Colloque Enfants de Herbart Etude 10. Xavier Galmiche Les

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Colloque Enfants de Herbart Etude 10. Xavier Galmiche Les
« Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý :
vitalisation du formalisme et esthétique autoritaire »
Xavier Galmiche - Université Paris-Sorbonne (CRECOB-CIRCE)
Pour citer cet article : Xavier Galmiche, « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý :
vitalisation du formalisme et esthétique autoritaire », Les enfants de Herbart, Des formalismes aux
structuralismes en Europe centrale et orientale. Filiations, reniements, héritages, ed. Xavier Galmiche,
Formalisme esthétique en Europe centrale, formesth.com.
Il est difficile de s’insérer dans le débat sur l’herbartisme sans être spécialiste d’esthétique
ou philosophe de profession, et de faire entendre le point de vue de l’histoire de la
littérature autrement que par le filtre de l’école structuraliste qu’il a fécondée, ou plus
généralement le point de vue de la vie littéraire. Assumant cette position d’outsider, nous
proposons ici des considérations sur l’un des héritiers de la pensée herbartienne, Zdeněk
Nejedlý (1878 / 1962). Lui aussi – quoique sous des aspects bien différents, on le verra –
la fait sortir de son champ tant nouménal qu’institutionnel, à travers les différentes phases
de sa trajectoire : en tant qu’enfant prodige de l’école esthétique, héritier désigné d’Otakar
Hostinský et à travers lui de la lignée du formalisme esthétique, mais poussé, par
l’atmosphère du début du siècle, à en révoquer certains principes ; puis, beaucoup plus
radicalement, en tant qu’enfant indigne de l’herbartisme, compromettant l’héritage par
une vision néo-historiciste de la culture dont on tentera de démêler les implications, et
semblant le trahir tout à fait quand, une fois devenu le héraut puis le dignitaire de la
pensée marxiste officielle, il accepta de se prêter à la farce du pouvoir et à asservir le
monde du savoir à un embrigadement strictement idéologique de la société.
Rappelons en introduction les grands traits de sa vie et de sa success-story intellectuelle1, liée
à l’histoire institutionnelle de Bohême à la fin de l’Empire austro-hongrois et à la
Tchécoslovaquie : elle en inclut le monde académique mais progressivement aussi
l’appareil sociopolitique, puisque d’historien et musicologue, critique musical, pédagogue,
Nejedlý devint un homme d’influence. Il naquit à Litomyšl, la ville de Bedřich Smetana,
1
Nous nous inspirons ici principalement de Český hudební slovník osob a institucí [Dictionnaire
musical tchèque des personnes et des institutions], ceskyhudebnislovnik.cz.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
1
au lycée de laquelle l’écrivain Alois Jirásek, dont les romans historiques diffusèrent la
vulgate nationale tchèque sur la période moderne, occupa un poste de professeur
d’histoire2. Il fit à Prague des études de 1896–1900 à l’Université Charles (histoire chez le
professeur Jaroslav Goll et esthétique chez Otakar Hostinský), prit des leçons de piano
chez le compositeur Zdeněk Fibich, soutint son doctorat de lettres en 1900. Son activité
foisonnante dès ses débuts, dans le domaine de l’esthétique (Katechismus estetiky
[Catéchisme d’esthétique], 1903, traduction adaptation de Herbarts Aesthetik, l’anthologie
herbartienne éditée par Hostinský en 1891) et de la musicologie : Dějiny předhusitského zpěvu
v Čechách [Histoire du chant préhussite dans les Pays tchèques] – 1904, inclus plus tard
dans Dějiny husitského zpěvu [Histoire du chant hussite], écrit dans l’esprit de L’Histoire de la
nation tchèque de František Palacký) trouva à s’illustrer à travers un grand nombre
d’articles3. Sa carrière professionnelle fut elle aussi fulgurante : employé aux archives du
musée national en 1899, il fut nommé en 1905 « assistant privé » (soukromý docent) à
l’Université Charles, puis en 1908 professeur extraordinaire en musicologie, et en 1919
professeur ordinaire. Pendant l’entre-deux guerres, il eut une activité d’historien et de
militant politique, notamment par ses monographies (sur Smetana, Masaryk et sur
Lénine), son activité journalistique dans des journaux de gauche (Rudé právo, l’organe du
parti communiste tchécoslovaque ; Tribuna, Tvorba, etc.), sa propre revue Var
[Bouillonnement], « journal progressiste pour les questions publiques », et une infatigable
activité de propagateur culturel (il se vantait d’avoir prononcé plus de mille conférences
pour le centenaire de Smetana en 1924). C’est de la Seconde Guerre mondiale, durant
laquelle il rejoignit les communistes tchécoslovaques exilés en Union soviétique, où il
devint commentateur de Radio Moscou, que date son ascension politique dans la sphère
publique : il revint en 1945 en Tchécoslovaquie comme membre du « programme de
Košice » (il en avait corédigé les points concernant la culture), fut nommé ministre de
l’éducation dès 1945, puis de la sécurité sociale (1946–48), vice-président du
2
Catherine Servant aborde longuement la trajectoire de Zd. Nejedlý et son instrumentalisation
des classiques, notamment des œuvres d’A. Jirásek, dans « “Le Retour des éveilleurs” ? La
Renaissance nationale tchèque instrumentalisée autour de 1948 », D’une édification l’autre. Socialisme
et nation dans l’espace (post-)communiste, Paris, Éditions Petra, « Sociétés et cultures post-soviétiques
en mouvement », 2008, pp. 113-151.
3
1900–02 dans Obzor literární a umělecký [Horizon littéraire et artistique], 1901 ; Rozhledy
[Perspective], 1904–06 ; la revue « nationale » Osvěta, traditionnellement opposée à la revue
« cosmopolite » Lumír, et des revues musicales Zvon, 1904–07 ; Pražská lidová revue [Revue ppulaire
praguoise], 1905–10, Dalibor, 1908–10, Tschechische Revue, 1910, etc.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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gouvernement et à partir de septembre 1953 ministre sans portefeuille. Dans la
République socialiste , il joua un rôle moteur dans la constitution de l’appareil tant
pédagogique (il patronna la fondation des écoles supérieures d’art, du réseau des écoles
populaires d’art, la réforme de l’éducation de 1953) que scientifique – nommé dès août
1945 président de l’Académie tchèque des sciences et des arts, il fut confirmé à la tête de
l’Académie tchécoslovaque des sciences refondée en 1953 : alors âgé de 75 ans, il assista
alors à la fondation du « Cabinet Zd. Nejedlý » destiné à l’étude et la propagation de son
œuvre. Quoiqu’il n’ait pas figuré parmi l’aile « radicale » du parti communiste et que les
politologues s’obstinent à la caractériser comme un « modéré »4, le vieux Nejedlý fut
fragilisé par les timides débuts de la déstalinisation, qui ne devait aboutir à une réelle
libéralisation de la société qu’un an après son décès ; mais il garda une influence morale
par les nombreuses rééditions de ses travaux anciens et des conférences populaires
diffusées sur radio Prague, notamment les Nedělní epištoly [Epitres du dimanche].
Un retournement ?
Pour compléter cette présentation, résumons sa pensée en caractérisant d’abord les
batailles du spécialiste d’esthétique, et notamment de musicologie, qu’il fut à ses débuts,
puis celles de l’idéologue qu’il devint plus tard. C’est bien en tant que continuateur de la
lignée tracée par Hostinský (auquel il consacra une monographie en 1907 et dont il édita
en 1921 l’Esthétique, ou plutôt son premier tome5) que Nejedlý s’imposa : il gardait de
l’école ancienne le goût pour les ouvrages de musicologie générale, qu’il n’eut pourtant
presque jamais la force de finir (ainsi de Všeobecné dějiny hudby [Histoire universelle de la
musique], 1916–30), mais dériva progressivement vers des études plus circonscrites (Česká
moderní zpěvohra po Smetanovi [Le théâtre lyrique tchèque moderne après Smetana], 1911 ;
Slovanská hudba [La musique slave], 1911), et, de plus en plus, selon une évolution que
nous essaierons de comprendre, des ouvrages monographiques, sur Smetana (Zpěvohry
Smetanovy [Œuvres lyriques de Smetana], 1908), mais aussi Josef Bohuslav Foerster, 1910,
Vítězslav Novák, 1915 (son Gustav Mahler commencé en 1913, resta inachevé, ainsi qu’un
Richard Wagner commencé en 1916). L’une des caractéristiques de Nejedlý, qu’il partage
4
Voir notamment Alexej Kusák, Kultura a politika v Československu 1945-1956, Prague, Torst, 1998.
5
Otakara Hostinského estetika. Díl I. Všeobecná estetika (Praha 1921).
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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partiellement avec Durdík et Hostinský est son militantisme esthétique : il prit la tête de la
bataille pro-Smetana, pour la cause duquel il fonda un journal (Smetana, 1910-1927),
dessinant à cette occasion une double ligne d’évolution de la musique tchèque, une ligne
« progressiste » - « à programme », en phase avec l’idéal national - de Bedřich Smetana à
Zdeněk Fibich, Josef Bohuslav Foerster et Otakar Ostrčil ; l’autre, « sans programme »,
culminant dans la musique absolue, allait d’Antonín Dvořák jusqu’à Vítězslav Novák et
Josef Suk. C’est peut-être cette pugnacité qui perdure du premier Nejedlý dans le second,
qui se dévoila durant les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale : Zdeněk
Nejedlý, critique littéraire engagé dans la gauche prolétarienne depuis le début des années
1920, communiste passant progressivement à l’idée d’un alignement du Parti communiste
tchécoslovaque sur la ligne du PCUS6, et devenu l’un des membres influents de
l’émigration tchécoslovaque à Moscou, prononça quelques discours qui devaient décider
de l’arrimage de la production culturelle à la ligne soviétique. Ils se présentent comme des
« mots d’ordre » du développement culturel de la Tchécoslovaquie (voir les « Directives
idéologiques de notre culture nationale » prononcé lors du Congrès de la culture nationale
d’avril 1948, un discours souvent considéré comme le signal de l’entrée en application en
Tchécoslovaquie du réalisme socialiste7), comme des programmes présentant l’avenir en
termes d’obligations, prononcés lors d’allocutions publiques ou édités dans sa revue Var
refondée (1948-1953), désormais « journal pour les questions culturelles » : en 1949, alors
ministre de l’éducation de la République socialiste tchécoslovaque, il prononce lors du
congrès des écrivains un discours sur « les devoirs de notre littérature »8 dessinant dans
une perspective téléologique assumée le panorama menant de la tradition nationale aux
lendemains socialistes. Dans un vibrant éloge de la critique en tant qu’activité créatrice en
soi, il y rappelait le chemin parcouru depuis un demi-siècle, que l’on peut lire
6
Jiří Křesťan a étudié en détail cette évolution, dont l’une des ruptures importantes se situe après
la publication du Retour d’URSS d’André Gide : de nombreux intellectuels tchèques de gauche
(Karel Teige, Roman Jakobson, Jiří Weil etc.) se prononcèrent pour le droit à la critique, mais Zd.
Nejedlý déclara sans ambages que ces prises de position faisaient le lit de l’autre camp. Voir
Společnost pro hospodářské a kulturní styky s SSSR a obraz Sovětského svazu v prostředí české levicové
inteligence (1925-1939), in: Zdeněk Kárník – Michal Kopeček (ed.), Bolševismus, komunismus a
radikální socialismus v Československu, sv. 2. Praha 2004, s. 84-109, ici p. 85.
7
« Ideové směrnice naší národní kultury », projev na Sjezdu národní kultury, 11. 4. 1948 ; repris
in Var, 1948, n° 3, p. 65 – 90.
8
« O úkolech naší literatury » 6 mars 1949, repris in O literatuře, Prague, Československý
spisovatel, 1953, p. 17-43.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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rétrospectivement aussi comme un autoportrait : commençant par Otakar Hostinský et
finissant par le « professeur Ladislav Štoll » (l’un des hérauts de la stricte application
stalinienne des principes du réalisme socialiste à la critique littéraire), en passant par F.X.
Šalda, son ancien ami et collègue (voir infra), qu’il reconnaît pour un « grand critique »,
« capable de créer par sa propre force créatrice et son inventivité critique », mais à qui
hélas aurait manqué « l’esprit de suite dans les principes idéologiques »9.
On est frappé par le grand écart idéologique existant entre le premier Nejedlý, certes
batailleur mais analytique, du début du siècle, et l’image repoussoir de l’idéologue
totalitaire. Alors que cette personnalité qui a longtemps fait figure d’épouvantail est
soumise à un nouvel examen critique systématique10, nous l’évoquerons ici plutôt comme
une figure énigmatique : quels furent les éléments théoriques qui se mêlèrent pour
précipiter la curieuse combinaison intellectuelle développée par Nejedlý ? Son évolution,
disons d’une critique positiviste militante vers une doctrine populiste-autoritaire, est-elle
une dérive d’un individu grisé par l’histoire ? ou au contraire l’une des trajectoires
découlant rationnellement de la formation initiale ? Entre les deux, nous tenterons une
lecture à la fois historique et analytique de cette question en choisissant quelques jalons
qui nous semblent décisifs : en suivant d’abord l’évolution de sa critique de l’héritage
herbartien, puis en nous concentrant sur l’année 1913, durant laquelle se cristallisèrent
certaines des options intellectuelles et méthodologiques de sa génération.
Les critiques de l’héritage
Nejedlý fut un légataire. Il serait intéressant d’étudier en détail l’entreprise de
reconstitution de l’Esthétique de Hostinský, parue en 1921, déjà citée, car Nejedlý y réalisa
le projet de son maître de réunir les concepts esthétiques épars dans ses cours en un
ouvrage systématique destiné à devenir un « usuel » (přiručka, p. XI de l’introduction) à
l’usage des générations futures. Sa trajectoire ultérieure voit s’accumuler les distances
prises avec la doctrine apprise durant les années d’apprentissage, et nous choisissons de
souligner deux textes relativement éloignés dans le temps attestant de cette évolution :
9
« Nesporně velký kritik [, Šalda] dovedl vytvořit svou vlastní tvůrčí silou, svou kritickou
vynalézavostí. […] Šaldovi jedno chybělo : ideová, zásadní důslednost », ibid., p. 31-32.
10
La volumineuse monographie de Jiří Křesťan Zdeněk Nejedlý est annoncée aux éditions Paseka
pour 2013.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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l’article La Crise de l’Esthétique, datant de 191311, qui articule une critique du formalisme
(herbartien), et la monographie sur Tomáš G. Masaryk, de 1935, dont certains chapitres
laissent libre cours à une aversion de l’herbartisme dont il faut comprendre et analyser le
caractère passionnel.
C’est dans Culture tchèque (1912-1914) que Nejedlý publia « La Crise de
l’Esthétique ». Il codirigeait cette revue avec le critique littéraire František Xaver
Šalda12 qui en avait fixé le programme, celui d’une critique orientée vers la « synthèse
créatrice » ; dans les faits, la revue alimentait de nombreuses polémiques animant la vie
intellectuelle de l’époque. Ces deux traits se retrouvent dans l’article par lequel Nejedlý
formulait les objections qu’il avait mûries contre le formalisme esthétique de ses maîtres :
il en mettait en cause le caractère spéculatif, qui l’amenait d’après lui à n’être qu’une
construction déconnectée de la réalité et donc aussi morte que la spéculation idéaliste.
« Ce qui s’avérait pouvoir vivre en elle [l’esthétique spéculative] était tué par le
rationalisme sec d’une méthode [qui lui était] étrangère.13 » C’est avec toute la tradition
formaliste qu’il entendait rendre des comptes : il affirmait par exemple, citant sans le
nommer Fechner et son intention déclarée d’initier une Aesthetik von unten, que
« l’esthétique doit être non seulement ‘von unten’, contre l’ancienne esthétique, mais aussi
von innen contre l’esthétique von aussen, [calquée sur] les sciences naturelles.14 » Avec une
réelle clairvoyance qui anticipait sur les critiques qu’ont attirées depuis lors les méthodes
formalistes et structuralistes, Nejedlý diagnostiquait l’une des failles potentielles de la
méthode, celle d’une abstraction suscitant la déconnection d’avec le réel ; de plus, il
retraçait non sans ironie le développement d’une théorie qui, fondée sur l’analogie avec les
sciences naturelles, s’était emparée de la société comme une mode, comme un accès de
11
« Krise estetiky », Česká kultura I, 1913 ; repris in Zdeněk Nejedlý, Z české kultury, Prague,
Svoboda, 1951, p. 29-48.
12
František Xaver Šalda (1867-1937). Ayant nourri toute sa vie des ambitions d’auteur dramatique
et de poète, F. X. Šalda marqua la culture tchèque par son œuvre critique (littéraire, dramatique et
artistique) en abordant à un haut niveau conceptuel et d’une plume élégante et parfois mordante
les questions théoriques de la « fin de siècle », avant tout sur la synesthésie. Il y parvint d’abord
surtout par sa contribution à des revues (notamment Volné směry [Courants libres], dont il fut
rédacteur en chef de 1901 à 1907), puis par des essais sous forme de recueils critiques, dont Boje o
zítřek [Combats pour demain, 1905], Duše a dílo [L’âme et l’œuvre, 1913] et plus tard par le célèbre
Šaldův zápisník [Les carnets de Šalda], sorte de revue personnelle qu’il rédigea de 1928 à sa mort.
13
Co života schopného v ni objevilo, bylo ubíjeno suchým racionalismem cizí methody, Ibid. p. 34)
14
« Estetika ma býti nejen ‘von unten’ naproti staré estetice ‘von oben’, nýbrž má býti i ‘Aesthetik
von innen’ naproti přírodovědecké estetice ‘von aussen’ ». Ibid., p. 41.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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fièvre et qui l’avait séduite comme un snobisme : « L’annonciateur de l’‘exactitude’
scientifique considérait avec un rictus supérieur les pauvres philosophes qui commettaient
leurs exploits dialectiques avec toute la tension de leur force d’esprit.15 » Cette lecture
assez cruelle de l’expansion de l’herbartisme a le mérite d’en déplacer l’enjeu de la stricte
sphère de la théorie de la connaissance, à celle, à la fois psychologique et sociologique, de
l’histoire du goût. En évoquant le « culte des sciences naturelles dans l’esthétique16 »,
Nejedlý décrivait une frénésie, une sorte d’accès pathologique, qu’un esprit raisonnable
serait à même de comprendre et peut-être de soigner, et l’on peut penser que le futur
dirigisme de Nejedlý face au peuple qu’il a mission d’éduquer ait partiellement découlé de
cette vision médicale du magistère intellectuel.
On peut tenter de comprendre cette contribution tant dans l’histoire longue des
idées en Autriche qu’au débat sur la forme et la vie agitant l’histoire intellectuelle
européenne. Dans son article consacré à « l’historisme et l’esthétique de Zdeněk Nejedlý »,
le critique Jaroslav Střítecký a estimé qu’on fallait l’interpréter comme une évalution
retournant, depuis un positivisme quie s’était desséché, aux sources des aspirations
romantiques : selon lui, Nejedlý prônait « une esthétisation de la science et de la vie qui
associait respect positiviste à l’égard du fait à la conception romantique de l’acte
créateur17 ». La condamnation de l’herbartisme par Nejedlý réactivait selon lui l’opposition
entre pensée classique et pensée romantique, un clivage important du XIXe siècle qui
avait tourné lors de la consécration du « réalisme » dans la Bohême de ses dernières
décennies au profit du modèle classique – d’une certaine façon, Nejedlý rétablissait donc
l’équilibre. Il faut noter cependant que ce retour au romantisme ne se confond pas avec le
« néo-romantisme » d’une grande partie de la génération de la fin du XIXe siècle, et de ses
suites dans la conception de la culture décadente, marquées par le nietzschéisme et le
wagnérisme qui en découle : tout se passe comme si l’éducation formaliste persistait chez
Nejedlý, même combinée avec la fascination pour les images fortes du romantisme (génie,
révélation, révolution) ; la particularité de sa position procède peut-être de cet attelage
15
« S povýšeným úšklebem hleděl hlasatel vědecke ‘exaktnosti’ na úbohé filosofy, kteří s napětím
všech svých duševních síl provozovali své virtuosní kousky. », ibid., p. 36.
16
« Kult přírodních věd v estetice », ibid., p. 39.
17
« « estetizace vědy i života, která propojila pozitivistickou úctu k faktu s romantickou koncepční
tvůrčích činů. » Jaroslav Střítecký, « Historismus a estetika u Zdeňka Nejedlého », in Zdeněk
Nejedlý – klasik naší vědy a kultury, Kabinet Zdeňka Nejedlého Ústavu pro českou a světovou
literaturu ČSAV, Praha 1978, p. 141–149, ici p. 143.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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improbable. Par ailleurs, Střítecký notait que cette prise de position avait justement été
rapprochée de l’œuvre de Dilthey : pour Dilthey, seule l’immersion de l’individu dans
l’expérience du beau, sa tentative de l’exprimer pour la comprendre, apporte à l’analyse
esthétique la charge existentielle qui le cautionne et le rend crédible ; de même, le Nejedlý
des années 1910 est sensible au vecteur décisif qu’est l’expérience, souvent vécue comme
une crise, d’individus marqués par une histoire collective et nationale, dans la constitution
de l’art et des valeurs. On pourrait parler d’une anthropologie culturelle historique, conçue
comme complément – ou peut-être plutôt comme « lest » - d’analyses formalistes que leur
pétrification avaient désespérément privées de chair.
Vitalisation
Mais il y a plus : les champs sémantiques des griefs adressés par Nejedlý à l’herbartisme
(son caractère « chétif », sa « sécheresse », etc.) reposent tous sur la métaphore implicite de
l’activité créatrice comme principe vital animant l’organisme selon la logique de la santé.
Même si la critique tchèque ne semble pas avoir prononcé le terme à propos de Nejedlý,
on peut parler d’une critique vitaliste, tant la force, le développement existentiel, mais
aussi la lutte, la victoire, etc., sont des critères dans l’évaluation des phénomènes
socioculturels. Le modèle vitaliste est certes tellement puissant au début du XXe siècle
qu’il se développe selon plusieurs modèles : il peut mener à un enthousiasme mêlé à
l’extase mystique (qu’on songe au syncrétisme dynamique qui traverse une partie de l’école
artistique de la « fin de siècle » praguoise, par exemple l’œuvre du sculpteur František
Bílek ou les recueils poétiques d’Otakar Březina) ; mais il peut aussi, et telle semble donc
la solution de Nejedlý, concilier culture classique et culture romantique, ou, si l’on veut
(mais c’est la même chose) la description schématique (organique) d’une œuvre d’art
comme morphologie, telle que l’avait présentée Durdík, mais incluant dans sa mise en
œuvre le point de vue de l’individu qui la traverse dans l’Histoire et dans la nation (la vie
vécue) : la cohérence systémique de la forme n’apparaît que dans le drame qui inclut la
tension, voire la catastrophe. Pour jouer sur les mots, on peut dire que Nejedlý propose
une « réalisation », conçue en tant que dynamisation du « réalisme » prôné par la
génération de ses prédécesseurs, une sorte d’animation, de « passage à l’acte » du « réel ».
L’adjonction du suffixe factitif –ation exprime cette mise en train décisive : non tant
vitalisme, donc, que « vitalisation ».
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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L’évolution de Nejedlý est un bon exemple de la façon dont ce retour au XIXe
siècle se polarise : d’un côté, vitalité et génie, de l’autre formalisme et manifestation de
l’empirie. Cette alternative invite à penser rétrospectivement l’herbartisme dans un
mouvement venu combler le vide causé durant la seconde moitié du XIXe siècle par
l’échec des mythes romantiques, fracassés pendant la révolution de 1848 : l’intégration de
la nécessité de mesurer le monde dans la sobriété et la méthode aurait permis d’échapper à
la désillusion. L’herbartisme serait donc la philosophie de la sobriété consentie, de la
conscience frustrée, de la méthode péniblement apprise à défaut de rêve, le langage du
désenchantement, et ouvrirait sur un arsenal de petites recettes de savoir et de moralité,
requérant le compromis et reposant sur le refoulement, dont le mode de vie biedermeier18
n’est que la transposition consentie dans l’existence. Autrement dit, l’héritage de
l’herbartisme peut aussi être conçu comme l’installation dans le système conceptuel (le
mot système est ici important) d’une limitation, un frein, une censure, une inhibition
(pour laquelle la fameuse sobriété – střizlivost – ne serait qu’un euphémisme) destinée à
s’installer dans un rapport d’opposition avec la pulsion, la révolte, la révolution. Si cette
vision très globalisante de l’histoire culturelle est exacte, le moment du jeune Nejedlý aura
donc été le point où ces concessions se heurtent au désir de rupture, de révolte, en un
« retour du refoulé » : e moment wagnérien, nietzschéen, prométhéen, du titanisme,
prophétique, du héros, intellectuel, militant.
Cette vitalisation repose aussi – mais on est ici en terrain connu – sur un
historisation. Quand il fera l’éloge de la méthode Hostinský dans la préface à son
Esthétique, Nejedlý aura cette formule significative : « Hostinský a abordé l’esthétique à
partir de l’art, de l’empirie artistique, de notre vie artistique »19, et l’on peut comprendre
cette séquence qui passe du général au particulier et du particulier à une culture nationale
(‘notre’ veut ici dire ‘tchèque’) comme l’indice d’un programme proposé non tant à
Hostinský qu’à Nejedlý lui-même. La « vie culturelle » (l’expression même, qui aborde l’art
davantage comme activité sociale que comme « création » métaphysique, a pris une
18
Le lien entre les deux est développé par Miloš Havelka: “Byl Herbart filosofem biedermeieru?!
Herbartův pokus o realistickou akceptaci rozdvojenosti člověka a světa” [Herbart, philosophe
« biedermeier » ? Ou : tentative d’une acceptation réaliste de la scission de l’homme et du monde],
Biedermeier v českých zemích, Prague, KLP – Koniasch Latin Press, 2004, p. 25–37.
19
« Hostinský došel ke sve Estetice z umění, z umělecké empirie, z našeho uměleckého života »
Otakara Hostinského estetika. op. cit., p. XII.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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actualité décisive de nos jours) dans un contexte (national) donné est un
approfondissement de la concrétude, une « actualisation » qui est aussi « activation ». La
« nationalité » prend ici un sens critique, dans la mesure où elle fournit le critère qui
dévoile la source de la vitalité (životnost) de l’esthétique (p. XII) : remonter aux sources de
cette nationalité, saisir le moment où la nation entre dans l’actualité politique et culturelle,
tel est le programme de cette « historisation » (Střítecký déjà cité formule quant à lui la
chose ainsi : Nejedlý « romanticise l’esthétique et historicise l’esthétique »). Autre exemple
parmi des dizaines d’autres, cette définition de la nationalité dans la conclusion d’un
opuscule traduit en français sur Smetana :
« La nationalité n’est pas pour lui [Smetana] une pure conception ou une étiquette
servant à distinguer un artiste. C’est ce qui fait qu’un artiste est en quelque sorte
enraciné dans un sol déterminé, par quoi la pensée et la sensibilité de cet artiste
revêtent un caractère absolument concret, par quoi enfin l’artiste est en mesure
d’imprimer à son art ce cachet bien réel sans lequel l’art n’est pas encore l’art. »20
Vitalisation et historisation se mêlent pour expliquer l’importance, déjà notée,
progressivement accordée à la méthode monographique, aux dépens des ouvrages de
théoriques ou synthétiques. La monographie consacre l’importance de « l’artiste concret »,
figure invoquée à la fin de « La crise de l’esthétique » comme résolution des contradictions
de la tradition formaliste : elle s’attache à « saisir l’image d’un artiste et de son histoire
intérieure, psychologique »21, comme le médecin clinicien sait que son étude de cas le
garantit contre les dangers d’une psychologie typologique abstraite. Ce faisant, il procède,
en phase avec le néoromantisme déjà mentionné à une réévaluation ‘moderniste’ de la
notion de génie.
Masaryk
Nejedlý revient de façon plus systématique et sans doute plus tendancieuse22 sur l’héritage
herbartien dans sa volumineuse monographie consacrée à T.G. Masaryk, dont les trois
tomes furent publiés de 1930 à 1935. C’est alors un intellectuel engagé qui parle : Nejedlý
20
Smetana, Paris-Prague, Bossard-Orbis, 1924, p. 85.
« zachytit obraz umělce a jeho vnitřního, psychologického dění », « Krize estetiky », art. cit.,
p. 43
22
Josef Zumr a contesté cette présentation de Masaryk comme celui qui a echappé aux défauts de
l’herbartisme in Mame-li kulturu, je naši vlasti Evropa : Herbartismus a česka filosofie [Si nous avons une
culture, notre patrie est l'Europe : l’herbartisme et la philosophie tchèque], Prague, Filosofia,
1998.
21
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
10
a dans l’intervalle eu le temps de donner à son réquisitoire une cohérence disons
idéologique. Dans le tome III, consacré au professorat de Masaryk dans la jeune
université tchèque de Prague23, il retrace l’implantation et l’emprise de l’herbartisme sur le
développement de la philosophie tchèque. Il commence par un inventaire des « apports »
(klady) de l’herbartisme : le « réalisme », c'est-à-dire une déduction à partir de la chose en
soi, réputée inconnaissable par le kantisme (p. 101) ; le « pluralisme », c'est-à-dire l’analyse
de la réalité à partir de substances propres à la chose considérée (contre le « singularisme »
d’une pensée [idéaliste] obsédée par l’idée de remonter à une substance unique) ; son
approche des « sciences philosophiques » (les disciplines particulières) et son attention à la
philosophie pratique – qui fait de l’herbartisme « le correctif réaliste à Fichte, Schelling et
Hegel ». Mais cet inventaire est dressé pour mieux dépeindre les dommages (škody) de
l’herbartisme : en excellent profanateur d’idoles, Nejedlý le décrit sarcastiquement comme
« une marchandise remisée, étiolée depuis longtemps », « un cadavre censé donner à la
philosophie tchèque… la vie »24 : l’herbartisme est devenu un « canon » (le mot
aujourd’hui si célèbre est donc utilisé dès les années 1930, dans un sens péjoratif) et un
frein :
« le pire de tout était ce par quoi [la philosophie herbartienne] plaisait le plus –
cette sobriété, ce prosaïsme (věcnost), ce caractère non-philosophique (nefilosofičnost)
[…] dont la base principale était la sécheresse, la lourdeur (nezletnost), la stérilité
(netvořivost), en un mot la petitesse d’âme (malodušnost).25 »
Comme on pouvait s’y attendre, Nejedlý y voir le symptôme d’une pensée déterminée
socialement : « le herbartisme était la philosophique typique du petit-bourgeois allemand
du début du XIXe siècle, […] quotidien jusqu’à l’os.26 »
En énumérant les figures de philosophes qui transmirent et développèrent
l’héritage herbartien, Nejedlý conclut sur deux figures majeures achevant l’enracinement
de l’herbartisme dans l’appareil académique tchèque, Josef Durdík et Gustav Adolf
23
Zdeněk Nejedlý, T.G. Masaryk. D. III, Na pražské universitě : 1882-1886, Prague, Melantrich,
1935.
24
Odložené, dávno vybledlé zboží to tudíž bylo, z něhož vlastně nic již nežilo. […] A tato mrtvola m.ěla dát
české filosofii – život. Ibid., p. 103-4.
25
Nejhorší však snad ze všeho bylo právě to, co se na herbartidmu u nás nejvíce líbilo – ona střízliyost , věcnost,
nefilosofičnost ve vyšším spekulativriím smyslu. […] toho hlavím základem je jakási duševní suchost, nevzletnost,
netvořivost --- jedním slovem malodušnost. Ibid., p. 104.
26
Herbartismus byl typická filosofie německého maloměšťáka— ze začátku 19. —století., všední do kosti. Ibid.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
11
Lindner27, dont la trajectoire est présentée comme un paradoxe. Le premier, poète, dont
Nejedlý vante le caractère romantique (son « élan byronien », byronovský vzlet, ses « vers
titaniques », titanské verše, l’« exaltation de son âme », zápal duše) et l’« audace » (smělost, p.
107) s’est avec l’âge transformé en un herbartien obtus, auteur d’ouvrages épais (comme
l’Esthétique générale de 1875), marqués par un éclectisme qui assèche la clairvoyance et
cause l’échec de sa fin de carrière : le retour de l’herbartisme est donc un revirement
(rozvrat, p. 109) qui fonctionne comme un éteignoir de la pensée vivante. Il est difficile de
ne pas lire ce tableau comme un autoportrait en creux, Nejedlý se reconnaissant
évidemment dans le premier Durdík, l’esprit enflammé, social et engagé, menant le
discours critique dans un envol proche du génie et nourrissant la hantise de tomber dans
le travers du deuxième Durdík, d’être rattrapé par la sobriété grise et castratrice de la
stérile sobriété herbartiste28. La satire de la pensée petite bourgeoise autrichienne
ressemble déjà du point de vue rhétorique à la polémique stalinienne, faite de sarcasmes et
de pointes, mais elle est aussi la reprise de la charge – souvent humoristique – que les gens
d’esprit et les gens de lettres nourrirent au XIXe siècle contre l’esprit philistin (šosáctví) : le
refus du herbartisme est donc intégré à un discours pensant (d’ailleurs toujours selon la
métaphore médicale) l’opposition entre progressistes et retardataires dans la continuité du
romantisme et du renouveau national.
Un fait d’histoire intellectuelle : l’année 1913 comme croisée des chemins
Les derniers travaux sur le herbartisme ont dévoilé l’ampleur des options philosophiques
sur lesquelles ont été déclinés les principes de Herbart « d’un empirisme plus ou moins
radical à un formalisme plus ou moins abstrait »29. Pareillement, on peut dire que
l’herbartisme a pu servir – dans l’espace même, plus circonscrit, de la philosophie à
Prague – de « critère », c'est-à-dire d’élément de différenciation d’une génération sortie
27
Cf. Josef Zumr, « Les écrits esthetiques de Gustav Adolf Lindner », in Carole Maigné, Céline
Trautmann-Waller, (éds.): Formalismes esthétiques et héritage herbartien. Vienne, Prague, Moscou.
Hildesheim – Zürich – New, collection Europae Memoria, Olms, p. 141-149.
28
On sait que Durdík faisait de la sobriété (střízlivost) et du dégrisement (vystřízlění) l’antidote de
l’effusion mystique, cf. Josef Durdík, extraits de l’Esthétique générale (Všeobecná esthetika, 1878), §
38-40, inLe Formalisme esthétique en Europe centrale, anthologie préparée par Carole Maigné, Paris,
Vrin, à paraître 2012.
29
Voir Formalismes esthétiques et héritage herbartien, op. cit., introduction, p. 11.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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peu ou prou du même moule mais poussée à adopter des positions qui l’opposent : dans
cette épreuve de vérité, l’année 1913 – celle où paraît « La crise de l’esthétique » – occupe
une place particulière. Elle voit une génération régler ses comptes, et l’on peut penser que
ce travail de clarification est dû à sa propre maturation mais aussi au sentiment d’alarme
des années qui précèdent immédiatement le début de la Grande guerre.
Il est ainsi intéressant de comparer et d’opposer les évolutions de Nejedlý et d’un
continuateur de Hostinský, fidèle au point de vue formaliste, Otokar Zich, par ailleurs
proche collaborateur de Nejedlý. Le chercheur Květoslav Chvatík a précisé la position
occupée par Zich dans l’évolution du formalisme au structuralisme : dès La Perception
esthétique de la musique, celui-ci prend ses distances avec les théorie de l’empathie (par sa
critique de Lipps, Volkelt et Siebeck), de l’expression (Ausdrucksasthetik de Dilthey mais
plus tard aussi de Croce et de Bergson) et de l’illusion (l’œuvre d’art vue par Eduard von
Hartmann et de Konrad Lange comme « monde de faux-semblant », comme « consciente
illusion trompeuse », ce que Zich qualifie de « monstres non-empiriques de sentiments
illusoires (Scheingefühle) »). Zich partage donc avec Nejedlý le sentiment d’une nécessité
de corriger les orientations herbartiennes de l’esthétique générale de Hostinský : il le fait
en insistant sur les éléments esthétiques primaires et l’étude des ensembles supérieurs des
œuvres d’art (les macrostructures), car il parvient à la conviction que « l’action esthétique
d’une œuvre est fondée sur l’élaboration structurale d’une œuvre d’art en tant
qu’ensemble. ». Il élabore la théorie d’une œuvre d’art comme réalité différente,
« requérant une préparation particulière de notre esprit, une orientation particulière de
notre conscience, car elle appartient au domaine de la représentation du monde signifié » qui nous semble bien proche de la théorie contemporaine des mondes fictifs. Cette option
peut être considérée comme une surherbartisation d’Herbart (Herbart poussé dans ses
retranchements, Herbart maximalisé) et elle justifie l’idée (déjà développée depuis
longtemps, Oleg Suss, Střítecký) d’un prolongement de l’herbartisme dans le
structuralisme. Zich s’oppose à la trajectoire d’autres membres de la génération
confrontée à la « crise de l’esthétique », comme Josef Bartoš, « devenu adepte de
l’esthétique irrationaliste de Bergson et de Croce », ou donc comme Zdeněk Nejedlý30.
Mais on pourrait aussi, pour compléter le propos de Chvatík, désigner du doigt la
30
Květoslav Chvatík, « Contribution à la caractéristique typologique de l'œuvre du théoricien de
l'art Otakar Zich », Etudes tchèques et slovaques, n° 6, 1986-87, p. 61.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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fécondité d’une autre filiation, héritière de Šalda (Duše a dílo), qui associe – non sans
contradiction - l’approche formaliste et sa méthode « scientifique » à une sociologie de
l’histoire esthétique, telle qu’elle s’est cristallisée durant l’entre-deux-guerres autour de la
personnalité d’Otakar Fischer (Duše a slovo [L’âme et le mot], 1929) a abouti par exemple
aux œuvres de Vojtěch Jirát (O smyslu formy [Le sens de la forme], Prague, Václav Petr,
1946). Ces prises de positions de la fin de la « fin de siècle » portent en germe les enjeux et
les clivages de la critique tant esthétique qu’idéologique des décennies suivantes : les
attaques de Nejedlý contre l’héritage herbartien révèlent par leur caractère manifeste les
lignes de fracture qui architecturent l’espace intellectuel du XXe siècle. L’herbartisme y a
fonctionné comme clivage caché, et Nejedlý le révéla. En s’en prenant à la scientifisation
du discours de la critique littéraire par le structuralisme (celui-ci s’en prit, non sans malice,
au corpus romantique pour le « réduire »), il favorisa la naissance d’une anthropologie
historique nationale, non dépourvue d’une dimension populiste (développement mais
aussi déformation de l’effort de vulgarisation déjà présent chez Durdík et Hostinský) qui
nourrit le militantisme avec lequel fut propagé le programme du réalisme socialiste.
En conclusion, une grande partie de la transmission herbartienne s’est déroulée
autour de la question du rapport du beau et du bien : il est intéressant de voir que
Hostinský avait pris bien soin de dissocier, contre « l’école » de Zimmermann et de
Durdík, l’évaluation du beau et du bon, à la faveur de ce que l’on peut appeler un
libéralisme esthétique31. Sur cette question, l’élève Nejedlý trahit radicalement le maître : la
vitalisation de l’esthétique le pousse à renouer avec l’obsession d’identifier le lien entre les
deux et surtout d’en fixer le critère. On trouve dans ses polémiques la trace d’une
conception liant étroitement beauté et norme morale, par exemple dans une critique
contre la réhabilitation de l’art du baroque dont l’historien Josef Pekař s’était fait une
spécialité « Il est faux que quelque chose puisse être beau qui ne soit authentique,
moralement sain et conceptuellement grand. »32 Cette union est cautionnée par la capacité
d’une œuvre ou d’un auteur à devenir un modèle, un « classique », elle-même révélée par
l’attraction qu’elle exerce sur « l’opinion publique » : « Par sa mémoire, l’opinion publique
31
Voir sa défense de la liberté de l’art, Estetika, op. citI, p. 88.
« Není vůbec pravda, že by mohlo býti něco krásného, co neni pravdivé, mravně zdravé a
myšlenkově veliké. » « Svatojanská estetika », 1920 Československá republika, č. I47. 30. května 1920,
repris in Z české kultury, op. cit., p. 17-29, ici . 21
32
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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doit devenir le contrôle permanent et inexorable de tout ce que chaque individu commet
en public. Seul ce contrôle évitera à la vie publique de tomber dans l’immoralité. »33 Le
beau, c'est-à-dire donc ce qui est beau et moral, est autorisé par la réalité historique et la
trace qu’elle laisse dans le goût : il devient une autorité, et permet d’échafauder une
esthétique prescriptive. On ne peut que rapprocher cette fonction prescriptive de
l’esthétique de ce genre littéraire dont Zd. Nejedlý s’est fait une spécialité qu’est la
biographie culturelle déjà évoquée. Cette opération est à la base d’une esthétique
autoritaire : le beau est nécessairement manifesté par l’interaction des personnalités et de
l’histoire (celle de la nation, entre autres), d’un beau « normé » que peuvent définir les
spécialistes de l’esthétique en tant que science. Et l’on peut penser que cette fonction
prescriptive de l’esthétique, revendiquée par Nejedlý, l’a destiné à occuper la place de
programmateur du beau qu’à consacrée son ascension politique. Sans forcément être un
« cas » isolé, Nejedlý est sans doute, du simple fait de sa longévité, la figure le plus
emblématique d’un détournement de l’héritage herbartien vers l’acceptation de la norme
esthétique, et vers une « autoritarisation » de l’esthétique.
33
« veřejné míněni svou pamětí musí se státi stálou, neúprosnou kontrolou všeho, co každý
jednotlivec před veřejností koná. Jen tato kontrola znemožní všeobecné znemravňováni
veřejných poměrů. » (Paměť veřejného mínění) repris in Z české kultury p. 14 Pražská lidová revue IV, č.
I, leden 1908.
Xavier Galmiche « Les paradoxes de l’héritage. Le cas de Zdeněk Nejedlý »
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