Les yeux, le regard en poésie Lectures cursives 1
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Les yeux, le regard en poésie Lectures cursives 1
Les yeux, le regard en poésie Lectures cursives 1 - Mellin de Saint-Gelais (1491-1558), Oeuvres, 1547. Blason de l'oeil Oeil attrayant, oeil arrêté, De qui la céleste clarté Peut les plus clairs yeux éblouir, Et les plus tristes éjouir Oeil, le seul soleil de mon âme, De qui la non visible flamme En moi fait tous les changements Qu'un soleil fait aux éléments, Disposant le monde par eux À temps froid ou à chaleureux, A temps pluvieux ou serein, Selon qu'il est proche ou lointain. Car, quand de vous loin je me trouve, Bel oeil, il est force qu'il pleuve Des miens une obscure nuée, Qui jamais n'est diminuée, Ni ne s'éclaircit ou découvre, Jusqu'à tant que je vous recouvre ; Et puis nommer avec raison Mon triste hiver cette saison. Mais quand il vous plaît qu'il advienne Que mon soleil à moi revienne, Il n'est pas si tôt apparu, Que tout mon froid est disparu Et qu'il n'amène un beau printemps Qui rend mes esprits tout contents ; Et hors de l'humeur de mes pleurs Je sens renaître en lieu de fleurs Dans mon coeur dix mille pensées Si douces et si dispensées Du sort commun de cette vie, Qu'aux dieux ne porte nulle envie. 2 - Pierre de RONSARD (1524-1585), Second livre des Amours (1555) Quand je suis tout baissé sur votre belle face, Je vois dedans vos yeux je ne sais quoi de blanc, Je ne sais quoi de noir, qui m'émeut tout le sang, Et qui jusques au coeur de veine en veine passe. Je vois dedans Amour, qui va changeant de place, Ores bas, ores haut, toujours me regardant, Et son arc contre moi coup sur coup débandant. Las ! si je faux, raison, que veux-tu que j'y fasse ? Tant s'en faut que je sois alors maître de moi, Que je vendrais mon père, et trahirais mon Roi, Mon pays, et ma soeur, mes frères et ma mère : Tant je suis hors du sens, après que j'ai tâté A longs traits amoureux de la poison amère, Qui sort de ces beaux yeux, dont je suis enchanté. 3 - Victor HUGO (1802-1885), Les Contemplations (1856) Mon bras pressait ta taille frêle... Mon bras pressait ta taille frêle Et souple comme le roseau ; Ton sein palpitait comme l'aile D'un jeune oiseau. Longtemps muets, nous contemplâmes Le ciel où s'éteignait le jour. Que se passait-il dans nos âmes ? Amour ! Amour ! Comme un ange qui se dévoile, Tu me regardais, dans ma nuit, Avec ton beau regard d'étoile, Qui m'éblouit. 4 - Alfred de MUSSET (1810-1857), Poésies posthumes A George Sand I Te voilà revenu, dans mes nuits étoilées, Bel ange aux yeux d'azur, aux paupières voilées, Amour, mon bien suprême, et que j'avais perdu ! J'ai cru, pendant trois ans, te vaincre et te maudire, Et toi, les yeux en pleurs, avec ton doux sourire, Au chevet de mon lit, te voilà revenu. Eh bien, deux mots de toi m'ont fait le roi du monde, Mets la main sur mon coeur, sa blessure est profonde ; Élargis-la, bel ange, et qu'il en soit brisé ! Jamais amant aimé, mourant sur sa maîtresse, N'a sur des yeux plus noirs bu la céleste ivresse, Nul sur un plus beau front ne t'a jamais baisé ! 5 - Arthur RIMBAUD (1854-1891), Poésies Voyelles A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes ; U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ; O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges ; O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! 6 - Théophile GAUTIER (1811-1872), Emaux et camées (1884) Caerulei oculi Une femme mystérieuse, Dont la beauté trouble mes sens, Se tient debout, silencieuse, Au bord des flots retentissants. Ses yeux, où le ciel se reflète, Mêlent à leur azur amer, Qu'étoile une humide paillette, Les teintes glauques de la mer. Dans les langueurs de leurs prunelles, Une grâce triste sourit ; Les pleurs mouillent les étincelles Et la lumière s'attendrit ; Et leurs cils comme des mouettes Qui rasent le flot aplani, Palpitent, ailes inquiètes, Sur leur azur indéfini. Comme dans l'eau bleue et profonde, Où dort plus d'un trésor coulé, On y découvre à travers l'onde La coupe du roi de Thulé. Sous leur transparence verdâtre, Brille parmi le goémon, L'autre perle de Cléopâtre Prés de l'anneau de Salomon. La couronne au gouffre lancée Dans la ballade de Schiller, Sans qu'un plongeur l'ait ramassée, Y jette encor son reflet clair. Un pouvoir magique m'entraîne Vers l'abîme de ce regard, Comme au sein des eaux la sirène Attirait Harald Harfagar. Mon âme, avec la violence D'un irrésistible désir, Au milieu du gouffre s'élance Vers l'ombre impossible à saisir. Montrant son sein, cachant sa queue, La sirène amoureusement Fait ondoyer sa blancheur bleue Sous l'émail vert du flot dormant. L'eau s'enfle comme une poitrine Aux soupirs de la passion ; Le vent, dans sa conque marine, Murmure une incantation. " Oh ! viens dans ma couche de nacre, Mes bras d'onde t'enlaceront ; Les flots, perdant leur saveur âcre, Sur ta bouche, en miel couleront. " Laissant bruire sur nos têtes, La mer qui ne peut s'apaiser, Nous boirons l'oubli des tempêtes Dans la coupe de mon baiser. " Ainsi parle la voix humide De ce regard céruléen, Et mon coeur, sous l'onde perfide, Se noie et consomme l'hymen. 7 - Jules LAFORGUE (1860-1887), Les Complaintes (1885) Complainte de la bonne défunte Elle fuyait par l'avenue, Je la suivais illuminé, Ses yeux disaient : " J'ai deviné Hélas! que tu m'as reconnue ! " Je la suivis illuminé ! Yeux désolés, bouche ingénue, Pourquoi l'avais-je reconnue, Elle, loyal rêve mort-né ? Yeux trop mûrs, mais bouche ingénue ; Oeillet blanc, d'azur trop veiné ; Oh ! oui, rien qu'un rêve mort-né, Car, défunte elle est devenue. Gis, oeillet, d'azur trop veiné, La vie humaine continue Sans toi, défunte devenue. - Oh ! je rentrerai sans dîner ! Vrai, je ne l'ai jamais connue. 8 – Blaise Cendrars (1896-1961), Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France (1913) J'ai vu J'ai vu les train silencieux les trains noirs qui revenaient de l'Extrême-Orient et qui passaient en fantôme Et mon oeil, comme le fanal d'arrière, court encore derrière ses trains A Talga 100 000 blessés agonisaient faute de soins J'ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk Et à Khilok nous avons croisé un long convoi de soldats fous J'ai vu dans les lazarets les plaies béantes les blessures qui saignaient à pleines orgues Et les membres amputés dansaient autour ou s'envolaient dans l'air rauque L'incendie était sur toutes les faces dans tous les cœurs Des doigts idiots tambourinaient sur toutes les vitres Et sous la pression de la peur les regards crevaient comme des abcès Dans toutes les gares on brûlait tous les wagons Et j'ai vu J'ai vu des trains de soixante locomotives qui s'enfuyaient à toute vapeur pourchassés par les horizons en rut et des bandes de corbeaux qui s'envolaient désespérément après Disparaître Dans la direction de Port-Arthur. 9 - Victor SEGALEN (1878-1919), Stèles (1912) Visage dans les yeux Puisant je ne sais quoi ; au fond de ses yeux jetant le panier tressé de mon désir, je n'ai pas obtenu le jappement de l'eau pure et profonde. Main sur main, pesant la corde écailleuse, me déchirant les paumes, je n'ai levé pas même une goutte de l'eau pure et profonde : Ou que le panier fut lâchement tressé, ou la corde brève ; ou s'il n'y avait rien au fond. * Inabreuvé, toujours penché, j'ai vu, oh ! soudain, un visage : monstrueux comme chien de Fô au mufle rond aux yeux de boules. Inabreuvé, je m'en suis allé ; sans colère ni rancune, mais anxieux de savoir d'où vient la fausse image et le mensonge : De ses yeux ? - Des miens ? 10 - Jules Supervielle (1884-1960), Le Forçat innocent (1930) Les yeux lointains Chers yeux si beaux qui cherchez un visage, Vous si lointains, cachés par d'autres âges, Apparaissant et puis disparaissant Dans la brise et le soleil naissant, Que voulez-vous de moi, de quelle sorte Puis-je montrer, derrière mille portes, Que je suis prêt à vous porter secours, Moi, qui ne vous regarde qu'avec l'amour. Et d'un léger battement de paupières, Sous le tonnerre et les célestes pierres Ah ! protégés de vos cils seulement Chers yeux livrés aux tristes éléments. 11 – Louis Aragon (1897-1982), Les Yeux d'Elsa (1942) Les yeux d’Elsa Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire J'ai vu tous les soleils y venir se mirer S'y jeter à mourir tous les désespérés Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent L'été taille la nue au tablier des anges Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée Sept glaives ont percé le prisme des couleurs Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche Par où se reproduit le miracle des Rois Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois Le manteau de Marie accroché dans la crèche Une bouche suffit au mois de Mai des mots Pour toutes les chansons et pour tous les hélas Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux L'enfant accaparé par les belles images Écarquille les siens moins démesurément Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où Des insectes défont leurs amours violentes Je suis pris au filet des étoiles filantes Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août J'ai retiré ce radium de la pechblende Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu Ô paradis cent fois retrouvé reperdu Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent Moi je voyais briller au-dessus de la mer Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa