La croissance ne fait pas le bonheur - Connaissance et Vie
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La croissance ne fait pas le bonheur - Connaissance et Vie
La croissance ne fait pas le bonheur : les économistes le savent-ils ? Isabelle Cassiers1 et Catherine Delain2 Regards économiques, n°38, mars 2006 Texte téléchargeable : http://www.uclouvain.be/regards-economiques publié dans Problèmes économiques, n°2938, 2 janvier 2008 Résumé Le dicton populaire n’a cessé de le dire : l’argent ne fait pas le bonheur. Les enquêtes auprès de la population semblent le confirmer. Malgré une croissance économique continue, la "satisfaction de vie" moyenne des Occidentaux stagne depuis plusieurs décennies (voir les graphiques annexés). En Belgique, alors que le PIB réel par habitant a augmenté de 80 % depuis 1973, le niveau de satisfaction de vie moyen a diminué de 8,8 %. Pourquoi la croissance économique, tant recherchée, si peu remise en question, ne parvient-elle pas – ou plus – à augmenter le bien-être de l’homme ? Celui-ci n’est-il jamais satisfait de ce qu’il possède ? Lui en faut-il toujours plus ? Ou est-ce la croissance elle-même qui comporte trop d’effets secondaires négatifs ? Qu’en disent les économistes ? Une large partie de la littérature économique laisse entendre que la satisfaction de la population croît avec le revenu réel. Dès lors les gouvernements et les grandes institutions peuvent inlassablement proclamer, au nom des peuples et de leur bien-être, que la croissance économique est un objectif prioritaire. Toutefois le développement d’un nouveau courant de recherches vient secouer les convictions traditionnelles. Ciblées sur l’explication de la satisfaction de vie, ces études apportent un fondement scientifique à deux constats de bons sens : toute richesse est relative, et la richesse n’est pas tout. Premièrement, la richesse a toujours une valeur relative. Relative par rapport au passé : chaque personne s’habitue à ce qu’elle possède; elle revoit continuellement ses normes matérielles à la hausse et comble ainsi difficilement ses aspirations. Relative aussi par rapport à la richesse des autres : le bienêtre que l’individu retire de son propre revenu dépend bien souvent du revenu du voisin; pour que le bien-être s’accroisse, il ne suffirait pas "d’avoir plus", encore faudrait-il "avoir plus que les autres". Ainsi l’ensemble de la population se laisse entraîner dans une course sans fin dont le but est fuyant. Deuxièmement, la richesse n’est pas tout. La stagnation de la satisfaction de vie, malgré la hausse des revenus, peut provenir de nombreux facteurs non-pécuniaires : la montée des inégalités; le chômage; la dégradation des conditions de travail (cadences, précarité); l’augmentation du stress, de l’anxiété et des cas de dépression; l’affaiblissement des liens familiaux et sociaux et du lien entre les citoyens et les institutions ou les mandataires politiques; la dégradation de l’environnement. Certains de ces facteurs sont étrangers à la croissance économique, d’autres au contraire sont générés par le type de croissance que nous avons connu. Les résultats qui ressortent de l’ensemble de ces études comportent deux implications fortes, qui vont de pair. D’une part, ils appellent le développement, au delà des enquêtes, d’indicateurs de bien-être, solides et fiables, susceptibles de compléter ou de corriger la traditionnelle comptabilité nationale, et de casser l’amalgame trop fréquent entre PIB et bien-être. D’autre part, ils révèlent l’urgence d’une réflexion sur la finalité de la croissance et sur son contenu : pourquoi et pour qui voulons nous plus de croissance ? Existe-t-il un consensus sur les objectifs poursuivis et est-on bien sûr que notre type de croissance les serve ? Tenter de répondre démocratiquement à ces questions pourrait être un premier pas vers une satisfaction de vie accrue. 1 2 Isabelle Cassiers, chercheur qualifié du FNRS et professeur au Département d'économie de l'UCL (IHRES), est aussi membre fondateur de l'Institut pour un Développement durable. E-mail : [email protected]. Catherine Delain, licenciée en économie (UCL), accomplit actuellement un Master à la School of International and Public Affairs, Columbia University, New York. E-mail : [email protected]. PIB réel par habitant (en milliers de dollars GK, échelle de droite) et évaluation de la satisfaction de vie (SV) moyenne (échelle de gauche) Etats-Unis Japon 4 30 4 30 25 3,5 25 3 20 3 2,5 15 2,5 15 10 2 10 3,5 SV 2 PIB 1,5 5 1 1947 1952 1957 1962 1967 1972 1977 1982 1987 1992 1997 2002 0 1,5 1963 1968 30 SV 3,5 3 2,5 1978 1983 1988 1993 1998 2003 4 0 25 3,5 20 3 15 2,5 30 SV 15 PIB 2 10 1,5 1978 25 20 PIB 1973 1973 Pays-Bas 4 1 50 PIB 1 1958 Belgique 20 SV 1983 1988 1993 1998 2003 2 5 1,5 0 1 10 5 1973 France 1978 1983 1988 1993 1998 2003 0 Allemagne 4 30 4 3,5 25 3,5 30 25 SV SV 3 2,5 PIB 2 1,5 1 1973 1978 1983 1988 1993 1998 2003 20 3 15 2,5 10 2 20 10 5 1,5 0 1 30 4 Italie 15 PIB 5 1973 1978 SV1983 1988 1993 1998 2003 0 Danemark 4 30 SV 3,5 3 SV 2,5 PIB 2 1,5 1 1973 1978 1983 1988 1993 1998 2003 25 3,5 25 20 3 20 15 2,5 10 2 5 1,5 0 1 15 PIB 10 5 1973 1978 1983 1988 1993 1998 2003 0 Sources : PIB : GGDC (2006); SV : European Commission (1973-2005) et Veenhoven (2006). Voir l'article pour plus de précisions. Regards économiques n°75, décembre 2009 Au-delà du PIB : réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry * Téléchargeable : http://www.uclouvain.be/285518.html Résumé On le sait depuis toujours, le Produit intérieur brut (PIB) n’est pas un indicateur de bien-être ou de qualité de vie. C’est un agrégat monétaire qui évalue l’activité annuelle d’une nation sur des bases essentiellement marchandes. Toutefois, pendant des décennies, la croissance du PIB et progrès des sociétés ont été largement assimilés, comme si la première était une condition nécessaire et suffisante à la réalisation du deuxième. Cette liaison est aujourd’hui amplement remise en cause. De nombreux travaux ont mis en évidence un décrochage de la qualité de la vie en regard d’une croissance continue du PIB : stagnation des indicateurs subjectifs de satisfaction de vie; dégradation des indicateurs de santé sociale et de ceux d’un «bien-être économique» évalué plus finement; et surtout, sonnette d’alarme des indicateurs environnementaux. Récemment, des initiatives de grande envergure (Forum mondiaux de l’OCDE, Commission Stiglitz) ont explicitement posé la question d’un «Au-delà du PIB» : si cet indicateur, utilisé comme moteur des politiques économiques, nous égare, n’y a-t-il pas urgence à en changer ? Comme le résume joliment Paul Krugman, quel intérêt d’avoir de la croissance s’il n’y a plus de planète ? Alors, comment réconcilier ce qui compte (la préservation de la nature et nos valeurs humaines) et ce que l’on compte (les indicateurs à l’aide desquels on gouverne) ? Les débats actuels sur ce sujet mettent en évidence trois impératifs : 1. Mesurer des résultats plutôt qu’une production évaluée monétairement : ainsi, les taux d’alphabétisation importent plus que les dépenses d’éducation, qui ne disent rien de leur efficacité. C’est une question de bon sens. 2. Prendre en compte les patrimoines, dans leur diversité : ne plus se contenter de valoriser les flux d’activité et de revenus (ce que fait le PIB) en ignorant les ponctions sur les stocks de richesse, en particulier sur le patrimoine naturel. Il en va de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. 3. Intégrer des questions de répartition : la croissance d’un revenu global peut être très inégalitaire. Un PIB par tête en hausse n’empêche pas certains revenus de baisser, ce qui crée dans la population le sentiment d’être trompé par les chiffres. Equité et représentation démocratique sont ici en jeu. Remplacer le PIB est un exercice complexe et digne du plus grand intérêt. La complexité n’est pas tant d’ordre statistique : de nombreux indicateurs alternatifs existent déjà, l’inventaire peut en être dressé. Mais chacun d’eux recèle implicitement une vision particulière du progrès. Lequel choisir ? Comment construire un consensus ? La difficulté de l’exercice réside surtout dans le bousculement des valeurs et comportements sur lesquelles une ou deux générations se sont établies. La réflexion sur les indicateurs nous mène sur le terrain de nos finalités collectives. On aurait tort d’y voir une question réservée à quelques idéalistes, sous prétexte que la croissance du PIB est indispensable à la création d’emploi, à la survie des entreprises et à la santé des finances publiques. Les temps où toute croissance de l’activité et des revenus était bonne sont révolus. S’y accrocher est un combat d’arrière-garde. Aujourd’hui, l’urgence n’est plus d’élargir le gâteau mais de le cuisiner sans dégâts, d’améliorer sa qualité nutritive et de mieux le partager. * Isabelle Cassiers est Professeur d’économie à l’UCL (CIRTES-IRES) et Chercheur qualifié du FNRS. Géraldine Thiry est Assistante à l’UCL (CIRTES-IRES) et réalise une thèse de doctorat en économie. Elles sont membres du Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesse (FAIR). Institut de Recherches Economiques et sociales - Place Montesquieu 3, 1348 LOUVAIN-LA-NEUVE Tél. 010/47.34.26 Fax : 010/47.39.45 Email : [email protected], [email protected] Site web : http://www.uclouvain.be/regards-economiques Quelques publications d’Isabelle Cassiers Livres : Redéfinir la prospérité, jalons pour un débat public I. Cassiers dir. (avec les participations de Ch. Arnsperger, Ph. Baret, T. Bauler, R. Boyer, J. Charles, L. de Briey, J. De Munck, I. Ferreras, S. Leysen, D. Méda, Th. Périlleux, G. Thiry, G. Vanloqueren, E. Zaccaï), à paraître aux éditions de l’Aube, Paris, mars 2011. dont chapitre de I. Cassiers et G. Thiry : « Du PIB aux nouveaux indicateurs de prospérité : les enjeux d’un tournant historique ». La richesse autrement – Alternatives économiques (Poche) - Hors-série Poche N° 48 – Mars 2011 – I. Cassiers a participé à ce livre publié à l'initiative du Forum pour de nouveaux indicateurs de richesse (FAIR). Ce collectif réunit des universitaires et chercheurs qui n'ont pas attendu le rapport Stiglitz pour s'interroger sur ce que sont les vraies richesses et comment les compter. Articles téléchargeables (http://www.uclouvain.be/279004.html) : « Alternative indicators to GDP: Values behind Numbers. Adjusted Net Savings in Question » (en collaboration avec Géraldine Thiry) - Discussion Paper de l’IRES, n° 2010-18, 21 p., à paraître dans Applied Research in Quality of Life, numéro spécial. « Redéfinir la prospérité » La lettre des académies : nouvelles du collège de Belgique et des alumni troisième trimestre 2010, n°19, pp. 5-6 (repris dans La Libre Belgique, 17/11/2010). « Sortie de crise : relance ou changement de cap ? » dans V. Dujardin et al. (dir.) La crise économique et financière de 2008-2009 : L'entrée dans le 21e siècle ? Ed. Peter Lang, Bruxelles, pp.377-383. « Au-delà du PIB : réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte » (en collaboration avec Géraldine Thiry) - Regards économiques, décembre 2009, n°75, 15 p. « Pour changer de cap, dégrippons la boussole » Revue nouvelle, mars 2009, n°3, pp. 53-61. Manifeste du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR) Revue nouvelle, mars 2009, n°3, pp. 78-83. « La croissance ne fait pas le bonheur : les économistes le savent-ils ? » (en collaboration avec Catherine Delain) Regards économiques, mars 2006, n°38,15p. (aussi repris dans Problèmes économiques, n° 2.938, 2 janvier, pp. 3-10).