litteratures d`afrique: langue française et rencontre de cultures

Transcription

litteratures d`afrique: langue française et rencontre de cultures
1
Amina AZZA BEKKAT
Université de Blida(Algérie)
LITTERATURES D'AFRIQUE: LANGUE
FRANÇAISE ET RENCONTRE DE CULTURES
Mauvaise plaisanterie: nous, les Maghrébins, nous avons mis quatorze siècles,
pour apprendre la langue arabe (à peu près), plus d'un siècle pour apprendre le
français (à peu près); et depuis des temps immémoriaux, nous n'avons pas su
écrire le berbère.
Abdelkebir Khatibi
Tous les écrivains qui utilisent le français pour leurs
créations n'ont pas le même rapport à la langue. Comme le remarque
Jean Marc Moura1,
Il existe des rapports singuliers à la langue, propre à chaque individu écrivant.
On ne saurait donc rapprocher Beckett, Cioran, Kateb, Senghor, Ramuz ou
Scutenaire parce qu'ils sont des écrivains d'expression française sans courir le
risque de s'engager dans une histoire littéraire illusoire, ne prêtant aucune
attention aux conditions historiques de l'écriture.
Il importe de définir les conditions historiques de
production des textes et d'attacher une attention particulière aux
codes et normes socioculturels et aux exigences littéraires propres
au champ où s'exerce l'activité de l'auteur. L'apparente homogénéité
de ces textes écrits en français n'est en fait qu'une apparence et on
aurait beau jeu de retrouver dans une oeuvre subsaharienne ou
maghrébine des conditions d'émergence totalement différentes. Ainsi
dans toutes les œuvres de la littérature africaine on s'est longtemps
interrogé sur ces œuvres écrites dans la langue de l'Autre et sur leur
portée. Les interrogations sur le public et la réception du texte sont
désormais dépassées.
Il faut bien souligner l'importance des lieux de parole qu'il
faut bien cerner pour définir une œuvre et l'usage qu'elle fait du
1
Jean Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris,
Puf, 1999, p.34
2
français. Insistons plutôt sur ce que l'on nomme l'énonciation et
surtout la situation d'énonciation.
Cette énonciation n'est pas une pure extériorité de l'œuvre dans la
mesure où la littérature non seulement tient un discours sur le monde mais gère
sa propre présence dans ce monde. Les conditions d'énonciation du texte littéraire
sont indéfectiblement vouées à son sens, de telle sorte que pour le dire
rapidement avec D. Maingueneau, "le texte, c'est la gestion même de son
contexte." 2.
Ainsi l'étude de la situation d'énonciation décrit la genèse du
texte et ses conditions de production, elle révèle ce que Derrida
appelle La scène de l'écriture.
Le texte n'est pas un produit mais une production. "c'est à
dire un champ spécifique dans lequel s'opère toute une série de
transformations, de transgressions, de réduplications.3"
Et Roland Barthes dans un article célèbre définissait ainsi
ces transformations:
Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette redistribution)
L'une des voies de cette déconstruction-reconstruction est de permuter des textes,
des lambeaux de textes qui ont existé et existent autour du texte considéré, et
finalement en lui: tout texte est un intertexte; d'autres textes sont présents en lui,
à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables: les
textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante; tout texte est un
tissu nouveau de citations révolues4.
Les littératures d'Afrique se sont inscrites dans un réseau
complexe de textes: il y eut les textes d'origine européenne, les
textes exotiques, la littérature coloniale, la littérature ethnographique
et aussi les textes d'origine africaine, littérature orale et littérature
écrite5 en langues locales.
2
Ibid, p.38
Bernard Mouralis, Littérature et développement, Paris, Silex, 1984, p.256
4
Roland Barthes, Article "texte (théorie du texte) Encyclopédia Universalis,
1968.
5
L'attention exclusive apportée à la littérature orale a fait négliger à tort les
textes écrits en langues africaines. V.Y. Mudimbe proteste: "Peut-être faudrait-il
crier haut et fort qu'il existe aujourd'hui en Afrique-et dans un certain nombre de
pays depuis de très nombreuses années-une littérature écrite en langues africaines,
vivante et importante." in L'odeur du père, Paris, Présence Africaine, 1982,
p.141.
3
3
Nous omettrons de parler des emprunts aux littératures
orales, souvent ressassés et qui n'entrent pas dans le cadre de cette
rencontre pour essayer de retrouver à travers quelques exemples des
traces de grands textes littéraires français. Cette pratique que l'on
nomme intertextualité c'est d'abord la mémoire de la littérature,
mémoire ravivée et l'on découvre émus au détour d'une phrase dans
l'évocation d'un adjectif ou bien sous la cadence d'une phrase comme
un parfum de déjà vu qui nous entraîne dans ce que Michel
Foucault appelle "le murmure indéfini de l'écrit6"
Nous parlerons d'abord de la mémoire subversive, puis de la
mémoire mélancolique et enfin de la mémoire ludique.
LA MEMOIRE SUBVERSIVE
Les littératures africaines ont pu être appelées contrelittératures7parce qu'elles ont entrepris d'écrire contre tout ce qui
avait été produit au sujet des Africains et du continent. L'Afrique
avait été réduite au monologue, donc en prenant la parole, les
Africains tentaient de réhabiliter leur image.
Dans la littérature algérienne, l'exemple le plus fréquent de
cette reprise contestataire est celle du roman de Camus l'étranger.
On sait que dans ce roman, Meursault tue un Arabe qui n'est défini
ni par un nom propre ni par une identité précise. Cette mort mise
en mots appelle dans la littérature algérienne d'expression française
une infinité de reprises. Nous en citerons deux exemples parmi les
plus célèbres. Tout d'abord celui qui est considéré comme le père
fondateur de la littérature maghrébine, Kateb Yacine qui publia en
1956 une œuvre fulgurante Nedjma.. Comme le note Mohammed
Ismail Abdoun8, le titre lui-même renvoie à deux héroines célèbres
de la littérature française, Emma (Bovary) et Nadja. Flaubert et
Breton, deux illustres parrains pour s'introduire en littérature.
L'héroïne Nedjma est appelée parfois Salammbo (encore Flaubert)
6
Michel Foucault, Travail de Flaubert in La bibliothèque fantastique, Paris,
Seuil, 1983.
7
Bernard Mouralis, Les contre-littératures, Paris, PUF, 1975.
8
Mohammed Ismail Abdoun, lectures de Nedjma, Alger, ANEP, à paraître.
4
Cendrillon, vestale, sultane, elle est ainsi au centre d'un syncrétisme
culturel et idéologique liant l'Occident et l'Orient.
Mais en pénétrant le texte, on se rend bien compte que c'est
surtout Camus qui sert de référent visible. Si dans L'Etranger le
héros tuait un Arabe, dans Nedjma ce sont les quatre jeunes gens
qui tuent un Français. Ainsi le schéma est inversé et on comprend
mieux alors le grief exprimé par Kateb dans une lettre écrite à
Camus en 1957:
Exilés du même royaume, nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans
l'orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l'héritage pour
n'avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté où
sont assassinés jusqu'aux ombres de la Famille ou de la Tribu, selon les deux
tranchants de notre Verbe pourtant unique9.
Cette langue française reçue en partage par ces deux auteurs
les lie et les oppose en même temps.
On retrouve le même désir d'en découdre avec les romans de
Camus chez un autre écrivain algérien, Rachid Boudjedra ,au début
de sa production. C'était dans les années 70, pas très loin de
l'indépendance et le ressentiment contre Camus qui ne s'était pas
engagé ouvertement pour la cause algérienne s'exprimait encore.
Dans un de ses premiers textes , La vie quotidienne contemporaine
en Algérie,10 l'auteur reprend des passages de Noces pour mieux en
démonter le lyrisme. C'est comme si Boudjedra en habitant légitimé
de ces terres voulait se les réapproprier en mots 11. On retrouvera le
même ressentiment plus tard dans une oeuvre parue en 1980 Le
démantèlement.
C'est avec plus de réserve que Mohammed Dib grand auteur
algérien récemment disparu reprend les textes de Camus et Naget
Khadda commente ainsi leurs rapports:
9
Extrait d'une lettre de Kateb à Camus datée de 1957, publiée par l'IMEC, dans
Kateb, Eclats de Mémoire, recueil constitué par Olivier Corpet et Albert Dichy,
Paris, 1994.
10
Rachid Boudjedra, LA Vie quotidienne contemporaine en Algérie, Paris,
Hachette, 1971
11
Cf Amina Azza Bekkat, Rachid Boudjedra et Albert Camus, in Albert Camus
et les écritures du XX ème siècle, Artois Presses université, pp329-342
5
Tous deux se sont construits comme voleurs d'écriture et comme héritiers
enchantés d'un trésor inestimable dont ils ont eu très jeunes la prescience. Tous
eux après avoir pris comme cadre de leurs récits un coin d'Algérie, ont transporté
leurs personnages sous d'autres cieux (…)12
L'héritage dont tous deux se prévalent c'est bien sûr la langue
française et tout son patrimoine qu'ils enrichissent tous deux par
leurs œuvres.
Le temps a passé et les dernières années de tourmente et de
souffrance ont, semble-t-il, rapproché les écrivains algériens de
l'auteur de La Peste. On en retient un certain humanisme et une
compassion à la souffrance de l'autre qui s'exprimait surtout dans
les articles de journaux réunis sous le titre Misère en Kabylie.
L'oeuvre de Camus est cependant toujours présente dans beaucoup
de textes écrits par des Algériens, nous pouvons citer aussi
Mouloud Mammeri, Rachid Mimouni, Maissa Bey, Abdel kader
Djemai et d'autres encore.
Dans Une aveuglante absence de lumière de Tahar Ben
Jelloun, l'évocation du texte de référence sert à faire oublier aux
détenus leur triste condition.
LA MEMOIRE MELANCOLIQUE
"Tout est dit et 'on vient trop tard depuis plus de sept mille
ans qu'il y a des hommes et qui pensent" cette affirmation
d'ouverture des Caractères de La bruyère laisse penser que plus rien
ne peut être découvert et qu'il est vain désormais d'essayer de
produire. Il n'en est rien heureusement. La Fontaine, imitateur du
fabuliste grec Esope est plus célèbre que son prédécesseur.
La littérature est doublement liée à la mémoire. Orale, elle se récite, ses rythmes
et ses sonorités sont organisés de manière à s'inscrire longtemps dans la tête. Ses
contenus eux-mêmes procèdent d'une obligation de mémoire: collectivement, il
faut recueillir la geste fondatrice, collecter et enregistrer les hauts faits, les actions
12
Naget Khadda, Albert Camus et Dib, les héritiers enchantés, in Albert Camus
et les écritures algériennes, Edisud,
6
éclatantes, une histoire constitutive et constituante. L'origine est là, dans la
nécessité absolue de préciser une origine13
Les littératures d'Afrique ont su garder la trace de ces textes
antérieurs qui ont formé et construit les jeunes auteurs qui, par
reconnaissance, les citent:
Ainsi trouve-t-on dans un roman de l'auteur algérien Tahar Djaout,
les Vigiles un fragment singulier qui inspire notre réflexion:
Il subsiste de cette ère arboricole un ilôt de verdure anémique coincé entre des
bâtisses. Orangers et néfliers à la peau écailleuse et couverte de moisissures
regardent, Peaux rouges relégués dans leurs réserve, les constructions blanches et
hautes, les magasins impressionnants qui les encerclent, les bousculent chaque
année un peu plus et les vouent à une mort imminente14.
Ce roman de l'écrivain et journaliste assassiné par les
terroristes en juin 1993 décrit la lente dégradation de la société et de
son environnement. Le fragment cité compare les arbres, orangers et
néfliers, à des Peaux rouges confinés dans leur réserve. Mais ce texte
joue sur deux registres; si les Peaux rouges rappellent le triste sort
fait aux Amérindiens par ceux qui les ont spoliés de leurs terres, il y
a aussi comme un clin d'œil à ce qui est peut-être le poème le plus
célèbre de la langue française, le Bateau ivre d'Arthur Rimbaud. Le
mot moisissures suscite le mot Peaux Rouges du moins pour moi,
lectrice formée aux mêmes poèmes de la littérature française. En une
phrase c'est tout un univers qui renaît pour nous, auteur et lectrice
de Rimbaud, l'homme aux semelles de vent. Par la magie d'un mot
c'est tout un univers qui s'engouffre dans le texte et qui fait revivre
les lectures de nos jeunes classes et ce bateau ivre qui s'échoue
lamentablement.
On retrouve aussi ce jeu intertextuel qui lie les cultures et les
époques, deux récits dans une oeuvre complexe de l'écrivain
Mohammed Dib, Le désert sans détour. Le désert est le lieu de
rencontres étonnantes: deux personnages errent dans les contrées du
Désert sans détour, Hagg Bar et Siklist. L'un est grand et efflanqué,
c'est Siklist, l'autre rond et coiffé d'un keffieh et flanqué d'un
attribut étonnant, un parapluie. Bien sûr, nous évoquons tout de
13
Tipahine Samoyault, L'intertextualité, Mémoire de la littérature,Paris Nathan,
2001,pp 56-57
14
Tahar Djaout, Les vigiles, Paris, Seuil, 1991, Points p.44
7
suite les personnages de Samuel Beckett l'auteur irlandais qui choisit
aussi le français pour écrire dans En attendant Godot.
Le parapluie a un rôle étonnant dans le désert et le personnage ne
s'en sépare pas. Mais on ne saura pas quel est, en fait, son rôle ."Le
parapluie est un instrument de lecture. Ne l'oublie jamais."(p.85)
L'un et l'autre vont mourir de façon différente. Le premier à mourir
sera Hagg Bar, enseveli par les sables.
Dans les dernières pages, Siklist vient à la rencontre de ceux qui
semblent être des "indigènes" pacifiques et amicaux mais en fait ce
n'est qu'un malentendu et ce qui se prépare c'est bien son exécution.
Cette scène "primitive" rappelle fortement la pièce d'Eugène
O'Neill, l'Empereur Jones. Le roman s'achève sans que nous
sachions ce qui est réellement arrivé. Des renvois fréquents sont
faits aussi à l'œuvre de Cervantès.
Sa parenté est évidente avec la figure de Don Quichotte. On évoque
à plusieurs reprises "sa triste figure" et son recours aux livres. Ainsi
trouve-t-on plusieurs indications qui rapprochent le texte de
l'oeuvre de Cervantès, l'autre avec sa triste figure(p.29), sujet à la
triste figure (p88), individu à la triste figure (p. 105) et lorsque tout
est perdu et que l'on approche du terme "homme à la tragique face"(
p. 132). Le rappel du texte de Cervantès à l'entre-deux des mondes
de Beckett et des chantres antéislamiques nous entraîne dans le
mouvement des grands noms de la littérature universelle entre
Orient et Occident. Sophocle lui aussi est évoqué avec la figure du
Sphinx et d'Œdipe et la devinette originelle s'inverse: "Es-tu le
sphinx ou Œdipe?"
Le souvenir de Sophocle revient dans la dernière oeuvre
Simorgh dans une partie intitulée L'élévation d'Œdipe. Sont
évoqués aussi dans ce texte ultime, Eschyle, Euripide ainsi que
Shakespeare.
Dans L'infante Maure, la jeune Lilly belle née de l'alliance du
sable et de la neige ressemble comme une sœur au Petit Prince de
Saint Exupéry avec qui elle a en commun la fraîcheur et l'intelligence
vive. Elle semble surtout haïr l'entre-deux, cet état hybride, cette
8
inconfortable situation entre deux espaces, deux familles, deux
religions parfois.
Ce qu'il ne faut surtout pas que je fasse tomber entre deux lieux. Dans l'un oui,
dans l'autre oui; entre non. Je veux que l'un m'appelle à partir de l'autre et que j'y
coure et aussitôt après, coure ailleurs.
Parce que je crois qu'on naît partout étranger. Mais si on cherche ses lieux et
qu'on les trouve, la terre devient alors votre terre. Elle ne sera pas cet horrible
entre- monde auquel je me garde bien de penser. Je suis retournée à l'idée que
cela puisse être. Il n'y a rien que je déteste autant que cette idée, être sans
lieu.(IM pp.170-171)
Plus tard, dans sa dernière œuvre Simorgh, Mohammed Dib
corrigera partiellement ce jugement :
Un enfant d'un couple bien appareillé à tous égards, même nationalité, même
langue, même éducation, même système de références; cet enfant n'a qu'un seul
monde pour rêver.
Cependant qu'un enfant issu d'un couple mixte aura lui deux mondes où s'ébattre
et rêver. Mondes auxquels cet enfant en adjoindra un troisième, de sa création
composé de l'un et de l'autre reçu en partage à la naissance. (p. 215)
C'est sans doute que cette hybridité, souvent inconfortable à
vivre, est aussi le garant d'une culture universelle car elle ouvre des
portes, fait tomber des barrières et installe le poète à la place qui lui
revient, au centre du monde dont il écoute les chants multiples
venus d'horizons divers.
Ces quelques exemples montrent bien combien l'oeuvre de
Mohammed Dib est imprégnée de tous ces textes qui sont venus à
lui et dont il témoigne à travers ces fragments, ces mentions, et ces
allusions quelquefois bien difficiles à reconnaître et que l'on peut
retrouver en fonction de nos connaissances et de notre parcours
individuel, de notre « encyclopédie » dirait Umberto Eco.
LA MEMOIRE LUDIQUE
On a souvent dit de la littérature maghrébine qu'elle était
trop savante, difficile à lire, peu accessible au public. C'est aussi le
cas de toute littérature qui tisse des liens avec les grandes œuvres de
littérature universelle. Abdelwahab Meddeb écrivait:
9
La créativité pure n'existe pas. Le plus original des textes s'affirme répétition ou
au moins inscription neuve s'incrustant dans un déjà-là, page précédemment
écrite et sur laquelle décide d'écrire sans effacer ce qui précéde, ce qui lui délivre
raison d'être15.
C'est au lecteur de retrouver les traces de ces énoncés selon
sa culture et les éléments de sa bibliothèque personnelle.
Ce parcours très rapide et lacunaire dans cette oeuvre
complexe qui aborde tous les genres littéraires du poème à la pièce
de théâtre nous a montré malgré la rapidité sans doute réductrice de
cet exposé, combien cette œuvre était liée à la littérature universelle,
tribut que l'auteur lui-même reconnaît bien volontiers et qu'il
revendique.
Julien Gracq écrivait:
La lecture d'un ouvrage littéraire n'est pas seulement, d'un esprit dans un autre
esprit, le transvasement d'un complexe organisé d'idées et d'images ni le travail
actif du sujet sur une collection de signes qu'il a à réanimer à sa manière de bout
en bout, c'est aussi (…) l'accueil au lecteur de quelqu'un16
Une des dernières œuvres de l'écrivain Rachid Boudjedra
Fascination reprend le référent proustien avec quelques variations
comme pour mieux s'amuser du rapport que lui-même établit. Une
lecture attentive du texte va nous livrer plusieurs types d'emprunts
qui vont s'insérer dans la diégèse du récit de façons diverses selon ce
que Philippe Hamon appelle dans L'ironie littéraire,17 le corps
sémaphorique. Le roman contient des bribes de textes venus de
partout, des fragments empruntés à Salluste, à Ibn Khaldoun, Ibn
Batouta, Marco Polo, Faulkner, Kierkegaard etc… mais la référence
à Proust reste ludique.
L'un des clients d'une maison de rendez-vous appelée La
Lune (ou le Chat Noir) a une véritable passion pour l'une des
pensionnaires de cette maison, Odette. Voici comment elle est
décrite :
15
Abdelwahab Meddeb, Talismano, Sindbad
Julien Gracq, op. cit. p. 168
17
Philippe Hamon, L'ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996
16
10
-Une grosse Pied-Noir, parlant parfaitement l'arabe au point d'en
oublier son français (p.76)
-Odette n'était pas grosse, elle était énorme. Trente ans et déjà
vieille, par rapport aux autres pensionnaires de la maison close dont
certaines étaient à peine pubères. (p. 76)
-Lèvres épaisses.(P;77)
-Bediane tressautante (p.78)
-Corps mou, tuède et moite (p.80)
-Chair molle et humide (p. 81)
-Lèvres grasses, incendiées par le rouge à lèvres, étalé en couches
multiples, à tel point que les dents de devant en étaient totalement
enduites.(p. 81)
-Chair gélatineuse et molle (p. 86)
-Doigts bagués et boudinés (p. 88)
Cette description d'Odette ne correspond en rien à celle de
Proust qui était, on s'en souvient, comparée à un Tanagra ou à
Zéphora la fille de Jéthro. D'ailleurs le jeu va plus loin lorsque
l'amoureux admire les poignets de la pauvre Odette, il va jusqu'à lui
dire"qu'il n'en avait jamais vu d'aussi fins ni de si gracieux alors qu'il
devait réprimer une envie folle de décamper au seul contact de cette
chair gélatineuse et molle." (p. 86)
L'ironie est ici provoquée par la parodie qui se manifeste
dans ces textes. Comme Don Quichotte idéalisait Dulcinée du
Toboso, le Muezzin (nom parodique en lui-même pour un amateur
de maisons closes) veut voir en cette grosse femme sur le retour une
héroine de roman. En une page, Boudjedra résume toute la passion
de Swann pour Odette et il cite le texte de l'auteur de La Recherche
comme pour mieux attester que ces rapprochements étaient
justifiés. Ce feuilletage discursif nous fait entrer directement dans la
genèse du récit ce que confirment les lignes suivantes:
C'est bien toi qui lui as fourgué ce nom ridicule…Et tout ça pour nous épater
avec tes livres et… tu nous as assez embêtés comme ça! (p. 89)
Comme dans le film La rose pourpre du Caire, l'auteur qui
est aussi amateur de cinéma fait sortir les personnages de fiction
pour qu'ils reprennent vie le temps d'une page ou d'un autre livre.
11
L'Odette de Fascination a plus e ressemblance avec Madame Rosa
de La vie devant soi d'Emile Ajar, alias Romain Gary,( autre
écrivain qui choisit le français pour écrire) ou de la matrone de
L'auberge des Pauvres elle-même inspirée de la précédente. Ainsi
va la littérature qui se projette de relais en relais, s'enrichissant de
toutes ces allusions et de tous ces clins d'œil que reconnaissent les
lecteurs. Car comme le disait Michel Tournier,
Un livre non lu est un être exsangue, vide, malheureux qui s'épuise dans un
appel à l'aide pour exister. L'écrivain le sait, et lorsqu'il publie un livre, il lâche
dans la foule anonyme des hommes et des femmes une nuée d'oiseaux de papier,
des vampires secs, assoiffés de sang, qui se répandent au hasard en quête de
lecteurs. A peine un livre s'est-il abattu sur un lecteur qu'il se gonfle de sa
chaleur et de ses rêves. Il fleurit, s'épanouit, devient enfin ce qu'il est: un monde
imaginaire foisonnant, où se mêlent indistinctement - comme sur le visage d'un
enfant les traits de son père et de sa mère- les intentions de l'écrivain et les
fantasmes du lecteur18.
Le livre terminé, abandonné par un lecteur attendra un autre
vivant pour le féconder. La création est contagieuse et dans ce
processus le rôle du lecteur est aussi important que celui de
l'écrivain.
LA LANGUE LE MEME ET L'AUTRE19
La métaphore de la langue étrangère dans notre propre
langue sert donc dans le monde de l'art à nommer la puissance
d'innovation linguistique dont l'usage littéraire est porteur. Mais en
deçà même de l'art, cette métaphore pourrait bien traduire pour
chacun une difficulté, voire l’ impossibilité que nous avons à nous
représenter notre langue.
C'est la trop grande familiarité avec la langue maternelle qui
la rend inconnaissable. Notre langue maternelle ne nous sera
connaissable qu'en nous revenant sous la figure d'une étrangère à
démasquer. Volochinov20 remarquait :
18
Michel Tournier, Le vol du vampire, Paris, Mercure de France, 1981,
Collection Folio Essais, pp 12-13
19
Laurent Jenny, La langue le même et l'autre dans Fabula LHT( Littérature,
histoire, théorie) n° O URL:
http://www.fabula.org/lht/O:Jenny.html. L'analyse qui suit s'inspire de cet
article.
20
Ibid.
12
Le mot de la langue maternelle est perçu comme un frère, comme un vêtement
familier, mieux encore comme l'atmosphère habituelle dans laquelle nous vivons
et respirons.
Alors qu'en est-il des écrivains dits francophones qui
évoluent parfaitement en français mais dont le style garde souvent
comme un écho, un trauma d'une autre langue. trace comme disait
Khatibi, un regard à la fois familier et lointain , une double
perception qui intériorise la langue mais qui aussi la distancie ?
Dans ce double jeu c'est l'écriture qui triomphe, qui se nourrit d'un
autre substrat et enrichit et vivifie le français.
On connaît la phrase célèbre de Marcel Proust dans Contre
Sainte Beuve, "les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue
étrangère", phrase qui peut paraître énigmatique si l'on ignore qu'il
critique en fait les puristes de la langue qui se plaignent que" les
grands écrivains français ne savent pas beaucoup de français". Les
beaux livres seraient écrits dans une langue différente de la langue
commune. La langue étrangère de l'art selon Proust se découvre au
dedans de la langue commune et y revient.
Cette métaphore sert donc "à nommer la puissance
d'innovation linguistique dont l'usage littéraire est porteur.21"
Les écrivains africains créant en langue française mais
porteurs d'autres cultures intégrent à leurs textes des échos
multiples. En reconnaissance à leur identité, ils citent abondamment
les grandes œuvres de la littérature française, et cette langue
étrangère porteuse d'altérité, ils excellent à la construire au sein
même de la langue française. Les moyens d'introduire cette
hétérogénéité sont divers, les mots, les structures, les rythmes et
tant d'autres procédés stylistiques et énonciatifs qui ont été souvent
décrits. Laurent Jenny décrit ainsi ce besoin impérieux de la langue
de création
L'autre en elle (la langue) c'est sa chance de se ressaisir, et finalement de se
reconnaître. C'est aussi la seule garantie qu'elle demeure ouverte, du dedans
d'elle-même au champ de la désignation. Braquée sur cette altérité du monde
21
Ibid. p.
13
qu'elle a à dire, il lui revient de trouver en elle-même les ressources d'une
ouverture des signes22.
Habiter l'étrangeté dans la langue ou signifier l'étrangeté dans
la langue, dire que le lieu d'où l'on parle c'est ailleurs même si la
langue utilisée est le français, c'est d'abord dans un mouvement de
reconnaissance retrouver les grands noms de la littérature cités pour
être contredits ou repris.
La vraie littérature n'est pas le lieu de revendication
d'identité mais le lieu du contact faste avec l'altérité : je lis, j'écris
pour rencontrer l'autre. Ce va et vient dans la création est le meilleur
garant de la pérennité de la langue.
Bibliographie
Barthes Roland, Article texte (théorie du) Encyclopaedia
universalis, 1968.
Laurent Jenny, La langue le même et l'autre dans Fabula LHT(
Littérature, histoire, théorie) n° O URL:
http://www.fabula.org/lht/O:Jenny.html.
Khadda, Naget, Albert Camus et Dib, les héritiers enchantés, in Albert Camus
et les écritures algériennes, Edisud, pp103-118.
Mudimbe, V.Y. L'odeur du père, Paris, Présence Africaine, 1982.
Moura, Jean Marc, Littératures francophones et théorie
postcoloniale, Paris, PUF, 1999.
Mouralis, Bernard, Littérature et développement, Paris, Silex, 1984.
22
Ibid. p. 13