sa fonction d’amorcer explicitement l’analepse et de mettre le lecteur sur la bonne piste, le fait de passer directement au déictique, à peine l’analepse est-elle entamée par le non-déictique, c’est là le premier pas à mimer l’état de hantise harcelant Isaïe, préparant ainsi le terrain à tout ce que nous venons de voir de techniques et de procédures investies dans cette fonction de mimétisme. 3. Conclusion : intérêt de l’extrait analysé dans l’économie générale du roman Ce que nous venons de voir se passe de commentaire, quant à la valeur poétique de la représentation mimétique du handicap d’Isaïe, sa hantise obsessionnelle, par le souvenir d’un accident traumatisant : le lecteur ne peut pas ne pas se rendre à l’évidence de l’aspect palpable du langage, selon le mot de Roman Jakobson (207-248) ; il lui est impossible de saisir le sens, ce que l’auteur cherche à lui communiquer, sans voir de près comment il le fait et sans même contribuer à ce faire. Mais ce faire artistique n’est pas gratuit. S’il va de pair avec un souci de mettre l’accent sur le traumatisme d’Isaïe, parallèlement à ce qu’il tombe dans les premières pages du roman, cela implique qu’il est supposé orienter la lecture du roman et qu’il serait inopportun d’interpréter ce qui s’y déroule sans le mettre en rapport avec ce traumatisme ouvrant le roman. Ce dit, La neige en deuil se comprendra alors comme étant l’histoire d’un double dépassement, d’une double apothéose vécus par Isaïe. Le premier est le dépassement propre de son handicap, quand il se soumet aux impulsions despotiques de son frère Marcellin et entreprend avec lui, à la recherche d’un avion écrasé sur un pic neigeux et dans des conditions climatiques menaçantes, l’ascension des Alpes. Ce premier dépassement est dicté, il est vrai, par son attachement quasi servile à Marcellin qui ne manque aucune occasion pour exploiter, le plus sordidement, ce point faible de son frère. Néanmoins en faisant l’ascension de la montagne et Voix plurielles 10.2 (2013) 392 une fois les crêtes sont atteintes, Isaïe se révèle être le vrai maître de la montagne qui semble le glorifier, tout en étant glorifiée par lui, moments forts préparant la deuxième apothéose. Vivant la plénitude de son être devant la majesté du cadre offert par la montagne, Isaïe s’oppose, à corps, et à coups, perdus, à la convoitise sordide de son frère qui se jette bestialement sur les épaves de l’avion pour le seul but de dépouiller les corps, mutilés et déformés, des victimes, de tout ce qui lui semble précieux ; opposition rendant Isaïe sourd aux appels de secours de Marcellin haletant et ensanglanté, pour reprendre, tout seul et en portant, avec un élan surhumain, une hindoue mourante, signe matériel de son triomphe et de son apothéose, le chemin du retour, se libérant ainsi de tout ce qui l’a paralysé toute sa vie. Une telle lecture est loin de signifier que nous avons là le seul intérêt du roman. Le lecteur peut y trouver tant d’autres. Mais tout ce qu’il y voit est supposé être subordonné à l’histoire de cette double libération vécue par Isaïe et être compris dans le cadre de cette histoire. Ouvrages cités Benveniste, Emile Problèmes de linguistique générale, 1. Paris : Gallimard, 1966. ---. Problèmes de linguistique générale, 2. Paris : Gallimard, 1974. Faransis, Mariam. De la construction du texte, Jounieh : St Paul, 2005. Genette, Gérard. Figures III. Paris : Seuil, 1972. Jakobson, Roman. Essais de linguistique générale : 1. Les fondation du langage. Paris : Minuit, 1963. Troyat, Henri. La neige en deuil. Paris : Flammarion, 1952.