Soy Cuba Mikhaïl kalatozov

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Soy Cuba Mikhaïl kalatozov
Février
2009
173
Mikhaïl kalatozov
Virtuosité et magnificence de la caméra
au service d’un peuple outragé.
Fiche d’analyse de film
Jose GALLARDO,
Zilia RODRIGUEZ
Luiz Maria COLLAZO,
Roberto GARCIA YORK
Raul GARCIA,
Luiza Maria JIMENEZ
Sergio CORRIERI,
Mario GONZALEZ BROCHE
Jean BOUISE
Raquel REVUELTA (voix off)
Soy Cuba
Russie/Cuba
• 1964 •Noir et Blanc •1h41
Scénario Enrique PINEDA BARNET,
Ievgueni IEVTOUCHENKO
Photographie Sergeï IOUROUZEVSKI
Montage Nina GLAGOLEVA
Musique Carlos FARIÑAS
CHRONIQUES ALLEGORIQUES
Chroniques allégoriques
A travers quatre personnages, dénonciation
du Cuba américanisé des années 50, sous la
dictature de Batista : règne de la dépravation,
mainmise des multinationales, répression
policière et militaire. Et la résistance d’un
peuple outragé.
•
Maria
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» »
Maria :: LaLa« dulce
« dulce
d’une Havanaise
Havanaise
d’une
Un building. Sur le toit défilent des ondines
en tenue légère au rythme d’une musique
festive. Plus bas, on sirote indolemment des
cocktails au bord d’une piscine. Au sous-sol, de
riches américains dilapident leurs dollars dans
un cabaret interlope. Maria, belle mulâtre, sosie
de l’Eurydice d’ « Orfeu Negro », s’y prostitue
secrètement. Elle amène son client américain
au taudis où elle habite, dans un bidonville
suintant. Au petit matin, son fiancé, un vendeur
de fruits, la surprend. Cependant que le client
fuit dans un labyrinthe de ruelles crasseuses
peuplé de miséreux, Maria demeure prostrée
par honte de son humiliation.
Comment ne pas penser à Fellini dans cet
épisode ? Une micro société oisive comble
son vide existentiel dans la noce continuelle.
Les clameurs de la fête apaisées, un sentiment
d’amertume envahit les âmes devant la
sordidité du monde. Même œil critique sur la
futilité, l’argent facile, le divertissement érigé
en système. Même fascination aussi. Parce que
si la conclusion est d’une noirceur affirmée,
elle n’efface en rien la fiévreuse ivresse qui l’a
précédée. Le sens est ambigu. L’état final de
dépression traduit-il l’accès à une conscience
douloureuse, ou bien exprime-t-il le regret de
la perte d’une heureuse innocence ? L’ancrage
réaliste du sujet et le réquisitoire social
n’altèrent point le plaisir d’avoir assisté à une
exhibition de l’insouciance.
• Pedro
Pedro :: La
La canne
canne de
de la
la colère
colère
Pedro est un vieil homme qui s’est consacré
à une parcelle louée sur laquelle il cultive la
canne à sucre en compagnie de sa fille et de
son fils. La pluie répond à ses implorations,
augurant d’une prometteuse récolte. Alors que
Pedro fauche ses hautes cannes, le propriétaire
des lieux apparaît et annonce que toute
l’exploitation a été vendue à la United Fruit
Company et qu’il va falloir déguerpir. Accablé,
Pedro expédie ses enfants au village voisin pour
qu’ils se distraient mais surtout pour que lui
puisse se retrouver seul. De désespoir, il met
le feu à la plantation, à sa modeste maison, et
périt dans les flammes.
Très Fordien est ce chapitre. On se déplace
à cheval, à l’identique des plaines de l’ouest.
De pauvres gens sont expropriés par la faute
d’actionnaires sans scrupules. La moisson est
décrite comme un rituel du scellement familial.
C’est l’injustice qui fonde la révolte et qui la
légitime. Il est intéressant de constater que
l’apologie de certaines valeurs, le labeur comme
épanouissement de la personne, la récompense
donnée par la restitution d’un sol fécond,
puisse être soutenue par des réalisateurs aux
sensibilités si éloignées. John Ford et Kalatozov
se rejoignent par la peinture qu’ils font de la
relation inaltérable qui unit l’homme à ses
racines terriennes. Même lyrisme, même
sincérité de conviction. Pour Ford, c’est dans
cette fidélité au sol que se fonde la liberté, grâce
à la tradition. Au contraire, pour Kalatozov,
l’attachement à la terre est l’occasion de rompre
avec un fonctionnement inégalitaire et aliénant.
Opinions opposées, proches préoccupations.
Queviva
vivaCuba
Cuba! !
Enrique :: Que
• Enrique
Après avoir protégé une jeune fille de
l’assiduité de marins de l’US Navy en goguette,
Enrique retrouve ses camarades étudiants.
En tant qu’opposants, ils sont pourchassés
par les autorités. Il décide d’éliminer le chef
de la police, responsable d’assassinats. D’une
terrasse, alors qu’il vise l’homme avec un fusil
à lunette, il ne peut se résoudre à l’exécuter.
Des émeutes se déclenchent pour dénoncer
des arrestations et un ami d’Enrique est abattu
par ce même policier après une perquisition.
Alors qu’enfle la contestation, Enrique et lui se
retrouvent face à face. Sans hésiter, l’homme
de l’ordre tue l’émeutier. Une foule croissante
et recueillie où figure la jeune fille du début suit
dans une communion silencieuse le cortège
funéraire du martyr.
La scène centrale des escaliers de l’université
de la Havane articule cette histoire. Elle
évoque le « Potemkine » d’Eisenstein. Tandis
que dans l’original, ce sont les répresseurs qui
descendent les marches d’un pas martial, ici ce
sont les victimes qui avancent torses bombés
en direction de leurs bourreaux. Inversion
des rôles pour une cause similaire, celle du
soulèvement face à la tyrannie. On n’échappe
évidemment pas à quelques clichés convenus
(la colombe de la paix) mais la progression de la
marée humaine constituée par les manifestants
est filmée avec une telle ampleur qu’elle nous
fait chavirer par l’alternance de plongées et de
contre-plongées, d’une belle fluidité.
Coupsde
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feudans
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Sierra
• Mariano
Mariano :: Coups
Mariano, sa femme et leurs trois petits
vivent dans le dénuement sur les hauteurs de la
Sierra Maestra. Ils hébergent avec compassion
un combattant rebelle exténué. Ce dernier
n’arrive pas à convaincre ses hôtes de se
joindre à la cause de la guérilla. Plus tard, un
bombardement aveugle des forces armées
gouvernementales chasse la famille de Mariano
de son modeste logis. Leur bébé meurt à
cette occasion. Transfiguré par la douleur de
son deuil et l’anéantissement de ses maigres
biens, Mariano accède à la conviction qu’il
faut lutter. Il croise une
colonne de résistants où
il retrouve celui à qui il
a précédemment porté
secours. Il conquiert son
arme sur le terrain des
combats et avance, entre
les tirs et explosions,
vers son nouvel avenir de
révolutionnaire libérateur.
Il y découvre l’espoir et la
solidarité.
Ce récit de clôture, en dépit de la cruauté
qu’il représente, n’est pas très proche de
l’univers de cinéastes chevronnés abonnés au
sujet de la violence guerrière (Sam Peckinpah
ou Samuel Fuller). La stylisation l’emporte sur
la représentation documentaire. En effet, la
façon dont Mariano et ses proches, silhouettes
décharnées, sont montrés en ombres chinoises
en découpes sur un fond contrasté de nuages,
fait penser aux films épiques japonais des années
cinquante décrivant dans un noir et blanc quasi
expressionniste des destinées poignantes dont la
nature est le tombeau (les films « médiévaux »
d’Akira Kurozawa, ou ceux de Kon Ichikawa
comme « Feux dans la plaine » qui montre
comment un contexte de guerre fait régresser
un individu normal vers le stade animal). La
théâtralisation du drame finit par le déréaliser et
lui affecte, en dépit d’un certain didactisme, une
émouvante puissance émotionnelle, digne de la
tragédie antique.
La seule énumération des parentés
cinématographiques déjà citées est en soi
un éloge mais n’explique pas pourquoi
« Soy Cuba » est un grand film. Sa facture
époustouflante le prouve.
Virtuosité
deFORME
la forme
VIRTUOSITE
DE LA
Les chemins de la reconnaissance sont longs
et tortueux. Film communiste militant, « Soy
Cuba » a été exhumé par les américains Scorcese
et Coppola. Les grands maîtres soviétiques,
malaxés par les vagues idéologiques, n’ont tourné
qu’aléatoirement et au service d’un système qui
les broyait. Cas unique, « Soy Cuba » bénéficia
pour exister d’ouvertures très circonstanciées,
le dégel Kroutchevien et le rapprochement
soviéto-cubain.
La difficulté à faire comprendre et aimer
un tel film tient à lui détacher son étiquette
de propagandiste. Il suffit de savoir que les
commanditaires rejetèrent conjointement
le produit livré pour être
rassuré sur sa valeur. A Cuba,
on ne pardonna pas d’avoir
situé le fond dans le passé
prérévolutionnaire et non
dans le présent qui aurait
glorifié une révolution en
cours d’accomplissement. En
Union Soviétique, on reprocha
l’importance donnée aux
scènes hédonistes et l’absence
de rhétorique dogmatique.
Résultat : des décennies de
mise au placard. D’autre part, l’atmosphère
poétique véhiculée par le récitatif en voix off,
lent et scandé, pouvait laisser croire que ce
qui était représenté là exprimait plutôt un
atavisme terrien et séculaire qu’un manifeste
émancipateur. Kalatozov dissolvait son scénario
plombé dans une ambition formelle démesurée.
La grille de lecture de cette gigantesque fresque
ne peut effectivement se limiter au contenu
édifiant. Ouvriers, paysans, étudiants, jeunes ou
vieux, hommes ou femmes, n’incarnent pas que
des stéréotypes discursifs. Ils sont, au-delà de leur
fonction emblématique, des êtres magnifiés par
les cadrages et l’éclairage. Statufiés mais vivants.
Visages âpres et ridés, ou bien lisses de jouvence.
Sous un soleil éblouissant, dans l’opacité des caves
ou de la nuit. Des êtres admirables d’énergie.
Et tous, des non professionnels, inconnus,
photogéniques, sondés sous tous les angles.
L’opiniâtreté à coller aux héros pour ensuite
s’en éloigner et proposer une vision étendue
n’illustre pas seulement la dissolution obligée de
l’individu dans la collectivité. C’est l’extirpation
du détail (un comportement, un regard) tiré
d’une situation globale (groupes, paysages),
qui révèle une dimension esthétique. Un peu
comme s’il nous était donné de parcourir à la
loupe dans un tableau impressionniste la touche
pointilliste noyée dans la vue générale. Sans doute
davantage intéressé par le pouvoir expressif
suscité par le ballet des corps que persuadé de la
pertinence de la parole doctrinale (les dialogues
sont effectivement restreints), Kalatozov conclut
avec plus de conviction et d’efficacité une œuvre
d’artiste qu’un acte d’engagement politique.
Quiconque a vu ce film garde en mémoire
la sensation d’émerveillement causée par sa
magnificence plastique. Cette forte impression
est imputable à la technique d’un chef opérateur
exceptionnel, Sergeï Iourouzevski, dont l’apport
est essentiel sur au moins trois points : le filtrage
de la lumière, l’utilisation de grands angulaires, et
la mobilité de la prise de vue. Derrière Kalatozov,
Iourouzevski a indéniablement apposé au film sa
propre signature visuelle.
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Dès le générique, le survol des rivages
caribéens nous les présente comme un territoire
merveilleux (le plus beau que des yeux humains
aient contemplé, dit le poème en citant Cristophe
Colomb). Les forêts de palmiers ont un aspect
si étincelant de blancheur qu’elles semblent
irréelles, planes, pétrifiées pour l’éternité. Il en
sera de même plus tard des cannes à sucre de
Pedro. Inversement, d’autres séquences jouant
de la pénombre (la danse dans le night club,
Mariano qui traverse les fumerolles d’un champ
de bataille), mettent en valeur les reliefs. Que
ce soit par l’usage du contre jour ou bien par
la surexposition, le travail d’opposition vive
entre le clair et l’obscur accentue superbement
la granulosité de la pellicule. La couleur n’aurait
sans doute pas eu le même impact. La deuxième
contribution marquante d’Iourouzevski tient
à l’usage systématique de petites focales qui
déforment considérablement les perspectives
et donnent de la profondeur. Ainsi, arbres et
bâtiments s’élancent en obliques vers le ciel,
premiers et arrières plans se partagent le cadre
en brouillant les repères de distances. Les
distorsions de l’image amplifient le mouvement
et finissent par transmettre un sentiment
de vertige. Enfin, et c’est probablement ce
qui caractérise le plus ce film, vingt ans avant
l’apparition de la steadycam, Iourouzevski
invente un nouveau type de plan séquence
qui se joue avec aisance de la continuité et de
l’apesanteur, s’autorisant toutes les audaces
par la lévitation de sa caméra. Les plus
spectaculaires sont ceux de l’hôtel Tropicana
(premier volet) et de la cérémonie funèbre
(troisième volet). Celui du début, de haut en
bas, commence par un panoramique à 360
degrés au sommet d’un gratte-ciel, descend le
long de la façade et finit par plonger sous l’eau
en compagnie de baigneurs. Des nues jusqu’aux
abysses. Le second, de bas en haut, part de la
rue, la quitte en s’élevant, grimpe les étages
d’un immeuble, pénètre dans une fabrique de
cigare pour en ressortir par la fenêtre et planer
dans les airs entre une rangée de balcons. Du
pavé jusqu’à l’envol. Ces travellings aériens et
ininterrompus, véritables défis aux lois de la
gravitation, ne sont pas que des démonstrations
de prouesse, ils sont en adéquation avec
les idées sous-tendues : la décadence d’une
société dans le premier exemple, une ascension
spirituelle collective dans le deuxième. Plus
concrètement, ils accomplissent un vieux rêve
cher à bien des cinéastes, celui d’épouser tout
l’espace de l’action sans avoir à s’y soumettre.
« Soy Cuba » réussit finalement un pari
étourdissant, celui d’emporter l’adhésion
alors qu’il repose sur une trame d’une totale
subjectivité qui aurait pu l’enliser dans une
adulation caricaturale, et cela par le seul
génie de sa mise en scène. Mais il appelle les
interrogations suivantes. Combien de chefsd’œuvre ignorés dorment encore sur des
étagères de studios ou chez des producteurs
? Et, à l’heure où se développent de nouveaux
supports de diffusion, faut-il être optimiste
quant au devenir de la diversité de la proposition
cinématographique, qu’elle soit contemporaine
ou patrimoniale ?
Patrick GONZALEZ
U n r é s e a u d ’ am i s r é u n i s p a r l a p a s s i o n d u c i n é m a
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