L`expérience du désastre - jean
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L`expérience du désastre - jean
Ecole Nationale des Beaux-arts de Paris UC Recherche Mémoire d’étude présenté par Jean-Baptiste Lenglet L’expérience du désastre : Etude de l’espace dans Le Château de l’Araignée d’Akira Kurosawa. Sous la direction de Mr. Alain Bonfand Novembre 2011 2 Ecole Nationale des Beaux-arts de Paris UC Recherche Mémoire d’étude présenté par Jean-Baptiste Lenglet L’expérience du désastre : Etude de l’espace dans Le Château de l’Araignée d’Akira Kurosawa. Sous la direction de Mr. Alain Bonfand Novembre 2011 3 Quand tout s’est obscurci, règne l’éclairement sans lumière qu’annoncent certaines paroles. 1 1 Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980, p. 62. 4 Sommaire Introduction ........................................................................................................................... 6 I – L’espace théâtral ............................................................................................................ 7 I – 1 – Le modèle Macbeth .................................................................................................... 7 I – 2 – Une machinerie théâtrale ............................................................................................ 9 I – 3 – Le théâtre oriental......................................................................................................12 II – L’espace filmique .........................................................................................................17 II – 1 – Approche du film .....................................................................................................17 II – 2 – Des mondes intérieurs ..............................................................................................20 II – 3 – La nature comme puissance extérieure......................................................................25 III – L’espace spectral ........................................................................................................27 III – 1 – Des ténèbres sortent les spectres..............................................................................27 III – 2 – Angoisse et hallucination ........................................................................................30 III – 3 – L’expérience du désastre .........................................................................................36 Conclusion ...........................................................................................................................40 Bibliographie........................................................................................................................41 Table des matières ................................................................................................................42 5 Introduction Akira Kurosawa met deux ans à réaliser Le Château de l’Araignée. Dans la filmographie du cinéaste, il inaugure un cycle de trois films historiques, avec à sa suite Les Bas-Fonds, en 1957, et La Forteresse cachée, en 1958. Le film sort en 1957 au Japon, et est présenté cette année là à la Mostra de Venise. La critique française qui assiste à la projection ne comprend pas le film, et l’éreinte. En conséquence, le film ne sort en France qu’en 1966. C’est un échec commercial. Le présent mémoire consiste en une analyse de ce film. Dans une perspective avant tout esthétique, j’ai tenté de l’appréhender synthétiquement. En réduisant mon corpus d’analyse exclusivement au Château de l’Araignée, j’ai souhaité concentrer mon attention sur un moment artistique, et l’interroger. Aussi la finalité de ce travail n’est pas d’apporter un regard sur le cinéma de Kurosawa, mais plus modestement, de témoigner d’une implication personnelle, d’un corps à corps avec une œuvre précise. J’ai structuré le mémoire en trois parties, afin d’organiser ma recherche en un fil continu, en une droite qui vaudrait comme démonstration. Les pensées apparaissent éparpillées, et il faut les arranger dans une construction linéaire, dans un raisonnement littéraire. Je suis parti du devoir, et progressivement je suis allé vers l’intuition : du théâtre au désastre, en passant par le médium cinématographique. L’analyse est une utopie totalitaire, comme si elle pouvait absorber l’œuvre, la vampiriser. Les pages qui suivent ne sont que les cendres d’un fantasme. Elles restent dépassées par des zones d’ombres, par des trous, à travers lesquels le film s’échappe. Toutefois des idées y sont avancées. Aussi le film reste libre : ce n’est qu’un prétexte au travail. Ce mémoire lui échappe également, finalement. 6 I – L’espace théâtral Avant d’analyser le Château de l’Araignée il me semble nécessaire de revenir un temps sur Macbeth, dont le film est une adaptation. Puis, j’élargirai mon propos aux relations que le film entretient avec le théâtre. I – 1 – Le modèle Macbeth Présentation de la pièce Dans le texte qui sert d’introduction à l’édition Flammarion de Macbeth, George Wilson Knight écrit que « Macbeth est la vision la plus mûre et la plus profonde du mal chez Shakespeare. […] Le mal n’y est pas relatif, mais absolu.2 » Macbeth, tragédie en cinq actes, offre l’image d’un monde noir, cruellement sanguinaire. Shakespeare écrit Macbeth en 1606. L’histoire de la pièce se situe à cette époque, dans une Ecosse fictive. Macbeth y est général. Tandis qu’il rentre victorieusement de guerre avec Banquo, un autre général écossais, trois sorcières font leur apparition. Elles leur annoncent une prophétie. D’après celle-ci, le destin de Macbeth serait de devenir roi, et celui de Banquo serait d’engendrer des rois. Macbeth et Banquo, troublés, voient la prophétie commencer à se réaliser dès leur retour au château : comme l’avaient prédit les sorcières, le roi nomme Macbeth sire de Cawdor. Grisée par cette nomination, Lady Macbeth pousse son mari à assassiner le roi, afin de réaliser son destin. Macbeth s’exécute, pris dans la promesse prophétique. Le régicide qu’il commet le place dès lors dans une fuite en avant vers le mal, et il devient le spectateur angoissé de son propre destin. Il rentre dans une logique paranoïaque, vivant dans la peur d’être renversé. Aussi pour assurer sa place sur le trône, il commandite les meurtres de Banquo et de son fils. Il leur tend un guet-apens dans lequel Banquo est tué, mais le fils en réchappe. Celui-ci, pour venger la mort de son père, lance une fronde contre Macbeth. Les seigneurs écossais s’allient et déclarent la guerre au tyran. Macbeth, dans un engrenage qu’il ne contrôle plus, est progressivement acculé. Il est tué dans un dernier duel, et le fils de Banquo le remplace finalement sur le trône. La pièce s’achève selon la prophétie : les descendants de Banquo seront rois d’Ecosse. Le long de la pièce, Macbeth s’est petit à petit enlisé dans le mal. Il est captif d’un cauchemar qu’il a lui-même mis en scène. Macbeth « soupçonne et craint tout le monde 2 G. Wilson Knight, « Préface » à Macbeth, Flammarion, Paris, 2010, p.7. 7 hormis lui-même et sa femme. Chaque acte de sang est déterminé par l’horrible discordance qu’il y a entre lui et son monde. Il essaie d’atteindre l’harmonie par le meurtre.3 » Cette discordance qui s’impose progressivement fait apparaître Macbeth et sa femme comme victimes d’eux-mêmes. Leur faim les a menés jusqu’au royaume de la folie, et a transformé leur prophétie en monstruosité. Macbeth est le récit de cette démesure, de cette ambition sans limites qui conduit l’humanité à l’insensé. L’histoire de Macbeth dans la perspective du Château de l’Araignée Dans Le Château de l’Araignée Akira Kurosawa reprend l’histoire de Macbeth, mais en la déplaçant dans le Japon du XVIème siècle. À cette époque le pays est en pleine guerre civile, ce qui n’est pas sans rappeler le contexte troublé de la tragédie Shakespearienne. Les shoguns, les seigneurs de guerre japonais, se mènent alors une guerre sans merci, et tout comme dans Macbeth multiplient les complots. Réalisant cette correspondance, Kurosawa décide de mettre en scène la pièce dans ce décor : « Lorsque j’ai lu Macbeth, j’ai trouvé ça très intéressant. Ça m’a fait penser à beaucoup de choses. Le Japon de la guerre civile et l’époque de Shakespeare se ressemblent beaucoup. Les personnages aussi. Donc prendre du Shakespeare et l’adapter à un contexte japonais n’était pas difficile. 4 » Kurosawa change les noms et les lieux, et modifie sensiblement l’histoire : le cinéaste ajuste Macbeth à son projet. Néanmoins malgré cette prise de liberté, l’adaptation reste fidèle à l’esprit de la pièce. En effet Kurosawa respecte la construction de Macbeth, et les déplacements qu’il opère n’altèrent pas la structure narrative de l’œuvre originale. Le récit du Château de l’Araignée reprend largement celui de Macbeth, tel que je l’ai résumé plus haut. Il s’agit de la même histoire, mais avec quelques modifications. Par exemple, les personnages ont des noms différents : Macbeth s’appelle Washizu dans le film, Banquo est Miki, et Lady Macbeth devient Lady Asaji. Les lieux changent également, l’action se déroulant dorénavant dans le territoire fictif du château de l’Araignée. Enfin, le scénario est légèrement retouché. Par exemple s’il y a trois sorcières dans la pièce, il n’en reste plus qu’une dans le film, et si dans la pièce Macbeth meurt au cours d’un duel à l’épée, dans le film Washizu est criblé de flèches, par l’armée qui se retourne contre lui. 3 4 Ibid., p. 25. Extrait d’une interview d’Akira Kurosawa, réalisée en 1986 par Leslie Megahey pour la BBC. 8 La question de l’adaptation Macbeth est donc un modèle pour Le Château de l’Araignée. L’œuvre de Shakespeare fait figure de structure, à laquelle Kurosawa se réfère. D’un côté le film diverge de la pièce, et de l’autre, il lui est fidèle. Il y a là une réelle ambivalence, entre ce mouvement de réappropriation d’une part, et ce respect rigoureux à la pièce d’autre part. Ces deux tendances contraires dessinent un écart, qui est significatif. Il s’agit de l’écart de l’adaptation. C’est l’écart entre le film et la pièce, entre l’œuvre et son modèle. Aussi l’étudier est révélateur, car un tel face-à-face positionne le cinéaste : il met ses choix en avant, et indique dans quelle perspective il se situe. I – 2 – Une machinerie théâtrale Un mouvement vers Shakespeare Le fait que Kurosawa soit japonais, et donc étranger vis-à-vis de Shakespeare, est décisif dans son travail d’adaptation. Ne lisant Shakespeare dans le texte il ne lui est pas tributaire de la langue, contrairement à Orson Welles par exemple5. Une telle barrière langagière encourage l’adaptation. Elle encourage la réappropriation, le déplacement, du fait que le texte travaillé est une traduction (c’est-à-dire lui-même un texte adapté, déplacé). Mais Kurosawa choisit de radicaliser cette position, et de l’étendre du texte à l’ensemble du récit : Le Château de l’Araignée est tout entier une traduction de Macbeth. Ce ne sont pas uniquement les dialogues, mais l’intégralité de la forme, qui est déplacée de l’Ecosse au Japon, du théâtre au cinéma. Ce faisant, Kurosawa opère un basculement, un déplacement de perspective vis-à-vis de Macbeth. Contrairement à la plupart des adaptations, on a la sensation ici que Kurosawa ne part pas de Shakespeare, mais va vers Shakespeare. Car à l’origine de son projet il y a une tabula rasa, un déracinement absolu de la diégèse Shakespearienne, que Kurosawa transplante dans sa culture-mère japonaise. Le geste premier du cinéaste, à l’égard de Macbeth, est de tout balayer, et de repartir de l’histoire de son propre pays. Shakespeare est dans un premier temps effacé. Sa transposition fait amnésie : qui ne connaît l’histoire de Macbeth n’a pas idée, lorsqu’il voit Le Château de l’Araignée, qu’il s’agit de son adaptation. Toutefois, dans un deuxième temps Kurosawa dresse des ponts vers Shakespeare. Non seulement il reprend la trame de Macbeth, en adaptant la pièce, mais il engage un large mouvement vers le théâtre, tant occidental que japonais. 5 Cf. l’adaptation de Macbeth par Welles, plus proche de la pièce, plus fascinée par sa langue. 9 La mise en place du film La première séquence du Château de l’Araignée est à cet égard frappante, car elle place le film dans le paradigme du théâtre. Tout d’abord, classiquement mais d’une manière particulièrement pertinente ici, le générique, constitué d’une succession d’idéogrammes, évoque la présentation des personnages d’une pièce théâtrale : les protagonistes du drame sont présentés au spectateur. Puis, dans un fondu apparaît la première image, un paysage de montagne embrumé. En bandeson, un chœur commence à chanter d’une voix grave : « Voyez ces vestiges désolés… Traces du château de l’obsession... Ne semblent-elles pas habitées… par ces morts qui l’ont anéanti… Ils ont emprunté la voie du démon… la voie de la passion démoniaque… Jadis, maintenant… rien ne change. » Au fur et à mesure que le chant avance, la caméra scrute le paysage vide, par panoramiques, et l’on se rend compte de la présence de pierres, de ruines. Puis, en plongée se dégage ce qui semble être un monument : une haute poutre de bois clair, plantée verticalement, entourée d’une clôture foncée. Un gros plan sur la poutre révèle une inscription : « vestiges du château de l’Araignée ». Le chant s’éteint, et l’on passe à un plan large, où l’on distingue au loin, au centre du cadre, le monument/vestige du château de l’Araignée. La brume se fait alors plus dense, et asphyxie littéralement l’espace du cadre, dans un effet semblable à un fondu au blanc. Puis, lentement la brume s’atténue, et derrière elle le spectateur découvre le château de l’Araignée, cette fois reconstitué. Un cavalier en costume entre dans le cadre : l’histoire du château de l’Araignée débute dès à présent. Le présent mis au passé Cette première séquence, située entre le générique et le début effectif du récit, a un statut particulier dans le film. Tout d’abord elle pose un décor originaire, les collines où se trouvent les ruines du château de l’Araignée. Kurosawa les filme d’une manière descriptive, presque documentaire. Il montre au spectateur le paysage de la tragédie. Ensuite, le chant prend à partie le spectateur (« Voyez ces vestiges désolés ») : il l’invite à s’identifier au film, c’est-à-dire à rentrer dans l’illusion de sa réalité. Le film, dans cette première séquence, propose une temporalité qui se veut synchrone à celle de la projection. La séquence se donne fictivement au présent. Mais avec l’apparition du chant, le spectateur comprend que le film installe deux couches temporelles : un présent, illusoire, qui se propose de correspondre avec le présent de la projection, et un passé, donné d’emblée comme légendaire (le chant évoquant une légende). Le film, par la suite, va ressusciter les ruines, va rejouer la tragédie oubliée. Il va rappeler le « jadis », l’actualiser en « maintenant » : le film va remémorer cette histoire 10 légendaire. Ou plutôt, le film va transformer le « maintenant » en « jadis » : à travers le fondu de la brume, qui fait apparaître le château de l’Araignée, c’est le présent qui se transforme en légende. Le présent en ruines devient un passé mis en scène, sous le regard du spectateur. Le fondu est un effet qui marque ce passage, du présent au passé représenté. Comme dans une pièce de théâtre, le film propose ainsi un spectacle en représentation. À partir d’une scène vide, le paysage désolé, une histoire se reconstitue, le temps de la projection. Kurosawa, avec cette première séquence, crée donc un espace tampon, qui a comme valeur de baliser pour le spectateur la scène de la représentation. Il représente la représentation. Ce faisant, il lui insuffle cet aspect magique proprement théâtral de « retour à la vie », dont parle Peter Brook à la fin de son livre L’Espace vide : Une représentation, c’est le moment où l’on montre quelque chose qui appartient au passé, quelque chose qui a existé autrefois et qui doit exister maintenant. Car une « représentation » n’est pas imitation ou description d’un événement passé : la représentation est hors du temps. Elle abolit toute différence entre hier et aujourd’hui. Elle prend ce qui s’est passé hier et le fait revivre aujourd’hui sous tous ses aspects, y compris la spontanéité. En d’autres termes, une représentation, c’est une mise au présent, qui doit favoriser un retour à la vie que la répétition avait nié, mais qu’elle aurait dû sauvegarder.6 En marquant une différence entre le présent en ruines et le passé de la légende, Kurosawa recrée artificiellement ce sentiment de sortie hors du temps propre à la représentation théâtrale. Non seulement le présent devient passé, avec la mise en scène de la tragédie, mais le fait qu’il y ait représentation induit une certaine magie. Cette magie réside dans l’ambiguïté de la spontanéité théâtrale dont parle Brook. En effet au théâtre, les gestes ont l’étrangeté de la mise au présent d’une action morte. Le temps du spectacle le texte prend corps, la pièce se réanime. Cela confère à la représentation théâtrale comme une qualité de « sur-présence » : le présent y est intensifié, porté par cette spontanéité d’essence irréelle. Certes il s’agit ici de cinéma, et donc la spontanéité qu’évoque Brook serait à de nouveau problématiser, mais ce qui importe est qu’il y ait un effet de représentation. En des termes purement cinématographiques, Kurosawa dresse à travers cette séquence introductive la scène de la représentation à venir. Par là, il signifie au spectateur qu’à l’instar d’une pièce de théâtre, on lui donne à voir la mise au présent d’un drame déjà joué. 6 Peter Brook, L’Espace vide, Editions du Seuil, Paris, 1968, 2003, p. 179. 11 L’écriture du théâtre Avec la première séquence du film, Kurosawa simule cinématographiquement un dispositif de type théâtral. Il génère un plan théâtral, sur lequel ensuite le film se développe. C’est comme un cadre, qui enchâsse le récit, et qui renvoie de manière allusive à Macbeth. Par ailleurs, d’autres aspects de la mise en scène rappellent les conventions du théâtre. Par exemple, la construction du film insiste beaucoup sur la succession des lieux, et notamment des intérieurs : le décor permet de rendre compte de l’évolution de Washizu, de son avancée dans la prophétie. Ainsi le déroulement du film n’est pas éclaté, mais linéaire. Comme dans une pièce de théâtre, les espaces s’enchaînent les uns aux autres, les scènes les unes aux autres, sans se superposer. Il n’y a jamais de montage alterné, entre deux espaces différents. De ce fait le film conserve la structure d’une pièce de théâtre traditionnelle, élaborée comme un enchaînement linéaire d’actes et de scènes. Enfin, en outre de l’importance des dialogues dans la construction narrative du film (un autre héritage de Macbeth : la parole a souvent une puissance performative, et notamment à travers la prophétie), dans les similitudes que le film entretient avec le théâtre, on peut relever le fait que la prophétie écrive à l’avance le destin des personnages. Puisque la prophétie fixe les destins, les personnages donnent l’impression d’être les acteurs d’un scénario écrit d’avance, d’une pièce jouée d’avance. Inexorablement, le destin happe les personnages. Contrairement à la plupart des films de fiction, leur sort n’est pas ouvert mais en entonnoir. Cette sensation d’assister à un mécanisme dont on connaît d’emblée l’issue renforce l’idée de représentation. Tel un spectacle de marionnettes, les agissements des personnages paraissent manipulés par un fil invisible. Ou plutôt, la sensation que leur destin est écrit rend visible le fil du scénario (de la pièce de théâtre), que les acteurs animent. Le récit du Château de l’Araignée est une mise en scène du destin. À travers différents effets reliés à l’expérience théâtrale il représente ses rouages, les rend sensibles. Comme dans Macbeth, le destin pressure l’histoire. C’est une machinerie théâtrale : un engrenage qui emporte le film, et qui broie ses protagonistes. I – 3 – Le théâtre oriental Le théâtre dans le film : récapitulatif Je viens d’énumérer plusieurs aspects du Château de l’Araignée qui renvoient à la forme théâtrale. Cependant, je n’ai jusqu’ici considéré le théâtre que dans son acception occidentale. Il s’agissait d’observer le mouvement vers Shakespeare, engagé par Kurosawa : 12 qu’est-ce que le cinéaste retient de Macbeth, et, plus largement, du théâtre Shakespearien. Nous avons constaté que c’était avant tout la structure de l’œuvre, l’enveloppe, le dispositif. Dans la stricte mise en scène en effet, Kurosawa dévie. D’une part Le Château de l’Araignée est absolument cinématographique, comme on le constatera plus tard (on est très loin du « théâtre filmé »). Et d’autre part, en poursuivant cette logique de déplacer Macbeth dans un contexte japonais, Kurosawa choisit d’envisager la pièce selon la forme d’un théâtre typiquement oriental : le théâtre Nô. Présentation du Nô Le Nô est l’une des plus anciennes formes théâtrales japonaises. Dès son origine, au XIVème siècle, le Nô est un spectacle de cour, un théâtre de nature aristocratique. Le jeu d’un acteur de Nô est dépouillé et extrêmement codifié. Sa gestuelle est ainsi très stylisée, et sa parole proche du chant. De plus il porte des costumes et des masques spécifiques. Le Nô est au cœur de la culture japonaise. Il relève d’une culture traditionnelle, au même titre par exemple que l’art des jardins ou la poésie haïku. Le jeu de Lady Asaji Pourtant, dans le film, la forme du Nô ne se repère pas immédiatement. En effet Kurosawa n’en conserve pas les attributs les plus apparents, les plus évidents : nulle part on ne voit des masques ou des costumes traditionnels Nô. Comme pour son travail d’adaptation avec Macbeth en fait, le cinéaste déplace les codes du Nô, et les réajuste à son projet. L’utilisation du Nô se fait donc subtilement, par touches, mais malgré tout systématiquement. Il y a une scène dans le film où l’évidence du Nô semble percer, et passer au premier plan. C’est lorsque Washizu part assassiner le seigneur de l’Araignée, alors qu’il n’est que le maître de la citadelle du Nord. Quand Washizu s’en va, la caméra reste avec Lady Asaji. Elle est seule, placide, dans la chambre où le maître précédent s’est suicidé, en se faisant seppuku. En silence, un travelling-avant cadre Asaji assise, en plan moyen. Dans une posture fixe, elle bouge très lentement son regard, puis son visage. Elle se retourne et observe les traces de sang sur le mur, peinture abstraite, rappel du corps du suicidé, actualisation de l’idée de meurtre. En bande-son, une musique traditionnelle gonfle, jouée par une flûte traversière. Asaji, brusquement glacée par l’horrible de la situation, reprend sa pose première, immobile. Puis elle se lève soudainement, se retourne vers le mur ensanglanté, et entame quelques pas de danse alors que la musique devient rythmique (avec l’arrivée d’instruments percussifs). Sa danse, se résumant à une esquisse de quelques gestes, est étrangement stylisée. La caméra 13 prend part à sa chorégraphie en découpant l’espace, puis en se rapprochant d’elle, dans une accélération qui répète le rythme de ses pas. Asaji se fige de nouveau, en regardant le sol taché de sang. Elle se retourne, la caméra fait de même en prenant le contre-champ, et l’on voit Washizu pénétrer dans la pièce à reculons. Il tremble, une lance maculée de sang dans les mains. L’émergence du Nô, dans la forme filmique Cette courte scène, d’à peine plus d’une minute, synthétise l’ensemble des rapports que tisse le film envers le Nô. Aussi l’analyser a valeur d’exemple, et vaut pour le reste de l’œuvre. En premier lieu il y a la musique, tout à fait singulière. Celle-ci est représentative d’une esthétique japonaise, avec ses harmonies rêches et ses rythmes brisés. La mise en scène lui accorde une grande importance. Car si d’une manière générale la bande-son du film est extrêmement épurée, Kurosawa optant pour une économie expressive, dans cette séquence hormis un plissement de robe significatif, elle se résume à la musique seule. Une telle mise en avant de la musique n’est pas sans rappeler le dispositif du théâtre, Nô cette fois, puisqu’une représentation de Nô est toujours accompagnée de musique. Les musiciens sont traditionnellement situés dans le fond de la scène, et leur musique a pour fonction de produire des atmosphères étranges, notamment quand des éléments surnaturels interviennent. Ici le film reproduit cette situation théâtrale, mais artificiellement : la musique provient de la bandeson et non plus de la scène. En revanche la tension est conservée, entre le jeu de l’actrice et la musique. Le dispositif subsiste, mais à un niveau plus abstrait. Les acteurs de Nô jouent en costumes et avec des masques traditionnels. A priori, cet aspect n’est pas respecté dans le film. Aucun acteur ne porte de masque. Toutefois au sein de cet ensemble, le personnage de Lady Asaji semble faire exception7. En effet, le jeu de Lady Asaji dénote de celui des autres acteurs, en particulier en ce qui concerne ses expressions faciales. L’actrice travaille dans un registre rigide, ce qui l’amène à produire des attitudes anormalement pauvres. Son visage est toujours impassible, pratiquement seules bougent ses lèvres : contrairement aux autres personnages ses émotions paraissent bloquées, contenues en deçà de leur expression. Le visage reste perpétuellement figé, tel un masque qui cacherait l’émotion : le jeu de l’actrice donne l’impression qu’elle porte un masque. Son jeu simule un masque, elle en recrée un, artificiellement. L’élément masque, un des fondements du Nô, reste 7 Avec son double dans le récit, le personnage de la sorcière, qui lui répond symétriquement. 14 donc présent, mais par simulation, de manière sublimée. Comme le relève Lionel Guillain, la présence de ce masque déplace le champ expressif, et sa contrainte ouvre l’acteur de Nô à un autre type de répertoire : Peu importe, l’impossibilité de l’acteur du théâtre nô à ne pouvoir s’exprimer par le visage. Cette contrainte qui consiste à masquer son visage n’en est pas vraiment une puisqu’elle favorise, par le manque qu’elle provoque, une mise en relation de l’énergie spirituelle avec le reste du corps. Ainsi, le visage objectivé par le masque, contraint l’acteur à décupler ses capacités corporelles. […] Le port d’un kimono pesant et rigide limite les expressions de son corps et conduit l’acteur à s’exprimer que par les parties visibles. C’est pour cette raison que la main et le pied ont pris une importance particulière.8 Le masque d’une part, le kimono d’autre part, sont des caches pour le corps. L’acteur en tire partie, en stylisant sa gestuelle. Il travaille avec les parties de son corps qui restent visibles, en leur insufflant un poids expressif tout à fait particulier. L’acteur de Nô leste ses gestes, à l’exemple ici de Lady Asaji, qui exprime un infini en seulement quelques mouvements9. Son désarroi s’écrase dans le plan par à-coups, dans l’entre-deux de ses saccades, dans le terrible de son regard. Enfin, le Nô renvoie à la tradition. Le Château de l’Araignée est un film en costumes. Et s’il ne présente pas de costumes Nô typiques, on peut considérer que l’utilisation même des costumes renvoie à l’usage dans le Nô de porter des costumes d’époque. Dans Eloge de l’ombre, Junichirô Tanizaki parle en ces termes du théâtre Nô. Il souligne combien le Nô est lié à la transmission d’un folklore japonais : C’est que l’obscurité qui règne sur la scène de nô n’est autre que l’obscurité des demeures de ce temps-là ; quant aux dessins et aux accords de couleurs des costumes de nô, s’ils sont un peu plus vifs peut-être que dans la réalité, ils n’en sont pas moins analogues, dans l’ensemble, à ceux des vêtements que portaient les nobles et les seigneurs du temps. […] Le nô en vérité montre dans sa forme la plus haute la beauté des hommes de notre race ; combien imposante et majestueuse devait être la démarche de ces vétérans des antiques champs de bataille lorsque, avec leurs visages burinés par le vent et la pluie, tout noirs avec les pommettes saillantes, ils revêtaient ces capes, ces robes d’apparat, ces costumes de cérémonie de semblables couleurs, ruisselants de lumières.10 Le Nô s’inscrit dans un mouvement de résurrection, omniprésent dans le film. Le Nô, théâtre classique, correspond à un resurgissement du passé japonais. Si bien que les recherches 8 Lionel Guillain, Le Théâtre Nô et les arts contemporains, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 59. Il faut élargir cette remarque à l’ensemble de la mise en scène, car de l’aveu même de Kurosawa, la forme stylisée du film est une réponse à l’épuration du théâtre Nô (cf. les bonus de l’édition DVD Wild Side). 10 Junichirô Tanizaki, Eloge de l’ombre, Publications orientalistes de France, Paris, 1933, 1993, p. 70. 9 15 historiques de Kurosawa, qui réutilise les mêmes costumes, les mêmes objets, les mêmes décors qu’alors, vont de pair avec son travail sur le Nô. Dans un souci de reconstitution, le cinéaste s’inspire de la forme théâtrale la plus traditionnelle, et donc la plus en phase avec son désir de mise en scène. Le Nô rejoue un art du passé, comme le film rejoue une légende oubliée. Le classicisme face à la modernité Vis-à-vis de Macbeth ou du Nô, c’est donc la même attitude que Kurosawa développe. Dans Le Château de l’Araignée, il utilise le théâtre comme un appel vers le passé. Le théâtre sert de base pour l’élaboration du travail cinématographique. Macbeth représente une origine occidentale, et le Nô une tradition japonaise. Avec son cinéma Kurosawa se situe au croisement de ces deux influences. Il les prend en compte, en menant un travail rigoureux tant sur Macbeth que sur l’époque de la guerre civile japonaise, mais les dépasse aussi, en se positionnant résolument dans son temps. Le cinéaste en effet ne réalise pas une œuvre classique : s’il prend appuie sur une tradition classique, c’est pour aussitôt l’actualiser cinématographiquement. Son style relève d’une modernité, et son propos, nous l’observerons, se rapporte à l’actualité contemporaine du film. Ainsi si la tradition occidentale s’oppose à celle orientale, avec le déplacement de Macbeth dans un contexte japonais, elles se rejoignent également en tant que symboles d’un temps passé. Celui-ci, en retour, s’oppose au temps présent du film, c’est-à-dire à l’histoire du XXème siècle. D’un côté c’est le théâtre, en tant qu’art originel, et de l’autre c’est le cinéma, en tant que médium de la modernité. 16 II – L’espace filmique On pourrait envisager l’espace cinématographique comme un phénomène dynamique et fondamentalement multiple, qui se construirait virtuellement dans l’esprit du spectateur. On pourrait considérer l’objet film à l’aune du concept de rhizome, développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, et en tirer les conséquences. L’espace filmique serait alors un agencement de dimensions, qui s’instituerait de manière organique dans la perception. L’espace rhizomique comme un agencement ouvert de territoires : un espace troué, à l’allure de cerveau11. II – 1 – Approche du film L’analyse prismatique Fondamentalement, je considère le film comme un objet en devenir. J’estime qu’un film est avant tout un phénomène perçu : en tant qu’objet esthétique, il n’existe qu’à travers le regard de son spectateur. De ce postulat découle une remarque fondamentale vis-à-vis de l’attitude analytique : puisque le regard du spectateur est relatif, variable, le film est perçu de manière inconstante. Un film n’est donc pas une donnée stable (s’il l’est c’est théoriquement, en tant qu’abstraction), mais un flux polyphonique dans lequel l’attention du spectateur glisse, et ricoche. Un film propose un espace sensible dynamique, stratifié en de nombreuses couches de sens. Aussi il n’y a pas un mais une multiplicité d’espaces au cinéma : à l’image répond le son, au son répond la structure, à la structure répond la diégèse, à la diégèse la cartographie, etc., et cet ensemble s’imbrique dans la perception du spectateur. Chaque espace correspond à la perception d’une dimension filmique, et la perception passe perpétuellement d’un espace à un autre. Il ne s’agit pas pour moi d’instaurer une grille analytique pratique, mais de rendre au film la complexité de sa réalité12. Car à la différence d’une phrase écrite, que l’on peut considérer linéairement, un plan de cinéma est d’emblée une expérience éclatée. L’analyse filmique doit donc prendre en compte cet éclatement. Pour ma part, c’est envisager l’objet 11 Cf. un travail précédent, L’anatomie du « rhizome » : étude de l’espace dans Le Désert rouge de Michelangelo Antonioni, mémoire de Master 2, Université Paris 3 – U.F.R. de Cinéma et Audiovisuel, septembre 2008. 12 Pierre Kaufmann parle ainsi de la pluralité inhérente à la perception : « Perceptivement nous habitons en effet un monde de réalités qui sont tantôt perdues, tantôt ramenées à nous par l’attention, ou par une redécouverte active des régions de l’espace où elles nous étaient momentanément soustraites. » (Pierre Kaufmann, L’Expérience émotionnelle de l’espace, Vrin, Paris, 1967, 1987, p. 75.) 17 filmique comme un prisme, et se concentrer successivement sur quelques-unes de ses facettes. L’analyse correspond alors à une rotation systématique de ce prisme. Remarques sur la mise en scène Dans Le Château de l’Araignée, il semble que Kurosawa atteigne un sommet dans son art de la mise en scène. Dans un état de grâce stylistique, chacun de ses plans est inspiré et précis. L’ensemble présente une liberté formelle stupéfiante, tout en étant concis, de par la rigueur du cinéaste. La précision du cinéaste est liée à sa conscience de la narration cinématographique. Il a le souci de raconter une histoire, ce qui l’amène à rechercher systématiquement la forme la plus juste pour son récit. Toujours, Kurosawa vise l’expression la plus cinématographique. Avec Le Château de l’Araignée il arrive à une maîtrise du langage cinématographique relevant de la virtuosité, tout en réussissant à ne pas diluer cette puissance formelle dans une esthétisation. Une telle gageure vient que sa mise en scène est perpétuellement pensée en fonction du récit. Ici la question du rythme est cruciale. Il n’y a jamais de longueurs, tout est parfaitement dosé. Le montage va droit à l’essentiel d’une scène. Les cadrages reposent sur un découpage strict des séquences, ce qui balise le montage avec précision. Cet art dans le découpage est éminemment occidental, et l’on pense par exemple à Hitchcock qui tournait avec une exactitude telle qu’un seul montage fut possible, celui permis par son découpage. Ce n’est pas un hasard si Kurosawa fut un des premiers réalisateurs japonais à connaître une reconnaissance internationale. Son style s’inscrit dans le prolongement du cinéma classique américain, qui met la forme au service du récit. C’est une logique économique : tout effet doit avoir une efficacité narrative13. Gilles Deleuze interprète cette aptitude de Kurosawa à dégager la forme juste comme un élan métaphysique. Selon lui, Kurosawa dépasse là la contingence narrative pour exprimer une problématique de nature existentielle : Il faut arracher à une situation la question qu’elle contient, découvrir les données de la question secrète qui, seules, permettent d’y répondre, et sans lesquelles l’action même ne serait pas une réponse. Kurosawa est donc métaphysicien à sa manière, et invente un élargissement de la grande forme : il dépasse la situation vers une question, et élève les données au rang de données de la question, non plus de la situation. […] Celui qui ne comprend pas, celui qui s’empresse d’agir parce qu’il croit tenir les données de la situation, et s’en contente, celui-là périra, d’une 13 Chris Marker souligne ce point dans le documentaire qu’il consacre à Kurosawa : « Il n’aime pas qu’on insiste sur cet aspect là de son travail et qu’on le présente comme un homme obsédé par la violence. Il dit que pour lui ce ne sont que des problèmes techniques à résoudre » (Chris Marker, AK, 1985, 46’ du film). 18 mort misérable : dans Le Château de l’Araignée, l’espace-souffle se transforme en toile d’araignée qui prend Macbeth au piège, puisque celui-ci n’a pas compris la question dont seule la sorcière tenait le secret.14 Kurosawa condense la forme cinématographique, dans une précision de virtuose, ce qui simultanément l’ouvre à des questions plus larges. En se concentrant sur l’expression d’une situation narrative, il l’extrait également, et la hisse vers une problématique omniprésente dans son œuvre, de nature humaniste, qui correspond à mettre l’être dans une situation de tension vis-à-vis du monde. Une appréhension émotionnelle de l’espace Dans la mise en scène de Kurosawa, les personnages occupent une place centrale. Du fait de l’importance donnée au récit, son système formel se focalise autour des personnages. Kurosawa filme une scène en la rapportant aux protagonistes. Perpétuellement, il met en tension la figure humaine avec sa propre mise en scène (avec le décor, avec le cadrage, avec le montage). Cela induit un rapport particulier à l’espace. L’espace, dans Le Château de l’Araignée, est perçu dans son rapport avec les personnages. L’espace est investi par les personnages et par leur psychologie. Certes l’espace n’est jamais neutre au cinéma, et toujours vecteur d’émotions variées. Toutefois ici cette qualité est redoublée par le lien puissant que l’espace noue avec les personnages. L’espace est comme animé par eux, c’est-à-dire que dans une logique projective, le spectateur aborde l’espace émotionnellement, en le liant avec les personnages. Pierre Kaufmann, dans son livre L’Expérience émotionnelle de l’espace, fait état de cette propension qu’a l’espace à déclencher des émotions. En menant une réflexion d’ordre phénoménologique, il analyse certaines émotions provoquées par des situations dans l’espace. Il aboutit à la conclusion que l’espace est une perception subjective, dans laquelle l’individu se projetterait. Ainsi, selon lui, l’espace serait le théâtre d’une projection psychologique, qui rejouerait un rapport émotionnel entre le Je du sujet percevant et Autrui. Considéré de la sorte, l’espace n’est plus une donnée fixe mais une entité mouvante que la perception restructurerait. La réalité de l’espace serait ajustée par le regard du sujet : « L’espace, autrement dit, s’ouvre et se creuse, il cesse d’être le milieu où les choses se situent, il est leur pulsation continue, et de leur surgissement même s’ouvre le regard qui s’y précipite. […], et c’est ainsi que dans l’étendue vient à s’indiquer, comme un pôle centrifuge, un point de vide.15 » Le point de vide 14 15 Gilles Deleuze, L’Image-Mouvement, Les Editions de Minuit, Paris, 1983, p. 257-258. Pierre Kaufmann, op. cit., p. 31. 19 dont parle ici Kaufmann, c’est la relation à Autrui. Quand cette relation s’étiole, lorsqu’elle est par exemple submergée par une montée d’angoisse, alors à son tour la perception de l’espace s’altère. L’espace se déforme, car en lui le sujet projette son angoisse (ou d’autres états émotionnels, comme la peur ou la joie). Si la plupart des scènes du Château de l’Araignée présentent un espace « normal », du moins en apparence, certains plans travaillent explicitement cet état de déformation spatiale, quand les perceptions d’un personnage deviennent troubles. C’est notamment l’espace de l’hallucination, quand la réalité spatiale se déforme par la projection d’une angoisse délirante. Cependant, le moment spectaculaire de l’hallucination ne doit pas évacuer d’autres situations, plus en retrait. Je vais donc mettre de côté pour un temps la culmination hallucinatoire, et analyser d’autres aspects du film en lien avec cette « expérience émotionnelle de l’espace ». II – 2 – Des mondes intérieurs Le décor Qu’est-ce qu’un artiste si ce n’est quelqu’un de confronté à sa solitude ? La création est un dialogue de sourd, où voltigent les pulsions. Kurosawa, en maître d’œuvre, écrase les siennes dans le film. Il les brise, en fait de la poussière, et construit des visions. Il élabore des châteaux, dans lesquels les perspectives sont des vertiges. Les personnages se déplacent dans le décor, mais le décor les bouscule. Il les enkyste psychologiquement, en les encadrant de manière expressive. Par ses légères contre-plongées, Kurosawa fait buter le regard contre les angles. Souvent, les cadres dirigent la respiration. C’est particulièrement le cas dans les scènes d’intérieur, où les parois ont valeur d’enchâssement. C’est comme si elles dictaient le rythme de l’action aux personnages. Ainsi la séquence du meurtre du seigneur par Washizu, dont j’ai déjà parlé à propos du théâtre Nô : dans le complot puis dans la danse Nô, le sol, les murs et le plafond forment une entité dynamique qui prend part au drame. Le décor renvoie la pulsation en étant le terme absent de la discussion. Quand Lady Asaji esquisse des pas de danse, elle parle avec l’espace. Ses mouvements sont des incisions, qui rebondissent contre le décor. Bien sûr elle s’offre au spectateur, par la caméra, et produit un événement. Mais dans la relation psychologique qu’elle vit, l’actrice joue et avec le meurtre qui se commet horschamp, et avec le lieu. Et, une fois transcrite cinématographiquement, avec la bande-son, le cadrage et le montage. Mais le décor de la chambre est la coquille de cet événement filmique. C’est la matrice, non pas de la séquence (car la séquence est structurellement dépendante du 20 reste du film), mais de cet acte cinématographique. Soit, en d’autres termes, de ce nœud expressif. Les décors vivent par leur rigueur. Leur immobilité frappe, et dessine un rapport à l’espace gluant. Les volumes avancent dans le regard, dans une pure liturgie optique. Cette élasticité du décor est caractéristique de l’expérience émotionnelle de l’espace telle que la définit Kaufmann. Selon lui en effet, l’atmosphère (soit le décor, en tant qu’il excède l’objet qu’il contient), agit sur l’intégralité de l’expérience spatiale : L’atmosphère, en effet, c’est d’abord la qualité émotionnelle en tant qu’elle est inhérente à la totalité d’un champ d’expérience, et non pas à un objet déterminé […]. De ce point de vue, l’atmosphère se caractérisera comme une expression de l’intensité dans l’extension ou, si l’on veut, comme la marque du caractère primitivement intensif de l’extension, en tant que celle-ci témoigne au sujet d’un certain degré de présence. […] Et nous nous préparons ainsi à saisir ce que peut être une nuit lourde ou légère, en quel sens quasi-littéral nous pouvons prendre l’élasticité de l’espace. […] Autrement dit, l’atmosphère n’est pas un contenu, mais un auxiliaire de la vision, elle n’est pas vue, mais elle donne à voir.16 L’atmosphère, matérialisée dans le film par les décors, détermine un arrière-plan émotionnel qui saisit les personnages. Par sa tonalité émotionnelle, elle qualifie les scènes. Elle installe une ambiance qui est indirectement signifiante, l’atmosphère agissant de manière subliminale. Le décor nappe l’espace, lui donne consistance émotionnellement, et par intensification, le fait jaillir. Le phénomène ombreux La notion de décor embrasse de nombreux paramètres. Par exemple, pour une scène d’intérieur, le décor fait intervenir la scénographie, l’architecture du lieu, les objets présents dans le champ, mais aussi l’éclairage, qui est un vecteur d’ambiance fondamental. Dans Le Château de l’Araignée, le travail de la lumière est ainsi un point formel essentiel. Kurosawa l’utilise pour ses qualités expressives, d’une manière tout à fait singulière. Le film a une qualité lumineuse particulière, qui s’origine dans le type de pellicule utilisé. Sur l’ensemble du film, l’image noir et blanc est contrastée, mais en même temps toujours dans une tonalité sombre. La pellicule semble déplacer le spectre lumineux vers le sombre. Même dans les scènes les plus éclairées, le blanc est légèrement grisâtre. De plus, si le contraste entre les noirs et les blancs est tranché (les noirs ayant une densité forte, qui les extrait dans le plan), la transition dans les gris est paradoxalement douce, presque laiteuse. 16 Pierre Kaufmann, op. cit., p. 224-225. 21 C’est comme si un filtre ombreux avait été placé devant la caméra, qui aurait grisé le réel, et renforcé les noirs. L’omniprésence d’une légère granulation, qui berce l’image de sa douce vibration, sous-entend que le film a été tourné avec une pellicule à haute sensibilité. Peut-être que Kurosawa a contrebalancé cette haute sensibilité à la lumière par une plus grande fermeture du diaphragme, c’est-à-dire par une légère sous-exposition, ce qui pourrait expliquer le déplacement dans une gamme lumineuse sombre.17 S’ajoutant à cette pellicule particulière, l’éclairage favorise l’apparition du phénomène ombreux. Souvent réduite à quelques sources, la lumière ne baigne jamais les scènes. Elle vient rencontrer les objets pour projeter leurs ombres, ou même ne les éclairent que partiellement, en laissant leurs restes dans l’obscurité. Cette lumière directive, sélective, qui procède par touches, s’inscrit dans une culture de l’ombre typiquement japonaise. Junichirô Tanizaki en trace la généalogie, et la fait converger dans l’image de la maison japonaise, qu’il pense comme une réserve d’ombres fantastique : Jadis, par contre, tant dans les palais que dans les lieux de plaisirs, l’usage exigeait des plafonds hauts, des couloirs larges et d’immenses salles de plusieurs dizaines de nattes, ce qui implique que dans ces édifices stagnait à toute heure une obscurité de cette sorte, pareille à un brouillard impénétrable. […] Or, ces « ténèbres sensibles à l’œil » donnaient l’illusion d’une sorte de brouillard palpitant, elles provoquaient facilement des hallucinations et, dans bien des cas, elles étaient plus terrifiantes que les ténèbres extérieures. Les manifestations de spectres ou de monstres n’étaient somme toute que des émanations de ces ténèbres, et les femmes qui vivaient en leur sein, entourées de je ne sais combien de rideaux-écrans, de paravents, de cloisons mobiles, n’étaient-elles pas elles-mêmes de la famille des spectres ?18 Phénomène intrinsèquement décoratif, au sens actif du terme, l’ombre renvoie dans l’intérieur japonais à la notion d’habitation. L’ombre habite l’espace, en étant un effet recherché. L’ombre est cultivée, dans l’architecture japonaise, et en retour est investie d’un pouvoir de fascination. Elle a une vertu anthropomorphique, tant elle est présente dans l’imaginaire japonais : c’est un milieu dans lequel les hommes se projettent, imaginent, et font apparaître 17 Cette esthétique révèle une sensibilité plastique propre à la culture japonaise. Tanizaki en fait la remarque dans Eloge de l’ombre : « Voyez par exemple notre cinéma : il diffère de l’américain aussi bien que du français ou de l’allemand par les jeux d’ombres, par la valeur des contrastes. Aussi, indépendamment même de la mise en scène ou des sujets traités, l’originalité du génie national se révèle déjà dans la seule photographie. Or, nous nous servons en l’occurrence des mêmes appareils, des mêmes révélateurs chimiques, des mêmes films (…). » (Junichirô Tanizaki, Eloge de l’ombre, op. cit., p. 32). 18 Ibid., p. 88. 22 différentes figures19. Tanizaki la relie avec justesse à l’apparition spectrale. On verra comment dans le film la brume en est le prolongement. Les châteaux de l’Araignée La topographie du film se partage entre deux types d’espace, qui se font face : d’un côté il y a les scènes d’extérieur, se déroulant en milieu naturel, dans le territoire contrôlé par le seigneur du château de l’Araignée, et de l’autre il y a les scènes d’intérieur, dans l’architecture des deux forts du film. L’extérieur de la nature, face à l’intérieur du bâtiment. Toutefois cette délimitation ricoche, car la nature du film est donnée elle-même comme étant à l’intérieur d’un territoire. Il y a ainsi une série d’englobements, qui exprime la réalité et l’enjeu du pouvoir dans le film : le seigneur du château de l’Araignée contrôle tel et tel autres châteaux, et donc tel et tel autre territoire, mais son pouvoir s’arrête à telle frontière, qui marque l’entrée dans le territoire de l’ennemi. Tout le récit se noue autour de cette topographie fondamentalement stratégique, où le pouvoir, dans une logique féodale, s’exprime par territoires. Les châteaux apparaissent comme des points de concentration, qui émergent au milieu de la nature. Si la nature est l’espace de l’immanence, les châteaux sont celui de la finitude. Ce sont des enclos, qui ramassent l’activité humaine. Aussi leur symbolique est cruciale, et se rattache à celle de l’habitation. Les châteaux sont des espaces habités. À l’instar d’une maison, ce sont des édifices qui abritent les hommes. Les châteaux sont des enveloppes, et en tant que tel représentent une construction de pensée. Il y a une édification par l’homme, d’un bâtiment, qui lui-même contient l’homme. Cette situation synthétise l’édification d’une pensée, que l’homme ensuite habite20. Les châteaux sont profondément associés à la notion d’atmosphère. Ils n’apparaissent jamais pour eux-mêmes, mais toujours en tant que décor. Ils sont à l’arrière-plan des personnages. Aussi, en les englobant, ils conditionnent les corps. Il faudrait décrire ces intérieurs japonais fascinants, dont la géométrie répétée aspire le regard. Les droites et les angles interpellent. Ils invitent la vision à prendre de la vitesse, puis à buter contre un croisement. 19 Je renvoie ici au chapitre que Jacques Aumont consacre à la question de l’ombre dans Matière d’images, redux, et notamment à son commentaire d’Eloge de l’ombre (Jacques Aumont, « Ombres », dans Matière d’images, redux, Editions de la Différence, Paris, 2009, p. 359 – 377). 20 Dans le film, le château représente l’habitation par excellence. En ce sens, il consacre l’activité d’édification. Au sein d’un espace vide, l’homme fait émerger un objet habitable, soit une matrice à d’autres activités. Si l’on pousse l’analogie avec l’acte de penser, le château serait ainsi l’équivalent d’un concept, à partir duquel des pensées connexes peuvent ensuite se déployer. 23 C’est un moment de fascination, lorsque le château fait glisser les corps. Lady Asaji par exemple, qui prise dans son kimono n’exécute que des petits pas. Et quand le château glisse lui-même, hors de la brume, en apparaissant en fondu au début du film, Kurosawa fixe le paradigme. Le château est un fantôme, un être spectral, qui s’extrait des temps. Au même titre que la sorcière, dont je reparlerai, les châteaux sont des entités projectives, qui émergent du contexte naturel. Le motif du cheval Image récurrente, le cheval est un agent narratif important le long du récit. Il revient à de nombreuses reprises, souvent en tant qu’élément fonctionnel (le cheval transportant les chevaliers), et parfois en tant que pur motif, présent à l’avant ou à l’arrière-plan de l’action. Fondamentalement associé au combattant, le cheval est un symbole du destin. Sa nature animale en fait un messager des forces de la nature, à laquelle la prophétie appartient. Les hommes interprètent son comportement, et le lisent comme un présage des évènements à venir (tout comme le déferlement des corbeaux, à la fin du film, présage la chute imminente de Washizu21). Il signe l’inexorable : quand Miki et son fils doivent se rendre à l’intronisation de Washizu, l’affolement du cheval est un mauvais augure, et lorsque le cheval revient seul, le soir, on comprend l’assassinat de son maître. Dans certaines scènes, la présence du cheval rend compte de l’état psychologique des personnages. Par exemple, au moment où Lady Asaji essaie de convaincre Washizu de devenir le seigneur du château de l’Araignée, alors qu’ils viennent de prendre possession de la citadelle du Nord. Tout au long de la discussion, au fond de l’image, un cheval tourne dans la cour. La trajectoire circulaire du cheval, rehaussée par le frappement de ses sabots, imprime une tension au dialogue. Mais au-delà de cette qualité atmosphérique, le cheval qui gronde, en tournant en boucle, matérialise la pensée affolée en train de s’effectuer. Le cheval est comme l’illustration de la psychologie des personnages, leur représentation. C’est la projection de leur psychologie dans la représentation. C’est une figure du double. Il est le double des personnages. Il les prolonge, les complète : il les exprime par métonymie. Celui-ci appelle celui-là. En ce sens, c’est ici un procédé narratif, puisqu’il vise à clarifier la situation, à l’exprimer visuellement, à transformer l’enjeu du dialogue en une évidence cinématographique. Le fait esthétique est fonctionnalisé, il est pensé au service du récit. 21 Par ailleurs, voici l’exemple d’un motif que Kurosawa reprend à Shakespeare : « The raven himself is hoarse/ That croaks the fatal entrance of Duncan/ Under my battlements… » (Macbeth, Acte I, Scène 5) 24 II – 3 – La nature comme puissance extérieure La forêt labyrinthe La forêt de l’Aragne est un labyrinthe qui entoure et protège le château de l’Araignée. Faîte de chemin tortueux, elle permet d’égarer l’ennemi et de lui tendre des guets-apens. Toutefois dans le film elle apparaît plutôt comme le lieu où les personnages communiquent avec le destin, en tant que vérité surplombant leur champ d’action. La forêt est donc un territoire ouvrant vers une dimension transcendantale, symbolisée dans le film par la figure de la sorcière. Ainsi parfois hantée et même parfois vivante (lorsqu’elle se déplace littéralement, à la fin du film), la forêt dépasse les personnages, et les recouvre à distance. Washizu et Miki rencontrent la sorcière pour la première fois en se perdant dans la forêt, au début du film. Il y a là une différence avec Macbeth. Car si dans la pièce c’est le destin qui vient à la rencontre des deux généraux écossais, les trois sorcières attendant Macbeth et Banquo sur leur chemin, dans Le Château de l’Araignée le mouvement est inverse. Ce sont les personnages qui trouvent la sorcière, à force d’avancer dans la forêt. Washizu et Miki sont d’abord perdus, et c’est en rentrant au plus profond de la forêt, comme dans une trajectoire centripète, qu’ils débouchent sur la sorcière. En se perdant, c’est-à-dire en rentrant dans les méandres d’une temporalité non linéaire, ils découvrent un élément spectral, hors du temps, englobant le temps. La perte des repères amène un déplacement en spirale, fait de retours sur soi. Et quand les personnages s’adaptent à ce flux en spirale, c’est-à-dire quand ils réussissent à se guider de nouveau, en suivant les signes du surnaturel (les éclairs et les rires diaboliques qui servent de repères), ils aboutissent à un point de jaillissement hors de leur temporalité. Car la sorcière, personnage panoptique, étend son omniscience à travers les temps. La forêt de l’Aragne, présentée d’emblée comme une forme labyrinthique, c’est-à-dire comme un enchevêtrement complexe de chemins, débouche donc sur une sorte de labyrinthe temporel22. La sorcière, à travers sa prophétie énigmatique, insinue une modélisation du temps qui reprend la forme labyrinthique de la forêt. Le temps ne semble plus être droit, dans un écoulement linéaire, mais un dédale de strates. Au présent se superpose le futur de la prophétie, et le passé, qui survit avec les spectres. 22 Réfléchissant sur Vampyr, Aumont voit la forme labyrinthique du film de Dreyer comme la représentation d’un cerveau : « Le labyrinthe du film est aussi et d’abord le labyrinthe d’un cerveau (d’un cauchemar, ou d’une folie). L’espace confus, décousu, fait de trouées dans la brume, de murs infranchissables, de portes battant sur des ouvertures incertaines, est celui d’un psychisme, avec ses courts-circuits, ses errements – sa névrose. » (Jacques Aumont, Vampyr de Carl Th. Dreyer, Editions Yellow Now, Paris, 1993, p. 16-17). S’il en est différent pour le Château de l’Araignée, il n’empèche que la forêt de l’Aragne, tentaculaire, est également une sorte de psychisme dans lequel Washizu pénètre (tel l’inconscient, le surnaturel jouant dans ses profondeurs). 25 L’arrière-plan climatique Le Château de l’Araignée affiche des situations climatiques tranchées. D’une séquence à l’autre on passe de la brume au soleil, du vent à la pluie. Le climat a un effet similaire sur la perception de l’espace que les décors. C’est d’ailleurs un élément décoratif, en termes de mise en scène. Mais à la différence des objets ou des architectures, le climat est un élément décoratif actif, qui agit physiquement sur les personnages (la pluie les frappe, le brouillard les noie, etc.). Le climat les affecte directement. Il conditionne la situation, c’est-à-dire qu’il fixe un certain type de réactions. Il caractérise émotionnellement la séquence, en déterminant un répertoire pour le jeu des acteurs. Le climat est donc un élément expressif fondamental, et Kurosawa l’utilise méthodiquement. 26 III – L’espace spectral Dans cette dernière partie, j’envisagerai le film comme un « méta-fantôme », c’est-àdire comme une entité spectrale regroupant à l’intérieur d’elle-même plusieurs régimes de spectralité23. III – 1 – Des ténèbres sortent les spectres La brume La brume est le milieu climatique d’où émerge le film. Bain amniotique, elle enveloppe les premiers paysages, et dans un moment de condensation, fait apparaître le château de l’Araignée. Dans la suite du film, elle réapparaît régulièrement. Quand Washizu et Miki sortent de la forêt, après avoir vu la sorcière, la brume les enveloppe. Comme au début du film, la brume ici encore fait tampon, entre deux registres différents de réalité : la brume est un espace entre-deux, un no man’s land, entre le moment d’étrangeté de la forêt et le retour au château, entre le générique et le début du récit. Si l’ombre correspond à une suppression de lumière, alors la brume est une saturation ombreuse. Elle envahit le cadre, et transforme l’intégralité de l’espace en ombres. Ainsi quand Washizu et Miki émergent de la forêt, la brume prolonge leur égarement, en réduisant l’espace à une zone étouffée. Pendant quelques minutes, encore étourdis par leur rencontre avec la sorcière, ils chevauchent dans le vide. Puis la brume se dissipant, ils retrouvent le chemin du château. Kurosawa utilise la brume en tant qu’espace de perte. Les personnages sont avalés par la brume, disparaissent, et doivent lutter pour réapparaître à l’image. Perte du motif, perte des repères, perte du rationnel. La brume est un espace poreux dans lequel la raison vacille, gagnée par l’incertitude. En effet la matière brumeuse, lorsqu’elle se densifie, devient ténèbres. C’est un environnement ombreux, qui oppresse l’homme, qui le désoriente et qui l’aveugle. Il s’agit d’un aveuglement progressif, insidieux (la montée de la brume étant peu appréhendable), mais total. Comme dans les ténèbres, l’homme au cœur de la brume n’y voit 23 Je rejoins ici une conception du cinéma que propose Jacques Derrida : « Le cinéma permet ainsi de cultiver ce qu’on pourrait appeler des « greffes » de spectralité, il inscrit des traces de fantômes sur une trame générale, la pellicule projetée, qui est elle-même un fantôme. […] Mémoire spectrale, le cinéma est un deuil magnifié, un travail du deuil magnifié. » (« Entretien avec Jacques Derrida », dans Cahiers du cinéma, n°556, avril 2001, p. 77). Toutefois, si pour Derrida la spectralité concerne au plus haut point l’expérience cinématographique, qu’il relie à l’expérience psychanalytique, dans le cas du Château de l’Araignée il me semble que la spectralité envahisse directement le film, et le structure. Du spectre du désastre à la spectralité de l’expérience onirique, le film déploie tout un champ fantomatique, dans lequel il s’inscrit successivement. 27 plus rien. Mais précisément, parce que le réel se trouve soudainement masqué, voilé par la brume, l’homme prolonge l’espace environnant, imagine l’invu, et dès lors se projette en lui. La brume est une sorte d’écran, dans lequel l’homme se projette. Aussi naturellement, de la brume peut émerger le surnaturel : lorsque l’imagination devient inquiète, la brume, instance ombreuse, devient le lieu où se silhouette le fantastique24. Tant par son caractère plastique que par son rapport au mystère, la brume est donc un milieu propice à l’apparition spectrale. Dans le film elle entoure ainsi systématiquement l’émergence fantomatique. Les spectres ont d’ailleurs eux-mêmes une qualité brumeuse, de par un éclairage trop important qui leur confère une apparence vaporeuse, et de par leur mode de surgissement (ils vont et viennent tel le mouvement de la brume). La foudre Lacération de l’espace, l’éclair est un choc de réalité : son spectateur est repris brusquement dans le réel de la situation, dans un réveil de conscience. Toutefois dans Le Château de l’Araignée cet effet de réalité est déplacé, et l’éclair correspond davantage à un signe associé au surnaturel. La foudre frappe pour la première fois lorsque Washizu et Miki cherchent leur chemin dans la forêt. Washizu décoche une flèche vers le ciel, et en bande-son retentit un rire d’outre-tombe. Les deux personnages comprennent alors la présence des spectres. L’éclair d’une part signifie que la forêt est hantée, et d’autre part guide les personnages vers la sorcière. Dans la dernière partie du film, lorsque Washizu réunit ses généraux pour mettre au point une stratégie de défense, la foudre frappe une nouvelle fois. La caméra cadre l’intérieur de la salle, et soudain un flash silencieux blanchit l’image, l’espace de quelques instants. Washizu réagit instantanément, et interprète l’éclair comme un appel que lui lance la sorcière. Sur le champ il quitte le château, et s’en va la retrouver dans la forêt. Ainsi à l’aune de sa première occurrence dans la forêt, l’éclair est devenu un élément de communication entre Washizu et les puissances surnaturelles. L’éclair, qui littéralement connecte le ciel à la terre, s’élargit là symboliquement à une connexion entre l’homme et le surnaturel25. 24 Assez similairement dans Vampyr, la brume, et plus largement le gris, est le révélateur de l’épouvante : « Or, c’est le gris qui domine dans ce film, et si le noir et blanc sont associés, soit à une lumière, soit à une matière pesante, le gris est toujours celui d’une brume, semi-transparente, envahissant tout l’espace disponible, à la manière d’un gaz. Gris fantomatique, couleur de ce qui n’a pas de couleur, comme pour « rendre visible » l’invisible, la « menace inexplicable » et l’horreur qu’elle engendre. » (Jacques Aumont, Vampyr, op. cit., p. 29). 25 Cf. à ce propos l’analyse d’ Aby Warburg sur le rituel du serpent des indiens Hopis : « Il s’agit d’établir entre la force de la nature et l’homme une connexion, c’est-à-dire le symbolon, l’élément de liaison, l’acte magique qui établit des liens concrets – en déléguant un médiateur, dans ce cas un arbre, plus proche de la terre que l’être 28 Si la brume prépare l’arrivée des spectres, en soulevant un nuage d’irréalité, la foudre effectue brutalement leur apparition. Quand Washizu revient pour la deuxième dois dans la forêt, les spectres jaillissent exactement comme la foudre, par clignotement. Les spectres sont des éclairs de vision. Ce sont des apparitions brûlantes venues d’une autre réalité : de l’extérieur de la diégèse quand il s’agit de prophétie, de l’intérieur de l’esprit quand il s’agit d’hallucination. Typologie des spectres Dans Macbeth, Shakespeare conçoit deux types de spectres : les trois sorcières, qui sont les spectres principaux, qui agissent et reviennent plusieurs fois dans la pièce, et des spectres secondaires, comme par exemple les huit rois que les sorcières appellent dans la première scène de l’acte quatre. Kurosawa reprend cette différence dans Le Château de l’Araignée, avec la sorcière principale d’un côté, et une série d’apparitions de l’autre. La sorcière, à la différence des autres spectres, est la seule à rester plus d’un plan dans les séquences où elle apparaît. Cette durée prolongée lui donne une réalité supérieure dans le film, et confère à son existence une indépendance : en tant que personnage, sa constitution est plus marquée que celle des autres spectres. De plus, son degré de réalité est renforcé du fait que c’est le seul fantôme à avoir été vu par deux personnages en même temps (Washizu et Miki). Les autres ne sont perçus que par Washizu, ce qui sous-entend une possibilité d’hallucination. Le premier des autres spectres à apparaître dans le film est le fantôme de Miki, qui surgit la nuit de son assassinat durant le banquer d’intronisation de Washizu. Washizu le perçoit plusieurs fois. Cette apparition est présentée comme une hallucination, avec une explication (Washizu est soûl), et une isolation (seul Washizu voit le spectre, les autres invités ne comprenant pas ses gestes dans le vide). Enfin, les derniers spectres surgissent lors du deuxième passage de Washizu dans la forêt de l’Aragne. Kurosawa reprend ici l’apparition des huit rois dans Macbeth, et l’adapte. Ce sont désormais des guerriers qui hèlent Washizu, l’encourageant au massacre. Ils apparaissent par flash, exécutent un geste, et disparaissent. Ce sont de pures visions, des représentations, des images qui jaillissent sur la scène, postures d’un instant. humain parce qu’il s’enracine en elle. Cet arbre est le médiateur donné, qui conduit vers le monde souterrain. » (Aby Warburg, Le Rituel du Serpent, Macula, Paris, 2003, p. 93.) 29 III – 2 – Angoisse et hallucination L’espace du rêve Lorsqu’enfin Washizu et Miki s’extirpent de la brume et aperçoivent le château de l’Araignée, Washizu, harassé, demande à son ami de s’arrêter et de se reposer un peu. Ils descendent alors de cheval, s’assoient lentement. Miki exprime sa fatigue : « J’ai sommeil. Je n’ai qu’un désir, dormir comme une souche. » Washizu lui répond : « Moi j’ai l’impression d’être au beau milieu d’un rêve. Et la sorcière, elle fait peut-être partie de ce rêve. » Les analogies entre l’état du rêveur et celui du spectateur de cinéma ont été explorés plus d’une fois. Par exemple Jean-Louis Baudry, qui dans L’effet cinéma dresse un parallèle entre le dispositif cinématographique et la situation du rêve : Le dispositif cinématographique si l’on tient compte de l’obscurité de la salle, de la situation de passivité relative, de l’immobilité forcée du ciné-sujet, comme sans doute des effets inhérents à la projection d’images douées de mouvement, déterminerait un état régressif artificiel. […] Le sujet peut toujours fermer les yeux, se soustraire du spectacle, s’en aller mais, pas plus que dans le rêve, il ne possède les moyens d’exercer une action sur l’objet de sa perception, il ne peut changer volontairement son point de vue. Il a bien affaire à des images ; et le déroulement de ces images, le rythme de vision, le mouvement, lui sont imposés à l’égal des représentations du rêve et des hallucinations.26 Le spectateur de cinéma serait dans un état proche du rêve. Enfoncé dans son siège, il assisterait au film dans un état de conscience régressif. Cette hypothèse de Jean-Louis Baudry m’est utile par rapport à celle de Pierre Kaufmann, sur l’expérience émotionnelle de l’espace. En effet, Baudry sous-entend que les images cinématographiques ont un caractère onirique, hallucinatoire pour le spectateur. Leur perception serait intégrée dans un contexte régressif, proche du rêve. La perception de l’espace filmique, ainsi, serait dominée par un mouvement de conscience régressif, qui biaiserait le rapport du spectateur à l’espace, et qui amplifierait son pouvoir émotionnel. Le spectateur percevrait l’espace filmique d’une manière particulière, à mi-chemin entre l’état du rêve et celui de la réalité. De la sorte, l’espace filmique ne lui apparaîtrait pas comme un espace réel, mais particulièrement comme un espace vecteur d’émotions. L’image de Washizu annonçant son impression d’être au milieu d’un rêve éveillé renvoie à la situation du spectateur. Avec Washizu assis, commentant l’état onirique de l’expérience cinématographique, le film se met en abyme, et installe Washizu dans la position du spectateur. Le film pour Washizu, c’était l’apparition de la sorcière, et la prophétie : le film 26 Jean-Louis Baudry, L’effet cinéma, Editions Albatros, Paris, 1978, p. 44-45. 30 comme un degré de réalité autre, qui émerge projeté sur l’écran, auquel on assiste, passif, et enfin qui nous poursuit la projection terminé, lorsque l’on revient à la réalité. Il est périlleux de pousser les analogies entre rêve et cinéma. Toutefois, l’état du rêve est une perspective intéressante pour appréhender le cinéma, en tant que cas limite. Aussi sans aller trop loin, je reprendrais uniquement quelques points du travail entrepris par Sami-Ali sur la question de l’espace. Dans L’espace imaginaire, Sami-Ali focalise sa réflexion psychanalytique autour de la perception spatiale. Il y explique que la représentation de l’espace est déterminée par le « corps propre », que l’on pourrait définir comme l’instance psychique opérant le passage entre l’intérieur de l’homme et l’extérieur du monde. Comme Pierre Kaufmann finalement, mais avec un autre vocabulaire, Sami-Ali émet l’hypothèse que l’individu perçoit l’espace en se projetant en lui : « C’est sans doute par la projection latente des dimensions du corps propre que l’espace de la représentation se met à exister. Sa réalité est fonction de la spatialité du sujet qu’elle prolonge dans le monde extérieur.27 » Le rêve radicalise cette position, en élargissant l’action du corps propre à l’intégralité de la représentation spatiale. Dans l’état d’éveil, la sensation de profondeur s’effectue dans une projection de soi qui arrive à mettre « l’objet » à distance. Dans l’état de rêve, cette mise à distance n’est plus réalisée. Le corps propre est omniprésent dans l’espace, ce qui empêche l’unicité du point de vue nécessaire à la perspective : Désormais, la structure de l’espace régresse de la forme « ici-là-bas » qui comporte la distanciation virtuelle de l’objet à celle plus archaïque fondée sur la relation « dedans-dehors » (ces deux termes étant identiques). Privé de recul indispensable le sujet ne fait plus face au sensible, il s’y confond en devenant le sensible.28 Cette sensation de ne faire qu’un avec l’espace, de se confondre avec le sensible, est effective dans l’espace filmique. Non pas au niveau du spectateur, qui au mieux pourrait avoir une impression haptique d’immersion dans le film, mais dans la perception du fait esthétique, dans l’acte même du film. C’est l’aptitude au sensible de l’espace filmique. Il s’agit là de cette porosité dont j’ai parlé à propos de la notion de décor. C’est ce va-et-vient entre les formes, entre l’atmosphère et la figure, entre la sensation et la projection. C’est l’expérience émotionnelle de l’espace, en tant qu’investissement de l’espace par la psychologie du spectateur. Cette agglutination, d’un espace dans un autre, relève du processus onirique. La perspective s’efface, et est remplacée par des logiques métaphorique (des différences sont mis 27 28 Sami-Ali, L’espace imaginaire, Editions Gallimard, Paris, 1974, 2000, p. 87. Ibid., p. 156. 31 en parallèle) et métonymique (une différence prolonge une autre, et la substitue). Au cinéma l’espace n’est pas fixé, comme dans la réalité, mais en constante communication. Puisqu’il s’agit d’un objet esthétique dynamique, chacun de ses éléments acquiert une valeur expressive, et de ce fait rentre dans une situation d’agencement avec le reste du film. La mise en scène, en tant qu’action paradigmatique, confère potentiellement une importance expressive à chaque élément du film, autant aux personnages qu’aux décors. Dès lors, ces éléments qui composent l’espace filmique deviennent significatifs. Blocs d’émotion, leur mise en relation constitue l’expérience filmique. Un rêve spectral S’il y a quelque chose comme de la spectralité, il y a des raisons de douter de cet ordre rassurant des présents, et surtout de la frontière entre le présent, la réalité actuelle ou présente du présent et tout ce qu’on peut lui opposer : l’absence, la nonprésence, l’inneffectivité, l’inactualité, la virtualité ou même le simulacre en général, etc. Il y a d’abord à douter de la contemporanéité à soi du présent. Avant de savoir si on peut faire la différence entre le spectre du passé et celui du futur, du présent passé et du présent futur, il faut peut-être se demander si l’effet de spectralité ne consiste pas à déjouer cette opposition, voire cette dialectique, entre la présence effective et son autre.29 Dans l’essai qu’il consacre à Vampyr, Jacques Aumont envisage la possibilité d’un film qui dans sa forme même serait un « rêve filmé »30. Produire un rêve éveillé fantastique était en effet une des ambitions de Dreyer, comme en atteste le titre allemand, Vampyr – Der Traum des Allan Grey. Dans l’histoire du cinéma, de nombreuses œuvres intègrent un rêve à leur récit. Cependant dans la plupart ce moment onirique est balisé, borné par une scène de réveil. Le rêve n’est alors qu’une sortie momentanée hors de la réalité diégétique, qui n’a pas ou peu de conséquences sur celle-ci. À l’image de La Femme au portrait (1944) de Fritz Lang, où dans un « happy end » le héros se réveille, alors qu’il vient de mourir, et l’on comprend que tout le film n’aura été que son songe. Dans Vampyr le traitement du rêve est différent. Le film se veut être une expérience onirique en soi, aussi le rêve envahit l’intégralité de la forme filmique. Dreyer réussit cela en brouillant les passages entre rêve et réalité, au point de les confondre par confusion. Pris dans le doute, le spectateur peut considérer l’intégralité du film en tant que rêve. D’une certaine 29 30 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Editions Galilée, Paris, 1993, p. 72. Jacques Aumont, Vampyr, op. cit., p. 25-27. 32 mesure il en est de même avec Le Château de l’Araignée. Kurosawa y recrée une sensation similaire de rêve éveillé. Tout d’abord plusieurs fois dans le dialogue, les personnages évoquent la situation du rêve. En la formulant, ils font émerger cette idée à la surface du film, et la rendent effective. Ainsi, il devient possible pour le spectateur d’imaginer que ce qu’il voit, à un certain niveau, fasse partie d’un rêve : « Voyez ces vestiges désolés… Débris du rêve d’un obsédé… » chantent ainsi en choeur les voix d’hommes, à la fin du film. Mais c’est avant tout par le biais de la spectralité que le film s’accomplit en tant que puissance onirique. Un éventail fantomatique traverse le film de part en part, et il perturbe sa réalité diégétique. Il la trouble, en la nimbant d’une aura spectrale, d’un voile d’irréalité. Telle la brume la spectralité grise le récit, de manière expansive. C’est un souffle qui gagne chaque image. Par lui la diégèse toute entière est hantée, contaminée par l’existence fantomatique. Derrida l’explique, le spectre n’a pas besoin d’être présent pour être visible : Le spectre, comme son nom l’indique, c’est la fréquence d’une certaine visibilité. Mais la visibilité de l’invisible. Et la visibilité, par essence, ne se voit pas, c’est pourquoi elle reste epekeina tes ousias, au-delà du phénomène ou de l’étant. Le spectre, c’est aussi, entre autres choses, ce qu’on imagine, ce qu’on croit voir et qu’on projette : sur un écran imaginaire, là où il n’y a rien à voir. Pas même l’écran, parfois, et un écran a toujours, au fond, au fond qu’il est, une structure d’apparition disparaissante.31 La spectralité, en tant que régime d’être, est ainsi omniprésente dans le film, en ombre portée sur le récit. À travers elle, un climat fantastique contamine le film. D’une certaine manière la spectralité agit ici comme un décor, en tant qu’ambiance. Sauf que ce n’est pas le décor d’une scène, mais du film entier. Ce déplacement qu’elle induit, du réel au surnaturel, est profondément onirique. Et c’est là que réside le rêve : dans cette réalité légèrement décalée, incertaine, qui toujours menace de s’effriter32. Hallucinations L’espace qui se transforme. Le réel qui glisse dans une nouvelle signification. Les volumes qui s’altèrent. 31 Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 165. Ici il faut évoquer la gestion du temps dans le film, qui oscille entre accélérations irréelles (la plus saisissante étant l’arrivée au début du film du deuxième messager, porteur de bonnes nouvelles, juste après le retrait du premier, qui annonçait l’état de guerre), et moments de dilatation (à l’exemple des séquences dans la brume). Cette élasticité temporelle, qui mélange en les fondant les raccourcis au ralenti, contribue également à la sensation de rêve. 32 33 Washizu boit du saké durant son banquet d’intronisation. Il vient de commanditer le meurtre de Miki et de son fils, pour arrêter l’avancée de la prophétie. C’est à contrecœur qu’il a ordonné cet assassinat, cédant à la volonté de Lady Asaji. Aussi les remords le prennent, et l’angoisse, devant la place vide de Miki que tout le monde attend, et qui au fil du retard devient de plus en plus visible. Dans ce contexte, il voit soudain apparaître le spectre de Miki. Image blanchie, hagarde, son ami a désormais pris l’aspect d’un être fantomatique, d’un ectoplasme. Pris de panique Washizu se lève et le supplie de partir, c’est-à-dire de le laisser seul, de ne pas hanter sa conscience. Le spectre disparait au plan suivant, ce qui fait comprendre le délire d’angoisse dans lequel se trouve Washizu. Puis il réapparaît encore une fois, quelques plans plus tard. Là Washizu sort son sabre, et l’attaque. À l’écran Washizu se bat contre le vide, contre une figure absente, contre une hallucination de son esprit, contre une projection qu’il fait sur la réalité. Suite à cette scène étrange le banquer prend fin, et les invités quittent la salle. Une fois seuls, Lady Asaji réprimande Washizu : « Vous êtes admirables ! Vous voulez régner sur tout le pays et vous êtes effrayé par une vision ! » Mais elle se retourne tout à coup, elle-même effrayée : « Qui va là ? » La caméra, en contre-champ, montre l’assassin de Miki, agenouillé dans l’ombre, qui attend à l’autre bout de la salle. Avec cette chute (l’apparition de l’assassin), Kurosawa indique la friabilité de la réalité. Lady Asaji qui croyait maîtriser le réel se retrouve subitement en face d’une vision cauchemardesque. L’assassin silencieux, qui s’introduit dans la réalité à la manière du spectre de Miki, à la faveur d’un contre-champ, apparaît comme une hallucination renvoyant Lady Asaji à la monstruosité de ses agissements : la froideur de la scène suggérant l’horreur en hors-champ. Mais ici l’effroi est cruellement redoublé par le fait que l’hallucination est une réalité, engendrée par Lady Asaji (puisque c’est elle qui a demandé l’assassinat de Miki). L’hallucination se déplace donc d’un niveau, et envahit la réalité. Le réel, que les personnages ne contrôlent plus, prend l’allure d’une hallucination. La fin du film rejoue cette ambiguïté, entre le réel et l’hallucination, et entre l’hallucination et la mise en scène. Alors que la sorcière lui a promis qu’il ne lui arriverait rien tant que la forêt de l’Aragne ne bougerait pas, Washizu, épouvanté, contemple le mouvement des arbres qui avancent vers lui. Il s’agit en fait de ses ennemis, qui s’approchent du château camouflés derrière des branches. Mais Washizu n’y voit qu’un geste impossible, le déplacement d’une forêt, synonyme pour lui de catastrophe. Le désastre, que de nombreux signes annonçaient (à l’exemple des corbeaux envahissant le château), se réalise enfin. Le délire devient réalité : la prophétie s’accomplit, dans une hallucination mise en scène. Le lien entre la vision de Washizu et sa mise en scène, en tant que rapport de cause à effet, me semble 34 allégorique du cinéma. En effet, cette hallucination se présente comme une déconstruction du pouvoir de sidération du cinéma. En exagérant les termes, elle montre qu’une mise en scène (des soldats avancent vers le château en portant des arbres) peut produire un effet hallucinatoire sur le spectateur (Washizu perçoit le mouvement des arbres comme une réalité). Synthèse D’un côté il y a donc le film qui produit un rapport hallucinatoire à l’espace (dans sa faculté onirique de contamination du réel, par projection), et de l’autre il y a les personnages du film, qui sont en proie à différents types d’hallucination (avec, pour modèle, la figure spectrale). Cet aller-retour entre la forme et la diégèse n’est pas anodin. Kurosawa raconte une histoire, son adaptation de Macbeth, mais évoque en même temps d’autres histoires, dont celle de son film. Kurosawa parle de la forme qu’il élabore : de nombreux éléments mettent la création cinématographique en abyme. Par exemple, le rapport entre l’hallucination et l’effet de réalité du médium. Certes, il est déjà existant chez Shakespeare, puisque les spectres sont présents dans la pièce originale. Cependant Kurosawa s’approprie la problématique, et la rapporte non plus à un effet théâtral de projection dans l’acteur, mais à un effet cinématographique de projection dans l’espace. Aussi les hallucinations des personnages prennent toute leur pertinence, et se rattachent à la forme même du cinéma. Topographie de la paranoïa Mais dans le film les hallucinations ont une justification narrative. Elles sont l’expression d’un délire, d’une angoisse terrible. Dans la scène du banquet notamment, l’hallucination est l’effet d’un délire d’angoisse33. L’angoisse de Washizu se projette dans la réalité, et la déforme, en y intégrant le fantôme de Miki. L’hallucination est alors un symptôme, un signe narratif indiquant la folie du personnage. D’une certaine manière l’hallucination est un exutoire, à l’anxiété qui ronge les personnages. Expression du corps, elle convertit l’angoisse en vision. 33 Sami-Ali rappelle le lien puissant entre l’hystérie d’angoisse et l’hallucination : « La psychanalyse, dès l’aube de ses formulations sur l’hystérie et le rêve, fut seule à avoir reconnu et exploré cette région limitrophe traversée d’ombres et de clartés où les échanges entre l’homme et le monde passent mystérieusement par la médiation du corps propre. Mais, en l’occurrence, le corps se définit comme une puissance inconnue qui se laisserait saisir par ce qu’elle est en mesure de faire, c’est-à-dire par la magie de la transformation de l’espace réel en un espace imaginaire. Cette métamorphose s’accomplit de la façon la plus éclatante dans l’hystérie d’angoisse. Là, invariablement, le corps imprime à l’espace environnant ses propres dimensions » (Sami-Ali, L’espace imaginaire, op. cit., p. 15-16.) 35 L’angoisse naît de la paranoïa, et la paranoïa naît du complot. Dans le film, l’idée de complot est omniprésente, et pèse sur chaque rapport humain. Tout est en lien avec des stratégies de pouvoir : une conspiration lance l’histoire, la prophétie encourage la félonie, Lady Asaji pousse Washizu au meurtre sous couvert de se protéger,… C’est une logique militaire qui gouverne les personnages, et qui dans une fuite en avant proprement paranoïaque, les mène au délire. La suspicion est l’a priori psychologique du film. Toutefois elle découle de la situation de guerre civile, dans laquelle se passe l’histoire. Aussi, cette attitude paranoïaque semble être induite par les évènements historiques. C’est la logique d’un temps de guerre. Comme le déclare Lady Asaji à Washizu, dans la Citadelle du nord, la conspiration est une obligation des temps : « En cette époque de fin du temps, pour survivre il faut frapper le premier. » III – 3 – L’expérience du désastre Le cercle de la prophétie Après avoir entendu les rires retentir diaboliquement dans les arbres, Washizu et Miki fendent la forêt à cheval, en brandissant leurs armes. La foudre continue à frapper et à éclairer violemment le décor, ce qui confère à la séquence une allure fantastique. Après plusieurs travellings horizontaux, Washizu et Miki aboutissent sur une clairière. En son centre se dresse une cabane en roseaux. Particulièrement blanche, à cause de l’éclairage, elle a un aspect surnaturel. Méfiants, les deux généraux s’approchent. De la cabane émerge alors une douce mélopée. Il s’agit de la sorcière, qui assise derrière un métier à tisser rudimentaire, chante fragilement : « Hommes au destin pitoyable ! Hommes au destin pitoyable ! La vie sur terre n’a qu’un temps éphémère. Comme la vie des insectes, toute vie est précaire. Stupides sont les humains qui se battent pour rien. La vie des fleurs ne dure qu’un instant. Tout n’est rien d’autre que pourrissement. Pauvres humains dont le destin est d’être consumé par les cinq passions. Ils exposent leur corps aux cinq impuretés. Faute après faute, ils aggravent leur peine. Une fois parcouru le labyrinthe de la vie il ne reste que pourrissement. Fleurissent les fleurs transformant l’odeur putride en un parfum délicieux. Comme elle est curieuse, la vie des humains ! Curieuse vie ! » Cette tirade, qui introduit le personnage de la sorcière dans le récit, dénote par rapport au drame en cours. L’histoire, jusque-là, était concentrée sur le complot engagé contre le seigneur du château de l’Araignée, et sur la victoire in extremis de ce dernier, grâce aux exploits militaires de Washizu et Miki. Avec le monologue de la sorcière, le film bascule. Le 36 discours de la sorcière casse le ton, tempère l’histoire principale, remet en perspective son intensité dramatique. En soulignant la vanité des actions humaines, la sorcière adopte le point de vue du sage. Son expérience du monde relativise l’importance de cette guerre, qui anime les personnages, et la juge futile. Détachée du récit, la sorcière le juge d’un point de vue extérieur, à distance. C’est la position d’un regard périphérique, externe à la diégèse.34 La scansion chantée et la tournure imagée du discours le rapproche d’une poésie, que la sorcière réciterait. Elle s’exprime lyriquement, par métaphores, et le sens général demeure obscur, ce qui lui rajoute la beauté du mystère. Toutefois cette obscurité est avant tout culturelle. En effet, elle semble s’intégrer dans une tradition japonaise, comme en témoigne cet extrait d’une nouvelle de 1932 de Yasunari Kawabata, étonnamment proche de la tirade : Quand une fleur se fane ici-bas, son parfum monte jusqu’au ciel ; alors, la même fleur s’épanouit là-haut. Toute la matière du Pays de l’Esprit est constituée par les parfums qui s’élèvent de la terre. […] Quant aux âmes, elles ne se libèrent pas brutalement des cadavres […], mais forment une sorte de filament que l’odeur aurait tissé, qui monterait au ciel pour y former le corps spirituel du défunt, à l’image de son corps physique abandonné.35 La relation à la mort dont parle Kawabata et que sous-entend le discours de la sorcière est peu habituelle pour un regard occidental. Cette continuation de la vie après la mort, ici à travers une fleur, mais là sous la forme d’un esprit, d’un spectre, correspond en fait à une pensée de type shintoïste. Selon celle-ci, comme l’explique Lionel Guillain, l’esprit des morts se perpétuerait dans la nature : Le rite primitif que nous évoquons est le shintoïsme. On ne peut pas en parler comme d’une religion mais plutôt d’une communion avec la nature dans une quête d’authenticité qui est présente dans toute la tradition japonaise. L’origine du Shintô, littéralement « la voie du divin », remonte au fond des âges, il est avant tout l’expression profonde de la culture ancienne des Japonais. Certains esprits (Kami) sont des éléments naturels majeurs qui représentent des flux d’énergies cosmiques animant l’Univers. Ils s’incarnent dans les éléments terrestres pour y insuffler la vie, ce qui explique l’importance de ce lien avec la nature où se trouve l’élan vital. Cet élan vital explique l’évolution du vivant, il est un processus créateur qui organise les corps qu’il traverse. Cette énergie est celle de la nature qui donnerait à l’homme l’élan vital pour réagir contre l’idée qu’il va mourir. A l’idée que la mort est inévitable et naturelle, nous lui opposons l’image d’une continuation de la vie après la mort.36 Ainsi, l’usage des spectres par Kurosawa renverrait à cette tradition shintoïste. 34 On retrouve ce point de vue dans le chant qui ouvre et clôture le film, qui lui aussi souligne la vanité du récit. Yasunari Kawabata, « Elégie », dans La danseuse d’Izu, Edition Livre de poche, p. 45. 36 Lionel Guillain, Le Théâtre Nô et les arts contemporains, op. cit., p. 133. 35 37 Une fois la tirade terminée, Washizu et Miki avancent, et se présentent à la sorcière. Ils la questionnent, et celle-ci peu à peu leur révèle la prophétie. Durant la discussion, la sorcière ne cesse de faire tourner son métier à tisser. Cependant on se rend compte que la sorcière ne tisse rien, qu’elle ne fait qu’enrouler du fil. Plutôt qu’un métier à tisser il s’agit d’une simple machine de bobinage, constituée de deux roues en bois de tailles différentes. D’une main la sorcière tient le fil, et de l’autre elle active le mécanisme qui rembobine. Cette action, à l’arrière-plan de la discussion, constitue un mouvement hypnotique. Berçant la scène, le rembobinage formalise l’écoulement du temps. Sablier à sens unique, la machine enroule le temps dans une caresse continue. Le temps glisse dans les doigts de la sorcière : elle a comme un pouvoir tactile sur lui. À l’image des Parques, elle regarde la vie des hommes en filant le temps. La sorcière est au-dessus de la diégèse, elle la domine, en en connaissant le passé comme l’avenir. Les crânes Lorsque la sorcière termine d’énoncer son discours, quand elle finit de révéler la prophétie à Washizu et Miki, la caméra la cadre de dos. La sorcière se lève alors, et un souffle la prend, de l’arrière à l’avant-plan, fait voler son kimono, et la fait disparaître soudainement. Washizu et Miki, interdits, ouvrent la porte de la cabane et la traversent. Derrière elle, ils découvrent une zone en friche, un terrain vague embrumé. Des monticules d’ossements parsèment l’espace. Des accumulations de squelettes, sur lesquels parfois on discerne un casque ou une armure. Washizu et Miki déambulent dans ce paysage mystérieux, qui n’a pas de raisons, dans ce tableau cauchemardesque. La séquence se termine avec une montée brumeuse, qui engloutit la scène. Aparté sans suites dans le récit, la signification de cette séquence est obscure, cryptée, à l’image d’une parabole. Elle n’a pas de sens dans l’histoire, si ce n’est de présenter le cimetière des spectres que Washizu verra plus tard, lorsqu’il retournera dans la forêt pour interroger la sorcière. Mais il n’y a pas de véritable nécessité narrative à cela, d’ailleurs le lien est flou, contingent. À mon sens, la séquence vaut plutôt en tant que « souvenir-écran37 », c’est-à-dire en tant qu’image renvoyant à une autre, par ricochet. En effet la séquence semble 37 Sigmund Freud introduit le terme de « souvenir-écran » pour définir un certain type de souvenirs, qui cachent une scène refoulée. Ces souvenirs, qui indiquent tout autant qu’ils dissimulent, opèrent leur occultation par contigüité métonymique : « Les deux fantasmes sont projetés l’un sur l’autre et il en sort un souvenir d’enfance. […] J’appellerais un tel souvenir un souvenir-écran. Sa valeur consiste en ce qu’il représente dans la mémoire des impressions et des pensées d’époques ultérieures dont le contenu est rattaché à son contenu propre par des relations symboliques et autres du même genre. » (Sigmund Freud, « Sur les souvenirs-écrans », dans Névrose, psychose et perversion, P.U.F., Paris, 1973, p.117). 38 s’échapper de l’histoire, et exprimer dans le film une réalité absente. Elle semble s’extraire de la diégèse, et rendre visible un évènement refoulé, en tout cas non dit. Cette scène traumatique, cet évènement refoulé, c’est évidemment la seconde guerre mondiale. D’une manière à peine métaphorique, les tas d’ossements renvoient aux montagnes de cadavres découvertes dans les camps de concentration. Ou à d’autres charniers (les exemples ne manquent pas). Mais il est sûr que la catastrophe est encore trop brûlante dans les esprits, trop proche au moment du tournage, pour n’elle n’ait pas hanté Kurosawa. Et le cinéaste l’exprime. Et il se remémore aussi sa propre scène traumatique, qu’il évoque dans son autobiographie, des cadavres du tremblement de terre de Tokyo, spectacle que son frère l’oblige à regarder. Dans cette séquence donc, le désastre creuse son sillon. Les crânes en appellent d’autres, plus réels. En marquant le film, le désastre entre en lui, et l’envahit. Il pénètre l’œuvre, et l’enveloppe. Une possibilité interprétative s’ouvre alors : lire le film dans la perspective de la catastrophe. Le travail du deuil Au cours de ce mémoire nous avons constaté combien le principe spectral de la résurgence, de la réapparition intempestive, taraudait le film. L’histoire du Château de l’Araignée est hors du temps. Plus ou moins située au XVIème siècle, elle revient au présent lors de la projection. Mais elle répète ce mouvement en son sein même : lors du banquet d’intronisation de Washizu, un troubadour chante une vieille légende selon laquelle au VIIIème siècle, un seigneur serait allé à sa perte à force de conspirations… L’histoire est en spirale, elle file dans les temps et est amenée à revenir. Vis-à-vis du désastre, cette courbure spectrale n’est pas anodine. Elle correspond à la charge du traumatisme, et à la nécessité d’en faire le deuil. Les spectres sont la catastrophe qui hante. C’est l’horreur sans nom qui se formalise, dans l’intermédiaire d’une figure surnaturelle. Aussi pour en faire le deuil il ne faut pas la refouler, mais travailler à sa compréhension. Tâche infinie, comme l’écrit Derrida : Ce traumatisme n’en finit pas d’être dénié par le mouvement même qui tente de l’amortir, de l’assimiler, de l’intérioriser et de l’incorporer. Dans ce travail de deuil en cours, dans cette tâche interminable, le fantôme reste ce qui donne le plus à penser – et à faire. Insistons et précisons : à faire et à faire arriver aussi bien qu’à laisser arriver.38 38 Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 162. 39 Conclusion Dans ce commerce insensé avec l’irréalité, le surnaturel, Kurosawa exprime l’égarement face à la catastrophe. L’effarement grimpe dans les corps, les secoue par un éclair cruel. Washizu vit cela, mais insidieusement. Personnage d’un drame théâtral, c’est davantage dans la circonvolution de son destin que l’inexorable grince. Mais c’est une image, une métaphore expressive. Kurosawa retranscrit la catastrophe non pas à travers l’immédiateté, mais par une lente déchirure, qui implacablement se charge, et qui finit par cribler l’homme, par le crucifier dans un tranchant aérien. Les flèches que son armée mutine lui décoche sont la main du destin. Elles frappent du ciel, et clouent le corps, le glacent dans une posture verticale. Elles le figent, dans l’instant absolu du désastre. Le silence de la déflagration : Depuis que le silence imminent du désastre immémorial l’avait fait, anonyme et sans moi, se perdre dans l’autre nuit où précisément la nuit oppressante, vide, à jamais dispersée, morcelée, étrangère, le séparait et le séparait pour que le rapport avec l’autre l’assiégeât de son absence, de son infini lointain, il fallait que la passion de la patience, la passivité d’un temps sans présent – absent, l’absence de temps – fût sa seule identité, restreinte à une singularité temporaire.39 Hiroshima et Nagasaki, comme brûlures indélébiles. Les éclairs qui font surgir les spectres font surgir l’éclair de la bombe. Le temps qui s’arrête collectivement, dans un effacement continu. Le film est une butée fantomatique. Organisé en scène théâtrale, il prend pied sur la réalité de la projection, puis s’enfuit dans l’espace de la légende. Espace ailleurs, hors du temps, celui-ci nous surplombe en retour, et surplombe notre histoire. Dans le film la sorcière s’adresse à Washizu et Miki par paraboles, avec Le Château de l’Araignée, Kurosawa fait de même, vis-à-vis du spectateur. Sous couvert de remettre en scène Macbeth, Kurosawa exprime une angoisse propre à son époque. Sans être moralisateur, il adopte plutôt le point de vue de la sorcière, c’est-à-dire du sage, qui considère l’humanité avec amertume : « Voyez ces vestiges désolés… Débris du rêve d’un obsédé. Ne semblent-ils pas habités… par ces morts qui l’ont anéanti… Ils ont emprunté la voie du démon… la voie de la passion démoniaque… Jadis ou maintenant… rien ne change. » 39 Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, op. cit., p. 29. 40 Bibliographie • Aumont (Jacques), Matière d’images, redux, Editions de la Différence, Paris, 2009 • Aumont (Jacques), Vampyr de Carl Th. Dreyer, Editions Yellow Now, Paris, 1993 • Baudry (Jean-Louis), L’effet cinéma, Editions Albatros, Paris, 1978 • Blanchot (Maurice), L’écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980 • Bonfand (Alain), Histoire de l’art et phénoménologie. Recueil de textes 1984-2008, Vrin, Paris, 2009 • Bonfand (Alain), Le cinéma saturé, Presses Universitaires de France, Paris, 2007 • Brook (Peter), L’Espace vide, Editions du Seuil, Paris, 1968, 2003 • Deleuze (Gilles), L’Image-Mouvement, Les Editions de Minuit, Paris, 1983 • Deleuze (Gilles), Guattari (Félix), Capitalisme et schizophrénie 2 – Mille Plateaux, Les Editions de minuit, Paris, 1980 • Derrida (Jacques), « Entretien avec Jacques Derrida », dans Cahiers du cinéma, n°556, avril 2001 • Derrida (Jacques), Spectres de Marx, Editions Galilée, Paris, 1993 • Freud (Sigmund), « Sur les souvenirs-écrans », dans Névrose, psychose et perversion, P.U.F., Paris, 1973 • Guillain (Lionel), Le Théâtre Nô et les arts contemporains, L’Harmattan, Paris, 2008 • Kaufmann (Pierre), L’Expérience émotionnelle de l’espace, Vrin, Paris, 1967, 1987 • Kawabata (Yasunari), « Elégie », dans La danseuse d’Izu, 1932, Edition Livre de poche • Shakespeare (William), Macbeth (édition Flammarion, Paris, 2010) • Sami-Ali, L’espace imaginaire, Editions Gallimard, Paris, 1974, 2000 • Tanizaki (Junichirô), Eloge de l’ombre, Publications orientalistes de France, Paris, 1933, 1993 • Warburg (Aby), Le Rituel du Serpent, Macula, Paris, 2003 41 Table des matières Introduction ........................................................................................................................... 6 I – L’espace théâtral ............................................................................................................ 7 I – 1 – Le modèle Macbeth .................................................................................................... 7 Présentation de la pièce.................................................................................................. 7 L’histoire de Macbeth dans la perspective du Château de l’Araignée. ............................ 8 La question de l’adaptation. ........................................................................................... 9 I – 2 – Une machinerie théâtrale ............................................................................................ 9 Un mouvement vers Shakespeare................................................................................... 9 La mise en place du film. ..............................................................................................10 Le présent mis au passé.................................................................................................10 L'écriture du théâtre. .....................................................................................................12 I – 3 – Le théâtre oriental ..................................................................................................12 Le théâtre dans le film : récapitulatif. ............................................................................12 Présentation du Nô........................................................................................................13 Le jeu de Lady Asaji. ....................................................................................................13 L’émergence du Nô, dans la forme filmique..................................................................14 Le classicisme face à la modernité. ...............................................................................16 II – L’espace filmique .........................................................................................................17 II – 1 – Approche du film .....................................................................................................17 L’analyse prismatique. ..................................................................................................17 Remarques sur la mise en scène. ...................................................................................18 Une appréhension émotionnelle de l’espace. .................................................................19 II – 2 – Des mondes intérieurs ..............................................................................................20 Le décor........................................................................................................................20 Le phénomène ombreux................................................................................................21 Les châteaux de l’Araignée. ..........................................................................................23 Le motif du cheval. .......................................................................................................24 II – 3 – La nature comme puissance extérieure......................................................................25 La forêt labyrinthe. .......................................................................................................25 L’arrière-plan climatique...............................................................................................26 42 III – L’espace spectral ........................................................................................................27 III – 1 – Des ténèbres sortent les spectres..............................................................................27 La brume. .....................................................................................................................27 La foudre. .....................................................................................................................28 Typologie des spectres. .................................................................................................29 III – 2 – Angoisse et hallucination ........................................................................................30 L’espace du rêve. ..........................................................................................................30 Un rêve spectral. ...........................................................................................................32 Hallucinations...............................................................................................................33 Synthèse. ......................................................................................................................35 Topographie de la paranoïa. ..........................................................................................35 III – 3 – L’expérience du désastre .........................................................................................36 Le cercle de la prophétie. ..............................................................................................36 Les crânes. ....................................................................................................................38 Le travail du deuil. ........................................................................................................39 Conclusion ...........................................................................................................................40 Bibliographie........................................................................................................................41 43