Paysages et utopies

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Paysages et utopies
Paysages et utopies :
des sujets et des mondes
Jeudi 20 et Vendredi 21 juin 2013
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Jeudi 20 juin
Accueil 8h30 –9h30
Conférence inaugurale
9h30-10h Corin Braga (Cluj, Phantasma) : Du paradis à l’utopie, le ciel et le monde, paysages de l’impossible
I/ LE COSMOS OU LA TOILE DE FOND PRIVILÉGIÉE DES UTOPIES ET SOCIÉTÉS IDÉALES ?
Président : Yves Luginbühl (CNRS, LADYSS)
Discutant : Véronique Adam (Toulouse II, PLH-ELH)
10h-10h30
Nicolas Weill-Parot (UPVM- Créteil), Frédéric Ferro (Paris) : Autour des mondes possibles au Moyen
Âge et dans la pensée moderne
10h30-10h55 Rodica Chira (Alba Iulia) : Le ciel territoire des utopies à l’époque moderne
DISCUSSIONS -PAUSE 10H55-11H15
11h15-11H40 Fanfan Chen (National Dong Hwa University, Taiwan) : Le ciel, l’un des espaces de la « fantasy »
11h40-12h05 Jean Schneider (Observatoire de Paris) : Autres mondes et autres sujets, aujourd'hui et demain
DISCUSSIONS 12H05-12H35
II/ APRÈS-MIDI : LA PROJECTION DU CIEL SUR LA TERRE
Président : Michel Prum (Paris VII, ICT)
Discutant : Nicolas Weill-Parot (UPVM, Créteil) et Frédéric Ferro (Paris)
14h30- 14h55 Christian Grataloup (Paris VII, Géographie-cités) : La carte ou la projection des lieux utopiques
14h55- 15h20 Claire-Akiko Brisset (Paris VII, CRCAO) : Le monde en petit : plateaux décoratifs et paysages rêvés
dans le Japon prémoderne
DISCUSSION ET PAUSE 15H20-16H15
16h15-16h40 Etienne Grésillon (Paris VII, Ladyss) : Les jardins religieux catholiques des interfaces entre paradis
terrestre et jardin d'Éden
16h40-17h05 Philippe Faure (Orléans) : Paysages naturels et théophanies dans l'Occident médiéval
DISCUSSIONS 17H05-17H30
Vendredi 21 juin
III/ LE PAYSAGE RÊVE OU LA RECONSTRUCTION DU PARADIS
Président : Augustin Berque (EHESS)
Discutant : Etienne Grésillon (Paris VII, LADYSS)
9h30-9h55
9h55-10h20
d’al-Andalus
10h20-10h45
Véronique Grandpierre (Paris) : Paysage urbain et monde mésopotamien: quand utopie devient réalité
Brigitte Foulon (Paris III) : Des chamelles à l’Alhambra : l’utopie au centre des paysages poétiques
Anna Caiozzo (Paris VII, ICT) : Majnūn ou l'écho du désert comme paysage transfiguré
DISCUSSION PAUSE 10H45-11H15
11h15-11h40 Laurent Dedryvère (Paris VII - ICT) : Description paysagère et utopie sociale dans les récits de voyage
et dans les romans coloniaux allemands (XIXe-XXe siècles)
11h40-12h05 Mercedes Montoro (Grenade) : Ut pictura poesis ou ut pictura paradisus? Lecture croisée des paysages
gautiéristes
DISCUSSIONS 12H05-12H35
IV/ DU PAYSAGE IDÉALISÉ AU PAYSAGE INSTRUMENTALISÉ
Président : André Del (EVCAU)
Discutant Anne Ducloux (EHESS)
14h30- 14h55 Véronique Adam (Toulouse II, PLH-ELH) : Le paysage alchimique, entre utopie et dystopie
14h55- 15h20 Francis Richard (BULAC) : Ispahan, entre rêves orientalistes et archétype touristique
15h20-15h45 Marianne Cohen (Paris VII, Ladyss) : Les paysages méditerranéens, entre constructions, rêves et
manipulations
DISCUSSIONS PAUSE 15H45-16H15
16h15-16h40 Stéphane Anglès (Paris VII, Ladyss) : Les paysages de l’olivier, entre le mythe de la méditerranéité et
réalité des enjeux territoriaux ?
16h40-17h05 Paolo Bellini (Varèse): Les paysages hybrides de l’age technologique : biopouvoir, identité et utopie
DISCUSSIONS 17H05-17H20
17h20-17h30
Synthèse :
Yves
Luginbühl
(Chercheur
émérite,
CNRS
Ladyss)
Cette rencontre a pour objectif d’interroger le rapport entre « paysage » et « lieu idéal » dans une approche pluridisciplinaire des temps
anciens à notre époque
Le concept de paysage -un espace embrassé par la vue-, ne peut être appréhendé sans tenir compte de la forte dimension culturelle dans
l’analyse paysagère. Les paysages devraient être abordés comme étant la rencontre des hommes et de la nature, par l’intermédiaire de la
culture, (Donnadieu, Périgord, Scazzosi, 2007) avec des empreintes culturelles majeures et de multiples influences mutuelles (Berque, 1984).
Car le paysage est bien un écran sur lequel se projettent les aspirations idéales et sociétales. Dans le monde chinois, le paysage entre en
résonance avec le macrocosme, il en est l’essence même (Vandier-Nicolas, 1982). Mais, au-delà du paysage terrestre, le premier écran des
espérances humaines fut l’espace, le cosmos et les astres qui suscitent à la fois espoir et terreur depuis les temps anciens, lorsque les
populations craignaient les éclipses vécues comme des malédictions qu’il fallait conjurer par des sacrifices, tout comme les sages taoïstes
conjuraient les démons en portant sur eux des miroirs apotropaïques décorés des paysages – d’eau et de montagnes – sens même du terme
« shanshui ». Le paysage céleste, que chacun voyait évoluer selon les saisons, habitat par excellence des divinités, lieu de l’au-delà, que l’on
ne pouvait clairement ni situer ni appréhender, fut dès l’aube des temps un avatar de l’Utopia avant la lettre. Mais si une partie de la
cartographie médiévale projette le ciel sur la terre, faisant du microcosme le reflet du macrocosme selon les théories communément
développée par l’hermétisme alexandrin et l’œuvre pionnière de Ptolémée d’Alexandrie, en réalité le macrocosme n’est dans les faits que le
reflet du microcosme, comme le traduisent les mythes védiques ou avestiques, puis la littérature patristique (Braga, 2012), où les montagnes
célestes accueillent les cités idéales (Qāf, Alburz), ces lieux fabuleux et « divins » précurseurs des sociétés idéales de ces mondes possibles
que diverses interventions de spécialistes - géographes et cartographes, médiévistes, philosophes, spécialistes des utopies du XVIIe siècle,
exobiologistes, vont explorer pour nous.
Un second axe concerne les paysages terrestres cette fois, mais dans leur dimension de microcosme et de projection paradisiaque, voire de
reconstruction paradisiaque dans des espaces apparemment impropres à cette fonction. En effet, le paysage au cours de l’histoire repose sur
une construction et une projection mutuelle explicitée par le concept de médiance (Berque, 1990). Il convient également d’y intégrer le jeu
complexe des représentations qui agit sur les nombreux acteurs de la production du paysage et sur les observateurs dudit paysage (Schama,
1999 ; Cauquelin, 2004). Le paysage relève ainsi d’une double artialisation : celle de ses producteurs et celle de ses observateurs (Roger,
1998). L’influence des courants artistiques, et en particulier de l’art pictural, contribue à ces processus d’artialisation et joue un rôle majeur
dans les perceptions largement sensibilisées par des représentations esthétiques ou esthétisantes (Luginbühl, 1989 ; Donnadieu in Berque et
al., 1994). Ces représentations diverses sont les témoins d’époques et de points de vue parfois très éloignés mais toujours révélateurs des
liens tissés entre les hommes et leur environnement en fonction de systèmes de croyances, de convictions scientifiques et de codes
esthétiques (Corbin, 2001 ; Meitinger, 2006). Augustin Berque fait émerger le concept de pensée paysagère qui s’exprime dans la
construction des paysages au gré des relations culturelles établies entre une société et son environnement (Berque, 2008).
Ces relations complexes font du paysage depuis les temps anciens un lieu suscitant des réinventions, la plus patente étant celle du lieu idéal «
imaginal » selon la terminologie corbinienne (Corbin, 1961), parfois difficile à situer comme l’utopie, la cité construite par les hommes, une
fois le paradis terrestre définitivement perdu. Pourtant précurseur, le paysage naturel peut lui aussi servir de paradigme paradisiaque, parfois
même de façon inversée : là où l’enfer pourrait se trouver on découvre en fait le paradis, le paysage du désert devient un avatar édénique
dans le conte Majnūn et Layla, le jardin de l’enfer, libre et ouvert, un promoteur de la biodiversité avant la lettre dans les jardins médiévaux,
le nā-kojā-ābād, « le lieu sans lieu », équivalent littéral de « utopie », dans le monde persan ou vision du monde suprasensible, du barzakh,
du ‘alam al-mithāl, manifestation de Dieu révélée aux hommes. À l'époque contemporaine, le paysage peut devenir la surface de projection
des vertus ou des caractères supposés de chaque nation (Walter, 2004). Mieux encore : le paysage du bâti se substitue au paysage « naturel »
pour abriter des sociétés idéales, celle de Mésopotamie autour d’un symbole, la ville, abritant une nature domestiquée et des jardins
merveilleux, celle de la société omeyyade d’al-Andalus dans les constructions palatiales de l’Alhambra et leur magnifiques jardins, et encore
celle des sociétés coloniales qui font de la ville ou de la colonie de peuplement le lieu de leurs utopies salvatrice de tous les maux comme le
montre la littérature allemande du XIXe siècle ( Warnke, 2009) ; un paradigme d’une pérennité étonnante depuis les périodes archaïques.
Un troisième axe enfin évoque la dimension fonctionnelle et identitaire inhérente au paysage comme objet culturel. En effet, ce dernier est
perçu comme un espace chargé de valeurs intrinsèques et exogènes et comme un élément identitaire qui permet aux hommes de se situer
dans l’espace et dans le temps. Le paysage devient ainsi un symbole spatial et une « fenêtre ouverte sur le territoire des Hommes »
(Beringuier, 1991). La richesse symbolique du paysage suggère et révèle l’instance géographique du territoire dans lequel il s’insère et une
relation identitaire se tisse entre un territoire et ses paysages (Di Meo, 1998). Ce rapport étroit induit des enjeux multiples au niveau
économique, social, environnemental, culturel et identitaire. Le paysage est à appréhender tel un média qui contribue à qualifier l’image que
l’on se fait d’un territoire au gré de valeurs et de représentations variées et changeantes. Aussi constitue-t-il d’importants enjeux qui se
matérialisent dans les intentions de ceux qui les créent et dans les actions de ceux qui les gèrent (Cabanel, 1995, Poullaouec et al., 1999).
Mais le paysage apparaît, de ce fait, comme un objet manipulé et manipulable comme le montrent les romans et traités alchimiques de la fin
du XVIe au début du XVIIIe siècle où le paysage paraît se construire en analogie avec la voûte céleste dont il serait le reflet mais aussi en
étant le lieu d’espaces plus resserrés et tranquilles qui posent un problème d’interprétation, puisqu’ils se construisent en marge de ce
processus analogique : île, grotte, jardin, palais de princes naissant à partir de ruines ou de fragments et édifiés comme des lieux d’initiation
pour former un homme ou un groupe d’élus, à un savoir nouveau. Ils s’organisent aussi en fonction de l’horizon vers lequel ils vont
entraîner leurs visiteurs, horizon maritime, guerrier et tempétueux. On ne peut donc les voir comme des lieux clos, car ils sont ouverts à tous
les vents et restent des lieux de passage. Ils se définissent aussi comme des zones opposées à d’autres espaces physiques et symboliques
existant, notamment les lieux de pouvoir. Le paysage alchimique est ainsi scindé entre des lieux de savoir, souvent naturels ou construits
sous nos yeux sur le modèle de la nature, et des lieux de pouvoir dont on ne voit que le dedans, sans horizon aucun. Cette opposition ne
conduit pas comme dans les récits de voyage du XVIIIe siècle suivant l’héritage de Thomas More, à l’assimilation de ces lieux de savoir
naturels à un paysage utopique, où mode de gouvernement, morale et groupe seraient apparemment plus harmonieux que les lieux de pouvoir
existant, et où l’on critiquerait ceux-ci : les habitants de ces lieux naturels ne le sont que d’une manière éphémère, et s’ils critiquent les autres
espaces plus réels, leurs repères géographiques ne préexistent guère à la venue des visiteurs et disparaissent à leur départ pour être remplacés
par d’autres. Ils sont juste un contrepoint éphémère aux lieux réels du pouvoir. L’île, la grotte ou le palais des textes alchimiques ne dessinent
du reste aucune Arcadie, ne proposent ni utopie politique, ni utopie morale comme l’imaginent au même moment les Pastorales, mais elles
annoncent une dystopie : leurs habitants y rencontrent immanquablement l’arbitraire d’un pouvoir qui les chasse, après avoir édifié ces lieux,
la violence et une mort symbolique, qui les contraignent à l’errance et aux tourments, à l’ombre tout au moins. Leur cadre marginal et
naturel, toujours collectif, est donc trompeur, et ce n’est pas lui qui construit l’utopie. Contre toute attente, le palais du roi, lieu de pouvoir,
se voit envahi par des personnages qui tentent lentement de le réformer, de reconstruire une nouvelle société et de le transformer en lieu
utopique. Le roman et le traité prennent soin de s’achever juste avant son édification, par la mort du roi. On comprend alors que la littérature
alchimique a scindé en deux l’utopie : elle a repris son cadre dans les lieux naturels, et sa finalité dans les lieux culturels politiques. Entre ces
deux pôles, la dystopie vient affirmer la nécessité de ce fonctionnement duel de l’utopie. Le cas d’Ispahan est également intéressant à plus
d’un titre, ville consacrée par les orientalistes depuis le XVIIe siècle, ses coupoles bleues évoquent la voûte céleste et le paradis dans la
symbolique cosmologique persane, la ville fut cependant détruite au XIVe siècle par Tamerlan et rasée ; elle est donc relativement récente et
avec le Safavides elle devient l’emblème de l’exotisme par ses palais ses jardins, son aspect frais et paradisiaque voulu par Shāh Abbās. Mais
que se cache-il derrière les coupoles bleues du Naqsh-e Jahān ? C’est la même question que l’on se posera pour Samarkand et le Rejistān.
C’est autour de ce double paradigme utopie, anti-utopie que s’articulent aussi l’évolution des paysages naturels de la Méditerranée : le cas de
l’olivier est le plus représentatif de cette évolution des paysages méditerranéen Dans une telle appréhension, les paysages de l’olivier
représentent des éléments symboliques et identitaires largement valorisés et appropriés au sein des sociétés et des territoires méditerranéens.
L’olivier devient, par les valeurs historiques, mythiques, sociales ou culturelles, un référent majeur dans les discours et les politiques liés aux
paysages. Fortement sur-représenté par rapport à sa présence réelle, l’olivier bénéficie d’une valorisation considérable qui navigue entre une
intégration souhaitée au sein du creuset socioculturel du Bassin méditerranéen et un ancrage local au cœur d’un terroir bien souvent exalté.
Les paysages de l’olivier sont ainsi d’excellents reflets des mutations qui transforment les sociétés et les territoires méditerranéens dans leurs
rapports entre le local et global, entre le passé et futur, entre rural et urbain. Il convient ainsi d’interroger l’olivier et ses paysages au regard
de cette dialectique qui fait émerger les questions des représentations, des valeurs et des enjeux tant historiques que contemporains suscités
par cet arbre symbolique.
Anna Caiozzo, Laurent Dedryvère