Voix plurielles 10.2 (2013) 218 La ronde du temps : Journal de Julie

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Voix plurielles 10.2 (2013) 218 La ronde du temps : Journal de Julie
Voix plurielles 10.2 (2013)
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La ronde du temps : Journal de Julie Delporte
Catherine PARAYRE, Université Brock
Une femme et un homme se séparent. A présent seule, la femme se met à dessiner cette
rupture. Le Journal de Julie Delporte est un texte sur les fragilités causées par un chagrin
d’amour autant que sur l’épanouissement d’une artiste qui documente son travail et ses
inspirations bédéistes et filmiques, esthétiques et littéraires. Son auteure, au plus bas, se plonge
dans le travail pour y puiser les forces nécessaires à surmonter le quotidien et, là, premier succès,
y éprouve une confiance renouvelée. L’homme qui sort de sa vie, c’est pour elle l’occasion
d’établir un commentaire créatif et intellectuel sur l’œuvre d’autres figures qu’elle énumère dans
sa narration – Annie Ernaux, Julie Doucet, Nanni Moretti, Nina Bouraoui, Agnès Varda, Paul
Pope1 et d’autres.
Les illustrations sont toutes en douceur, tendres. Les silhouettes sont suggérées mais
rarement remplies de traits et de couleurs comme si elles étaient gommées en même temps
qu’elles sont esquissées. Elles traduisent, il me semble, la métamorphose de la narratrice, femme
abandonnée à elle-même qui se transforme avec effort et concentration en une artiste sereine,
sûre de son art. Les dessins qui se succèdent, paraissent ainsi répéter ou intimer et fixer, avec
chaque nouvelle image, les moments de cette métamorphose chaque fois que la jeune artiste
prend le crayon et croque les instants qui s’offrent tout au long du processus de transformation
depuis le cœur brisé jusqu’à l’agilité de la création. Ses dessins sont des croquis ; ils campent et
esquissent les personnages selon un schéma rapide. A l’exception des trois premières pages
vivement coloriées, remplies de textes et de dessins dans lesquels les traits de notre héroïne
esseulée sont pleins, les joues bien roses, les cheveux tout en couleurs et en mèches
abondamment éparpillées sur les épaules, ce qui suit au cours de longues journées de solitude et
de travail est représenté par des ébauches d’où s’effacent les détails. Les visages, parfois même
les corps, se vident ; les silhouettes entourent du blanc sur la page ; la chevelure se strie de
mèches non colorées, devinées par leur absence ; les maisons ont des fenêtres blanches qui ne
donnent rien à voir à l’intérieur comme si ces maisons étaient de simples décors plats dépourvus
de vie privée. L’espace est souvent inoccupé ; s’y distinguent seulement quelques objets
quotidiens – une tasse, un fauteuil, des chaussures, etc. – isolés de leur environnement, coupés de
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toute familiarité. Le personnage central – notre jeune dessinatrice en train de se reconstruire –
adopte des traits instables et mouvants dans sa représentation. Tour à tour blonde, rousse, brune,
ou encore les cheveux bleus, elle porte des lunettes rouges qui sont les siennes ou, peut-être,
celles de la professeure qui dirige ses études universitaires. Parfois, notre personnage se résume
au vêtement qui cache son corps. Le monde s’estompe, se dégarnit ; il ne reste que quelques
accessoires, quelques maisons, les plus jolies fleurs, les plus douces, et les animaux les plus
tendres qui survivent aux dessins de l’enfance et qui peuplent à présent ceux de l’artiste. Rien
n’est complet ou complété ; la matérialité de la vie survit dans l’image mais ses formes ont perdu
leur fermeté et leur présence accoutumée. Le monde s’effiloche et perd sa consistance.
Pourtant, il persiste, et ceci dans une émergence permanente. Les lignes qui forment les
silhouettes, sont marquées, décidées. Le vide est entouré de traits vifs et bien visibles, épais.
Après tout, pourquoi ne pas penser que ce monde en déliquescence s’appuie néanmoins sur des
bases solides ? Chaque coup de crayon demeure distinct, bien défini ; lui ne se fond pas dans une
uniformité quelconque. Quant à la dessinatrice, on la voit souvent assise, lovée dans un fauteuil,
au travail, au repos, devant un livre, les yeux cachés ou fermés. Ses regards ne s’adressent pas à
nous, lectrices et lecteurs assis en face d’elle, mais sont tirés de côté, détournés. Mais prenons
garde, il ne s’agit pas d’un regard fuyant ou aveugle. Bien au contraire, l’artiste est concentrée,
absorbée soit par son travail, soit par son environnement. Cet extérieur qui nourrit l’intime, lui
donne ses forces et ses couleurs – les magnifiques couleurs du Journal, changeantes comme un
automne mélangé au printemps. Le monde qui s’efface, c’est aussi dans Journal un monde qui
s’unit, qui communie et forme un tout, qui retrouve son équilibre aussi fragile soit-il, un monde
qui absorbe l’artiste et la plonge à nouveau dans la vie des saisons, des cycles de la vie, de
l’apprentissage, des hauts et des bas. La métamorphose, pense-t-on alors, peut-elle véritablement
se réaliser ? Peut-on jamais oublier ce qui fait mal ? Notre artiste n’y croit pas ; le bonheur et le
bien-être se mesurent à l’aune de moments et non pour l’éternité. Les dessins captent le passage
des instants paisibles aux instants mouvementés, et vice-versa ; les blancs qui se forment et les
traits qui se dissipent, tous traces métamorphiques, sont fixés sur le papier pour évoquer un
balancement perpétuel entre mélancolie et créativité.
A plusieurs reprises dans le Journal apparaît le mot « désastre ». La jeune femme se
demande si se séparer d’un compagnon constitue un désastre, événement grave suivi de terribles
conséquences, et comment le vivre aussi calmement que possible. De février 2011 à octobre
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2012, il lui faut une année et deux hivers pour s’y accommoder, depuis le froid montréalais en
plein hiver jusqu’à l’annonce d’un nouvel hiver. Elle écrit et dessine un journal des saisons qui
s’égrènent comme dans un livre d’heures qui, mois après mois, représente le passage du temps et
ses symboles. Des peintres ont eux aussi développé ses calendriers. Parmi les mieux connus,
Pieter Brueghel l’Ancien s’y est employé dans la série Les mois dont le célèbre « Chasseurs dans
la neige » (1565) qui illustre l’hiver et qu’on peut admirer aujourd’hui au Kunsthistorisches
Museum à Vienne en Autriche.2 Dans ce tableau, des chasseurs se fraient un chemin dans la
neige alors qu’ils s’approchent du village en bas de la colline. Au centre du hameau, dans le
paysage frigorifié, les villageois s’amusent et profitent des joies et des jeux de l’hiver. Le tableau
intrigue, car les chasseurs rentrant chez eux, épuisés et la gibecière quasiment vide, font piètres
figures lorsqu’ils découvrent la gaieté des villageois, qui ne savent pas encore qu’il n’y aura pas
beaucoup à manger dans les jours qui viennent. « Chasseurs dans la neige » est le tableau
janusien des bonheurs et des malheurs de la vie, de ses pénuries et de ses abondances, c’est-àdire de ses constantes métamorphoses. Il évoque les transitions d’un état à l’autre, la double face
de l’existence, les bouleversements dans la chronologie humaine.
Mais pourquoi faire mention de cette œuvre flamande pour évoquer le Journal de
Delporte ? Tout simplement parce que la narratrice inclut une référence à Melancholia (2011) de
Lars von Trier, film envers lequel elle ressent une affinité particulière. En effet, une des
premières scènes du film montre le tableau de Brueghel. Melancholia met en scène deux sœurs,
Justine et Claire, la première sur le point de fêter son mariage, la seconde habitée par la crainte
que l’astre qui ne quitte plus l’horizon depuis quelque temps, pourrait bientôt anéantir la planète.
L’atmosphère est sombre, boréale, fascinée par le désastre imminent, mais Claire se concentre
sur ses convictions, à savoir ne pas laisser place à la panique, se montrer forte, surtout aux yeux
de son enfant, garder sa contenance et sa douceur, vivre malgré le mauvais pressentiment. C’est
une Claire janusienne comme la narratrice du Journal.
Melancholia reprend deux motifs de Sacrifice (1986) et de Solaris (1972) du cinéaste
russe Andreï Tarkovski, influence importante dans la carrière de von Trier. Solaris raconte
l’expédition du psychologue Kris Kelvin dans une station de la planète éponyme. Deuil, suicide,
les memento mori que nous laissent les morts, accompagnent le difficile voyage. « Chasseurs
dans la neige » apparaît plusieurs fois dans le film. Le psychologue le contemple, rêvant peutêtre aux joies du quotidien tout en réfléchissant à l’insécurité de la vie. Il se trouve que le
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Journal contient un commentaire sur Tarkovski, plus précisément sur Le sacrifice, dans lequel
un ancien comédien, dans ce qui ressemble à un geste de folie, brûle sa maison en signe de
purification à l’annonce d’une catastrophe nucléaire. La narratrice s’avoue attirée par ce
traitement du désastre. Dans Le sacrifice, l’espoir est aboli ; un incendie annihile tout ce qu’il
embrasse, y compris la raison et l’effort. Le film est une abdication. C’est exactement ce que l’on
ne trouve pas dans « Chasseurs dans la neige », dans Melancholia et dans le Journal. Delporte
développe une longue méditation sur la double expérience de la perte – du compagnon – et du
regain – de la créativité. Ses illustrations croquent vaillamment les métamorphoses que cette
simultanéité provoque, de la tristesse à la satisfaction, de la mélancolie à l’élan artistique, en une
ronde qui sécrète la création.
Ouvrage cité
Delporte, Julie. Journal. Tr. en anglais Judith Taboy avec Martin Steenton et Sophie Yanow.
Toronto : Koyama P, 2013.
NOTES
1
Julie Delporte – bande dessinée, blogue, autobiographie, radio, journalisme, illustrations – Le rêve de la
catastrophe (2009), Le dernier kilomètre (2011), La bédé-réalité (2011).
Annie Ernaux – autobiographie, écriture neutre – Une femme (1988), Passion simple (1991), L’usage de la photo,
avec Marc Marie (2005).
Julie Doucet – bande dessinée, fanzine – Dirty Plotte (1988-1990), Là là, chu tanney là !!! Ou le rêve récidiviste
(1995), L’affaire Madame Paul (2000).
Nanni Moretti – cinéma, autofiction – Journal intime (1994), La chambre du fils (2001), Habemus papam (2011).
Nina Bouraoui – romans, paysages – Poupée Bella (2004), Nos baisers sont des adieux (2010), Sauvage (2011).
Agnès Varda – cinéma, poésie, documentaire – Cléo de 5 à 7 (1962), Sans toit ni loi (1985), Les glaneurs et la
glaneuse (2000).
Paul Pope – bande dessinée, manga, scénarios – THB (1995), Supertrouble (1995), Batman année 100 (2006).
2
Brueghel, Pieter l’Ancien. « Chasseurs dans la neige » (Hiver). 1565. Huile sur bois. 117 x 162 cm.
Kunsthistorisches Museum Wien.