article en pdf - Revue trimestrielle des droits de l`homme

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QUELQUES OBSERVATIONS SUR LE TRAITEMENT
DE L’EXCEPTION D’IMMUNITÉ JURIDICTIONNELLE
DE L’ÉTAT ÉTRANGER PAR LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME (*)
par
Fouad ZARBIEV
Doctorant à l’Institut universitaire de Hautes études
internationales de Genève,
Diplômé de l’Académie de droit international
de la Haye
Par trois arrêts rendus le 21 novembre 2001 par une Grande
Chambre ( 1) la Cour européenne des droits de l’homme a abordé une
question jusqu’alors peu explorée, à savoir, les relations entre les
immunités juridictionnelles reconnues par le droit international
général aux Etats étrangers et la Convention européenne des droits
de l’homme ( 2).
(*) L’auteur tient à remercier les professeurs Florence Benoît-Rohmer et Syméon
Karagiannis pour leurs précieuses et stimulantes observations sur le sujet.
(1) Fogarty c. Royaume-Uni (req. n o 37112/97 o, McElhinney c. Irlande (req.
n o 31253/96), Al Adsani c. Royaume-Uni, (req. n o 35763/97).
(2) Avant ces affaires les organes de contrôle de la Convention ne semblent pas
avoir eu l’occasion de connaître des affaires mettant en cause les immunités d’Etat,
alors qu’ils ont pu prendre position sur les immunités diplomatiques (Comm. eur. dr.
h., décision du 4 décembre 1995, req. n o 24236/94, N..., C..., F..., et A.G... c. l’Italie),
ainsi que les immunités applicables aux organisations internationales (Cour eur. dr.
h., arrêts Waite et Kennedy c. Allemagne, Beer et Regan c. Allemagne du 18 février
1999, pour la pratique de la Commission sur ce point, voy. L. Caflisch « Immunité
de juridiction et respect des droits de l’homme », in L. Boisson de Chazournes and
V. Gowlland-Debbas (eds.), The International Legal System in Quest of Equity and
Universality/L’ordre juridique international, un système en quête d’équité et d’universalité, Liber Amicorum Georges Abi-Saab, Kluwer Law International, 2001, pp. 663672). Mais il faut rappeler l’affaire Vearncombe et autres c. le Royaume-Uni et la République Fédérale d’Allemagne (req. n o 12816/87) dans laquelle avait été mise en cause
l’immunité dont le Royaume-Uni bénéficiait, en tant que puissance alliée, devant les
juridictions allemandes à Berlin en vertu de l’article 3 du décret n o 7 du Conseil des
Alliés. Dans cette affaire quatre copropriétaires de maisons situées à Berlin-Spandau
avaient demandé à la Cour administrative de Berlin d’interdire aux autorités militaires britanniques de construire un stand de tirs qui pourrait, selon eux, causer
des nuisances sonores excessives. L’autorisation nécessaire du Commandement du
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Les contextes des trois affaires sont trop connus pour qu’il soit
nécessaire de les exposer longuement. On rappellera simplement que
la première d’entre elles trouvait son origine dans un litige de travail opposant une ressortissante irlandaise, Mary Fogarty, à l’Etat
américain. Alors que ce dernier était accusé d’avoir pratiqué à
l’égard de M me Fogarty, une discrimination sexuelle en refusant sa
candidature à des postes de secrétaire à l’Ambassade américaine à
Londres, la procédure n’a pu aboutir en raison de l’immunité de
juridiction invoquée par les Etats-Unis et reconnue par la justice
anglaise.
La deuxième affaire concernait un fonctionnaire de police irlandais qui, devant la justice irlandaise, prétendait avoir subi, suite à
un incident de frontière, des brutalités de la part des soldats britanniques chargés de la garde des frontières et ceci sur le territoire
irlandais. La High Court irlandaise a mis fin à la procédure engagée
contre l’Etat britannique en faisant droit à la thèse de l’immunité
invoquée par le Royaume-Uni.
Quant à la troisième affaire, elle tirait son origine des faits autrement plus dramatiques. En effet, le requérant, M. Al Adsani, qui
avait la double nationalité britannique et koweïtienne, voulait obtenir, par une action dirigée au Royaume-Uni contre l’Etat du
Koweït, des dommages-intérêts pour des actes de torture que les
autorités de ce pays lui auraient infligés. Mais l’action a échoué en
raison de l’immunité de juridiction du Koweït.
On sait que la Cour a jugé les immunités mises en cause compatibles avec l’article 6, § 1, estimant, selon les critères traditionnels
applicables aux limitations implicitement admises au droit d’accès
à un tribunal, qu’elles poursuivaient le but légitime d’observer le
droit international et que les mesures reflétant les règles de droit
international ne pouvaient être considérées comme disproportionnées ( 3).
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secteur britannique prévue par le décret précité ayant été refusée, la Cour administrative n’a pu exercer sa compétence. Les requérants se plaignaient par conséquent
de la méconnaissance de leur droit d’accès à un tribunal. Mais la requête dirigée
contre la République fédérale d’Allemagne a été considérée par la Commission
comme incompatible ratione personae avec la Convention en raison du régime d’occupation. Il va de soi qu’eu égard aux particularités des circonstances de cette affaire,
ce précédent est sans aucune pertinence pour notre propos.
(3) Peu après les trois arrêts en question, la Cour a eu l’occasion, dans l’affaire
Kalogeropoulou et autres (257 requérants) c. Grèce et Allemagne (décision du
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Nous ne nous proposons pas de procéder dans la présente étude
à un nouveau commentaire général des trois arrêts de la Cour. De
nombreuses études traitant de l’ensemble des points soulevés par
ces affaires y sont déjà consacrées ( 4). Notre objectif est de tirer de
ces affaires quelques enseignements généraux au sujet des relations
entre les immunités juridictionnelles d’Etat et la Convention européenne. Pour ce faire, nous nous limiterons seulement à certains
aspects les plus importants des affaires en question, plus précisément, au cadre d’analyse de ces immunités (II), à l’articulation opérée par la Cour entre le droit international général et la Convention
européenne (III) et aux incidences du jus cogens international sur le
traitement de l’exception d’immunité (IV). Mais avant d’aborder
l’ensemble de ces points, il nous semble utile d’évoquer brièvement
la question de la justiciabilité des immunités d’Etat du droit de la
Convention (I) ( 5).
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12 décembre 2002 sur la recevabilité, req. n o 59021/00), de se pencher sur la question
de la compatibilité des immunités d’exécution de l’Etat étranger avec la Convention.
Les requérants qui étaient tous des ressortissants grecs avaient introduit devant le
Tribunal de grande instance de Livadia une action contre l’Allemagne (Préfecture de
Voiotia c. République fédérale d’Allemagne), action qui tendait à obtenir des dommages-intérêts pour les atrocités commises durant l’occupation du Sud de la Grèce
par les forces nazies au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Le Tribunal, confirmé
sur ce point par la Cour de cassation grecque, a rejeté l’immunité revendiquée par
l’Allemagne et a condamné cette dernière à payer aux requérants diverses sommes
en réparation. Mais l’Allemagne ayant refusé de se conformer à cette décision, les
requérants ont tenté d’engager une procédure d’exécution forcée. Le tribunal de première instance d’Athènes a rejeté l’immunité d’exécution invoquée par l’Etat défendeur dans cette procédure. Suite à l’appel interjeté par l’Etat allemand, la cour d’appel d’Athènes a infirmé le jugement du Tribunal de première instance et a fait droit
à la thèse de l’immunité. Saisie par un pourvoi des requérants, la Cour de cassation
a confirmé l’arrêt de la cour d’appel. Par un raisonnement absolument identique à
celui tenu dans les arrêts du 21 novembre 2001 la Cour européenne a rejeté l’argument des requérants suivant lequel l’immunité d’exécution reconnue à l’Etat allemand serait incompatible avec le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6
de la Convention.
(4) On mentionnera surtout trois d’entre elles. J.-F. Flauss, « La compétence
civile universelle devant la Cour européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr.
h., pp. 156-175. H. Tigroudja, « La Cour européenne des droits de l’homme et les
immunités juridictionnelles d’Etats », Rev. belge dr. int., 2001, pp. 526-548.
E. Voyoyiakis, « Access to Court v. State Immunity », International Comparative
Law Quarterly, vol. 52, April 2003, pp. 297-332.
(5) L’objectif essentiel étant d’analyser, afin d’en tirer des enseignements généraux, la position de principe de la Cour, nous n’aborderons pas la question du bienfondé des immunités accordées au regard du droit international des immunités.
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I. — La question de la justiciabilité
des immunités d’Etat du droit
de la Convention
Il existe certaines thèses tendant à prouver l’injusticiabilité des
immunités juridictionnelles de l’Etat étranger du droit de la
Convention. Le point commun qui les réunit est qu’elles se basent
toutes sur des interprétations erronées de la nature ou de la portée
de ces immunités. L’une d’entre elles mérite une attention particulière.
Il s’agit de l’argument tiré de l’article 1 er de la Convention. Il
consiste à considérer que les litiges portant sur les immunités d’Etat
échappent par le jeu de l’article 1 er à l’emprise de la Convention, car
les domaines couverts par ces immunités seraient en dehors de la
juridiction de l’Etat partie à cet instrument. Selon certains, la jurisprudence de la Cour fournirait un appui à cette approche dans la
mesure où celle-ci estime que l’article 1 er doit se lire à la lumière des
règles de droit international relatives à la juridiction de l’Etat ( 6).
Cette thèse trouve un appui dans la décision que la Commission
européenne des droits de l’homme a rendue dans l’affaire Spaans c.
Pays-Bas. En effet, dans cette affaire où était en cause l’immunité
reconnue au Tribunal irano-américain des réclamations dans un
litige de travail opposant ce dernier à l’un de ses employés, la Commission a estimé que les décisions administratives du Tribunal
dénoncées devant les juridictions hollandaises n’étaient pas des
actes relevant de la juridiction des Pays-Bas au sens de l’article 1 er
et que par conséquent la requête était incompatible ratione personae
avec la Convention ( 7).
Dans l’affaire précitée N., C., F. et A.G. c. Italie la Commission
a adopté un raisonnement qui semble également aller dans le sens
de la thèse évoquée. Dans cette affaire les requérants avaient
acquis, par un contrat, une villa qui appartenait à l’ambassade
d’Albanie à Rome. Après avoir en vain demandé la fin de son occupation par l’ambassade, ils ont engagé devant les juridictions italiennes une procédure afin de mettre fin à cette occupation. La justice italienne a refusé l’immunité de juridiction revendiquée par
l’ambassade d’Albanie, estimant que celle-ci avait agit de jure gestionis. Mais au terme d’une procédure qui a duré plus de trois ans elle
(6) E. Voyoyiakis, op. cit., (note 2) pp. 308-310.
(7) Comm. eur. dr. h., décision du 12 décembre 1988, req. n o 12516/86, Spaans c.
Pays-Bas, D.R. 58, p. 122.
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a conclu qu’une éviction forcée ne pourrait être engagée en raison
de l’inviolabilité de la mission diplomatique.
Les requérants qui ne contestaient en rien ce raisonnement se
plaignaient de la durée excessive de la procédure qu’ils avaient
engagée en vue de l’éviction. Mais la Commission a conclu à l’irrecevabilité de la requête pour son incompatibilité rationae materiae
avec la Convention, estimant que l’article 6 n’était pas applicable
en l’espèce. En effet, pour la Commission le droit d’accès à un tribunal n’exige pas que les tribunaux aient une juridiction illimitée,
celui-ci devant être interprété à la lumière des immunités parlementaires et diplomatiques traditionnellement reconnues. Il incomberait
aux tribunaux d’appliquer dans ce genre de situation les limitations
apportées par ces immunités à leur juridiction.
On citera enfin l’interprétation avancée par Lord Millett dans une
récente affaire qui mettait en cause l’immunité d’un Etat étranger
devant la Chambre des lords. D’après Lord Millett, si l’on ne peut
pas voir un conflit entre cette immunité et l’article 6 de la Convention, ce n’est pas parce que cet article n’a pas une portée absolue,
ni parce que la doctrine de l’immunité d’Etat poursuit un but légitime, mais tout simplement parce que si l’article 6 interdit aux
Etats de dénier aux individus le bénéfice de leurs pouvoirs d’adjudication, il n’élargit pas l’étendue de ce pouvoir qui justement n’englobe pas les cas couverts par l’immunité ( 8).
Mais cette thèse semble se méprendre sur la nature de l’immunité
juridictionnelle de l’Etat étranger. En effet, celle-ci « ne s’oppose
pas directement à la compétence du juge interne. La validité de
celle-ci n’est pas mise en cause, mais seulement son exercice en raison de particularités tirées de l’instance » ( 9). Autrement dit, ce qui
est visé par l’immunité, ce n’est pas la juridiction de l’Etat, ni le
pouvoir d’adjudication du juge national, mais la recevabilité de la
requête. La procédure peut parfaitement poursuivre son cours normal si l’Etat étranger mis en cause décide de ne pas se prévaloir de
son immunité en y renonçant explicitement ou en prenant part à la
procédure sans soulever l’exception d’immunité. Mais ce faisant, il
ne confère pas aux juridictions saisies une compétence qu’elles ne
posséderaient pas sans concours de ces actes.
(8) Holland v Lampen-Wolfe, The All England Law Reports (2000) 3, pp. 846-847.
Voy. aussi l’opinion de lord Clyde qui conclut que les tribunaux anglais n’avait, dans
les circonstances de l’espèce, aucune juridiction pour fournir un recours, ibid, p. 841.
(9) M. Cosnard, La soumission des Etats aux tribunaux internes, Pedone, 1996,
p. 48.
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II. — Le cadre d’analyse des immunités d’Etat
Si l’immunité de juridiction de l’Etat étranger est ainsi justiciable
du droit de la Convention, quel peut être le cadre d’analyse de cette
immunité à la lumière de cet instrument ? L’affaire Al Adsani a permis à la Cour de passer en revue toutes les hypothèses envisageables : l’article 6, la doctrine des obligations positives et l’article 13.
a) Comme toute immunité juridictionnelle, l’immunité de l’Etat
étranger tend à empêcher le tribunal saisi de se prononcer sur le
fond d’une demande donnée. Il est donc naturel qu’elle soit examinée à la lumière de l’article 6 qui, comme on le sait depuis l’affaire
Golder c. Royaume-Uni ( 10), implique un droit d’accès au tribunal.
Dans les affaires qui nous retiennent les Gouvernements défendeurs
niaient l’applicabilité de cet article, faisant valoir que ses conditions
d’application n’étaient pas réunies. Selon eux, l’immunité d’Etat
serait, non pas un simple obstacle procédural, mais un facteur qui
délimiterait la teneur du droit matériel revendiqué. Autrement dit,
par l’effet de l’immunité, le droit matériel revendiqué serait inexistant et par conséquent, l’article 6 dont l’application repose sur
l’existence d’un droit de caractère civil faisant l’objet d’une contestation, inapplicable ( 11).
C’est en bonne doctrine que la Cour va rejeter cet argument,
considérant l’immunité d’Etat non pas « comme un tempérament à
un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce
droit » ( 12). En effet, on ne voit pas comment les immunités d’Etat
qui sont des exceptions préliminaires à la recevabilité d’une requête
peuvent interférer sur le contenu du droit national matériel.
Selon un argument non invoqué devant la Cour, mais parfois
avancé dans la doctrine, l’article 6 offrirait également un autre
cadre pour l’analyse des immunités juridictionnelles de l’Etat étranger, plus précisément, le principe de l’égalité des armes. Considérée
à la lumière de ce principe, l’immunité d’Etat poserait problème,
puisqu’elle accorderait à l’Etat étranger défendeur le privilège de ne
pouvoir être assigné que devant ses propres tribunaux et obligerait
(10) Cour eur. dr. h., arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, §§ 35-36.
(11) Cet argument a parfois été invoqué au sujet des immunités de droit national.
Voy., par exemple, Cour eur. dr. h., arrêt du 21 septembre 1994, Fayed c. RoyaumeUni, § 66.
(12) Al Adsani § 48 ; formule similaire dans Fogarty (§ 26) et McElhinney (§ 25).
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ainsi le demandeur privé à saisir un tribunal étranger en le mettant
par conséquent dans une situation de net désavantage.
Cette situation peut-elle être dénoncée au nom de l’exigence de
l’égalité des armes ? Nous ne le pensons pas. En effet, s’il est bien
établi, dans la jurisprudence de la Cour, qu’en vertu de l’exigence
de l’égalité des armes toute partie doit avoir une possibilité raisonnable d’exposer sa cause au tribunal dans des conditions qui ne la
placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à la
partie adverse, il n’est en revanche pas du tout établi que cette exigence commande de manière absolue l’égalité des statuts procéduraux des parties.
b) L’argumentaire développé sur le terrain des obligations positives a été invoqué dans l’affaire Al Adsani. L’un des arguments du
requérant dans cette affaire consistait en effet à soutenir que le
Royaume-Uni était lié par une obligation positive tirée de la combinaison des articles 1, 3 et 13 de lui offrir une voie de recours civile
pour les tortures que les autorités koweïtiennes lui auraient infligées. Autrement dit, la Cour était appelée à envisager l’immunité
juridictionnelle reconnue à l’Etat koweïtien à la lumière de l’obligation positive qui incomberait au Royaume-Uni d’octroyer au requérant une voie de recours civile.
On connaît l’importance que la jurisprudence relative aux obligations positives a prise depuis le fameux arrêt X... et Y... c. les PaysBas du 26 mars 1985 ( 13). La Cour a, en effet, à maintes reprises
reconnu que combiné avec l’article 1, l’article 3 de la Convention
mettait à la charge de l’Etat une obligation positive d’empêcher la
torture et d’autres mauvais traitements interdits par cet article et
d’assurer une réparation ( 14) et que l’article 13, combiné avec l’article 3 imposait à l’Etat une obligation positive de mener une
enquête approfondie et effective au sujet des cas de torture ( 15).
Alors que dans toutes ces affaires les obligations en question incombaient à l’Etat supposé responsable des actes prohibés par l’article 3, dans l’affaire Al Adsani la Cour était invitée par le requérant à franchir une étape supplémentaire en reconnaissant que le
Royaume-Uni avait, en vertu des articles 1, 3 et 13 de la Conven(13) F. Sudre, « Les ‘ obligations positives ’ dans la jurisprudence européenne des
droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 1995, pp. 363-384.
(14) Cour eur. dr. h., arrêt A... c. Royaume-Uni du 23 septembre 1998, § 22.
(15) Cour eur. dr. h., arrêt Aksoy c. Turquie du 18 décembre 1996, § 98 ; Cour eur.
dr. h., arrêt Ilhan c. Turquie du 27 juin 2000, § 92.
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tion, l’obligation de lui offrir une voie de recours civile pour les
actes de tortures qu’une autorité étrangère lui aurait infligés.
Comme on le sait, cet argument a été rejeté par la Cour. En effet,
après avoir rappelé l’engagement qu’ont les Etats parties à la
Convention au titre de l’article 1 de celle-ci de reconnaître aux personnes relevant de leur juridiction les droits et libertés énumérés
dans cet instrument, la Cour assigne une limite à l’obligation positive invoquée par le requérant, estimant que « cette obligation ne
vaut toutefois que pour les mauvais traitements dont il est prétendu qu’ils ont été commis dans la juridiction de l’Etat » ( 16) ou
pour un acte de l’Etat partie qui a pour résultat direct d’exposer le
requérant à des mauvais traitements. Autrement dit, la Cour estime
qu’un Etat partie à la Convention n’est tenu d’octroyer un recours
effectif que lorsque la violation alléguée est imputable à ses propres
autorités.
Ce raisonnement de la Cour a été rapproché de la position qu’elle
a adoptée dans l’affaire Bankovic où elle a assigné des limites territoriales à l’emprise de la Convention ( 17). Pour stricte qu’elle soit,
cette interprétation donnée à l’obligation positive d’ordre procédural au titre de l’article 3 nous paraît en parfaite harmonie avec
l’économie générale de la Convention. En effet, on ne voit pas ce qui
pourrait justifier une dualité de régime applicable aux obligations
qu’ont les Etats en vertu de la Convention : un régime de droit
commun applicable aux obligations négatives dans lequel la responsabilité de l’Etat ne serait engagée que si un manquement à cette
obligation lui est imputable et un régime dérogatoire applicable aux
obligations positives qui ferait jouer ces dernières sans aucune restriction liée à l’imputabilité ou non à l’Etat partie mis en cause de
la violation de l’obligation négative correspondante. C’est oublier
que les obligations positives en question n’ont aucune existence
indépendante. En effet, elles ne sont que la conséquence logique ou
le complément naturel des obligations expressément prévues dans la
Convention.
c) Quid de l’article 13 pris isolément ? Cet article qui impose
l’obligation de l’octroi d’un recours effectif est estimé par certains
auteurs d’une grande pertinence dans le contexte de l’examen de
(16) Al Adsani, § 38, in fine.
(17) J.-F. Flauss, op. cit. (note 4), p. 163. Pour un commentaire de l’affaire Bankovic, voy., G. Cohen-Jonathan, « La territorialisation de la juridiction de la Cour
européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2002, pp. 1069-1082.
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l’immunité juridictionnelle de l’Etat étranger ( 18), ce d’autant plus
qu’il ne dit rien sur le locus delicti. C’est la raison pour laquelle,
jugée trop restrictive, la position adoptée par la Cour dans l’affaire
Al Adsani a été critiquée sur le terrain de l’article 13 ( 19).
Cette critique pose la question de savoir dans quelle mesure la
nationalité des autorités responsables d’un acte incompatible avec
la Convention européenne est pertinente dans le contexte de l’article 13. Selon Jürgen Bröhmer ( 20), cette nationalité serait sans pertinence dans ce contexte pour les raisons suivantes :
1. La condition de la nationalité est pertinente dans le contexte
des articles 2-12 de la Convention où il faut établir l’imputabilité à
un Etat partie d’un acte supposé incompatible avec cet instrument.
Mais une interprétation qui ferait de cette condition une condition
pertinente dans le contexte de l’article 13 méconnaîtrait le fait que,
bien qu’il ne soit pas indépendant des articles 2-12, l’article 13 a une
portée autonome.
2. L’article 13 est une garantie supplémentaire pour les individus,
mais non pas une clause destinée à délimiter les compétences respectives des Etats parties à la Convention dans l’intérêt de ces derniers. Cet intérêt trouve son expression plutôt dans l’exigence de
l’épuisement des voies de recours internes qui empêche l’engagement de la responsabilité de l’Etat au niveau international avant
qu’il n’ait l’occasion de redresser la violation alléguée par ses
propres moyens. Or si l’on considère que la question de la nationalité des autorités responsables est pertinente aux fins de l’interpré-
(18) Un auteur (J. Brohmer, « State immunity and the violation of human
rights », éd. Martinus Nijhoff Publishers, The Hague/Boston/London, p. 170) cite un
dictum prononcé par la Commission européenne des droits de l’homme au sujet de
l’article 13 dans l’affaire Young, James et Webster c. Royaume-Uni et le considère
comme une indication importante s’agissant des relations entre les immunités juridictionnelles d’Etat et la Convention européenne. Le dictum en question porte sur l’interprétation de l’expression « droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance
nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant
dans l’exercice de leurs fonctions officielles », expression principalement destinée, selon
la Commission, à exclure « toute doctrine de l’immunité des organes de l’Etat ». (Comm.
eur. dr. h., Affaire Young, James et Webster c. Royaume-Uni, Rapport du
14 décembre 1979, Série B 39 (1984), p. 49). Mais les plus grands doutes sont permis
sur la pertinence de ce dictum dans le débat qui nous intéresse ici, tant il semble évident que l’immunité évoquée par la Commission est celle qui profiterait aux organes
de l’Etat « national », mais non pas étranger.
(19) O. De Frouville, « Chronique de la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme, 2001 », J.D.I. 2001, p. 274 ; J.-F. Flauss, op. cit. (note 4), p. 163.
(20) J. Brohmer, op. cit. (note 18), pp. 176-177.
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tation de l’article 13, l’exigence de l’épuisement des voies de recours
internes deviendrait superflue, car elle serait lue à la lumière de
cette condition dans le contexte de l’article 13.
Mais ces thèses semblent se fonder sur un examen isolé de l’article 13. En effet, de nombreux arguments tirés de l’économie générale de la Convention européenne, ainsi que de la pratique pertinente des organes de contrôle de cette dernière les démentent catégoriquement.
S’agissant, sur un plan général, de l’argument tiré du silence de
l’article 13 à propos du locus delicti, il nous semble que cet article
doit être interprété à la lumière de l’ensemble du texte de la
Convention, en particulier, de son article 1 er qui délimite « le champ
opératoire » ( 21) de la responsabilité des Etats parties à la Convention au titre de cet instrument ( 22).
Autrement dit, les droits et libertés auxquels l’article 13 fait référence sont ceux que les Etats parties ont reconnus en vertu de l’article 1 er de la Convention aux personnes « relevant de leur juridiction ». Cela signifie que les Etats parties ne se sont pas engagés à
assurer que tous les êtres humains soient traités dans le monde
entier de manière compatible avec la Convention européenne.
(21) Le terme est emprunté au titre du célèbre article de M. Virally, « Le champ
opératoire du règlement judiciaire international », Rev. gén. dr. int. public, 1983,
pp. 281-314.
(22) On rappellera que dans une décision récente la Cour a fait observer au sujet
d’un argument tiré d’une lecture isolée de l’article 15 que celui-ci devait se lire à la
lumière de la limitation de « juridiction » énoncée à l’article 1 de la Convention (Cour
eur. dr. h., décision Bankovic c. Dix-sept Etats membres de l’OTAN du 12 décembre
2001, § 62). Cette méthode d’interprétation, qu’on peut qualifier de « systémique »,
est assez souvent utilisée par le juge européen. En effet, dans l’affaire Klass c. Allemagne ce dernier refusait de dénoncer, au nom de l’article 13, la non-notification
préalable des mesures d’écoutes téléphoniques, motif pris du fait qu’une telle interprétation serait en contradiction avec la conclusion à laquelle elle était parvenue sur
le terrain de l’article 8 (Cour eur. dr. h., arrêt Klass c. Allemagne du 6 septembre
1978, § 68). Dans l’affaire Johnston et autres c. Irlande il refuse, en harmonie avec son
interprétation de l’article 12, de tirer de l’article 8 un droit au divorce (Cour eur. dr.
h., arrêt Johnston et autres c. Irlande du 18 décembre 1986, § 57). Plus récemment,
la Cour a refusé dans l’affaire Pretty c. Royaume-Uni de tirer de l’article 3 une obligation positive pour un Etat d’autoriser le suicide assisté. Ce refus a été opposé, inter
alia, en raison de la contrariété d’une telle interprétation à l’article 2 (Cour eur. dr.
h., arrêt Pretty c. Royaume-Uni du 29 avril 2002, § 54). A notre avis, la méthode systémique ne refuse pas seulement « les interprétations conflictuelles ». Elle commande
aussi que les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme soient,
d’une manière générale, lues et interprétées à la lumière les unes des autres et que
celle-ci fasse l’objet d’une lecture cohérente.
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Quant aux arguments avancés par Jürgen Bröhmer, ils ne nous
semblent pas confirmés dans la pratique des organes de contrôle de
la Convention. En effet, cette pratique nous enseigne que malgré
son autonomie, l’article 13 ne peut être invoqué qu’à l’appui d’un
grief défendable tiré de la violation d’un droit garanti. Il semble que
la non-imputabilité de cette violation à un Etat défendeur peut parfaitement constituer un motif de non-défendabilité du grief ( 23).
L’argument tiré de la comparaison avec l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes est tout aussi loin d’emporter la
conviction. Les liens entre cette exigence et l’obligation qu’a un
Etat en vertu de l’article 13 sont incontestables et ont été particulièrement mis en exergue dans l’affaire Kudla c. Pologne. En effet,
dans cette affaire la Cour a précisé que
« La finalité de l’article 35, § 1, qui énonce la règle de l’épuisement
des voies de recours internes, est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées
contre eux avant que la Cour n’en soit saisie. La règle de l’article 35, § 1 se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13
(avec lequel elle présente d’étroites affinités), que l’ordre interne
offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Ainsi, en
énonçant de manière explicite l’obligation pour les Etats de protéger les droits de l’homme en premier lieu au sein de leur propre
ordre juridique, l’article 13 établit au profit des justiciables une
garantie supplémentaire de jouissance effective des droits en question. Tel qu’il se dégage des travaux préparatoires, l’objet de l’article 13 est de fournir un moyen au travers duquel les justiciables
puissent obtenir, au niveau national, le redressement des violations
de leurs droits garantis par la Convention, avant d’avoir à mettre
en œuvre le mécanisme international de plainte devant la
Cour » ( 24).
Notons aussi qu’il existait, à notre sens, un autre obstacle à ce
que la Cour puisse imposer au Royaume-Uni, au titre de l’article 13,
une obligation d’octroyer une voie de recours civile revendiquée par
M. Al Adsani. En effet, une telle solution irait à l’encontre de la
(23) Sur le critère de défendabilité du grief, voy. J.-F. Flauss, « Le droit à un
recours effectif — l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme »,
Rev. univ. dr. h.,1991, pp. 329 et 330 ; Andrew Drzemczewski et Christos Giakoumopoulos, « Commentaire de l’article 13 », in La Convention européenne des droits de
l’homme — Commentaire article par article, sous la direction de Louis Edmond
Pettiti, Emmanuel Decaux et Pierre-Henri Imbert, Economica, 1999, pp. 463-465.
(24) Cour eur. dr. h., arrêt Kudla c. Pologne du 26 octobre 2000, § 152.
632
Rev. trim. dr. h. (59/2004)
jurisprudence traditionnelle ( 25) de la Cour selon laquelle le recours
visé dans l’article 13 n’est pas forcément un recours juridictionnel ( 26).
Pour conclure sur ce point, nous pensons, partant de ce qui précède, que l’article 6, § 1 de la Convention constitue l’unique cadre
qui permet d’appréhender les immunités d’Etat.
III. — L’articulation entre la Convention
européenne des droits de l’homme
et le droit international général
L’un des aspects saillants des trois arrêts est la volonté de la Cour
de ne pas « troubler, dans toute la mesure du possible, l’ordonnancement des règles du droit international général » ( 27). Le passage suivant des trois décisions témoigne on ne peut plus clairement de
cette volonté :
« La Convention, y compris, son article 6, ne saurait s’interpréter
dans le vide. La Cour ne doit pas perdre de vue le caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme que revêt
la Convention et elle doit tenir compte des principes pertinents du
droit international. La Convention doit autant que faire se peut
s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit
international dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l’octroi de l’immunité aux Etats » ( 28).
Bref, comme la Cour le précise elle-même, il s’agit de la mise en
œuvre de l’article 31, § 3, (c) de la Convention de Vienne qui prévoit
(25) Voy., Cour eur. dr. h., arrêt Silver c. Royaume-Uni du 25 mars 1983, § 113 ;
Cour eur. dr. h., arrêt Klass c. Allemagne, du 6 septembre 1978, § 67.
(26) A moins de considérer que l’importance fondamentale de l’interdiction de la
torture pouvait justifier un changement de ton et que la Cour devait appliquer,
mutatis mutandis, dans le contexte de l’article 13, le raisonnement qu’elle avait développé dans l’affaire X... et Y... c. Pays-Bas. Rappelons que dans cette affaire la Cour,
tout en soulignant que « le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants » et que « le recours à la loi pénale ne constitue pas nécessairement l’unique solution » avait estimé « insuffisante la protection du droit civil
dans le cas de méfaits du type de celui dont Y. a été victime » et avait déclaré que
vu les aspects de la vie privée en cause « seule une législation criminelle (pouvait)
assurer une prévention efficace, nécessaire en ce domaine » (Cour eur. dr. h., arrêt
X... et Y... c. Pays-Bas du 26 mars 1985 §§ 24 et 27).
(27) J.-F. Flauss, op. cit. (note 4), p. 166.
(28) Al Adsani, § 55; Fogarty, § 35 ; McElhinney, § 36.
Fouad Zarbiev
633
qu’il faut, dans l’interprétation d’un traité, « tenir compte de toute
règle pertinente de droit international applicable dans les relations
entre les parties » ( 29).
Que dire de cette manière d’articulation entre la Convention européenne et le droit international général ? Pour répondre à cette
question il est utile de passer en revue les options théoriquement
envisageables qui s’offraient à la Cour dans ces affaires :
a) On peut d’abord soutenir dans une lecture maximaliste que les
soucis de la préservation de l’intégrité du droit international n’auraient pas du dissuader le juge européen d’une éventuelle sanction
des immunités accordées dans ces affaires. On peut même avancer,
toujours dans la même optique, qu’une telle sanction n’aurait pas
un effet perturbateur sur le droit international général. Car, fondée
sur l’article 6 de la Convention, elle n’aurait pas une portée universelle : elle ne s’appliquerait qu’à l’égard des Etats parties à cette
Convention en raison de leur obligation conventionnelle de recon(29) Cette méthode d’interprétation connaît un regain d’intérêt qui est incontestablement lié au récent phénomène de la multiplication des juridictions internationales. Mais il serait inexact de croire qu’avant l’avènement de ce phénomène, elle
était d’intérêt purement académique. En effet, déjà dans une sentence arbitrale rendue en 1932 on lit sous la plume de l’arbitre Borel : « ... it is clear that the treaties
themselves are part of the international law as accepted by both contracting powers
and it may safely be assumed that, when the said treaties were concluded, both
parties considered them as being agreed upon as special provisions to be enforced
between them in what may be called the atmosphere and spirit of international law
as recognized by both of them. ». Sentence arbitrale The Kronpris Gustaf Adolf, The
Pacific du 18 juillet 1932, (Etats-Unis — Suède) (R.S.A., vol. II, pp. 1246-1247).
Dans son avis consultatif rendu dans l’affaire de la Namibie en 1971 la Cour internationale de Justice a estimé, sans citer expressément l’article 31 § 3 (c) qu’« un instrument international doit être interprété et appliqué dans le cadre du système juridique tout entier tel qu’il était applicable au moment de son interprétation » (C.I.J.,
Rec. 1971, p. 16, § 31). Plus récemment cette Cour a fait application de la même
méthode dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (C.I.J., arrêt du 6 novembre
2003, § 41). La Cour européenne elle-même est l’une des premières juridictions permanentes à avoir recouru à l’article 31 § 3 (c). En effet, dès 1975 dans l’affaire Golder c. Royaume-Uni, elle se référait à cette méthode en citant expressément l’article 31, § 3 (c), pour estimer que l’article 6, § 1 devait s’interpréter à la lumière d’un
principe fondamental de droit universellement reconnu selon lequel une contestation
civile doit pouvoir être portée devant un juge, ainsi que du principe de droit international qui prohibe le déni de justice. (Cour eur. dr. h., arrêt Golder c. RoyaumeUni du 21 février 1975, § 35). Voy. aussi les références faites à cette méthode dans
l’affaire Loizidou c. Turquie pour la détermination de la nature de la RTCN (Cour
eur. dr. h., arrêt Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996, § 43) et dans l’affaire
Bankovic c. Dix-sept Etats membres de l’OTAN au sujet de la notion de « juridiction »
(Cour eur. dr. h., décision Bankovic c. Dix-sept Etats membres de l’OTAN du
12 décembre 2001, § 16 et § 57).
634
Rev. trim. dr. h. (59/2004)
naître aux individus placés sous leur juridiction un droit d’accès à
un tribunal.
Certes, la responsabilité des Etats défendeurs pourrait, dans cette
configuration, théoriquement être engagée sur le terrain du droit
international général pour non-respect de l’immunité, à supposer
que le droit international commandait l’octroi de celle-ci. Mais il
n’appartient pas, peut-on faire valoir, à la Cour européenne, juge de
la Convention européenne, de s’en préoccuper sauf si cette dernière
se lance dans des considérations d’opportunité ou de pragmatisme
politique. En effet, à partir du moment où, comme la Cour l’admet,
il est justiciable de l’article 6, le principe d’immunité entre en
conflit avec le droit d’accès à un tribunal. Dès lors, on est en présence des engagements contradictoires qui, du fait de la « dispersion
des processus normatifs » ( 30), ne sont que très nombreux en droit
international. On peut se demander pourquoi la Cour européenne
aurait la mission d’apporter à ce paysage juridique un « ordonnancement cohérent » ( 31).
Mais donner aux rapports entre la Convention européenne et le
droit international général une lecture aussi conflictuelle serait
indiscutablement aller trop loin.
b) Une deuxième possibilité est une variante quelque peu tempérée de la première. Elle consiste à faire une distinction entre les
Etats tiers et les Etats parties à la Convention. S’agissant des premiers, la Convention étant pour eux un res inter alios acta, ils n’ont
pas à en subir les conséquences. Quant aux seconds, on pourrait
soutenir que par l’effet de l’article 6 de la Convention un Etat partie à cet instrument ne bénéficie d’aucune immunité devant les tribunaux des autres Etats parties. Le droit international général ne
serait aucunement perturbé par cette conclusion, la règle de l’immunité n’étant pas impérative. En effet, l’hypothèse du jus cogens mise
à part, rien n’interdit aux Etats de déroger, dans leurs relations
inter partes, au droit international général.
Cette interprétation aurait alors permis une conclusion différente
dans l’affaire McElhinney. En effet, dans cette affaire l’Etat qui
prétendait à l’immunité était, à la différence des deux autres
affaires, un Etat partie à la Convention européenne. Cette lecture
(30) L. Condorelli, « L’autorité de la décision des juridictions internationales
permanentes », in S.F.D.I. Colloque de Lyon, La juridiction internationale permanente, Pedone 1987, p. 310.
(31) Ibid.
Fouad Zarbiev
635
aurait l’avantage de préserver les droits des Etats tiers tout en donnant un effet utile au droit d’accès à un tribunal.
Mais une telle construction pose de nombreux problèmes. On peut
surtout se demander si les Etats parties à la Convention étaient
conscients d’une telle implication de l’article 6. Certes, comme la
Commission l’a fait observer dans l’affaire Golder c. Royaume-Uni,
la nature particulière de la Convention conduit à « l’interpréter de
manière objective, et non en fonction de ce qu’une partie a pu comprendre au moment où elle l’a ratifiée » ( 32). La jurisprudence des
organes de contrôle de la Convention est riche en exemples qui
confortent cette opinion. Mais la pratique des tribunaux européens
en matière d’immunités d’Etat, ainsi que la Convention de Bâle de
1972 sur l’immunité des Etats qui est ratifiée par un certain nombre
d’Etats parties à la Convention européenne est la preuve que l’article 6 de celle-ci n’est pas conçu par ces Etats comme pouvant produire une telle conséquence. La Cour peut-elle aller à l’encontre
d’une telle intention clairement exprimée ? On peut sérieusement en
douter ( 33).
c) Reste la troisième option — celle retenue par la Cour — qui
nous paraît la seule praticable. Elle consiste à juger que les immunités d’Etat accordées conformément au droit international font
partie des limitations implicitement admises au droit d’accès à un
tribunal. Certes, on peut se demander si un contrôle de proportionnalité « normal » ne devrait pas conduire à un constat d’incompatibilité, l’immunité faisant « totalement barrage à une décision judiciaire sur un droit de caractère civil » ( 34) sans qu’il y ait pour les
requérants des moyens alternatifs adéquats d’obtenir satisfaction.
Mais il ne faut pas perdre de vue le fait qu’un contrôle traditionnel
de proportionnalité ne peut être appliqué dans ce genre d’affaires.
Car l’idée même de la proportionnalité implique l’existence d’un certain choix de moyens. Or, lorsqu’il s’agit, comme la Cour l’estime,
(32) Rapport de la Commission du 1 er juin 1973, p. 32.
(33) On rappellera l’affaire Johnston et autres c. Irlande dans laquelle la Cour dit
que même une interprétation évolutive ne lui permettrait de dégager de la Convention et de ses Protocoles « un droit qui n’y a pas été inséré au départ », en particulier,
lorsqu’il s’agit d’une omission délibérée (Cour eur. dr. h., arrêt Johnston et autres c.
Irlande du 18 décembre 1986, § 53). Toujours dans la même affaire la Cour ajoute
que les Etats n’ont pas saisi l’occasion de l’article 5 du Protocole n o 7 pour prévoir
un droit au divorce, raisonnement qu’on pourrait mutatis mutandis tenir au sujet de
la Convention de Bâle.
(34) Opinion dissidente du juge Loucaides dans l’affaire Al Adsani.
636
Rev. trim. dr. h. (59/2004)
du respect d’une obligation internationale ( 35), on peut difficilement
considérer l’Etat comme disposant d’une quelconque marge, l’observation d’une obligation internationale n’étant pas une question de
choix.
Mais on sait que dans l’affaire Waite et Kennedy c. Allemagne où
il était question de l’immunité d’une organisation internationale la
Cour n’a pas hésité à se livrer à un contrôle de proportionnalité
« normal » et n’a conclu au constat de non-violation qu’après s’être
assurée de l’existence d’autres voies de droit qui s’offraient aux
requérants ( 36). Comment expliquer cette différence de traitement ?
La réponse doit certainement être recherchée dans les origines des
immunités bénéficiant respectivement aux organisations internationales et aux Etats ( 37). En effet, l’immunité des organisations internationales a une base conventionnelle. Celle accordée dans l’affaire
Waite et Kennedy c. Allemagne à l’Agence spatiale européenne
trouve son fondement dans un accord conclu postérieurement à la
Convention européenne. Un Etat lié, en vertu de la Convention, par
l’obligation correspondante au droit d’accès à un tribunal ne peut,
par la suite, limiter ce droit que s’il existe des voies de recours permettant de compenser cette limitation ( 38). La marge d’appréciation
sur laquelle peut se fonder ici le contrôle de proportionnalité est
celle que l’Etat du siège de l’organisation internationale avait au
moment de la conclusion de l’accord du siège.
(35) Sans aborder l’examen des immunités accordées au regard du droit international des immunités, précisons que nous sommes de ceux qui croient que l’immunité
restrictive est une prescription du droit international et que son octroi est par conséquent fondé sur le droit international, mais non pas sur la courtoisie ou l’opportunité. Cette conception a été confirmée en 1980 par le Tribunal fédéral suisse qui a
conclu que « la plupart des Etats se conforment [...] dans leur pratique au principe
de l’immunité limitée et le font avec la conviction qu’ils y sont tenus par le droit
des gens ». Arrêt du 19 juin 1980, Jamahiriya populaire socialiste libyenne et arabe c.
Liamco, J.d.T., 1982, p. 72.
(36) Cour eur. dr. h., arrêt Waite et Kennedy c. Allemagne du 18 février 1999, § 68.
(37) Voy. dans ce sens, H. Tigroudja, op. cit. (note 2), pp. 541-543.
(38) Autrement dit, il s’agit de la transposition de la doctrine appliquée aux Communautés européennes dans l’affaire M... & Co (Comm. eur. dr. h., req. n o 13258/87).
Notons qu’il est symptomatique que dans l’arrêt Waite et Kennedy la Cour fait référence au concept de transfert de compétences, indiquant que « (...) lorsque des Etats
créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines d’activité ou pour renforcer leur coopération, et qu’ils transfèrent des compétences à ces
organisations et leur accordent des immunités, la protection des droits fondamentaux
peut s’en trouver affectée », Cour eur. dr. h., arrêt Waite et Kennedy c. Allemagne du
18 février 1999, § 67.
Fouad Zarbiev
637
Quant à l’immunité accordée aux Etats étrangers, elle trouve son
fondement dans le droit international coutumier. Ce dernier étant
antérieur à la Convention européenne, le droit d’accès à un tribunal
doit s’en accommoder et s’interpréter à la lumière de cette limitation.
On peut certes se demander si cette approche ne conduit pas à
une « immunisation » systématique de toutes les immunités d’Etat
accordées en conformité du droit international. Autrement dit, un
contrôle européen qui se limiterait seulement à l’examen de la
conformité au droit international de ces immunités a-t-il une réelle
portée opératoire ?
Aussi limité qu’il puisse paraître, le contrôle européen n’est pas
dans cette configuration des choses totalement inopérant. En effet,
le droit international général ne semble pas interdire à un Etat de
prêter à l’immunité de juridiction de l’Etat étranger une portée plus
large que ce qui est requis en vertu des prescriptions de la règle de
l’immunité restrictive ( 39). Dans cet état de choses une immunité
accordée par un Etat partie à la Convention non pas en vertu d’une
obligation juridique internationale, mais des considérations d’opportunité ou de courtoisie s’avérera incompatible avec l’article 6,
§ 1 ( 40). C’est pourquoi les formules utilisées par la Cour telles que
« l’on ne peut assurément pas dire... qu’en accordant cette immunité, le Royaume-Uni s’écarte de normes internationales actuellement admises » ( 41) ou « on ne peut assurément pas dire... qu’en
accordant cette immunité, (l’Irlande) se démarque de normes internationales actuellement admises » ( 42) méritaient une précision dans
la mesure où les normes en question ne semblent pas interdire un
octroi d’immunité inspiré seulement des considérations d’opportunité.
D’autre part, la matière des immunités ne brillant pas par sa
clarté, la possibilité même d’une double appréciation, nationale et
(39) Comme le fait observer le professeur Verhoeven « (...) rien n’interdit à un
Etat d’accorder à un autre Etat un traitement plus favorable que celui auquel
l’oblige le droit international général, et notamment de lui accorder ‘ par courtoisie ’
une immunité plus large que celle que prévoit celui-ci », J. Verhoeven, Droit international public, Larcier, 2000, p. 735, voy. également p. 737.
(40) C’est la raison pour laquelle les références faites par la Cour, lors de l’examen
des fondements des immunités d’Etat, à l’objectif de favoriser la courtoisie ou les
bonnes relations entre les Etats sont critiquables. Voy. Al Adsani, § 54 ; Fogarty,
§ 34 ; McElhinney, § 35.
(41) Fogarty, § 37.
(42) McElhinney, § 38.
638
Rev. trim. dr. h. (59/2004)
européenne, de la question de savoir si l’immunité est, dans une circonstance donnée, requise par le droit international est certainement très appréciable, sans parler des effets « dissuasifs » qu’une
telle possibilité pourra exercer sur les tribunaux nationaux pour les
inciter à adopter une interprétation correcte des règles internationales dans ce domaine ( 43).
IV. — Normes impératives et immunités d’Etat
L’impérativité d’une règle violée devrait-elle avoir des incidences
sur le traitement de l’exception d’immunité ? L’affaire Al Adsani
avait fourni à la Cour une occasion en or pour se prononcer sur cette
épineuse question ( 44). En effet, on sait que dans cette affaire l’im(43) Un auteur s’est demandé si les Etats devaient disposer sur ce point d’une
marge d’appréciation pour déterminer l’étendue de leurs obligations en vertu du
droit international (D.L. Jones, « Article 6 ECHR and Immunities Arising in Public
International Law », I.C.L.Q., vol. 52, April 2003, p. 471. L’auteur a été conseil du
Royaume-Uni dans les affaire Al Adsani et Fogarty). Quelle que soit l’opinion que
l’on puisse par ailleurs avoir sur le bien-fondé de la doctrine de la marge d’appréciation (voir, pour une célèbre critique de celle-ci, l’opinion partiellement dissidente du
juge De Meyer jointe à l’arrêt Z... c. Finlande du 25 février 1997 de la Cour), cette
dernière ne nous semble pas devoir intervenir dans ce domaine. En effet, la jurisprudence de la Cour montre que la doctrine de la marge d’appréciation intervient lorsque sont en cause les différents aspects de la vie d’une société au sujet desquels les
autorités nationales sont présumées, en raison de leur proximité, « mieux placées que
le juge international » (Cour eur. dr. h., arrêt Handyside c. Royaume-Uni du
7 décembre 1976, § 48) pour porter une appréciation, par ailleurs, soumise au
contrôle de la Cour. S’agissant d’une règle de droit international qui est loin de revêtir un caractère abstrait, on ne voit pas pourquoi les autorités nationales seraient
mieux placées que la Cour européenne pour en déterminer l’étendue.
(44) Voy. parmi les nombreuses études, A. Belsky, M. Merva, N. RohtArriaza, « Implied Waiver Under the FSIA : A Proposed Exception to Immunity
for Violations of Peremptory Norms of International Law », California Law Review,
1989, pp. 365-415 ; A. Zimmermann, « Sovereign Immunity and Violations of International Jus Cogens-Some Critical Remarks », Michigan Journal of International Law,
1995, pp. 433-440 ; A. Bianchi, « Overcoming the Hurdle of State Immunity in the
Domestic Enforcement of International Human Rights », in : B. Conforti and
F. Franciosi (eds.), Enforcing International Human Rights in Domestic Courts, Kluwer Law International, The Hague, 1997, pp. 405-439 ; M. Karagiannakis, « State
Immunity and Fundamental Human Rights », Leiden Journal of International Law,
1998, pp. 9-43 ; G. Ress, « The Changing Relationship between State Immunity and
Human Rights », in : Michèle De Salvia/Mark Eugen Villiger (édit.), L’éclosion du
droit européen des droits de l’homme. Mélanges en l’honneur de Carl Aage Nogaard,
Baden-Baden 1999, pp. 175-200 ; J-F. Flauss, « Droit des immunités et protection
internationale des droits de l’homme », R.S.D.I.E. 3/2000, pp. 299-323 ; L.M. Caplan, « State Immunity, Human Rights, and Jus Cogens : A critique of the Norma→
Fouad Zarbiev
639
munité mise en cause était, entre autres, contestée au nom de la
nature impérative (jus cogens) de la prohibition de la torture. Autrement dit, la Cour était invitée à examiner l’interaction de deux
règles de nature différente du droit international : le principe d’immunité qui ne relève certainement pas du corpus juris cogentis,
d’une part et la règle de nature impérative sur la prohibition de la
torture, d’autre part.
Comme on le sait, la Cour a admis, à l’instar du Tribunal pénal
international pour l’ex-Yougoslavie ( 45) et de la Chambre des
Lords ( 46), le caractère impératif de l’interdiction de la torture, sans
toutefois en tirer une quelconque conséquence aux fins de l’examen
du bien-fondé de l’immunité.
Il est également connu que cette conclusion a provoqué de vives
oppositions au sein même de la Cour. En effet, l’opinion dissidente
des juges Rozakis et Caflisch à laquelle les juges Wildhaber, Costa,
Cabral Barreto et Vajic ont déclaré se rallier a reproché à la Cour
de ne pas avoir été logique dans sa démarche. D’après les juges dissidents, « la norme de jus cogens prohibant la torture et les règles en
matière d’immunité des Etats étant imbriquées, l’obstacle procédural que représente l’immunité des Etats se trouve automatiquement
écarté parce que, du fait qu’elle se heurte à une norme de rang plus
élevé, ces règles-ci ne déploient aucun effet juridique » ( 47). Les juges
dissidents reprochent également à la majorité d’avoir refusé la pertinence du précédent de l’affaire ex parte Pinochet sur le motif que
celui-ci concerne une procédure pénale contre un ancien chef d’Etat,
mais non pas une procédure civile contre un Etat étranger. Or, pour
les juges dissidents « ce n’est pas la nature de la procédure, mais la
valeur de norme impérative de la règle et son interaction avec une
règle de rang inférieur qui déterminent les effets d’une règle de jus
cogens sur une autre règle du droit international. Règle de jus
cogens, la prohibition de la torture s’applique sur le plan international, car celui-ci prive de tous ses effets juridiques la règle sur l’im←
tive Hierarchy Theory », American Journal of International Law, October 2003,
vol. 97, N o 4, pp. 741-781 ; A. Bianchi, « L’immunité des Etats et les violations
graves des droits de l’homme : la fonction de l’interprète dans la détermination du
droit international », Rev. gén. dr. int. public, t. 108/2004/1, pp. 63-101.
(45) Affaire Furundzija, n o TI-95-17/1-T, jugement du 10 décembre 1998, § 153,
I.L.M. (1999) p. 349.
(46) Affaire ex parte Pinochet, arrêt du 24 mars 1999, H.R.L.J., 1999, p. 61.
(47) Le point 3 de l’opinion dissidente.
640
Rev. trim. dr. h. (59/2004)
munité des Etats étrangers, peu importe le caractère pénal ou civil
de la procédure interne ».
Dans son opinion dissidente le juge Loucaides souscrit également
à cette analyse. Cette dernière qui paraît, de prime abord, séduisante, a, par ailleurs, été immédiatement reprise par bon nombre
d’auteurs ( 48). Mais il y a lieu de se demander si les choses sont vraiment aussi simples. Nous pensons qu’il n’en est rien. En effet, le raisonnement développé par les juges dissidents appelle au moins deux
séries d’observations.
a) La règle de l’immunité étant, de l’aveu même des juges dissidents, d’origine coutumière, on peut d’abord se demander quels sont
les effets d’une règle impérative sur le droit coutumier. En effet,
l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités n’évoque que la nullité des traités qui seraient en conflit avec une norme
jus cogens. Il faut dès lors se demander si cette disposition peut être
étendue aux cas des règles coutumières.
On peut considérer avec le Professeur Verhoeven que, traitant des
dispositions impératives pour les seuls besoins de la Convention de
Vienne, l’article 53 n’interdit pas une telle conclusion ( 49). Par ailleurs, l’extension du « champ opératoire » du jus cogens au droit coutumier se trouve explicitement consacrée dans la décision Furundzija du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. En
effet, le Tribunal y estime que le jus cogens :
« se situe dans la hiérarchie internationale à un rang plus élevé
que le droit conventionnel et même que les règles du droit coutumier ‘ ordinaire ’. La conséquence la plus manifeste en est que les
Etats ne peuvent déroger à ce principe par le biais de traités internationaux, de coutumes locales ou spéciales ou même de règles coutumières générales qui n’ont pas la même valeur normative » ( 50).
On citera enfin le juge ad hoc Eli Lauterpacht qui, dans son opinion individuelle jointe à l’ordonnance rendue en 1993 par la Cour
internationale de Justice dans l’affaire relative à l’application de la
(48) Voy. par exemple, J.-F. Flauss, op. cit. (note 4), p. 175 ; I. Pingel, « Droit
d’accès aux tribunaux et exception d’immunité : la Cour de Strasbourg persiste »,
Rev. gén. dr. int. pub., 2002, p. 905; A. Orakhelashvili, « Restrictive Interpretation
of Human Rights Treaties in the Recent Jurisprudence of the European Court of
Human Rights », European Journal of International Law, 2003, vol. 14, N o 3,
pp. 562-563.
(49) J. Verhoeven, op. cit. (note 39), p. 341.
(50) Affaire Furundzija, n o TI-95-17/1-T, jugement du 10 décembre 1998, § 153,
I.L.M. (1999), p. 349.
Fouad Zarbiev
641
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, conclut dans le même sens, estimant que le jus cogens « l’emporte à la fois sur le droit international coutumier et sur le droit
conventionnel » ( 51).
Mais la question n’en reste pas moins ouverte. En effet, il
n’existe, en droit international, aucune théorie sur la nullité des
coutumes. Lors de ses travaux sur la codification du droit international la Commission du droit international n’a pas examiné la
question des effets du jus cogens sur le droit coutumier. D’ailleurs,
il est, sur le plan méthodologique, difficile de comprendre comment
une coutume générale peut être « invalidée » par le jus cogens.
Les juges dissidents, probablement conscients de cette difficulté,
prennent soin de présenter une autre alternative. En effet, selon
eux, la règle d’immunité, du fait qu’elle se heurte à une norme de
rang plus élevé, se trouverait automatiquement écartée. Mais se
pose alors la question de savoir si le jus cogens relève de la logique
de la validité ou de celle de la priorité d’application. Il est vrai que
pour certains auteurs il y aurait, en dehors du régime de la Convention de Vienne de 1969, un corpus juris cogentis dont la sanction de
nullité ne serait pas un élément nécessaire. Mais c’est là une position
qui est loin de rencontrer un consensus général ( 52).
b) Il faut ensuite se demander si la règle de l’immunité peut, d’un
point de vue logique, entrer en conflit avec la règle impérative sur
l’interdiction de la torture. En effet, à supposer qu’une règle jus
cogens puisse rendre nulle une règle coutumière ou entraîner son
inapplicabilité, encore faut-il, dans la construction proposée par les
juges dissidents, que la règle d’immunité soit en conflit avec cette
règle jus cogens. Or, nous ne voyons pas comment il peut y avoir un
conflit entre une règle d’ordre procédural (règle de l’immunité) et
une règle de droit matériel (interdiction de la torture), à moins d’interpréter la première comme une autorisation pour la commission
des actes de torture — ce qui serait absurde. Si conflit il y a, il ne
peut s’agir que du conflit entre le droit d’accès à un tribunal, d’une
part, et la règle d’immunité, d’autre part. Or, il est difficile de soutenir l’impérativité du droit d’accès à un tribunal dont l’appartenance même au droit international général nous semble éminemment discutable. Sur ce plan « on n’a pas affaire à des normes de jus
(51) Opinion individuelle du juge Lauterpacht, C.I.J., Rec. 1993, p. 440, § 100.
(52) Voy. pour la problématique et les références, R. Kolb, Théorie du jus cogens
international : essai de relecture du concept, Paris, P.U.F., 2001, pp. 130-137.
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Rev. trim. dr. h. (59/2004)
cogens, mais des deux côtés, à des normes relatives » ( 53). C’est pourquoi l’argument tiré de la hiérarchie normative tel qu’il est présenté
par les juges dissidents ne nous semble pas devoir emporter la
conviction.
Mais le raisonnement développé par la Cour n’en est pas moins
reprochable. En effet, celle-ci aurait pu chercher les conséquences de
l’impérativité de l’interdiction de la torture en dehors de la logique
de l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969. Elle pouvait
notamment se demander si cette impérativité n’imposait pas aux
Etats une obligation de combattre les crimes de torture ( 54) par tous
les moyens, y compris, en écartant dans une action civile l’immunité
juridictionnelle d’un Etat étranger responsable d’un acte de torture.
Un tel exercice n’aurait été nullement impossible à l’heure où il
existe de nombreuses tendances vers une reconnaissance, dans les
domaines autres que le droit des traités, des conséquences de l’impérativité d’une règle ( 55). Si ces tendances ne paraissaient pas suffi(53) O. de Frouville, op. cit. (note 19), p. 277.
(54) Pour le juge Al Khasawneh, membre de la Cour internationale de justice,
cette obligation elle-même aurait acquis une nature impérative, voy. le § 7 de son
opinion dissidente jointe à l’arrêt de la C.I.J. du 14 février 2002 (affaire du Mandat
d’arrêt).
(55) La Chambre de première instance du TPY a pu conclure dans l’affaire
Furundzija qu’« il semblerait que l’une des conséquences de la valeur de jus cogens
reconnue à l’interdiction de la torture par la communauté internationale fait que
tout Etat est en droit d’enquêter, de poursuivre et de punir ou d’extrader les individus accusés de torture, présents sur son territoire. En effet, il serait contradictoire,
d’une part, de restreindre, en interdisant la torture, le pouvoir absolu qu’ont normalement les Etats souverains de conclure des traités et, d’autre part, d’empêcher les
Etats de poursuivre et de punir ceux qui la pratiquent à l’étranger » (Affaire Furundzija, n o TI-95-17/1-T, jugement du 10 décembre 1998, § 156, I.L.M. (1999) p. 349).
Dans le même ordre d’idées, on notera que dans son Projet d’articles sur la responsabilité internationale adopté en juillet 2001 la Commission du droit international évoque un régime spécial de responsabilité pour violations graves d’obligations découlant de normes impératives du droit international général. Dans le domaine particulier d’immunités juridictionnelles d’Etats on constate le même mouvement. On peut
citer la décision rendue aux Etats-Unis par la Cour d’appel du 9 e Circuit dans l’affaire Siderman de Blake v. Republic of Argentina (1992, voir le texte du jugement in
American International Law Cases, Third Series, 1992, volume 24, B. Reams ed.
1994, pp. 338-360) où il était question des actes de torture et d’une expropriation de
propriété pratiqués par les militaires argentins à l’encontre d’une famille juive. Les
plaignants estimaient dans un recours introduit aux Etats-Unis que la perte de l’immunité de l’Etat défendeur résultait, entre autres, de la nature impérative de l’interdiction de la torture. Rejetant l’immunité non pas sur cette base, mais en raison de
l’implication de l’Argentine à certaines procédures engagées aux Etats-Unis en rapport avec l’objet du recours formé par les plaignants, la cour d’appel semble adhérer
au fonds du raisonnement des plaignants, même si elle estime, en fin du compte,
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Fouad Zarbiev
samment cristallisées au juge européen ( 56), il n’aurait certainement
pas été malvenu de sa part d’inviter l’Etat défendeur, à l’instar de
sa jurisprudence Ress c. Royaume-Uni ( 57) et Cossey c. RoyaumeUni ( 58) à être attentif à ces tendances, le domaine étant sans
conteste en pleine évolution.
Conclusion
L’apport fondamental des affaires d’immunité de novembre 2001
est certainement la consécration de la justiciabilité des immunités
d’Etat de la Convention européenne. Désormais, ces immunités sont
soumises à ce que l’on peut appeler le droit commun des immunités,
au même titre que les immunités de droit national et les immunités
de droit international applicables aux organisations internationales.
Certes, pour des raisons que nous avons mentionnées, l’étendue du
contrôle européen n’est pas la même pour chacun de ces différents
types d’immunité. Mais l’essentiel est que les Etats n’ont plus un
pouvoir discrétionnaire qui leur permettrait de soustraire une série
d’actions à leurs tribunaux, le contrôle européen étant toujours possible. Dans le cas des immunités d’Etat, la limitation au droit
d’accès ne sera tolérée que s’il s’agit du respect d’une obligation
internationale. Cette restriction peut paraître insuffisante, mais la
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devoir appliquer la jurisprudence Amerada Hess de la Cour suprême américaine selon
laquelle les tribunaux doivent faire droit à l’immunité dans des affaires où sont en
cause des violations du droit international qui ne rentrent pas dans le cadre des
exceptions prévues par le Foreign Sovereign Immunities Act. Un précédent plus significatif peut être tiré de l’affaire précitée Préfecture de Voiotia c. République fédérale
d’Allemagne où les plaignants demandaient des dommages-intérêts pour les atrocités
commises par les forces nazies durant l’occupation, au cours de la deuxième guerre
mondiale, du Sud de la Grèce. La Cour de première instance de Leivadia a rejeté
l’immunité de l’Etat défendeur en se basant sur la nature impérative des règles violées (voy., Revue hellénique de droit international, 1997, p. 599). On observera que
dans l’affaire précitée Kalogeropoulou et autres c. Grèce et Allemagne la Cour se garde
de toute prise de position sur le bien-fondé du rejet par les tribunaux grecs de l’immunité de juridiction revendiquée par l’Etat allemand.
(56) C’est la conclusion que l’on peut tirer lorsque la Cour précise qu’il ne lui
semble pas que l’exception revendiquée à l’immunité soit « déjà » admise en droit
international (§ 66, Al Adsani). Dans l’affaire précitée Kalogeropoulou et autres c.
Grèce et Allemagne elle est encore plus explicite en faisant observer que la persistance
de l’immunité d’exécution en cas de crimes contre l’humanité est vraie « dans la
situation du droit international public actuel,... ce qui n’exclut pas un développement du droit international coutumier dans le futur ».
(57) Cour eur. dr. h., arrêt Ress c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986, § 47.
(58) Cour eur. dr. h., arrêt Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, § 42.
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Rev. trim. dr. h. (59/2004)
Convention européenne fait partie intégrante d’un ordre juridique
international et doit par conséquent s’accommoder de ses préceptes.
Les affaires de novembre 2001 ont ainsi porté un coup dur à ce qui
a été appelé par un éminent auteur « le mythe des régimes autosuffisants » ( 59).
On tirera enfin du raisonnement de la Cour un autre enseignement. L’attention accordée à l’intégrité du droit international
semble démontrer que le droit d’accès à un tribunal n’a pas, aux
yeux du juge européen, l’éminence du droit consacré à l’article 3 de
la Convention, nonobstant « la place éminente que le droit à un
procès équitable occupe dans une société démocratique » ( 60). En
effet, on sait que dans la célèbre jurisprudence Soering la Cour n’a
pas hésité à estimer incompatible avec l’article 3 une éventuelle
extradition du requérant, alors que le Royaume-Uni était, en vertu
du principe pacta sunt servanda, dans l’obligation de l’extrader
conformément au traité d’extradition qu’il avait conclu avec les
Etats-Unis. Or, le droit international général ne peut ou, à tout le
moins, ne pouvait à cette époque, être considéré comme ayant
consacré dans les circonstances de cette espèce une interdiction
d’extrader préconisée par la Cour ( 61). Dès lors, la responsabilité du
Royaume-Uni pouvait théoriquement être engagée pour violation
de son traité d’extradition avec les Etats-Unis.
✩
(59) Pierre-Marie Dupuy, « Unité de l’ordre juridique international », Recueil des
cours de l’Académie de la Haye de droit international, 2002, tome 297, p. 432.
(60) Voy. par exemple, Cour eur. dr. h., arrêt Waite et Kennedy c. Allemagne du
18 février 1999, § 67.
(61) En effet, seul le risque de torture semble, en droit international général, être
un motif d’interdiction de l’extradition ; voy. l’article 3 de la Convention de New
York de 1984 contre la torture.