Orientation psychanalytique dans une institution pour
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Orientation psychanalytique dans une institution pour
VIRGINIO BAIO Orientation psychanalytique dans une institution pour enfants dits psychotiques En deux mots, voici ma question : quelle est la cause de l’enthousiasme, de l’intérêt qui retient des adultes à travailler avec des enfants dits psychotiques, en institution ? Est-ce dû à l’orientation théorique ? Au look du directeur thérapeutique ? Ou à quelque autre raison ? J’essaierai d’y répondre par mes petits moyens.* Orientation architecturale Ce mot “orientation”, qui renvoie à ce qui fait le cadre de l’enseignement de J.-A. Miller depuis les années ’80, me fait aussi penser à un terme de la structure architecturale : une maison est dite, quant à son positionnement, orientée par rapport au point d’où surgit le soleil. J’étais récemment pour la énième fois sur la Place des Miracles, à Pise, et je contemplais cette merveille, conçue par des hommes, un des plus beaux ensembles structuraux au monde. Il y avait là des gens qui se faisaient photographier en train de soutenir la tour qui penche... L’axe longitudinal du Dôme, comme pour toutes les églises de la chrétienté, est situé dans la direction est-ouest, et l’abside, qui surgit sur une crypte contenant les restes des martyrs et qui comporte en son centre une table pour le sacrifice, est, quant à elle, orientée par rapport au point d’où surgit le soleil, là où le soleil-Christ apparaîtra un jour pour les chrétiens. Du Dôme de Pise on connaît le nom des architectes — Giovanni di Nicola et Guido di Giovanni di Simone — mais on ne connaît pas le nom de tous les maçons qui y ont travaillé pendant des dizaines d’années. Il y a par ailleurs un petit détail qui échappe souvent au visiteur de la tour qui penche : la pelouse, l’immense pelouse verte qui entoure cet ensemble unique, sur le fond du Campo Santo. C’est pourtant grâce à elle qu’on peut si bien admirer cet ensemble. C’est grâce à elle que le baptistère, le dôme et la 2 VIRGINIO BAIO tour surgissent comme trois montagnes de marbre sculptées. Cette pelouse dégage l’espace qui les met en relief. Ce qui n’est pas le cas du dôme de Florence, étouffé par les maisons qui l’entourent. Quel rapport y a-t-il donc entre l’orientation architecturale et l’orientation psychanalytique d’une maison pour enfants ? Orientation de l’Antenne L’Antenne aussi a son orientation, son soleil, ou mieux, ses soleils. Aux débuts, Antonio Di Ciaccia avait choisi de s’occuper d’enfants dits psychotiques en s’orientant sur les hypothèses théoriques de S. Freud et de J. Lacan. Il avait orienté son champ d’intervention dans la direction de la découverte freudienne, relue par J. Lacan, pour en apprendre un bout sur la psychose chez l’enfant, et ce sans mettre sur pied, à aucun prix, un dispositif analytique pour l’appliquer à un sujet. C’est-à-dire que nous ne confondions pas les conditions de la psychanalyse, à savoir que l’inconscient est structuré comme un langage — nous avons donc inventé ce dispositif qu’on appelle atelier, les ateliers de travail, pour y faire intervenir les lois de la métonymie et de la métaphore —, et les conditions de son application à un sujet particulier, à savoir la pré-interprétation du symptôme par le sujet. Pourquoi ? Nous savions que pour l’enfant psychotique une telle subjectivation est impossible. Celui-ci ne peut en effet se demander ce qui lui arrive, puisqu’il le sait déjà et trop bien. C’est une “contre-analyse” qu’il lui faudrait plutôt : si le coeur d’une analyse est en effet d’interpréter le rapport du sujet avec l’objet de sa jouissance, avec l’enfant psychotique la jouissance n’est pas à interpréter, elle est à domestiquer. Appliquer le dispositif analytique sans se préoccuper des conditions de son application “ [...] est aussi stupide que d’ahaner à la rame quand le navire est sur le sable “ (1). Ce sont donc les hypothèses théoriques de S. Freud et J.Lacan qui orientent notre institution, à savoir que le sujet est divisé et que ce qui le divise est bien le champ du symbolique, qui est déjà là. Une telle division n’est pas une disgrâce, mais plutôt une grâce de structure, et elle a un sens unique, une marque particulière, sa griffe particulière qui est de jouissance. Laisser à la jouissance sa place centrale, avant d’être une technique, est une position éthique. Comment, dans cette optique, penser alors un lieu où l’on maintienne cette question du rapport du sujet avec la jouissance ? Comment s’adresser à l’enfant en sachant que, dans le cas de la névrose, il a à © Les Feuillets du Courtil online, 2003 Orientation psychanalytique dans une institution ... 3 construire son mythe individuel et à se relancer dans un mouvement désirant, ceci en le laissant lui-même interpréter ce qu’il est dans le désir de l’Autre ? Et dans le cas de la psychose, comment amener l’enfant à se laisser séduire par un autre Autre, qui serait une alternative à l’Autre déréglé à la merci duquel il est, et ce pour parvenir à une domestication de la jouissance ? Je m’arrêterai un moment et vous donnerai deux séquences de notre travail afin de cerner justement, dans un premier cas de névrose et un deuxième de psychose, comment nous essayons de permettre la réalisation de ces deux opérations, qui incombent à la position du sujet névrotique et du sujet psychotique. Andreina Andreina, qui a dix ans, a remarqué dans le hall d’entrée de l’institution un tableau comportant la photo de Jacques Lacan, et cet extrait de Télévision : “ Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas [...] les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel “ (2). Après un petit échange entre adultes sur ce texte, auquel Andreina assistait, elle s’adresse alors à Monique Kusnierek (3). ANDREINA : Est-ce Jacques Lacan qui a monté l’Antenne ? MONIQUE : Non. Ce n’est pas Jacques Lacan qui a monté l’Antenne mais c’est à cause de lui. ANDREINA : Mais qui alors a monté l’Antenne ? MONIQUE : C’est Antonio Di Ciaccia, tu le connais, mais c’est à cause de Jacques Lacan. ANDREINA : Cela veut dire qu’il lui a donné des idées. MONIQUE : Oui. ANDREINA : Il est mort maintenant Jacques Lacan ? MONIQUE : Oui. ANDREINA : Mais comment il était, quand j’étais petite ? MONIQUE : En quelle année es-tu née ? ANDREINA : En ’80. 4 VIRGINIO BAIO MONIQUE : Jacques Lacan est mort en ’81, il avait 80 ans. ANDREINA : J’avais donc un an quand il est mort, c’est pour cela que je ne l’ai pas connu. Après ce moment, qui s’est passé à la récréation, Andreina poursuit. Elle dit à Monique qu’elle a une vie privée et une vie publique. Elle parlera de sa vie privée pendant “l’ atelier bibliothèque”. Monique amène pour cet atelier des livres, des dictionnaires, des livres d’histoire à partir desquels les enfants parlent de ce qu’ils veulent. Andreina parlera alors de ses deux pères, celui de naissance, dit-elle, et l’actuel, le nouveau mari de sa mère. Elle dira aussi à Monique : “Je te vois à l’Antenne, mais je ne connais pas ta vie privée à toi. Je vais te parler de ta vie privée”. Elle commencera alors à parler des femmes de l’Antenne, mais surtout des hommes de l’Antenne, de ce que les hommes pensent et disent d’elle à la réunion des adultes. C’est-à-dire qu’Andreina dit ce qu’Andreina pense que les adultes disent d’Andreina : ils la trouvent, par exemple, unique, les mots leur manquent face à elle, ils sont tous amoureux d’elle. “Elle a beaucoup de succès, elle gagne toutes les médailles, toutes les compétitions, elle va même gagner sur le champion de bras de fer de Las Vegas.” Un jour, pendant la récréation, alors qu’elle danse toute seule dans une pièce, elle dit à Monique qui passe par là :Je joue à «Juliette je t’aime” . Je viens d’une autre planète. Je suis le plus beau cadeau pour ma mère. Tu vois, poursuit-elle, en dansant je fais de la musculation pour gagner tous les concours. Tous les hommes seront ainsi amoureux de moi parce que je vais devenir la plus belle fille du monde . Toi tu sais, que quand je fais de la gymnastique, je suis «Juliette, je t’aime”. Les autres éducateurs pensent que je fais de la gymnastique tandis que toi tu sais que je suis «Juliette je t’aime ” ! Voilà, me semble-t-il, un petit exemple de réalité fantasmatique, très riche en indications. Premièrement, cet exemple démontre que l’institution se fonde sur le désir de l’Autre et que cela est agissant dans notre travail. C’est J. Lacan qui cause, qui donne des idées à Antonio Di Ciaccia auquel s’enchaîne le désir d’autres de l’équipe, auquel s’accroche le désir de la petite Andreina. Celle-ci se met en route pour interroger et répondre, par elle-même, à ce qu’elle pourrait être dans le désir de J. Lacan : “Comment il était quand j’étais petite ?” D’une part, donc, c’est le désir de l’Autre qui structure son désir à elle, et d’autre part c’est elle , et seulement elle, qui interprète ce qu’elle est dans le désir de l’Autre. Monique n’a qu’à prendre note. Même la vie privée de Monique, sa réalité à elle n’est vue que par la fenêtre fantasmatique d’Andreina. © Les Feuillets du Courtil online, 2003 Orientation psychanalytique dans une institution ... 5 Deuxièmement, cela s’est passé à la récréation, comme cela aurait pu se passer à La Redoute, ou dans le métro, ou dans le petit magasin du coin, l’éducatrice a seulement été présente, elle n’a pas bouché la question d’Andreina. Sa réponse a valu comme une nouvelle question pour Andreina. On le remarque dans le : “c’est à cause de lui”. La réponse de l’éducatrice à la parole de l’enfant, à sa demande, inclut un x, une énigme, qui change de champ et revient au sujet. Cause de x -->demande d’Andréina -->réponse de Monique (x) Andreina rencontre chez l’Autre une question, qui la relance. C’est, me semble-t-il, paradigmatique de la position que nous essayons de tenir, celle de quelqu’un qui dit “présent”, qui accuse réception à la question par laquelle un sujet est traversé. La réponse-question de Monique permet à Andreina de travailler sur la cause de sa question, sur ce autour de quoi tourne sa question, sur l’en-deçà de sa demande, et ceci sans pousser à la question : “mais qu’est-ce qu’elle me veut en me répondant ainsi ?” Troisièmement, on pourrait également relever que la question d’Andreina quant à ce qu’elle est dans le désir de ses deux pères, a été possible à l’intérieur d’un champ ouvert par le désir des “pères de l’Antenne” , si on peut ainsi les appeler : le désir d’Antonio Di Ciaccia relié à celui de Jacques Lacan et de Sigmund Freud. Quatrièmement, Monique répond d’une position à partir de laquelle elle-même la convoque, et ceci sans se préoccuper si dans la question d’Andreina il y a une demande de psychothérapie ou de psychanalyse, ou si elle est mise par Andreina en position de sujet-supposé-savoir. Monique répond comme pourrait répondre n’importe qui, qui ne cède pas sur son désir, sans avoir “à convoquer le sujet à telle heure, dans tel bureau” pour qu’il élabore sa réponse à l’énigme du désir de l’Autre. Subjectiver les symptômes Ce qui s’est passé avec Andreina est à l’ordre du jour dans notre institution. Bien des enfants qui nous arrivent avec un diagnostic grave de psychose, répondent à l’offre des signifiants proposés par les adultes, pendant les ateliers ou les autres moments, branchent leur prise sur le désir des adultes, et se construisent leur fantasme imaginaire ou leur roman familial. 6 VIRGINIO BAIO Il y a eu un cas, exceptionnel, où nous avons été amenés à aller plus loin dans ce travail. Nous avons envoyé une jeune adolescente chez un analyste. Ce qui nous intéressait n’était nullement de la soumettre au dispositif psychanalytique, mais de mettre en acte une stratégie pour que la division qu’elle visait chez les adultes — par la violence, les blessures, les fuites, le sexe — puisse lui revenir comme une question à elle-même, pour que surgisse chez elle une énigme, pour qu’elle subjective son malaise : “dans ce qui m’arrive j’y suis pour quelque chose et comment ?” Une telle subjectivation réalisée, cette jeune adolescente aurait pu quitter l’institution. Débusquer-séduire l’enfant psychotique ? C’est surtout l’enfant psychotique qui nous confronte à la justesse de l’orientation donné par S. Freud et J. Lacan, et celle-ci justement braque les spots, non pas sur le psychotique, mais sur l’Autre du psychotique. La cause de la psychose n’est ni d’origine organique, ni d’origine psychologique; elle n’est pas de l’ordre du développement, mais elle est liée au champ du symbolique (4). La cause de son malaise est chez son Autre. On ne se posera dès lors pas la question de l’événement, ou du facteur à l’origine du blocage de son développement, mais on interrogera ce qui s’est passé au lieu de l’Autre. Choisir entre l’hypothèse développementale et l’hypothèse psychanalytique n’est pas équivalent. Cela donne deux pratiques institutionnelles tout à fait différentes. Ainsi, par exemple, ce qui arrive à Mario. Ses parents, mécontents de l’indépendance et de la vivacité qu’il retrouve à l’Antenne, le retirent de l’institution. Trois semaines plus tard, après s’être enfui de sa nouvelle institution et avoir marché 5-6 kilomètres, Mario arrive chez la directrice : “Est-ce qu’un jour on me laissera marcher tout seul ?” lui dit-il. En fait, dans cette nouvelle institution, qui pourtant se réfère à S. Freud, on garde Mario toute la journée dans un box, un parc d’enfants. Il ne peut manger qu’au biberon, on l’empêche de marcher et on le promène dans une poussette de bébé. Fidèle à une conception développementale du psychisme de l’enfant, cette institution argumentant de ce que Mario n’a pas bien traversé le stade oral, le lui fait reparcourir, et ceci afin qu’il retrouve son développement normal. Or l’hypothèse de Freud et Lacan nous indique que le malaise est du côté non du sujet mais de l’Autre. L’enfant psychotique est bien dans le symbolique : il vous prend la main pour avoir tel jouet ou il se bouche les oreilles quand l’éducateur parle, parce que c’est l’Autre qui sait. L’énonciation est dans l’Autre : c’est l’Autre qui demande, mais de cet Autre le sujet psychotique n’est pas séparé. Il est pris entièrement dans ce champ du langage, il est pris dans © Les Feuillets du Courtil online, 2003 Orientation psychanalytique dans une institution ... 7 cet Autre sans limite, dans cet Autre vorace, dans ce symbolique qui “machinise le vivant”, qui fait du vivant un signifiant réalisé. Si “la condition du sujet S — névrose ou psychose — dépend de ce qui se déroule en l’Autre A” ( 5), c’est donc au niveau de l’Autre que nous avons à opérer, c’est l’Autre que nous avons à traiter (6). Comment dès lors intervenir, pour le sujet psychotique, en tant qu’un autre Autre, un Autre qui manquerait de lui, pour lequel il ne serait pas en position d’objet a ? Un Autre qui manquerait d’un savoir absolu ? En d’autres mots, comment transmettre au sujet psychotique qu’on est moins fou que son Autre déréglé ? Quelle stratégie mettre en jeu pour que le sujet dise oui à un Autre coupé d’un savoir persécuteur ? Pippo le tapoteur Pippo passe ses journées près d’un mur, en tapotant avec un gobelet. Plus précisément avec une main il tapote contre le mur, toujours près d’une porte ou d’une fenêtre, et avec l’autre il mange tout ce qui tombe du mur. Pendant l’atelier “deux guitares” - une guitare pour l’éducateur et une pour les enfants -, il fait de même : quand c’est son tour, Pippo continue à tapoter le mur, regardant dehors, tout à fait indifférent à ce qui se passe dans la pièce de l’atelier. Comment l’arrêter ? Et pourquoi l’arrêter ? Lui confisquer le gobelet ? Il aurait pris un autre objet. A chaque coup qu’il fait avec le gobelet, l’adulte fait un accord de guitare, et ainsi de suite : coup-accord, coup-accord. Un jour, à chaque coup de Pippo avec son gobelet, je me mets à faire un accord de guitare, ce qui donne comme séquence : coup de Pippo accord de guitare, coup accord, Pippo Virginio. Au bout d’un moment Pippo s’arrête alors de tapoter. Moi aussi. Pippo reprend, moi aussi. Pippo s’arrête de nouveau, se retourne vers moi et tandis qu’il me regarde je me mets à chanter joyeusement :”Pippo est là, il est bien là !” C’est ainsi qu’après quelques temps Pippo s’intéresse à tapoter sur sa guitare, puis sur la mienne. Il prend ensuite la place de ma guitare et je fais alors du rythme sur le dos de Pippo, et enfin, un jour Pippo monte sur mes genoux pour me mordre aux épaules ou à la joue. Depuis lors, il nous attend le mardi, pour la réunion avec les stagiaires : il se met sur la table, assis, passant d’une stagiaire à l’autre, bouffant nos objets - le papier avec les mathèmes de J. Lacan, les Ecrits, etc., ou mordant l’une ou l’autre des 8 VIRGINIO BAIO stagiaires. Nous lui laissons parfois la parole pour qu’il nous dise si nous avons bien compris le texte de J. Lacan : il nous regarde alors et sourit. Pippo, qu’on aurait pu croire sourd, muet et aveugle, est bien dans le champ du langage, il y est même dans une prise absolue et sans doute peut-on faire l’hypothèse que ces bruits de toc-toc sont bien une façon pour Pippo de traiter l’Autre, de s’en protéger par la ritualité autour de laquelle il se resserre. Notre orientation théorique a des effets sur notre pratique. Nous ne disposons, à partir d’elle, que d’une position pour nous adresser à Pippo, celle d’un non-savoir, d’un manque de savoir. Si l’accord musical, d’un côté, fait parvenir à Pippo que son toc-toc est bien reçu par l’éducateur, parce qu’il s’autorise à en être le récepteur, d’un autre côté, l’éducateur lui signifie : “Je reçois quelque chose de toi, oui, mais je ne sais pas ce que tu dis, ce que cela veut dire.” Lorsque Pippo s’arrête, il y a un blanc, le manque d’un toc. Ce blanc est reçu par l’éducateur comme ce blanc, ce vide d’un toc, qui renvoie au fait qu’un sujet est là : “Là en dessous il y a quelqu’un !” Et l’éducateur le lui dit en chantant; ce qui fait sourire Pippo. Par cette manoeuvre, l’éducateur essaie de faire en sorte que l’enfant psychotique, qui a dit non à la fonction paternelle, puisse au moins dire oui à son signifiant à lui, l’éducateur, qui n’est pas dérangeant comme son Autre déréglé. Il tente de mettre en place une alternative à l’Autre primordial du sujet. Cette manoeuvre implique un double mouvement : d’une part il s’agit de dire oui au sujet psychotique en s’occupant de son Autre, en se mettant entre le sujet et son Autre, pour que d’autre part le sujet se détourne de son Autre, lui dise non. Il faut donc pour les enfants que quelque chose manque dans l’institution. Pour les adultes également, il faut que quelque chose manque. Est-ce parce que quelque chose manque dans l’institution que les adultes aiment y rester ? Qu’est-ce donc qui doit manquer avec les enfants ? Avec l’enfant psychotique, nous l’avons déjà dit, il faut que manque l’application du discours analytique. Il faut que manque une position de savoir, à partir de laquelle on s’adresserait à eux. Il faut que manque une toute présence de l’éducateur, qui est bien là mais pris, occupé, distrait, désirant ailleurs, c’est-à-dire manquant, pas tout à fait là pour l’enfant, © Les Feuillets du Courtil online, 2003 Orientation psychanalytique dans une institution ... 9 passionné par ses montgolfières, ses tagliatelles italiennes, de façon que l’enfant puisse construire sa névrose tout seul, ou presque. Comme cela a été le cas pour Andreina, et la jeune adolescente également. On avait également calculé expressément, à son propos, d’être rigoureusement à côté de la plaque : on la félicitait pour ses bêtises, on admirait sa coiffure tandis qu’elle saignait terriblement aux bras qu’elle s’était entaillés, on la grondait violemment pour ses gentillesses, etc. L’enfant et sa pelouse Il y a quelques semaines, quelqu’un d’entre nous se plaignait de ce qu’on privilégiait trop l’un ou l’autre enfant. Ce serait pourtant méconnaître tout à fait la structure du sujet que de suivre la pente, si je puis dire, d’un traitement démocratique, de donner à tous la même chose : tous au lit à la même heure, tous à la piscine... A l’horizon se dessinerait le spectre de l’enfant généralisé. Bien au contraire, à l’intérieur d’un cadre commun — le dîner à midi, par exemple —, il est capital de porter au zénith chaque sujet. La démocratie, au fond, devrait concerner le “privilégier tous, un à un” - et ceci sans confondre l’aspect symbolique et imaginaire de cette mise en place. Il arrive, par exemple, qu’un éducateur téléphone à l’Antenne et demande à parler à son fiston. Trois ou quatre enfants se précipitent alors et se bagarrent : “C’est moi le fiston, non, c’est moi !” Ou encore le petit Francesco qui demande un bonbon : “Je veux S1, S2, S barré, dit-il, et puis S3, S4” . Et ne sachant compter davantage, il poursuit : “S/papa, S/Maman, S/fou,” etc. On pousse donc à ce que chaque sujet surgisse de cet Autre, de la grande pelouse, qui, en “tour qui penche”, qui, en “baptistère”, qui, en “dôme”, etc. Qu’est-ce donc qui doit manquer avec les adultes ? Il nous est arrivé de rencontrer des institutions pour enfants dits psychotiques, qui travaillaient selon la théorie freudienne. L’une avait été mise sur pied par un psychanalyste. Les éducateurs, en analyse ou en fin d’analyse, y travaillaient pour prouver qu’ils avaient bien fait une analyse, et que leur analyste était donc bien un analyste. Cette maison, après peu d’années, a fermé ses portes. Une autre, fondée aussi par un psychanalyste, comptait parmi son personnel bien des gens également en analyse. On y donnait beaucoup 10 VIRGINIO BAIO d’importance au travail théorique, à l’étude des cas cliniques. Mais les enfants étaient violents. Les éducateurs semblaient seuls et impuissants face à cette violence. Plutôt semblaient-ils ne pas trop voir les chaises ou les couteaux valser. Il y avait comme une coupure entre la recherche théorique et le travail clinique : d’un côté les spécialistes, les cliniciens, et de l’autre les éducateurs un peu démunis et apeurés. A l’Antenne il y a aussi un directeur psychanalyste et lacanien, mais il interdit l’application du discours de l’analyste. Il dit qu’il est là pour en savoir un bout sur la psychose de l’enfant : comme les éducateurs, il n’est là pas pour lui même, mais pour travailler avec les enfants. Les éducateurs, même s’ils sont psychologues ou psychanalystes, n’ont rien à prouver. Personne n’a à prouver qu’il sait bien s’en sortir avec l’enfant ou qu’il a une bonne clinique. Personne n’a à se justifier ou à rendre compte de son intervention auprès de l’enfant. Personne n’occupe la place du savoir, même pas Antonio Di Ciaccia : il est là et il apporte l’éclairage théorique de S. Freud et J. Lacan pour nous indiquer, comme hypothèse, le petit chemin, pour nous faire entrevoir un parcours que nous pourrions prendre : nous tous, lui inclus. Ce qui ne l’empêche pas d’être là, comme chacun de nous, et de se mouiller comme n’importe qui : de s’occuper d’une session à l’extérieur, du pipi d’un enfant, de venir à deux heures de la nuit quand un enfant va mal. C’est pour ces raisons qu’en 1976 nous avons arrêté une supervision chez Françoise Dolto, qui nous cantonnait dans une position éducatrice, nous mettait en garde de prendre une position thérapeutique vis-à-vis de l’enfant. Pour ce faire, l’enfant aurait dû aller à l’extérieur. Elle faisait une nette distinction entre le travail des éducateurs — pipi-caca-dodo — et le travail des psychologues. Or nous étions sommés par l’enfant psychotique de constater que c’est justement pendant les moments passés à la cuisine, à la salle de bain, qu’il se laisse davantage interpeller par l’éducateur. Antonio Di Ciaccia a donc fait sauter cette division, a refusé qu’il y ait comme un acquis des analystes chez qui emmener les enfants. Au contraire, il a été attentif à ce que l’enfant demande, et s’est posé la question de la place à partir de laquelle nous sommes appelés à lui répondre. Et si nous nous trompons dans une intervention ou la mise en place d’un atelier, eh bien c’est une chance ! Ce qui compte est d’en faire du savoir. Que cela a-t-il donné ? Chez chacun de nous un énorme soulagement. Chacun est préservé dans sa position subjective. Il est absolument exclu que la subjectivité de l’un ou de l’autre fasse l’objet d’une critique, d’une remarque. Chacun, au contraire, est soutenu dans sa position désirante, © Les Feuillets du Courtil online, 2003 Orientation psychanalytique dans une institution ... 11 dans son projet, dans l’offre des signifiants qu’il veut faire à l’enfant : l’un est pour une grande campagne de brossage des dents, l’autre pour la cueillette des champignons, l’autre pour les musiques afro-asiatiques, et moi pour les tagliatelles vertes. L’un veut travailler dans un atelier la question de l’objet, un autre la question du manque, un autre le manque d’inscription de la fonction paternelle, eh bien pourquoi pas ! Les stagiaires nous disent : “mais nous ne savons rien...” Tant mieux, répondons-nous. Nous ne sommes donc pas là pour prouver quoi que ce soit. Il n’y a pas d’un côté ceux qui savent, qui bouquinent, qui font le plan et de l’autre, les éducateurs qui, avec le petit plan essaient de s’en sortir, de prouver qu’ils ont vraiment les tripes à la Scwharzkopf. Nous sommes là tous au travail pour répondre à la question de l’enfant, pour être présents, pour être au guichet quand il appelle, comme avec Andreina, ou pour forcer, pour imposer notre présence, comme avec Pippo. Nous sommes là pour en savoir plus, pour vérifier la validité de la découverte psychanalytique et de son éclairage pour notre clinique. Une position désirante chez chaque éducateur est la condition sine qua non pour notre travail. On n’accepte par exemple un enfant dans une institution que si et seulement si l’équipe a dit oui et calculé qu’un travail est possible. Le directeur est très attentif à soutenir cette position de mise au travail des éducateurs. Il la soutient doublement. D’une part, chacun de l’équipe est soutenu à partir du point où il en est, et d’autre part, le directeur fait entrevoir la stratégie à suivre pour répondre à la question de chaque enfant. Il est arrivé, pour la jeune et terrible adolescente — on l’appelait le “tornado de l’Antenne” — que ce chemin soit programmé semaine après semaine. Il est arrivé, pour protéger l’un ou l’autre des éducateurs de ses agressions, de leur interdire de travailler avec elle (“le directeur m’a dit que je ne peux pas travailler avec toi”, avec de surcroît un effet énigmatique chez l’adolescente), ou de leur demander de ne pas travailler pendant quelques jours. Pas question que qui que ce soit, adulte ou enfant, soit victime d’agression imaginaire, ne soit respecté subjectivement. Pour chaque éducateur Antonio «i Ciaccia constituait une garantie.» Chacun, enfant ou adulte, est pris en compte, au-delà de tout aspect imaginaire. Voici donc, pour les adultes, ce qui manque : il est exclu de passer ou de faire passer des examens, de régler des comptes, de devoir faire preuve d’une valeur clinique. Au contraire, chacun est soutenu dans un pousse-à-fouiner le sujet. On bouquine, on allume les spots freudiens et lacaniens, et ce à partir de là où on en est. Le directeur est garant de cette intouchabilité et il soutient chacun dans sa recherche. 12 VIRGINIO BAIO Les pelouses En d’autres mots, à l’Antenne on essaie de bien soigner les pelouses, les pelouses de Pise autour du sujet, la position subjective de l’enfant. On vise à une clinique du sujet, à une clinique de la pelouse subjective. Chacun de nous est attentif à la pelouse de l’enfant, le directeur, quant à lui, est très attentif à la pelouse subjective des éducateurs. Nous avons choisi l’orientation du dôme de Pise, pas celui de Florence. Il est vrai que les stagiaires, au début, nous en veulent : “Mais vous ne les laissez jamais tranquilles, ces enfants !” disent-ils. Ils nous trouvent même parfois presque violents. Finalement, ils saisissent qu’on s’adresse aux enfants en s’arrêtant aux bords de leur pelouse : ceux-ci nous diront non, ou peut-être oui. Il y a en outre un avantage Oui, il y a un avantage à travailler dans une institution. Lequel ? Eh bien quand vous essayez de cerner l’effet, chez l’enfant, de votre propre intervention, vous trouvez toujours quelqu’un pour vous dire : “mais ce qu’il fait avec toi, il l’a déjà fait avec moi il y a deux semaines !” Vous ne pouvez pas soutenir que ce n’est que par rapport à vous qu’il y a transfert. Comme pour Andreina : son transfert allait dans plusieurs directions. Aussi votre “Moi, je...” en reçoit-il un coup. Comme pour le dôme de Pise, vous ne saurez jamais qui a fait cette petite colonne-ci ou cette petite tête-là. Et heureusement. Ainsi, vous ne vous prendrez pas pour l’Autre. Soulagés Soulagés donc de devoir prouver que mon analyste est un vrai analyste, du fait que je saurais y faire avec le psychotique; dégagés de devoir prouver que je suis bien dans mes interventions et dans mes études de cas la lecture théorique; à l’affût d’en apprendre davantage, d’être étonnés par les réponses des enfants, souvent il nous arrive d’être contents. Il nous arrive, en réunion, de rester bouche-bée face à la qualité du travail d’une kinésithérapeute ou d’une logopède et des conséquences de ce travail. Face à une Andreina, si rigoureusement freudienne et lacanienne, ou face au mouvement de Filippo, qui s’ouvre lentement et rigoureusement, grâce aux petits chemins pointés par Lacan pour nous, oui, il nous vient de sauter de joie. © Les Feuillets du Courtil online, 2003 Orientation psychanalytique dans une institution ... 13 Pour conclure Les trois exemples d’institution que nous avons évoqués ont tous les trois la même orientation psychanalytique. Comment expliquer alors une si grande distance dans leur clinique ? A cette question je n’ai pas de réponse. Mais il est certain que les hypothèses psychanalytiques en soi ne sont pas thaumaturgiques. Peut-être y a-t-il un rapport entre la fonction du garant de l’institution et la griffe laissée sur son objet fantasmatique ? De quelle perte est affecté celui qui mène le navire ? La question psychanalytique est-elle travaillée chez lui par un mouvement d’institution, ou de destitution ? Cette fonction de garant serait-elle comparable à celle du saint Jean de Leonardo, qui pointe l’index vers un lieu vide, manquant ? Tableau qu’au Louvre justement on ne voit presque pas, comme la pelouse de Pise, parce que la foule n’est là que pour la Gioconda... Je trouve précieuse l’indication donnée par Eric Laurent à Anne Lysy-Stevens qui essayait de cerner ce qu’on fait comme intervenant dans une institution (7). On opère en institution, disait-il, en tant qu’ “analysant civilisé”. Antonio Di Ciaccia disait de même, dès le début de l’Antenne : on est là en tant que “désirant”. Pourrait-on dire que cette position d’analysant civilisé est déjà bien indiquée par l’index de saint Jean ? La position et du garant et des analysants civilisés porte-t-elle la marque, il graffio , la griffe qui reste sur le sujet, griffe qui célèbre la perte résultant du passage par le dispositif analytique ? Le style d’une institution serait-il le résultat de cette opération de couture, de dialectique entre l’orientation psychanalytique choisie et le type de griffe dont le garant de l’institution porte la marque ? 14 VIRGINIO BAIO Notes * Texte d’un exposé fait dans le cadre des “Conférences des Echanges “organisées par l’E.C.F. à Bordeaux, le 13 avril 1991. (1) J. Lacan, “D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose”, Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p. 583. (2 ) J. Lacan, Télévision, Seuil, 1974, p. 9. ( 3 ) M. Kusnierek, “Mais qui a donc fondé l’Antenne 110 ?” , La lettre mensuelle, juin-juillet 1991, pp. 40-41. (4 ) J. Lacan, Ecrits, p. 575. (5) J. Lacan, Ibidem, p. 549. (6) A. Zenoni, “Traitement de l’Autre” Préliminaire , 3, pp. 101-112. (7) Exposé d’Anne Lysy-Stevens à la soirée de psychanalyse avec les enfants au local de l’E.C.F. à Paris en janvier 1991, repris dans l’article “Intervention et interprétation” dans ce numéro. © Les Feuillets du Courtil online, 2003