litteratures d`afrique: langue française et rencontre de cultures
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litteratures d`afrique: langue française et rencontre de cultures
1 Amina AZZA BEKKAT Université de Blida(Algérie) LITTERATURES D'AFRIQUE: LANGUE FRANÇAISE ET RENCONTRE DE CULTURES Mauvaise plaisanterie: nous, les Maghrébins, nous avons mis quatorze siècles, pour apprendre la langue arabe (à peu près), plus d'un siècle pour apprendre le français (à peu près); et depuis des temps immémoriaux, nous n'avons pas su écrire le berbère. Abdelkebir Khatibi Tous les écrivains qui utilisent le français pour leurs créations n'ont pas le même rapport à la langue. Comme le remarque Jean Marc Moura1, Il existe des rapports singuliers à la langue, propre à chaque individu écrivant. On ne saurait donc rapprocher Beckett, Cioran, Kateb, Senghor, Ramuz ou Scutenaire parce qu'ils sont des écrivains d'expression française sans courir le risque de s'engager dans une histoire littéraire illusoire, ne prêtant aucune attention aux conditions historiques de l'écriture. Il importe de définir les conditions historiques de production des textes et d'attacher une attention particulière aux codes et normes socioculturels et aux exigences littéraires propres au champ où s'exerce l'activité de l'auteur. L'apparente homogénéité de ces textes écrits en français n'est en fait qu'une apparence et on aurait beau jeu de retrouver dans une oeuvre subsaharienne ou maghrébine des conditions d'émergence totalement différentes. Ainsi dans toutes les œuvres de la littérature africaine on s'est longtemps interrogé sur ces œuvres écrites dans la langue de l'Autre et sur leur portée. Les interrogations sur le public et la réception du texte sont désormais dépassées. Il faut bien souligner l'importance des lieux de parole qu'il faut bien cerner pour définir une œuvre et l'usage qu'elle fait du 1 Jean Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, Puf, 1999, p.34 2 français. Insistons plutôt sur ce que l'on nomme l'énonciation et surtout la situation d'énonciation. Cette énonciation n'est pas une pure extériorité de l'œuvre dans la mesure où la littérature non seulement tient un discours sur le monde mais gère sa propre présence dans ce monde. Les conditions d'énonciation du texte littéraire sont indéfectiblement vouées à son sens, de telle sorte que pour le dire rapidement avec D. Maingueneau, "le texte, c'est la gestion même de son contexte." 2. Ainsi l'étude de la situation d'énonciation décrit la genèse du texte et ses conditions de production, elle révèle ce que Derrida appelle La scène de l'écriture. Le texte n'est pas un produit mais une production. "c'est à dire un champ spécifique dans lequel s'opère toute une série de transformations, de transgressions, de réduplications.3" Et Roland Barthes dans un article célèbre définissait ainsi ces transformations: Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette redistribution) L'une des voies de cette déconstruction-reconstruction est de permuter des textes, des lambeaux de textes qui ont existé et existent autour du texte considéré, et finalement en lui: tout texte est un intertexte; d'autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables: les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues4. Les littératures d'Afrique se sont inscrites dans un réseau complexe de textes: il y eut les textes d'origine européenne, les textes exotiques, la littérature coloniale, la littérature ethnographique et aussi les textes d'origine africaine, littérature orale et littérature écrite5 en langues locales. 2 Ibid, p.38 Bernard Mouralis, Littérature et développement, Paris, Silex, 1984, p.256 4 Roland Barthes, Article "texte (théorie du texte) Encyclopédia Universalis, 1968. 5 L'attention exclusive apportée à la littérature orale a fait négliger à tort les textes écrits en langues africaines. V.Y. Mudimbe proteste: "Peut-être faudrait-il crier haut et fort qu'il existe aujourd'hui en Afrique-et dans un certain nombre de pays depuis de très nombreuses années-une littérature écrite en langues africaines, vivante et importante." in L'odeur du père, Paris, Présence Africaine, 1982, p.141. 3 3 Nous omettrons de parler des emprunts aux littératures orales, souvent ressassés et qui n'entrent pas dans le cadre de cette rencontre pour essayer de retrouver à travers quelques exemples des traces de grands textes littéraires français. Cette pratique que l'on nomme intertextualité c'est d'abord la mémoire de la littérature, mémoire ravivée et l'on découvre émus au détour d'une phrase dans l'évocation d'un adjectif ou bien sous la cadence d'une phrase comme un parfum de déjà vu qui nous entraîne dans ce que Michel Foucault appelle "le murmure indéfini de l'écrit6" Nous parlerons d'abord de la mémoire subversive, puis de la mémoire mélancolique et enfin de la mémoire ludique. LA MEMOIRE SUBVERSIVE Les littératures africaines ont pu être appelées contrelittératures7parce qu'elles ont entrepris d'écrire contre tout ce qui avait été produit au sujet des Africains et du continent. L'Afrique avait été réduite au monologue, donc en prenant la parole, les Africains tentaient de réhabiliter leur image. Dans la littérature algérienne, l'exemple le plus fréquent de cette reprise contestataire est celle du roman de Camus l'étranger. On sait que dans ce roman, Meursault tue un Arabe qui n'est défini ni par un nom propre ni par une identité précise. Cette mort mise en mots appelle dans la littérature algérienne d'expression française une infinité de reprises. Nous en citerons deux exemples parmi les plus célèbres. Tout d'abord celui qui est considéré comme le père fondateur de la littérature maghrébine, Kateb Yacine qui publia en 1956 une œuvre fulgurante Nedjma.. Comme le note Mohammed Ismail Abdoun8, le titre lui-même renvoie à deux héroines célèbres de la littérature française, Emma (Bovary) et Nadja. Flaubert et Breton, deux illustres parrains pour s'introduire en littérature. L'héroïne Nedjma est appelée parfois Salammbo (encore Flaubert) 6 Michel Foucault, Travail de Flaubert in La bibliothèque fantastique, Paris, Seuil, 1983. 7 Bernard Mouralis, Les contre-littératures, Paris, PUF, 1975. 8 Mohammed Ismail Abdoun, lectures de Nedjma, Alger, ANEP, à paraître. 4 Cendrillon, vestale, sultane, elle est ainsi au centre d'un syncrétisme culturel et idéologique liant l'Occident et l'Orient. Mais en pénétrant le texte, on se rend bien compte que c'est surtout Camus qui sert de référent visible. Si dans L'Etranger le héros tuait un Arabe, dans Nedjma ce sont les quatre jeunes gens qui tuent un Français. Ainsi le schéma est inversé et on comprend mieux alors le grief exprimé par Kateb dans une lettre écrite à Camus en 1957: Exilés du même royaume, nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans l'orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l'héritage pour n'avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où sont assassinés jusqu'aux ombres de la Famille ou de la Tribu, selon les deux tranchants de notre Verbe pourtant unique9. Cette langue française reçue en partage par ces deux auteurs les lie et les oppose en même temps. On retrouve le même désir d'en découdre avec les romans de Camus chez un autre écrivain algérien, Rachid Boudjedra ,au début de sa production. C'était dans les années 70, pas très loin de l'indépendance et le ressentiment contre Camus qui ne s'était pas engagé ouvertement pour la cause algérienne s'exprimait encore. Dans un de ses premiers textes , La vie quotidienne contemporaine en Algérie,10 l'auteur reprend des passages de Noces pour mieux en démonter le lyrisme. C'est comme si Boudjedra en habitant légitimé de ces terres voulait se les réapproprier en mots 11. On retrouvera le même ressentiment plus tard dans une oeuvre parue en 1980 Le démantèlement. C'est avec plus de réserve que Mohammed Dib grand auteur algérien récemment disparu reprend les textes de Camus et Naget Khadda commente ainsi leurs rapports: 9 Extrait d'une lettre de Kateb à Camus datée de 1957, publiée par l'IMEC, dans Kateb, Eclats de Mémoire, recueil constitué par Olivier Corpet et Albert Dichy, Paris, 1994. 10 Rachid Boudjedra, LA Vie quotidienne contemporaine en Algérie, Paris, Hachette, 1971 11 Cf Amina Azza Bekkat, Rachid Boudjedra et Albert Camus, in Albert Camus et les écritures du XX ème siècle, Artois Presses université, pp329-342 5 Tous deux se sont construits comme voleurs d'écriture et comme héritiers enchantés d'un trésor inestimable dont ils ont eu très jeunes la prescience. Tous eux après avoir pris comme cadre de leurs récits un coin d'Algérie, ont transporté leurs personnages sous d'autres cieux (…)12 L'héritage dont tous deux se prévalent c'est bien sûr la langue française et tout son patrimoine qu'ils enrichissent tous deux par leurs œuvres. Le temps a passé et les dernières années de tourmente et de souffrance ont, semble-t-il, rapproché les écrivains algériens de l'auteur de La Peste. On en retient un certain humanisme et une compassion à la souffrance de l'autre qui s'exprimait surtout dans les articles de journaux réunis sous le titre Misère en Kabylie. L'oeuvre de Camus est cependant toujours présente dans beaucoup de textes écrits par des Algériens, nous pouvons citer aussi Mouloud Mammeri, Rachid Mimouni, Maissa Bey, Abdel kader Djemai et d'autres encore. Dans Une aveuglante absence de lumière de Tahar Ben Jelloun, l'évocation du texte de référence sert à faire oublier aux détenus leur triste condition. LA MEMOIRE MELANCOLIQUE "Tout est dit et 'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent" cette affirmation d'ouverture des Caractères de La bruyère laisse penser que plus rien ne peut être découvert et qu'il est vain désormais d'essayer de produire. Il n'en est rien heureusement. La Fontaine, imitateur du fabuliste grec Esope est plus célèbre que son prédécesseur. La littérature est doublement liée à la mémoire. Orale, elle se récite, ses rythmes et ses sonorités sont organisés de manière à s'inscrire longtemps dans la tête. Ses contenus eux-mêmes procèdent d'une obligation de mémoire: collectivement, il faut recueillir la geste fondatrice, collecter et enregistrer les hauts faits, les actions 12 Naget Khadda, Albert Camus et Dib, les héritiers enchantés, in Albert Camus et les écritures algériennes, Edisud, 6 éclatantes, une histoire constitutive et constituante. L'origine est là, dans la nécessité absolue de préciser une origine13 Les littératures d'Afrique ont su garder la trace de ces textes antérieurs qui ont formé et construit les jeunes auteurs qui, par reconnaissance, les citent: Ainsi trouve-t-on dans un roman de l'auteur algérien Tahar Djaout, les Vigiles un fragment singulier qui inspire notre réflexion: Il subsiste de cette ère arboricole un ilôt de verdure anémique coincé entre des bâtisses. Orangers et néfliers à la peau écailleuse et couverte de moisissures regardent, Peaux rouges relégués dans leurs réserve, les constructions blanches et hautes, les magasins impressionnants qui les encerclent, les bousculent chaque année un peu plus et les vouent à une mort imminente14. Ce roman de l'écrivain et journaliste assassiné par les terroristes en juin 1993 décrit la lente dégradation de la société et de son environnement. Le fragment cité compare les arbres, orangers et néfliers, à des Peaux rouges confinés dans leur réserve. Mais ce texte joue sur deux registres; si les Peaux rouges rappellent le triste sort fait aux Amérindiens par ceux qui les ont spoliés de leurs terres, il y a aussi comme un clin d'œil à ce qui est peut-être le poème le plus célèbre de la langue française, le Bateau ivre d'Arthur Rimbaud. Le mot moisissures suscite le mot Peaux Rouges du moins pour moi, lectrice formée aux mêmes poèmes de la littérature française. En une phrase c'est tout un univers qui renaît pour nous, auteur et lectrice de Rimbaud, l'homme aux semelles de vent. Par la magie d'un mot c'est tout un univers qui s'engouffre dans le texte et qui fait revivre les lectures de nos jeunes classes et ce bateau ivre qui s'échoue lamentablement. On retrouve aussi ce jeu intertextuel qui lie les cultures et les époques, deux récits dans une oeuvre complexe de l'écrivain Mohammed Dib, Le désert sans détour. Le désert est le lieu de rencontres étonnantes: deux personnages errent dans les contrées du Désert sans détour, Hagg Bar et Siklist. L'un est grand et efflanqué, c'est Siklist, l'autre rond et coiffé d'un keffieh et flanqué d'un attribut étonnant, un parapluie. Bien sûr, nous évoquons tout de 13 Tipahine Samoyault, L'intertextualité, Mémoire de la littérature,Paris Nathan, 2001,pp 56-57 14 Tahar Djaout, Les vigiles, Paris, Seuil, 1991, Points p.44 7 suite les personnages de Samuel Beckett l'auteur irlandais qui choisit aussi le français pour écrire dans En attendant Godot. Le parapluie a un rôle étonnant dans le désert et le personnage ne s'en sépare pas. Mais on ne saura pas quel est, en fait, son rôle ."Le parapluie est un instrument de lecture. Ne l'oublie jamais."(p.85) L'un et l'autre vont mourir de façon différente. Le premier à mourir sera Hagg Bar, enseveli par les sables. Dans les dernières pages, Siklist vient à la rencontre de ceux qui semblent être des "indigènes" pacifiques et amicaux mais en fait ce n'est qu'un malentendu et ce qui se prépare c'est bien son exécution. Cette scène "primitive" rappelle fortement la pièce d'Eugène O'Neill, l'Empereur Jones. Le roman s'achève sans que nous sachions ce qui est réellement arrivé. Des renvois fréquents sont faits aussi à l'œuvre de Cervantès. Sa parenté est évidente avec la figure de Don Quichotte. On évoque à plusieurs reprises "sa triste figure" et son recours aux livres. Ainsi trouve-t-on plusieurs indications qui rapprochent le texte de l'oeuvre de Cervantès, l'autre avec sa triste figure(p.29), sujet à la triste figure (p88), individu à la triste figure (p. 105) et lorsque tout est perdu et que l'on approche du terme "homme à la tragique face"( p. 132). Le rappel du texte de Cervantès à l'entre-deux des mondes de Beckett et des chantres antéislamiques nous entraîne dans le mouvement des grands noms de la littérature universelle entre Orient et Occident. Sophocle lui aussi est évoqué avec la figure du Sphinx et d'Œdipe et la devinette originelle s'inverse: "Es-tu le sphinx ou Œdipe?" Le souvenir de Sophocle revient dans la dernière oeuvre Simorgh dans une partie intitulée L'élévation d'Œdipe. Sont évoqués aussi dans ce texte ultime, Eschyle, Euripide ainsi que Shakespeare. Dans L'infante Maure, la jeune Lilly belle née de l'alliance du sable et de la neige ressemble comme une sœur au Petit Prince de Saint Exupéry avec qui elle a en commun la fraîcheur et l'intelligence vive. Elle semble surtout haïr l'entre-deux, cet état hybride, cette 8 inconfortable situation entre deux espaces, deux familles, deux religions parfois. Ce qu'il ne faut surtout pas que je fasse tomber entre deux lieux. Dans l'un oui, dans l'autre oui; entre non. Je veux que l'un m'appelle à partir de l'autre et que j'y coure et aussitôt après, coure ailleurs. Parce que je crois qu'on naît partout étranger. Mais si on cherche ses lieux et qu'on les trouve, la terre devient alors votre terre. Elle ne sera pas cet horrible entre- monde auquel je me garde bien de penser. Je suis retournée à l'idée que cela puisse être. Il n'y a rien que je déteste autant que cette idée, être sans lieu.(IM pp.170-171) Plus tard, dans sa dernière œuvre Simorgh, Mohammed Dib corrigera partiellement ce jugement : Un enfant d'un couple bien appareillé à tous égards, même nationalité, même langue, même éducation, même système de références; cet enfant n'a qu'un seul monde pour rêver. Cependant qu'un enfant issu d'un couple mixte aura lui deux mondes où s'ébattre et rêver. Mondes auxquels cet enfant en adjoindra un troisième, de sa création composé de l'un et de l'autre reçu en partage à la naissance. (p. 215) C'est sans doute que cette hybridité, souvent inconfortable à vivre, est aussi le garant d'une culture universelle car elle ouvre des portes, fait tomber des barrières et installe le poète à la place qui lui revient, au centre du monde dont il écoute les chants multiples venus d'horizons divers. Ces quelques exemples montrent bien combien l'oeuvre de Mohammed Dib est imprégnée de tous ces textes qui sont venus à lui et dont il témoigne à travers ces fragments, ces mentions, et ces allusions quelquefois bien difficiles à reconnaître et que l'on peut retrouver en fonction de nos connaissances et de notre parcours individuel, de notre « encyclopédie » dirait Umberto Eco. LA MEMOIRE LUDIQUE On a souvent dit de la littérature maghrébine qu'elle était trop savante, difficile à lire, peu accessible au public. C'est aussi le cas de toute littérature qui tisse des liens avec les grandes œuvres de littérature universelle. Abdelwahab Meddeb écrivait: 9 La créativité pure n'existe pas. Le plus original des textes s'affirme répétition ou au moins inscription neuve s'incrustant dans un déjà-là, page précédemment écrite et sur laquelle décide d'écrire sans effacer ce qui précéde, ce qui lui délivre raison d'être15. C'est au lecteur de retrouver les traces de ces énoncés selon sa culture et les éléments de sa bibliothèque personnelle. Ce parcours très rapide et lacunaire dans cette oeuvre complexe qui aborde tous les genres littéraires du poème à la pièce de théâtre nous a montré malgré la rapidité sans doute réductrice de cet exposé, combien cette œuvre était liée à la littérature universelle, tribut que l'auteur lui-même reconnaît bien volontiers et qu'il revendique. Julien Gracq écrivait: La lecture d'un ouvrage littéraire n'est pas seulement, d'un esprit dans un autre esprit, le transvasement d'un complexe organisé d'idées et d'images ni le travail actif du sujet sur une collection de signes qu'il a à réanimer à sa manière de bout en bout, c'est aussi (…) l'accueil au lecteur de quelqu'un16 Une des dernières œuvres de l'écrivain Rachid Boudjedra Fascination reprend le référent proustien avec quelques variations comme pour mieux s'amuser du rapport que lui-même établit. Une lecture attentive du texte va nous livrer plusieurs types d'emprunts qui vont s'insérer dans la diégèse du récit de façons diverses selon ce que Philippe Hamon appelle dans L'ironie littéraire,17 le corps sémaphorique. Le roman contient des bribes de textes venus de partout, des fragments empruntés à Salluste, à Ibn Khaldoun, Ibn Batouta, Marco Polo, Faulkner, Kierkegaard etc… mais la référence à Proust reste ludique. L'un des clients d'une maison de rendez-vous appelée La Lune (ou le Chat Noir) a une véritable passion pour l'une des pensionnaires de cette maison, Odette. Voici comment elle est décrite : 15 Abdelwahab Meddeb, Talismano, Sindbad Julien Gracq, op. cit. p. 168 17 Philippe Hamon, L'ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996 16 10 -Une grosse Pied-Noir, parlant parfaitement l'arabe au point d'en oublier son français (p.76) -Odette n'était pas grosse, elle était énorme. Trente ans et déjà vieille, par rapport aux autres pensionnaires de la maison close dont certaines étaient à peine pubères. (p. 76) -Lèvres épaisses.(P;77) -Bediane tressautante (p.78) -Corps mou, tuède et moite (p.80) -Chair molle et humide (p. 81) -Lèvres grasses, incendiées par le rouge à lèvres, étalé en couches multiples, à tel point que les dents de devant en étaient totalement enduites.(p. 81) -Chair gélatineuse et molle (p. 86) -Doigts bagués et boudinés (p. 88) Cette description d'Odette ne correspond en rien à celle de Proust qui était, on s'en souvient, comparée à un Tanagra ou à Zéphora la fille de Jéthro. D'ailleurs le jeu va plus loin lorsque l'amoureux admire les poignets de la pauvre Odette, il va jusqu'à lui dire"qu'il n'en avait jamais vu d'aussi fins ni de si gracieux alors qu'il devait réprimer une envie folle de décamper au seul contact de cette chair gélatineuse et molle." (p. 86) L'ironie est ici provoquée par la parodie qui se manifeste dans ces textes. Comme Don Quichotte idéalisait Dulcinée du Toboso, le Muezzin (nom parodique en lui-même pour un amateur de maisons closes) veut voir en cette grosse femme sur le retour une héroine de roman. En une page, Boudjedra résume toute la passion de Swann pour Odette et il cite le texte de l'auteur de La Recherche comme pour mieux attester que ces rapprochements étaient justifiés. Ce feuilletage discursif nous fait entrer directement dans la genèse du récit ce que confirment les lignes suivantes: C'est bien toi qui lui as fourgué ce nom ridicule…Et tout ça pour nous épater avec tes livres et… tu nous as assez embêtés comme ça! (p. 89) Comme dans le film La rose pourpre du Caire, l'auteur qui est aussi amateur de cinéma fait sortir les personnages de fiction pour qu'ils reprennent vie le temps d'une page ou d'un autre livre. 11 L'Odette de Fascination a plus e ressemblance avec Madame Rosa de La vie devant soi d'Emile Ajar, alias Romain Gary,( autre écrivain qui choisit le français pour écrire) ou de la matrone de L'auberge des Pauvres elle-même inspirée de la précédente. Ainsi va la littérature qui se projette de relais en relais, s'enrichissant de toutes ces allusions et de tous ces clins d'œil que reconnaissent les lecteurs. Car comme le disait Michel Tournier, Un livre non lu est un être exsangue, vide, malheureux qui s'épuise dans un appel à l'aide pour exister. L'écrivain le sait, et lorsqu'il publie un livre, il lâche dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d'oiseaux de papier, des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de lecteurs. A peine un livre s'est-il abattu sur un lecteur qu'il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s'épanouit, devient enfin ce qu'il est: un monde imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement - comme sur le visage d'un enfant les traits de son père et de sa mère- les intentions de l'écrivain et les fantasmes du lecteur18. Le livre terminé, abandonné par un lecteur attendra un autre vivant pour le féconder. La création est contagieuse et dans ce processus le rôle du lecteur est aussi important que celui de l'écrivain. LA LANGUE LE MEME ET L'AUTRE19 La métaphore de la langue étrangère dans notre propre langue sert donc dans le monde de l'art à nommer la puissance d'innovation linguistique dont l'usage littéraire est porteur. Mais en deçà même de l'art, cette métaphore pourrait bien traduire pour chacun une difficulté, voire l’ impossibilité que nous avons à nous représenter notre langue. C'est la trop grande familiarité avec la langue maternelle qui la rend inconnaissable. Notre langue maternelle ne nous sera connaissable qu'en nous revenant sous la figure d'une étrangère à démasquer. Volochinov20 remarquait : 18 Michel Tournier, Le vol du vampire, Paris, Mercure de France, 1981, Collection Folio Essais, pp 12-13 19 Laurent Jenny, La langue le même et l'autre dans Fabula LHT( Littérature, histoire, théorie) n° O URL: http://www.fabula.org/lht/O:Jenny.html. L'analyse qui suit s'inspire de cet article. 20 Ibid. 12 Le mot de la langue maternelle est perçu comme un frère, comme un vêtement familier, mieux encore comme l'atmosphère habituelle dans laquelle nous vivons et respirons. Alors qu'en est-il des écrivains dits francophones qui évoluent parfaitement en français mais dont le style garde souvent comme un écho, un trauma d'une autre langue. trace comme disait Khatibi, un regard à la fois familier et lointain , une double perception qui intériorise la langue mais qui aussi la distancie ? Dans ce double jeu c'est l'écriture qui triomphe, qui se nourrit d'un autre substrat et enrichit et vivifie le français. On connaît la phrase célèbre de Marcel Proust dans Contre Sainte Beuve, "les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère", phrase qui peut paraître énigmatique si l'on ignore qu'il critique en fait les puristes de la langue qui se plaignent que" les grands écrivains français ne savent pas beaucoup de français". Les beaux livres seraient écrits dans une langue différente de la langue commune. La langue étrangère de l'art selon Proust se découvre au dedans de la langue commune et y revient. Cette métaphore sert donc "à nommer la puissance d'innovation linguistique dont l'usage littéraire est porteur.21" Les écrivains africains créant en langue française mais porteurs d'autres cultures intégrent à leurs textes des échos multiples. En reconnaissance à leur identité, ils citent abondamment les grandes œuvres de la littérature française, et cette langue étrangère porteuse d'altérité, ils excellent à la construire au sein même de la langue française. Les moyens d'introduire cette hétérogénéité sont divers, les mots, les structures, les rythmes et tant d'autres procédés stylistiques et énonciatifs qui ont été souvent décrits. Laurent Jenny décrit ainsi ce besoin impérieux de la langue de création L'autre en elle (la langue) c'est sa chance de se ressaisir, et finalement de se reconnaître. C'est aussi la seule garantie qu'elle demeure ouverte, du dedans d'elle-même au champ de la désignation. Braquée sur cette altérité du monde 21 Ibid. p. 13 qu'elle a à dire, il lui revient de trouver en elle-même les ressources d'une ouverture des signes22. Habiter l'étrangeté dans la langue ou signifier l'étrangeté dans la langue, dire que le lieu d'où l'on parle c'est ailleurs même si la langue utilisée est le français, c'est d'abord dans un mouvement de reconnaissance retrouver les grands noms de la littérature cités pour être contredits ou repris. La vraie littérature n'est pas le lieu de revendication d'identité mais le lieu du contact faste avec l'altérité : je lis, j'écris pour rencontrer l'autre. Ce va et vient dans la création est le meilleur garant de la pérennité de la langue. Bibliographie Barthes Roland, Article texte (théorie du) Encyclopaedia universalis, 1968. Laurent Jenny, La langue le même et l'autre dans Fabula LHT( Littérature, histoire, théorie) n° O URL: http://www.fabula.org/lht/O:Jenny.html. Khadda, Naget, Albert Camus et Dib, les héritiers enchantés, in Albert Camus et les écritures algériennes, Edisud, pp103-118. Mudimbe, V.Y. L'odeur du père, Paris, Présence Africaine, 1982. Moura, Jean Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999. Mouralis, Bernard, Littérature et développement, Paris, Silex, 1984. 22 Ibid. p. 13