Le cadre réglementaire pour la téléphonie de demain
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Le cadre réglementaire pour la téléphonie de demain
Le cadre réglementaire pour la téléphonie de demain Mémoire soumis au Groupe d’étude sur le cadre réglementaire des télécommunications en vue de la consultation sur le document intitulé Étude sur le cadre réglementaire des télécommunications Août 2005 Document préparé par Valentin Petkantchin, Ph.D. Directeur de la recherche Institut économique de Montréal Téléphone : (514) 273-0969 Télécopieur : (514) 273-0967 Courrier électronique : [email protected] Site web : www.iedm.org Sommaire Résumé du mémoire ......................................................................................................... 2 Section 1 : Concurrence et réglementation téléphonique à l’heure des nouvelles technologies ....................................................................................................................... 3 Section 2 : Réponses aux questions posées dans le document de consultation .......... 10 Conclusion ...................................................................................................................... 18 Résumé du mémoire Ce mémoire est basé en partie sur des travaux de l’Institut économique de Montréal (IEDM), publiés en mai 20041. Il vise à apporter des éléments d’information et de réflexion au Groupe d’étude quant à l’opportunité et à la nécessité de revoir le cadre réglementaire des télécommunications au Canada, notamment avec l’évolution des nouvelles technologies comme la téléphonie Internet. Dans une première section, nous apportons des informations sur le concept de concurrence qui a été historiquement au cœur de la réglementation économique en téléphonie. Notre mémoire constate que dans l’analyse économique moderne, on a abandonné le concept statique et irréaliste de la « concurrence parfaite » qui sert pourtant de référence au CRTC encore de nos jours. L’analyse moderne se tourne au contraire vers une vision de la concurrence beaucoup plus réaliste tenant compte de l’évolution technologique. Dans le domaine des télécommunications, cette évolution entraîne de facto déjà une vive concurrence entre des compagnies de téléphones fixes et cellulaires, des fournisseurs d’Internet, des câblodistributeurs, voire bientôt des compagnies d’électricité. En présence d’une telle concurrence, le nouveau cadre réglementaire devrait laisser le marché évoluer librement. Contrairement à la réglementation actuelle, l’objectif principal des pouvoirs publics devrait se limiter uniquement à maintenir l’absence de barrières légales d’entrée dans l’industrie des télécommunications. Enfin, dans une deuxième section, nous répondons à certaines questions posées dans le document de consultation qui concernent principalement la réglementation économique. 1 Valentin Petkantchin, « A-t-on encore besoin de réglementer la téléphonie ? », Note économique, Institut économique de Montréal, mai 2004, disponible à http://www.iedm.org/main/show_publications_fr.php?publications_id=66. 2 Section 1 : Concurrence et réglementation téléphonique à l’heure des nouvelles technologies Historiquement, le souci des pouvoirs publics de faire respecter la concurrence a été à l’origine de la réglementation dans le domaine des télécommunications. Il a été présumé que la téléphonie était un cas de monopole naturel et la réglementation devait donc avoir pour objectif de protéger les consommateurs, soit en nationalisant les opérateurs, soit en les encadrant. Ces mêmes préoccupations sont toujours au premier plan de la réglementation actuelle du CRTC qui impose de manière générale des handicaps artificiels aux anciens monopoles téléphoniques (appelés des entreprises de services locaux titulaires ou des ESLT) et qui vise à aider les nouveaux concurrents à pénétrer le marché. De plus, dans une décision récente rendue le 12 mai 20052, le CRTC propose d’étendre ces handicaps au nouveau domaine de la téléphonie Internet. Conformes aux politiques antitrust que les États occidentaux poursuivent depuis la fin du 19e siècle, cette réglementation s’appuie sur une vision de la concurrence qui est pourtant contredite par l’analyse économique moderne. 1.1 Les deux conceptions de la concurrence La réglementation actuelle des télécommunications se fonde en effet sur le modèle et l’idéal de la « concurrence pure et parfaite », soit un nombre tellement grand de concurrents qu’aucun d’entre eux n’a d’emprise sur le marché et n’exerce d’influence sur les prix. Dans cette vision, il existe théoriquement la possibilité d’un monopole qui serait en mesure de demander un prix supérieur à celui d’un marché concurrentiel, réalisant ainsi des profits anormaux (c’est-à-dire supérieurs au rendement habituel pour un degré de risque équivalent). La doctrine conclut que le bien-être des consommateurs serait ainsi plus grand dans un régime de concurrence pure et parfaite que dans le cas du monopole. Cette approche reconnaissait quand même un cas où le monopole était inévitable et appelait une réglementation (ou une nationalisation) : le cas des monopoles dits « naturels » pour lesquels le coût moyen de production diminue jusqu’au point où toute la demande du marché est 2 Décision de télécom CRTC 2005-28, Cadre de réglementation régissant les services de communication vocale sur protocole Internet, Ottawa, 12 mai 2005, disponible à http://www.crtc.gc.ca/archive/frn/decisions/2005/dt2005-28.htm. 3 comblée, grâce à diverses économies d’échelle. Quand une industrie est naturellement monopolistique, une entreprise est en mesure de chasser toutes les autres. L’État, en concluait-on, doit empêcher ce monopole de demander un prix supérieur à ce qu’aurait été le prix concurrentiel. Or, cette vision de la concurrence parfaite a été remise en cause par l’analyse économique moderne pour plusieurs raisons. 1) D’une part, elle a été jugée comme une mauvaise référence pour comprendre et juger les effets de la concurrence réelle à cause de ses hypothèses irréalistes. Comme le souligne Friedrich von Hayek, lauréat du Prix Nobel d’économie en 1974, cet état de concurrence parfaite, paradoxalement, « ne laisse aucune possibilité pour une activité concurrentielle quelle qu'elle soit »3. Par exemple, elle ne tient pas compte du rôle actif joué par les entrepreneurs qui innovent sans arrêt sur le plan de leurs produits et leurs processus de production4. L’économiste Paul McNulty propose même d’appeler la concurrence parfaite (où aucun concurrent n’a d’influence sur les prix) une situation de polypole et non pas de concurrence5. Cette dernière correspond davantage à l’existence de rivalité entre entreprises qui utilisent des stratégies de diversification des produits différentes, des stratégies de prix de vente et de marketing différentes, des plans d’investissements en innovation différents, etc., pour (re)conquérir les clients. Or, tous ces comportements sont exclus par définition dans le cas de la concurrence parfaite où aucune entreprise ne devrait avoir d’emprise sur le marché et de contrôle sur les prix. 2) D’autre part, la nouvelle théorie du consommateur – dans la lignée des travaux des économistes américains Gary Becker et George Stigler, tous deux lauréats du Prix Nobel – conclut que les individus ne sont pas des acheteurs passifs, mais des acteurs économiques qui cherchent activement à satisfaire leurs besoins. Et dans cette recherche, ils comparent ce que leur apportent des biens qui peuvent être physiquement et fonctionnellement différents, qui peuvent être fabriqués dans des secteurs différents avec des technologies différentes. Par 3 Voir Friedrich von Hayek, « Competition as a discovery procedure », 1968, p. 13, disponible à http://www.mises.org/journals/qjae/pdf/qjae5_3_3.pdf. 4 Voir Israel Kirzner, « Entrepreneurial discovery and the Competitive Market Process: an Austrian approach », Journal of Economic Litterature, mars 1997, p. 60-85. 5 Voir Paul McNulty, « Economic Theory and the Meaning of Competition », Quarterly Journal of Economics, novembre 1968, p. 641. 4 exemple, pour le besoin de se déplacer d’un endroit à un autre, les consommateurs peuvent choisir, suivant leur cas, entre différents moyens de transport qui se retrouvent en concurrence (avion, train, automobile personnelle ou de location, taxi, etc.). Pour envoyer une lettre, ils ont le choix entre le courrier postal ordinaire, le courrier par messagerie, le service d’envoi par fax, le courriel etc., et des entreprises dans tous ces secteurs se concurrencent pour attirer les mêmes consommateurs. Par conséquent, la concurrence parfaite qui exige l’existence d’un nombre très élevés de joueurs dans un sous-secteur précis de l’économie (par exemple, la téléphonie fixe filaire résidentielle dans le cas de la réglementation du CRTC), n’a aucune pertinence : le phénomène de concurrence s’exerce non seulement parmi les entreprises d’un secteur donné, mais aussi entre les entreprises oeuvrant dans des secteurs plus ou moins connexes qui offrent des produits substituables (phénomènes de rivalité appelée par l’économiste Neil Quigley respectivement la concurrence dans le marché et la concurrence pour le marché6). Et ce sont les consommateurs, non les producteurs ou les autorités publiques, qui considèrent si les biens sont substituables ou pas. Ils peuvent considérer comme facilement substituables des choses produites avec des technologies très différentes (la poste et la télécopie, par exemple), ou comme peu substituables des choses produites avec des technologies semblables (le scanner et la caméra numérique, par exemple). Dans les développements récents de l’analyse économique contemporaine on s’est donc tourné vers une conception dynamique de la concurrence qui est beaucoup plus réaliste. Elle y est présentée non pas comme un état du monde, caractérisé par une multitude de concurrents, mais comme un processus dans lequel des entrepreneurs doivent correctement estimer les besoins des consommateurs, parier sur l’avenir et faire des investissements risqués pour innover et essayer de mieux les satisfaire. Un tel processus d’innovation permet non seulement d’être plus efficace mais aussi de devancer les concurrents et de gagner des parts de marché dans un secteur ou une « niche » du marché en particulier. Cependant, cela ne signifie évidemment pas que la concurrence n’existe plus parce qu’un nombre limité de concurrents, voire une seule entreprise, fournissent un bien ou un service spécifique. Le 6 Voir Neil Quigley, « Dynamic competition in telecommunication. Implications for regulatory policy », C.D. Howe Institute Commentary, numéro 194, février 2004, disponible à http://www.cdhowe.org/pdf/commentary_194.pdf. 5 consommateur peut toujours choisir les autres produits qui, bien que technologiquement et fonctionnellement différents, satisfont les mêmes besoins, qu’ils soient des besoins en transport ou en télécommunications. En bout de ligne, l’analyse économique contemporaine conclut que la réglementation et les objectifs des pouvoirs publics doivent se limiter à observer qu’aucune barrière ou interdiction légale ne s’oppose à la libre entrée de nouveaux concurrents, et ce quel que soit le secteur ou le sous-secteur de l’économie. Dans un marché qui ne comporte pas de telles barrières, la concurrence est un processus efficace même si elle n’est pas « parfaite », et le fait d’avoir un nombre limité de concurrents dans un secteur bien spécifique, à un moment donné, ne constitue pas une raison en soi de la réglementer. 1.2 La concurrence dans les télécommunications Le secteur des télécommunications est réglementé depuis longtemps, surtout par le CRTC depuis 1976. Le CRTC interdisait volontairement toute concurrence en protégeant les monopoles téléphoniques régionaux supposés « naturels », tels Bell et Telus, jusqu’aux années 1990, époque à laquelle il a commencé à autoriser une concurrence réglementée. À la suite de cette déréglementation partielle, le CRTC soutient dans ses dernières interventions qu’il n’y a pas assez de concurrence. Cette conclusion se fonde sur la vision de la concurrence parfaite – par exemple, l’observation que 95% des lignes téléphoniques filaires sont mises en marché par les anciens monopoles. À la suite de cette constatation, il essaie d’handicaper les anciens monopoles par différents moyens et de faciliter artificiellement l’entrée de nouveaux joueurs. Par exemple, le CRTC est allé si loin dans cette voie qu’il a même proposé en décembre 2003 d’obliger les ESLT à demander, pour leurs services de base comme l’accès à un circuit local, des prix de détail 25% plus élevés que le prix coûtant, alors que ces entreprises sont tenues de mettre les mêmes services à la disposition de leurs concurrents au prix coûtant plus 15%. Autrement dit, le CRTC voulait forcer les anciens monopoles à assurer un avantage de prix à leurs concurrents. 6 La deuxième série de contraintes que le CRTC voulait imposer aux ESLT visait à limiter à 10% les rabais qu’elles offrent pour les services groupés (par exemple : service local et interurbains avec accès Internet), et à imposer d’autres limites aux rabais offerts sur les gros contrats et les contrats à long terme. Les anciens monopoles régionaux se retrouvent ainsi assujettis à des contrôles de prix et sont obligés de mettre leurs installations à la disposition des nouveaux concurrents moins réglementés à des tarifs fixés. Le CRTC leur interdit aussi de demander des prix ciblés. Or, sauf si l’on adopte la conception du CRTC, qui voit la concurrence comme un état du monde statique, on constate qu’il y a beaucoup de concurrence dans les télécommunications. Dans l’interurbain, les nouveaux concurrents ont une part de marché de 20%. Dans plusieurs grands marchés urbains, ces entreprises concurrentes fournissent 10% à 20% des accès locaux de la clientèle d’affaires. Dans certains marchés urbains, leur pénétration du marché résidentiel est beaucoup plus forte que ce que suggèrent les moyennes agrégées. Quant aux marchés résidentiels à faible densité, le manque de concurrence est causé par le plafonnement des prix que le CRTC impose encore à tous les fournisseurs. Des prix maintenus trop bas dans ces régions rendent non profitable l’entrée de nouveaux concurrents et retardent l’introduction de nouvelles technologies. Les anciens monopoles régionaux, comme Bell et Telus, sont non seulement contestés par des concurrents qui pénètrent dans leur secteur de téléphonie traditionnelle, mais aussi par des entreprises venant de secteurs voisins comme celui de la câblodistribution. Plusieurs réseaux différents sont en concurrence avec une multitude d’entreprises qui sont en mesure de fournir des services téléphoniques aux consommateurs. La concurrence est vive entre les compagnies de téléphone, les câblodistributeurs, les fournisseurs de services Internet, voire les compagnies d’électricité – grâce à la technologie Broadband over the Powerline qui est déjà utilisée pour fournir Internet à haute vitesse dans plusieurs endroits au monde comme en Écosse7. Par exemple, Vonage a déjà lancé un service VoIP sur le marché canadien et AOL 7 Voir les services offerts par Scottish Hydro Electric disponible à http://www.blinkbroadband.co.uk/index.html (visité le 21 juin 2005). Voir aussi le site de United Power Line Council à http://www.uplc.utc.org/index.v3page?p=22361 sur ce sujet. 7 Canada vient d’annoncer qu’elle offre également un tel service8. Rogers Communications propose la téléphonie résidentielle à Toronto. Cogeco la propose à ses clients de l'Ontario et a des projets de l'offrir à ses 230 000 abonnés du Québec9. Shaw en a fait de même depuis le début 2005 en Alberta (Calgary et Edmonton) et au Manitoba (Winnipeg)10. Enfin, Vidéotron et Bell ont déjà lancé leur service de téléphonie résidentielle VoIP au Québec et se livrent une concurrence intense. À l’évidence, la concurrence est là et la réglementation du CRTC devrait en tenir compte. Le CRTC propose tout au contraire d’étendre à la téléphonie Internet la réglementation anticompétitive actuelle11. Non seulement cette mesure va-t-elle à l’encontre de l’approche adoptée aux États-Unis12 et dans d’autres pays développés, mais elle ajouterait aux handicaps déjà imposés aux anciens monopoles. Les activités de ces derniers dans la téléphonie Internet seraient contrôlées tandis que les nouveaux concurrents seraient libres d’offrir les services qu’ils veulent à des prix non réglementés. Or, il est clair qu’en ce qui concerne la téléphonie Internet, elle peut être offerte par un nombre considérable de concurrents par l’intermédiaire de réseaux différents (réseau téléphonique, réseau câblé, réseau sans fil, réseau électrique le cas échéant) et il n’y a donc aucune raison de favoriser certains concurrents et d’en handicaper d’autres, capables également d’innover. Il est économiquement injustifié de se priver de la concurrence que les ESLT sont en mesure de livrer dans la téléphonie Internet au profit des consommateurs. Richard Posner, un économiste américain bien connu qui est maintenant juge fédéral, écrivait il y trois décennies : 8 Voir le communiqué de presse d’AOL Canada, « AOL Canada lance un service VoIP à l’échelle nationale », 1er juin 2005, disponible à http://www.aol.ca/press/press_06_01_05_fr.adp. 9 Voir François Pouliot, « Le téléphone Vidéotron arrive à Québec », Le Soleil, 5 juillet 2005, disponible à http://www.cyberpresse.ca/actualites/article/article_complet.php?path=/actualites/article/05/2,721,0,072005,109 1256.php. 10 Voir Shaw, « Shaw breaks the home phone monopoly with launch of Shaw digital phone in Winnipeg », Communiqué de presse, 26 juillet 2005, disponible à http://www.shaw.ca/NR/rdonlyres/2E0AD5A2-648A437A-AAB1-AEC4412893E3/0/WPGDPhoneRelease.pdf. 11 La décision du CRTC du 12 mai 2005 vient de confirmer la position du CRTC de réglementer la téléphonie Internet pour les ESLT. 12 Sur la position américaine, voir Valentin Petkantchin, op. cit., Annexe 2, « Déréglementation américaine dans la téléphonie Internet », disponible à http://www.iedm.org/uploaded/pdf/mai2004annexe2.pdf . 8 « Communications is a contemporary example of an industry undergoing rapid technological changes that are apparently opening up a host of new competitive opportunities. (…) The most pernicious features of regulation would appear to be precisely its impact on change – its tendency to retard the growth of competition that would erode the power of regulated monopolists. To embrace regulation because an industry is today a natural monopoly and seems likely to remain so is to gamble dangerously with the future »13. 13 Richard Posner, Natural monopoly and its regulation, 30th Anniversary Edition, 1999, p. 106-107. 9 Section 2 : Réponses aux questions posées dans le document de consultation Partie A. L'évolution de l'environnement des télécommunications Question A.5 : Est-ce que la concurrence dans les télécommunications au Canada pourrait donner lieu à une forme de duopole (c.-à-d. des entreprises de services locaux titulaire [ESLT] par opposition à des entreprises de câblodistribution)? Dans l'affirmative, quelle en serait l'incidence sur les marchés des télécommunications et des TIC? Quelle en serait l'incidence sur le cadre réglementaire? Réponse : Quels que soient la structure et le nombre de joueurs – duopole ou pas – dans le secteur des télécommunications à un moment donné, la concurrence sera potentiellement toujours là s’il n’y a pas de barrières légales à l’entrée de nouvelles entreprises. Comme nous l’avons mentionné dans la Section 1 de ce mémoire, la concurrence peut provenir – si des opportunités à mieux servir les consommateurs existent – des entreprises non seulement de téléphonie traditionnelle ou par câble, mais aussi des opérateurs sans fil (voire même des compagnies d’électricité). Des études confirment clairement que les services sans fil sont par exemple un bon substitut des services filaires pour satisfaire les besoins des consommateurs en télécommunication. Sur la base d’une étude économétrique, l’économiste Stephen Pociask conclut en effet qu’il existe « convincing empirical evidence that wireless services are strong substitutes for wireline services »14. Ainsi « a one percent increase in wireline prices will result in a two percent increase in wireless demand ». Autrement dit, si les prix des services filaires augmentent de manière injustifiée, les consommateurs n’hésitent pas à les remplacer par des services sans fil. Une étude du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) de Montréal observe le même phénomène de substituabilité et aboutit aux mêmes conclusions de pertes de services filaires en faveur du sans fil au Canada15. Selon Statistique Canada, en mai 2004 près de 302 000 ménages canadiens 14 Stephen Pociask, « Wireless Substitution and Competition. Different Technology but Similar ServiceRedefining the Role of Telecommunications Regulation », Competitive Enterprise Institute, Issue Analysis, Num. 5, 15 décembre 2004, p. 2, disponible à http://cei.org/pdf/4329.pdf. 15 Krzysztof Dzieciolowski et John Galbraith, « Indicators of wireline/wireless competition in the market for telecommunication services », CIRANO, 2004RP-21, Montréal, octobre 2004, disponible à http://www.cirano.qc.ca/pdf/publication/2004RP-21.pdf. 10 n’avaient plus qu’un numéro de téléphone (celui-ci correspondant à un numéro de cellulaire), éliminant ainsi complètement l’usage de leur téléphone fixe16. Par conséquent, le Groupe d’experts ne devrait en aucun cas être préoccupé par la question d’un duopole possible entre des entreprises de services locaux titulaires et des entreprises de câblodistribution lors de l’élaboration de leur cadre réglementaire. Question A9 : Faites part de tout autre commentaire sur les conséquences de la technologie IP et des autres nouvelles technologies pour le secteur canadien des télécommunications et des TIC dont le Groupe d'étude devrait tenir compte dans la formulation de ses recommandations. Réponse : La conséquence principale de l’arrivée des nouvelles technologies IP est d’intensifier la concurrence réelle dans le domaine des télécommunications. Cet impact a été minimisé par le CRTC qui continue à se baser dans ses décisions sur la vision erronée de la concurrence parfaite. Or, la téléphonie est justement un secteur où la seconde conception de la concurrence dynamique – que nous avons présentée ci-dessus – nécessite d’être pleinement considérée parce que des technologies différentes de communications, dans des secteurs connexes, sont en mesure de satisfaire les besoins en télécommunication des consommateurs. Ainsi, même si le nombre d’opérateurs peut sembler restreint dans certaines « niches » du marché comme dans le cas de la téléphonie fixe résidentielle, la concurrence reste très présente. Étendre des handicaps à la téléphonie Internet, comme cela a été fait avec la décision 2005-28 du CRTC du 12 mai dernier, va nuire à l’innovation car on risque de ne pas profiter des investissements en provenance de joueurs considérables. Ces joueurs hésitent davantage à se lancer dans la téléphonie Internet résidentielle à cause de l’incertitude et de l’inégalité réglementaire créées par le CRTC. Les nouvelles technologies IP ont ouvert une nouvelle ère pour la téléphonie dans laquelle les compagnies de téléphone traditionnelles ne sont pas les seules à offrir des services de télécommunication et devraient donc être soumises aux mêmes règles que les autres concurrents. 16 Statistique Canada, « Le Canada en statistiques : service téléphonique résidentiel », disponible à http://www40.statcan.ca/l02/cst01/comm03a_f.htm. 11 B. Le cadre réglementaire 2. Réglementation économique Question B.4 : Les deux grands principes de la réglementation économique énoncés dans la Loi sur les télécommunications, à savoir l'obligation d'imposer ou de percevoir des « tarifs justes et raisonnables » et l'interdiction d'exercer une « discrimination injuste », demeurent-ils pertinents? Dans l'affirmative, faudrait-il les préciser davantage dans la législation ou dans d'autres énoncés de la politique de réglementation? Dans la négative, comment devrait-on les modifier ou les remplacer? Ces deux grands principes de la réglementation économique sont fondés sur le préjugé que le marché est défaillant et que la concurrence en télécommunication est inexistante. Ils visent, suivant les propres mots du Groupe d’experts, « à se substituer au libre jeu du marché en cas de déficiences du marché »17. C’est notamment le cas quand une entreprise aurait « une emprise sur le marché », à savoir « une position de force économique permettant à un fournisseur de service de fixer les prix ou les modalités de service de façon unilatérale, indépendamment des mesures prises par les concurrents ou les clients »18. Or, comme nous l’avons déjà exposé, une telle position du CRTC repose sur la vision obsolète de la concurrence parfaite qui n’a aucune pertinence dans les marchés réels comme celui des télécommunications, marqué par des innovations importantes. Les nouvelles technologies et la téléphonie Internet permettent une concurrence dynamique dans le domaine de la téléphonie. Étant donné que cette concurrence existe aussi entre des réseaux différents (réseau téléphonique traditionnel, réseaux sans fil, réseaux câblés, voire électriques), il n’y a aucune justification économique pour maintenir ce type de réglementation basé sur une obligation de contrôle strict des prix par le CRTC. Tout au contraire, le nouveau cadre réglementaire devrait laisser le libre jeu du marché et la liberté contractuelle entre les parties établir les tarifs et les prix dans le secteur des télécommunications. 17 Groupe d’étude sur le cadre réglementaire des télécommunications, « Étude sur le cadre réglementaire des télécommunications », document de consultation, 6 juin 2005, p. 10. 18 Ibid. 12 Question B.5 : Le cadre réglementaire élaboré par le CRTC est-il pertinent dans des domaines régis par la réglementation économique tels que la protection des clients de détail, la prévention des pratiques anticoncurrentielles, la prévention d'une discrimination injuste fondée sur le prix, et l'offre de services de qualité? Dans la négative, quels changements faudrait-il apporter? Réponse : 1) En ce qui concerne la protection des clients et les pratiques anticoncurrentielles Dans son approche depuis 1998, le cadre réglementaire élaboré par le CRTC est basé sur des « prix plafonds » pour les ESLT, i.e. des prix que les opérateurs ne sont pas autorisés à dépasser. Ces mesures visent à « éviter que les fournisseurs qui ont une emprise sur le marché facturent des prix trop élevés aux clients de détail »19. En même temps, pour protéger certains concurrents, le CRTC établit également des « prix planchers » pour la plupart des services réglementés fournis par les ESLT. De plus ces dernières sont obligées de partager leurs installations et infrastructures, notamment en ce qui concerne les lignes locales. Tout ce cadre réglementaire du CRTC s’appuie une fois de plus sur la prémisse que le secteur des télécommunications n’est pas concurrentiel et que les ESLT détiennent toujours un pouvoir de monopole. Mais le fait qu’il y a en réalité une concurrence substantielle entre les différents réseaux (traditionnels, sans fil, par câble, électrique bientôt) rend l’approche du CRTC non pertinente. Dans un tel contexte, la réglementation du CRTC est même en réalité anticoncurrentielle. Les prix plafonds, les prix planchers et l’obligation de partage du réseau (mandatory network sharing) avec des tarifs réglementés sont des cas exemplaires de manipulation des prix avec des effets pervers sur l’activité économique et la concurrence dans le secteur réglementé. Ces politiques ont une double conséquence : 1) D’une part, l’obligation de partage du réseau pour les ESLT à des bas prix réglementés au profit de leurs concurrents peut certes stimuler l’apparition d’un nombre plus élevés de joueurs dans la vente de services au détail. Mais elle signifie aussi qu’il est économiquement plus intéressants pour ces concurrents de continuer à louer les lignes des ESLT que de 19 Groupe d’étude, 2005, Op. cit., p. 10. 13 construire leurs propres réseaux. Cela a pour conséquence directe de réduire la pression concurrentielle en amont, au niveau des services de gros et entre des réseaux différents (ce qui est à la base d’une véritable concurrence de type « facilities-based »). Au lieu d’aider la concurrence, de telles mesures l’étouffent. Comme le souligne le spécialiste américain James Gattuso, « the availability of UNEs (unbundled network elements) from incumbent carriers at low regulated prices distorts the “make versus buy” trade-off for competitors, making it more likely that they will lease vital equipment rather than make the expensive – and risky – investment necessary to develop their own facilities »20. 2) D’autre part, de telles mesures réglementaires portent atteinte aux droits de propriété des ESLT sur leur réseau de base et sur leurs infrastructures ainsi que sur les services qu’ils offrent aux consommateurs. Or, les droits de propriété sont les fondements d’une économie de marché viable et une telle atteinte réduit les perspectives de profit à plus long terme. Cela a pour conséquence directe de rendre moins intéressants les investissements en nouveaux réseaux ou dans la modernisation de ceux qui existent. Plus concrètement, l’obligation pour les fournisseurs de partager leurs installations de base et le contrôle de leurs tarifs (plus bas qu’ils n’auraient été fixés par le marché) ont abouti à ce que la rentabilité des nouveaux projets d’infrastructure s’en trouve affectée. De telles mesures retardent en bout de ligne, au lieu de faciliter, les nouveaux investissements et la concurrence de type « facilities-based » qui s’en suit. Après une étude de ce type de politique et de leur impact aux États-Unis, l’économiste Thomas Hazlett conclut : « The evidence from telecommunications markets supports the view that mandatory network sharing has effectively blocked the transition it was advanced to assists. (…) In fact, investment flows fall dramatically in the sector for both incumbents and entrants, as network sharing increases »21. Selon une étude de Cambridge Strategic Management Group de 2002, la perte d’investissements liée à l’obligation de partage des réseaux que les ESLT s’apprêtaient à faire aux États-Unis entre 2003 et 2013 a été évaluée en 2002 à 39 milliard de $US22. Une autre étude résume très bien ce double effet pervers du cadre réglementaire actuellement en place : « When entrants face advantageous opportunities to resell incumbents’ network 20 James Gattuso, “Local telephone competition: unbundling the FCC’s rules”, The Heritage Foundation Backgrounder, 10 février 2003, p. 4, disponible à http://www.heritage.org/research/regulation/bg1621.cfm. 21 Thomas Hazlett, « Rivalrous Telecommunications Networks with and without mandatory sharing », AEIBrookings Joint Center, March 2005, p. 3-4, disponible à http://www.aeibrookings.org/admin/authorpdfs/page.php?id=1134. 22 Étude citée par Gattuso, 2003, Op. cit., p. 4. 14 services, the relative price of owning an actual network rises. This effect induces the competitive entrant to substitute UNEs for facilities it might build. The same price signal also induces investors in incumbent networks to reallocate capital »23. En bout de ligne, il est donc important que le nouveau cadre réglementaire laisse le libre jeu du marché et la liberté contractuelle entre les parties fixer les tarifs – que ce soit ceux des services de gros ou de détail – et les conditions de partage des réseaux. 2) En ce qui concerne la discrimination injuste ou abusive Le Groupe d’experts précise dans son rapport que « la réglementation exercée par le CRTC vise à faire échec à une discrimination abusive par les prix. L’organisme exige que les services tarifés soient offerts à toutes les personnes qui en font la demande (…) ». Le CRTC « limite aussi certaines méthodes de marketing auxquelles recourent les ESLT, comme de contacter les clients passés à la concurrence pour essayer de les récupérer »24. De manière plus générale, le CRTC veut interdire aux anciens monopoles de demander des prix ciblés. Cependant, comme le souligne l’économiste Donald McFetridge « le concept de discrimination injuste n’a pas été formellement défini par la Commission (CRTC) »25. La discrimination par les prix est en soi un moyen efficace pour satisfaire les besoins et les préférences des différents consommateurs. Il s’agit par ailleurs d’une technique concurrentielle fréquente ; par exemple, les prix des billets d’avion sont moins chers si l’aller-retour chevauche un samedi, ce qui permet de faire payer davantage les voyageurs d’affaires. Limiter la discrimination par les prix comme le souhaite le CRTC porterait un préjudice économique à certains consommateurs et au processus de concurrence. Par ailleurs, le CRTC lui-même a toujours favorisé la discrimination des prix au profit des usagers résidentiels et aux dépens des clients corporatifs. Par conséquent, la référence à une discrimination abusive ou injuste en tant que principe réglementaire doit être abandonnée, si on veut intensifier la concurrence. Cela est valable également dans le cas de l’interdiction pour les ESLT de contacter les clients passés à la concurrence (winback restrictions) qui est contraire à la liberté économique et au fonctionnement normal d’une économie de marché. 23 Thomas Hazlett et Arthur Havenner, « The arbitrage mirage : regulated access prices with free entry in local telecommunications markets », Review of Network Economics, Vol. 2, Numéro 4, décembre 2003, p. 441, disponible à http://www.rnejournal.com/articles/hazlett-havenner-RNE_8_dec_03final.pdf. 24 Groupe d’étude, 2005, Op. cit., p. 11. 25 Donald McFetridge, « Comments on Public Notice CRTC 2003-10 », Brief to the CRTC, 30 janvier 2004, p. 27. 15 Question B6 : Devrait-on recourir de nouveau, à un moment ou à un autre, à la réglementation économique dans le cas des entreprises ou des services déréglementés? Dans l'affirmative, quels principes et quelles critères devrait-on utiliser pour en arriver à une telle décision? Réponse : Les innovations technologiques vont désormais permettre que des entreprises de secteurs connexes et différents (téléphonie filaire, sans fil, par câble, via le réseau électrique) offrent des services de télécommunication et de téléphonie. Par conséquent, la concurrence sera potentiellement présente, indépendamment du nombre d’entreprises qu’il pourrait y avoir à un moment donné et dans un sous-secteur déréglementé donné (par exemple la téléphonie filaire résidentielle). Comme nous l’avons souligné, le critère pour avoir un processus concurrentiel viable n’est pas le nombre d’entreprises mais l’absence de barrière légale à l’entrée du secteur. Par conséquent, les autorités réglementaires ne devraient pas succomber à la tentation d’intervenir et de réglementer des services déjà déréglementés simplement parce que le nombre d’entreprises dans un sous-secteur ne semble pas suffisamment élevé selon les critères de la concurrence parfaite. Question B11 : Faut-il modifier le régime de réglementation actuel pour offrir aux entreprises de services locaux titulaires, aux entreprises de câblodistribution et aux fournisseurs de services sans fil et autres les incitations financières voulues pour accroître, moderniser et entretenir les capacités des réseaux d'accès de base canadiens? Dans l'affirmative, quelles modifications devrait-on apporter? Réponse : Le régime de réglementation actuel, notamment par les obligations de partage des réseaux à des tarifs réglementés (voir réponse à la question B.5 ci-dessus), porte atteinte aux droits de propriété des fournisseurs de service. Dans un tel régime, les fruits de tout investissement des ESLT dans de nouveaux réseaux de base devront être partagés avec les concurrents et se retrouvent de facto collectivisés, ce qui limite inévitablement leurs incitations financières à investir pour « accroître, moderniser et entretenir les capacités des réseaux d’accès de base canadiens ». Par conséquent, il faudrait modifier la réglementation et éliminer cette obligation de partage. 16 Question B13 : Y a-t-il lieu de modifier le régime de contribution ou d'autres aspects du cadre réglementaire qui permettent de subventionner la prestation de services de télécommunications dans les régions où les coûts sont élevés? Réponse : Il n’est pas économiquement efficace de cacher les coûts d’une activité pour les acteurs concernés (fournisseurs de services, autres entreprises et consommateurs) par des politiques de subventions. Les subventions aux services de télécommunication dans les régions où les coûts sont élevés ont pour conséquences directes de maintenir les prix artificiellement bas. Avec de tels prix, la concurrence n’est pas en mesure de s’installer et il n’est pas rentable de déployer de nouveaux réseaux et de nouvelles technologies dans ces régions. En effet, si les prix étaient plus élevés pour refléter les coûts réels, des opportunités de profit pourraient exister. Elles inciteraient inévitablement de nouveaux fournisseurs avec des technologies alternatives (téléphonie sans fil, par réseau électrique, téléphonie Internet, etc.) à venir concurrencer les entreprises titulaires et à proposer des nouveaux services à la population dans ces régions. Par conséquent, le système existant de subventions non seulement étouffe la concurrence, mais il retarde le déploiement de la nouvelle génération de téléphonie. E. Tirer le meilleur parti de la technologie 1. Investissements des entreprises de télécommunications et autres entreprises de TIC Question E6 : Faut-il éliminer les restrictions à l'investissement étranger? Quelles seraient les conséquences pour l'investissement futur dans les télécommunications et dans l'investissement dans les TIC en général? Quelles autres répercussions pourraient avoir l'élimination de ces restrictions? Réponse : Les restrictions à la propriété étrangère dans les télécommunications dressent des barrières financières à l’entrée. Cela a pour conséquence d’affaiblir la pression concurrentielle et de ralentir l’innovation car certains concurrents risquent de trouver plus difficilement les capitaux nécessaires pour lancer des nouveaux services. Par conséquent, la suppression de ces restrictions permettrait aux nouveaux concurrents – mais aussi aux entreprises déjà sur le marché et qui désirent innover – de se financer plus facilement sur le marché international des capitaux et, par conséquent, intensifierait davantage la concurrence. 17 Conclusion En conclusion, le CRTC a pendant longtemps protégé les monopoles dans le secteur des télécommunications contre l’entrée de nouveaux joueurs alors il n’aurait pas dû le faire, et il accorde maintenant des privilèges aux concurrents sans plus de justification économique. Même si l’on pouvait soutenir que la téléphonie était un monopole naturel avant le développement des nouvelles technologies, tel n’est plus le cas ; il semble donc que le CRTC n’ait plus de raison d’intervenir dans ce domaine. Comme le soulignent les économistes américains Robert Crandall, Robert Hahn, Robert Litan et Scott Wallsten, « in fact, the explosion of wireless telephone service, along with the emergence of new technologies like VoIP, erodes the economic rationale for regulating voice telephony of any form »26. Il existe de bons arguments économiques pour justifier une déréglementation réelle et complète des télécommunications canadiennes, où la concurrence est bien présente et le restera grâce aux nouvelles technologies. 26 Robert Crandall, Robert Hahn, Robert Litan et Scott Wallsten, « Internet Telephones: Hanging up on regulation? », AEI-Brookings Joint Center, Regulatory Analysis 03-12, p. 31, disponible à http://www.aeibrookings.org/admin/authorpdfs/page.php?id=316. 18