Comment rater Lacan
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Comment rater Lacan
Comment rater Lacan Interview de Nathalie Jaudel à propos de son livre La légende noire de Jacques Lacan – Elisabeth Roudinesco et sa méthode historique Nathalie Jaudel, le titre de votre livre La légende noire de Jacques Lacan attire immédiatement l’attention du lecteur sur une catégorie « symptomatique de notre modernité » (p.14) l’imaginaire, dont Elisabeth Roudinesco use largement dans la construction narrative da sa biographie. Or, le plus grand inconvénient de cette démarche est, nous dites-vous, de lui faire rater Lacan. Considérez-vous que l’imaginaire, dans le cadre du travail du biographe et/ou de l’historien ferait obstruction à ce que l’auteur pourrait apporter de nouveau ? Nathalie Jaudel : Reposant sur la narration, une biographie est nécessairement pour partie une fiction, mixte de symbolique et d’imaginaire. On ne peut y échapper. Au mieux, le biographe peut-il espérer attraper quelque chose du réel en jeu pour un sujet, et élever son propos à la dimension d’une hystoire. Les historiens sont conscients de cette difficulté et multiplient les débats pour questionner la frontière entre littérature et histoire. Paul Veyne a apporté à cette question une réponse subtile, en affirmant que l’histoire était certes un roman, mais un roman « vrai » — la différence tenant à l’exigence méthodologique mise en œuvre. L’imaginaire n’est donc pas en tant que tel un obstacle pour écrire une vie, et je ne crois pas qu’il empêche que le biographe amène du nouveau ; pas plus que je ne croie que ce soit l’absence de nouveauté qui fasse rater Lacan à Élisabeth Roudinesco. L’imaginaire devient obstacle lorsqu’il envahit le champ de la construction effectuée : tentative de saisie du sujet biographié par le biais du fantasme du biographe, confiance excessive faite à la mémoire des témoins et à leurs souvenirs reconstruits, application désinvolte des règles d’étude des documents et de renvoi aux sources pourtant seules à mêmes de permettre le maintien d’une certaine rigueur. Mais même repérer cela ne permet pas de comprendre pourquoi elle rate à ce point-là ces hommes auxquels elle consacre tant d’efforts et d’intérêt. Ainsi, s’agissant de Freud, il me semble par exemple qu’il y a plus de vrai dans la passion inquiète du Freud de John Huston ou dans l’intransigeance ironique de celui de David Cronenberg que dans le personnage « romantico-gothique » que nous dépeint Élisabeth Roudinesco, même si l’on apprend grâce à elle, faits nouveaux pour moi, que Freud aimait les brocolis, portait des vêtements amples, était dépourvu de charme (!) ou qu’il éprouvait une certaine inquiétude en présence des chow-chows noirs. Dans les deux cas, celui de Lacan comme celui de Freud, elle construit un petit appareil au travers duquel elle prétend décrypter toute leur vie et qui la rend aveugle à la logique profonde de leurs existences. Pire, elle fait manquer, à coups de jugements à l’emporte-pièce et d’affirmations aussi sommaires qu’inexactes, leurs apports essentiels à ses lecteurs. Soutenir qu’au milieu des années 60 Lacan avait élaboré l’essentiel de sa doctrine ou que L’Avenir d’une illusion était un mauvais livre nous en dit sur elle, et sur sa passion de faire passer la médisance pour l’objectivité, beaucoup plus que sur eux. Je ne reproche pas non plus à Élisabeth Roudinesco d’avoir été un médiocre chercheur, même si l’exemple récent de sa biographie de Freud témoigne d’une certaine propension à prétendre avoir découvert des éléments inédits à partir de recherches sommaires sur des documents rédigés dans des langues, l’anglais et l’allemand, qu’elle reconnaît ne pas maîtriser. Je ne pense pas que ce soit cette absence de nouveauté qui lui ait fait manquer Lacan, bien au contraire. Même si sa famille lui avait ouvert les archives personnelles du psychanalyste, elle ne serait pas parvenue, je le crains, à un résultat plus satisfaisant. Vous repérez clairement le désintérêt d’Elisabeth Roudinesco à l’égard de l’enseignement de Lacan quand ce dernier oriente son élaboration théorique vers la topologie et le réel. Ce tournant théorique de la pensée lacanienne en a déboussolé plus d’un. Comment l’expliquezvous ? N. J. : Élisabeth Roudinesco dit très bien que le Lacan des Écrits lui a été immédiatement familier, sans être rebutée par sa langue ni par sa difficulté prétendue, mais qu’elle s’est trouvée confrontée à une étrangeté radicale lorsqu’elle est allée, pour la première fois, assister au Séminaire au moment de l’Envers de la psychanalyse. Quelque chose s’était donc passé, qu’elle situe précisément au moment du séminaire XI : génie sublime en deçà, délire logiciste au-delà. Entre les deux interviennent tant l’exclusion de Lacan de la liste des didacticiens de la Société française de psychanalyse que la fondation de l’Ecole freudienne de Paris et la rencontre avec les élèves de l’Ecole normale supérieure. Ce point tournant est donc celui du passage du premier au deuxième enseignement de Lacan. C’est le moment où il lâche la main de Freud ; où il ne se contente plus de faire « jardin à la française » des voies tracées par lui ; où, faisant prévaloir la singularité sur la structure, il s’engage sur le chemin qui va le conduire à faire de chaque sujet un « épars désassorti » ; où, surtout, il met à la première place de ses préoccupations la jouissance et le réel. Pour ceux qui sont restés accrochés, d’une manière ou d’une autre, au structuralisme et à la prééminence d’un ordre symbolique dont le pivot est le Nom-du-Père, ce tournant est inacceptable. Élisabeth Roudinesco en fait partie, comme en témoigne son intérêt marqué pour une histoire continuiste des idées immergée dans le temps long, son goût pour les questions de filiation, de transmission, de généalogie, d’héritage, son insistance à faire de Freud comme de Lacan des revalorisateurs de la fonction symbolique du père. Comme aux jésuites qui suivaient à l’époque le Séminaire, il lui est de ce fait très difficile de penser la discontinuité, le bout de réel, la contingence, la pluralisation des noms-du-père, l’audelà de l’Œdipe, ou la superposition, à la clinique structurale, d’une clinique borroméenne articulée au sinthome. Ce n’est pas tant qu’elle soit déboussolée : comme beaucoup d’autres, elle ne veut pas renoncer à cette boussole, certes autrement plus stable et rassurante que celle que Lacan propose ensuite. Il n’y a qu’à voir le renouveau des religions révélées en ce début de 21e siècle pour s’apercevoir que quelque chose, là, est très difficile à lâcher. Alors que tout, dans notre civilisation, pointe vers le déclin du Nom-du-Père, accompagné de la montée en puissance des images, d’un côté, et du réel du nombre et de la catastrophe de l’autre, beaucoup s’y raccrochent comme à une balise qui permet de rêver le retour à un monde dans lequel les choses et les êtres étaient bien à leur place, dans des oppositions claires et distinctes. Mais il est de la nature de la psychanalyse de susciter ce genre de réactions : le refus de l’au-delà de l’Œdipe, de la clinique continuiste et du sinthome n’est pas sans évoquer celui que suscitèrent, jadis, la postulation par Freud de la sexualité infantile ou de la pulsion de mort… Vous rappelez à plusieurs reprises ce que beaucoup ont oublié à savoir que, dans le cadre de son séminaire, Lacan se considérait comme un analysant au travail. Quelle incidence y voyez-vous sur la portée de son enseignement oral ? N. J. : Se dire analysant au travail va dans le même sens que la volonté exprimée par Lacan de ne pas produire un « système de pensée » — ce qui n’empêche pas Élisabeth Roudinesco de vouloir en faire l’histoire. C’est empêcher toute clôture de ses élaborations sur elles- mêmes. De la même façon que la cure amène à repasser cent fois par les mêmes défilés signifiants, à explorer toutes les facettes et équivoques de son essaim de signifiants-maîtres ; à déployer en tous sens les associations relatives à certains rêves ou souvenirs-écran pour en éclairer à chaque fois un aspect nouveau, on peut considérer que l’enseignement de Lacan suit un fonctionnement homologue1. Autre, autre, jouissance, objet a, symbolique, imaginaire, réel : les signifiants-maîtres autour desquels pivote son enseignement sont peu nombreux. Il les reprend sans cesse, mais toujours à nouveaux frais. Il parle toujours de la même chose, mais sans jamais se répéter. Il n’enseigne pas non plus depuis une position qui partirait du principe que le savoir serait déjà là, en attente d’être découvert. De ce point de vue, Lacan n’est pas freudien : il ne se considère pas comme un archéologue, en tout cas plus après « Fonction et champ… ». Le savoir se construit dans la cure et la vérité qui s’en dégage varie au fur et à mesure de son avancement ; au mieux, le réel indicible auquel un sujet à affaire pourra être, au terme, un peu cerné. Le mouvement de l’enseignement de Lacan est homologue : les vérités qui s’en dégagent ne sont pas fixes ; elles varient pour tenter de cerner, avec des mots, ce qui ne peut se dire : le réel sans loi. A lire votre ouvrage et au-delà du questionnement que vous soulevez concernant le travail d’Elisabeth Roudinesco, se dessine nous semble-t-il un portrait en creux et par petite touche, un portrait «impressionniste» en somme de Jacques Lacan. Etait-ce votre objectif ? N. J. : Absolument. Au début de mon travail je me suis interrogée sur comment procéder. Devais-je demander à Élisabeth Roudinesco communication de ses archives et de la transcription des entretiens auxquels elle avait procédé ? Devais-je demander à Judith et Jacques-Alain Miller de me laisser accès aux papiers personnels de Lacan ? Très vite, je me suis rendue compte que je n’avais aucun désir d’écrire moi-même une biographie de Lacan. Pas plus n’avais-je l’idée que m’entretenir à son propos avec des dizaines de témoins me permettrait de l’approcher de plus près. Une chose m’avait frappée à la lecture de la biographie : Élisabeth Roudinesco ne faisait aucun cas de sa parole — pas plus que de sa pratique, d’ailleurs, si ce n’est pour en pointer le caractère transgressif. Dans un livre construit à partir de plusieurs dizaines d’entretiens, il était le seul témoin récusé. D’où mon choix de prendre au sérieux son affirmation, maintes fois répétée, qu’il parlait à son séminaire depuis la place de l’analysant. J’ai donc tenté de dresser, par bribes, un portrait de l’analyste, de l’enseignant et de l’homme fondé sur les nombreuses instances où, souvent d’une phrase, par allusion, il parle de lui-même. Il s’est donc agi d’approcher sa vérité d’un peu plus près que je ne le crois possible par le biais de ce que les anglo-saxons appellent hearsay et qui devant leurs tribunaux est une preuve irrecevable : « on m’a dit que ». Vouloir écrire une vie à partir d’un mélange d’idées préconçues et de témoignages indirects expose au risque de passer à côté de son sujet. En vous référant à ses textes, vous cernez pour nous le désir qui animait Lacan. Il vouait ses forces à tirer les conséquences de l’invention freudienne en la dégageant de l’ornière normalisante dans laquelle l’ego psychologie nord-américaine l’a égarée ; donnant à l’expérience psychanalytique une portée éthique sans précédent. Dès lors, seriez-vous d’accord pour dire que par son enseignement, Lacan donne des outils précieux pour déchiffrer notre civilisation contemporaine ? 1 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », [2010-11], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 19 janvier 2011, inédit. N. J. : De même que Freud a donné au monde des outils permettant de penser le malaise dans la civilisation qui était la sienne, et qui s’est étendue entre la fin de l’ère victorienne et les deux grands conflits mondiaux qui ont meurtri le 20e siècle, Lacan nous a donné, avec la catégorie du réel telle qu’elle résulte de son dernier enseignement, avec l’objet a, avec la jouissance, des outils pour penser le monde d’aujourd’hui et son malaise singulier. Ils lui ont permis, dans les années 60 et 70, de prévoir un certain nombre de phénomènes qui, comme l’a montré à maintes reprises Jacques-Alain Miller dans son cours, sont aujourd’hui venus au premier plan alors pourtant qu’ils ne paraissaient pas à l’époque destinés à s’imposer : l’extension sans limites de la catégorie du nombre ; la montée au zénith de l’objet a ; la prolifération des gadgets ; le racisme et la ségrégation comme revers de la globalisation et de son impératif de fraternité ; la féminisation du monde ; la prépondérance de l’imaginaire ; le déclin des grandes oppositions symboliques et la généralisation du continu. Plusieurs de nos collègues, je pense par exemple à Eric Laurent, Miquel Bassols ou MarieHélène Brousse, entre beaucoup d’autres, ou à des revues comme La Cause du désir ou Le Diable probablement, font un usage extrêmement précieux de ces outils pour penser ce qui est entrain de nous arriver, et surtout pour repenser la clinique : celle de la fin de l’analyse, mais aussi celle des souffrants qui s’adressent à nous avec des symptômes inédits. La clinique structurale ne suffit plus à les recevoir comme il convient ; la boussole que nous offre le dernier enseignement de Lacan est nécessaire, si nous voulons être à la hauteur de notre tâche.