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La génération internet n’est plus ce qu’elle était Le
rôle des médias dans l’identité générationnelle
Fausto Colombo
Communication & langages / Volume 2011 / Issue 170 / December 2011, pp 3 - 21
DOI: 10.4074/S0336150011014013, Published online: 02 January 2012
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Fausto Colombo (2011). La génération internet n’est plus ce qu’elle était Le rôle des
médias dans l’identité générationnelle. Communication & langages, 2011, pp 3-21
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La génération internet
n’est plus
ce qu’elle était
Le rôle des médias dans l’identité
générationnelle
FAUSTO COLOMBO
1. UN PROBLÈME ACTUEL
Le thème des générations est aujourd’hui d’une actualité
insistante. On l’invoque, par exemple, à propos de la
remise en question des systèmes de couverture sociale,
en appelant à la nécessité d’un contrat entre les anciens
qui sont assurés et les jeunes sans garantie. Ou encore
en ce qui concerne la nécessité d’un renouvellement
de la classe politique, surtout depuis l’élection de
Barack Obama comme nouveau président des États-Unis
(2008), qui a été souvent interprétée comme l’avènement
d’une nouvelle sorte d’hommes de gouvernement
venus d’ailleurs que les filières traditionnelles de
l’« establishment » – élection avec laquelle contraste par
exemple le caractère immuable de la classe politique
italienne. On discute la même question des générations
pour éclairer la politique éducative, en s’employant
à mettre en évidence les pommes de discorde entre
parents et enfants, entre les enseignants et les étudiants
d’aujourd’hui, qui se reconnaissent précisément dans
leur appartenance générationnelle. On la retrouve en
parcourant une littérature qui commence à donner
de nombreuses preuves du débat intergénérationnel,
car les enfants des parents appartenant à la grande
génération contestatrice qui fut la protagoniste de 68
relisent selon une nouvelle perspective leur expérience
enfantine resituée dans l’histoire et dans les idéologies
d’alors.
En somme, cette thématique est dans le vent de
la réflexion publique en général et de la discussion
scientifique en particulier.
Si les annonces de révolutions générationnelles sont légion, elles ne dispensent pas d’examiner l’idée même
de génération et le rôle des pratiques
médiatiques dans la construction sociale
des représentations. Après avoir montré
qu’il existe des usages distincts du
concept de génération, des plus déterministes aux plus constructivistes, et
qu’une cohorte d’âges ne devient génération qu’au prix d’un travail interprétatif
et social, l’article présente une série
d’enquêtes empiriques examinant précisément les modes de construction de
cette expérience. Il s’agit notamment
de l’écart entre identité assignée de
l’extérieur et identité éprouvée, des relations entre événement médiatique et
mémoire, du processus d’apprentissage
des médias et du rôle joué par les récits
et énonciations dans l’invention d’une
identité générationnelle.
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
Si, de ce point de vue général, nous en venons à considérer un champ
d’intérêt plus circonscrit, celui du rapport complexe entre les médias et l’identité
générationnelle, nous pouvons remarquer à quel point les définitions des
générations les plus récentes font souvent référence aux technologies numériques
de la communication. Pour prendre quelques exemples récents, on peut penser
à des définitions comme « Net generation », « Nintendo generation », « génération
avatar » ou encore celle-ci, aujourd’hui très en vogue : « Digital natives ». Comme je
m’emploierai à l’expliquer dans le cours de cet article, de telles définitions doivent
être tenues pour franchement discutables du point de vue interprétatif et même
sans doute dangereuses précisément en fonction de leur pouvoir de suggestion
et de leur apparente capacité à saisir avec netteté certaines évidences supposées
de notre société1 . Toutefois, ces expressions présentent aussi quelque avantage, et
notamment celui de tenir en alerte (dans l’opinion publique mais aussi parmi les
chercheurs) l’attention accordée aux problèmes générationnels et au rôle joué en
leur sein par les médias.
Mais il faut faire un pas en arrière pour rappeler le cadre théorique dans lequel
se place le débat sur les générations.
En premier lieu, il est utile de rappeler que le concept de « génération »
appartient à la tradition sociologique classique et qu’il a inspiré des théoriciens
importants depuis la contribution fondamentale de Mannheim2 . Cette tradition
est encore bien vivante et certains auteurs contribuent activement à la redessiner
et à l’actualiser continuellement. À titre de première définition indispensable,
au moins comme point de départ, j’utiliserai celle, célèbre, de Edmunds et
Turner, à qui nous devons une réflexion qui peut constituer aussi pour nous
un excellent point de départ : selon ces deux auteurs, une génération est
« une cohorte d’âge qui assume une signification sociale en se constituant comme
identité culturelle »3 .
L’intérêt de la sociologie pour ce problème ne saurait surprendre : parler de
générations signifie en fait parler de la cohabitation humaine, dans ses aspects
les plus profonds et immédiats, problème sur lequel se fonde toute analyse
sociologique. Avant tout, il s’agit du couple antithétique de l’individu et de la
société, de l’atome et de la galaxie. À travers les « générations », nous évoquons
d’abord des personnes, c’est-à-dire des sujets sociaux avec un cycle de vie qui les lie
à la fois à l’espèce et à leur irréductible individualité propre. Mais nous faisons aussi
référence à la dynamique temporelle qui sert de toile de fond à tout changement
social et qui s’actualise en cycles historiques de différentes durées, avec leurs lignes
de partage, leurs caractéristiques spécifiques et leurs chevauchements, scène sur
laquelle la protagoniste est plutôt la collectivité.
1. Fausto Colombo, “Does a Web Generation Really Exist?”, in Ramón Salaverría & Charo Sádaba (dir.),
Towards New Media Paradigms: Contents, Producers, Organisations and Audiences, Pamplona, Eunate,
2003.
2. Karl Mannheim, Le problème des générations, Armand Colin, 2011 [1928].
3. June Edmunds & Bryan Turner, Generational Consciousness, Narrative and Politics, New York,
Rowman & Littlefield, 2002.
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Enfin, nous nous référons à ces corps et organisations intermédiaires sur
lesquels si souvent l’analyse sociologique s’est trouvée mettre l’accent : la famille,
l’école, les médias. Tous espaces dans lesquels les générations différentes se
rencontrent, se parlent, à l’occasion luttent entre elles. Là où se transmet (il faudrait
dire : où se lègue) une idée de continuité (la famille), de tradition (l’école), de
partage (les médias), et où toutefois se manifestent aussi les fractures et les refus qui
rendent évidentes les différences – précisément – générationnelles. Ce qui revient
à dire que la sociologie regarde les générations comme une forme particulière
d’identité sociale.
Nous pourrions dire, en somme, que le concept de génération renvoie à
l’expérience dialectique par laquelle le sujet social vit le temps de l’histoire : d’un
côté, il est enraciné dans une identité pour ainsi dire horizontale, partagée avec ses
propres contemporains ; de l’autre, il est projeté en représentation dans le passé
et le futur à travers la rencontre avec les générations précédentes et suivantes, avec
lesquelles vit sa propre génération4 . Qui admet la centralité de cette dialectique
dans l’expérience anthropologique ne sera pas surpris que le concept de génération
soit un objet d’intérêt pour les autres sciences humaines. Dès lors, il est nécessaire
de comprendre avec quelle perspective spécifique chaque discipline affronte la
question.
Commençons par la démographie, la science qui a probablement revendiqué le
plus fortement une attention privilégiée à la question des générations. Il s’agit dans
ce cadre de saisir la racine pour ainsi dire étymologique du concept, qui renvoie à
l’acte d’engendrer, c’est-à-dire de donner la vie à ceux qui nous succéderont dans
le futur. C’est ce qui rend crucial, dans la science démographique aussi, le facteur
temps, qui à travers la succession des générations prend une forme spécifique,
une sorte de ligne ondulée constituée proprement par le rythme des naissances
et des cycles de vie collectifs. Naturellement, la démographie contemporaine a
abandonné tout mécanicisme dans la reconstruction de cette ligne, en portant
attention à la complexité des facteurs sociaux en jeu5 ; mais il va sans dire que
certains éléments du regard disciplinaire sont d’une grande utilité (comme nous
le verrons plus loin) pour comprendre la spécificité d’une génération singulière.
Par exemple le poids, c’est-à-dire l’effectif, d’une cohorte d’âge a été reconnu
comme un facteur susceptible de contribuer au rôle que celle-ci est en mesure de
jouer dans l’histoire. Pensons, de ce point de vue, à la signification que prend la
teneur démographique des générations dans la remise en cause déjà évoquée de la
couverture sociale, où l’abaissement de l’âge des retraites pour des cohortes très
nombreuses met en crise un système fondé sur le travail actif de cohortes moins
nombreuses. Ou encore – pour commencer à aborder des thèmes liés à notre
4. Le thème de la coexistence des différentes générations a été beaucoup traité dans la représentation
picturale. On peut penser aux Trois philosophes de Giorgione (1505-1509) ou aux Trois âges de la femme
de Gustav Klimt (1905). Il s’agit d’œuvres dans lesquelles les figures représentées ensemble illustrent
métaphoriquement la succession des cohortes, avec des valences métaphoriques qui ne sont pas encore
entièrement élucidées.
5. Cf. par exemple Paola Di Giulio & Alessandro Rosina, “Intergenerational Family Ties and the
Diffusion of Cohabitation in Italy”, Demographic Research, vol. 16, n◦ 14, pp. 441-468, 2007 ; Elisabetta
Ambrosi & Alessandro Rosina, Non è un paese per giovani, Venezia, Marsilio, 2009.
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
intérêt – pensons à la façon dont la visibilité et le succès d’une innovation
technologique ou médiatique dépendent également du poids démographique de la
génération qui en constitue le destinataire privilégié. C’est ainsi que la génération
des Baby boomers, par définition très « pesante » en termes démographiques, a
favorisé le succès de certaines innovations, comme les supports analogiques de
la musique (45 et 33 tours) ou les appareils hi-fi, dans une mesure et avec une
rapidité plus grandes que n’ont pu le faire les jeunes des générations ultérieures
avec le MP3 ou le iPod, qui ont en revanche trouvé un terrain très favorable dans
l’intergénérationalité. Et d’ailleurs, sur le plan des contenus musicaux, il faudrait
se demander si la fortune du rock des années soixante/quatre-vingt, qui dépasse
encore celle des genres musicaux populaires plus récents, n’est pas due également
à la solide base démographique de son public d’élection originaire.
Une autre discipline qui utilise avec profit l’idée de génération est l’histoire. Il
s’agit naturellement de la plus récente, celle qui dialogue de façon féconde avec
la sociologie6 . La notion de « génération » intervient dans l’historiographie, soit
comme cause des transformations sociales, soit comme terrain où se manifestent
leurs effets. Voyons d’abord le second point de vue. Il est évident que certaines
conditions historiques particulières peuvent « marquer » les cohortes nées à une
certaine date. En Italie, par exemple, après la défaite de Caporetto (1917), les
hommes nés en 1899, dont beaucoup n’avaient pas encore 18 ans révolus, furent
appelés aux armes pour renforcer les troupes au front. Ils furent surnommés
les « garçons de 99 » : une génération, précisément, qui fut la protagoniste des
événements qui ont suivi la guerre, soit comme instigatrice soit comme adversaire
du fascisme. D’après Alessandro Baricco7 , cette génération sortit de la guerre
de tranchées complètement transformée et elle chercha consciemment l’occasion
de répondre à cette expérience tragique, jusqu’au second conflit mondial. Dans
ce sens, on peut dire que les « milléniaux », comme on a pu les nommer, ont
été marqués par leur propre participation en tant que spectateurs médusés à
l’écroulement des deux tours (rendue possible à un niveau global par les médias)
et on pourrait donner de nombreux autres exemples. Toutefois, la question qui
intéresse les chercheurs ressort de façon évidente de la mise en parallèle des deux
situations. Les événements perçus à travers les médias peuvent-ils être considérés
à la même aune que ce que traversa réellement une génération impliquée
effectivement dans l’histoire ? On pourrait répondre que pour les grands faits
historiques la différence n’est pas toujours pertinente, ou au moins pour certains
d’entre eux. En premier lieu, en effet, on peut imaginer que les « garçons de 99 »
ont peut-être acquis, durant la longue et dure expérience de la vie des tranchées, le
sens profond et véritablement historique qu’avait pris pour eux un fait éloigné (et
rapporté avec toute l’emphase des médias d’alors), comme l’assassinat de Sarajevo.
Et vice-versa, pour beaucoup de jeunes d’Amérique et des pays alliés, l’attentat
contre les tours jumelles a pris une signification plus concrète que les batailles des
6. Par exemple William Strauss & Neil Howe, The Fourth Turning: an America Prophecy, New York,
Broadway Books, 1997.
7. Alessandro Baricco, Questa storia, Rome, Fandango, 2005.
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guerres en Afghanistan et en Irak qui ont suivi. Ce qui revient à dire que la frontière
entre être spectateur et acteur peut être très mince. . .
Un autre problème est posé par les générations dites « actives », telle
la génération qui est toujours évoquée dans les études sociologiques comme
« exemplaire », celle des participants à 19688 . Certes, dans ce cas spécifique, la
génération a des traits particuliers : elle a eu à tous égards une dimension globale,
notamment et avant tout grâce à la diffusion des médias et à leur capacité à
faire rebondir partout dans le monde les événements nationaux, des États-Unis
et du Mexique à la Chine et au Vietnam, de l’Europe occidentale (France, Italie,
Allemagne) à l’Europe de l’Est (avec le printemps de Prague et sa répression). Ce
fut en outre une génération fortement encline au rôle de protagoniste, disposée à
prendre (ou imaginer prendre) sur ses épaules l’histoire. En outre, à la suite de la
grande vague de 68 (et même si en réalité ce n’est pas seulement à cause d’elle)
les sociétés occidentales furent traversées par des changements historiques dans les
valeurs sociales partagées et par la reconnaissance de droits jusque-là déniés9 .
Même de ce point de vue, le rôle des médias ne doit pas être sous-estimé. Non
seulement parce que, comme il a déjà été noté, ce furent les médias avant tout qui
racontèrent et montrèrent aux jeunes du monde entier leurs ressemblances et leur
appartenance commune ; mais en outre et surtout parce que le rôle de premier
plan de ces générations se manifesta en une pratique avisée et surtout radicalement
innovante d’usage des médias, de la ronéo au journal, du cinéma à la radio.
Les différences entre les deux modèles de génération (pour reprendre le fil :
comme cause des transformations sociales ou comme terrain d’action de leurs
effets) sont logiques plus qu’interprétatives. Certes, il existe des générations,
comme des individus, qui semblent être spectateurs plutôt qu’acteurs sur la scène
historique. Mais il est difficile d’imaginer, sur le terrain concret des changements
sociaux, des acteurs qui se mobiliseraient sans avoir construit leur propre idée
de la réalité (que les médias contribuent à former10 ) ; vice-versa, comment
pourrions-nous concevoir des spectateurs qui d’une façon ou d’une autre ne se
trouveraient pas au cœur des changements et ne participeraient pas en quelque
manière à ces derniers ? Il est plus judicieux, comme nous le rappelle une certaine
historiographie, de chercher la modalité spécifique selon laquelle une génération
interagit avec les autres, et avant tout avec les précédentes. On peut alors constater
qu’en fait certains des usages des médias typiques d’une génération (pour les Baby
8. Paul Berman, Cours vite, camarade : la génération 68 et le pouvoir, Paris, Denoël, 2006 [1996] ; Marc
Kurlansky, 1968 : L’année qui a ébranlé le monde, Paris, Presses de la Cité, 2005 [2004].
9. Sur ce thème je renvoie aux actes du séminaire des études “Generations: a new research agenda
in sociology of culture” (http://mediagenerationproject.wordpress.com/il-progetto/research-projectenglish-translation/) et en particulier aux communications de Alessandro Cavalli et Pierpaolo Donati.
Le premier propose une idée de génération comme identité collective intermittente, fortement liée
aux conditions historiques du changement. La même idée est développée dans Alessandro Cavalli,
“Generazioni”, in AIS, Mosaico Italia. Lo Statot del Paese agli inizi del XXI secolo, Milan, Angeli, 2010.
Donati soutient de son côté une hypothèse plus « continuiste » qui revendique pour la génération un
rôle plus stable dans le changement social.
10. Roger Silverstone & Eric Hirsh (dir.), Consuming technologies: Media and Information in Domestic
Spaces, Londres, Routledge, 1992.
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
boomers italiens, par exemple, l’invention de la radio indépendante du monopole
d’État dans les années soixante) ont été rendus possibles, d’un côté, par la volonté
de contester et de surpasser le système des médias de la génération précédente
et de l’autre, par une habitude de consommation que la génération des parents
elle-même avait contribué à rendre visible et à former.
Précisément, cette référence à la question de la consommation permet de mettre
en valeur la perspective d’une autre discipline qui a beaucoup contribué – à
l’époque récente – à la mise à feu de la question générationnelle : le marketing.
La première chose à clarifier est que l’objet des recherches de cette discipline est
manifestement bien distinct de celui des sciences sociales : si pour la sociologie la
génération est en premier lieu une identité et pour l’histoire une subjectivité active,
pour le marketing c’est une cible11 , en d’autres termes un segment social qui peut
adopter des comportements (avant tout de consommation) cohérents et unifiés.
Les définitions que le marketing a appliquées aux générations sont donc plus
opérationnelles qu’interprétatives et en outre, elles font référence à divers critères
classificatoires. Nous pourrions en distinguer trois :
- les définitions fondées sur une présumée identité forte, déterminée par
un complexe de facteurs sociaux par lesquels une génération se forme
(exemple : Baby boomers) ;
- les définitions fondées sur une identité faible, dont il n’est pas nécessaire
de supposer les caractéristiques, et par rapport à laquelle il est suffisant
d’observer des comportements, avant tout en termes de consommation
(exemple symptomatique, la dite « génération X »12 ) ;
- les définitions déterministes, dans lesquelles la génération est désignée par
un trait de consommation, typiquement lié à l’utilisation de la nouveauté
technologique (exemples : les définitions déjà citées de « Net generation »,
« Nintendo generation »13 , « Digital natives »14 ). Une définition de ce type
peut être considérée comme une voie moyenne entre la première – qui
assume la possibilité de désigner une génération à partir d’une caractéristique
identitaire reconnaissable – et la seconde, avec laquelle elle partage la
centralité de la consommation comme élément identificatoire.
Du point de vue de notre enquête, il est évident que les définitions qui nous
concernent le plus sont les définitions déterministes. J’ai déjà esquissé l’idée
11. Walker Smith & Ann S. Clurman, Generation Ageless: How Baby Boomers Are Changing the Way We
Live Today, New York, Harper Collins, 2007.
12. Stephen C. Craig & Stephen Earl Bennet, After the Boom: The Politics of Generation X, New York,
Rowman & Littlefield, 1997.
13. Jenny Morice, “Skills and Preferences: Learning from Nintendo Generation”, in International
Workshop on Advanced Learning Technologies, IWALT 2000 (Proceedings).
14. Sur cette catégorie, voir en particulier John Palfrey & Urs. Gasser, Born Digital: Understanding the
First Generation of Digital Natives, New York, Basic Books, 2008 ; Marc Prensky, “Digital Natives, Digital
Immigrants”, On the Horizon, MCB University Press, vol. 9, n◦ 5, octobre 2001 ; Don Tapscott, Growing
up Digital: The Rise of the Net Generation, New York, McGraw-Hill, 1998.
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que je les tiens pour inutiles pour comprendre la complexité de la question
générationnelle, et il est temps à présent d’argumenter ma position.
Le motif majeur de la critique structurelle que j’adresse à ces formules consiste
dans le constat que – dans les définitions que j’ai qualifiées de « déterministes » –
l’on donne pour acquis, au fond, que la technologie utilisée (ou – comme dans
l’étiquette Digital natives – le complexe des technologies utilisées) constitue un
facteur de distinction d’une génération à l’autre. D’ordinaire l’étiquette s’applique
à des jeunes générations, qui savent mieux accueillir et façonner la nouvelle offre
qui se présente sur le marché. La révolution numérique, en particulier, se prête
magnifiquement au rôle de frontière exemplaire entre l’avant et l’après, parce
qu’elle change le scénario d’équipement disponible en modifiant ce qui existait
et en proposant de nouvelles ressources. En outre, elle permet de nouveaux rituels
sociaux qui modifient au moins en apparence les habitudes relatives à la vie privée
et à la sociabilité, le sens de l’usage du temps, et ainsi de suite. Voici un exemple
apparemment parfait de la façon dont une révolution technologique peut régir un
grand changement social.
Naturellement, une doctrine de ce genre doit en premier lieu expliquer
pourquoi la révolution regarderait avant tout les jeunes. L’argument habituellement invoqué est qu’ils sont plus souples, parce qu’ils traversent une phase
formatrice de leur propre vie et que dans cette mesure ils accueillent avec plus
de naturel que les adultes la transformation du scénario technologique, en termes
de disponibilité (si l’on considère les nouvelles technologies comme instruments
« à la mode », indispensables pour être acceptés du groupe de pairs), de littératie
(parce qu’ils apprennent à recourir à ces technologies dans l’arène concrète de
l’usage et non à travers les processus traditionnels de scolarisation) et de capacité
d’innovation et de changement (puisqu’ils ne sont pas esclaves des habitudes
anciennes). L’argument a bien entendu sa valeur. Il est sans doute vrai, par
exemple, que les expériences de l’âge infantile façonnent les individus et donc
aussi les générations. Malgré tout, lorsqu’on avance une telle vérité de Lapalisse, on
entend par « expérience » la totalité du vécu, qui est évidemment difficile à réduire
à un aspect ou à l’autre. En outre, si l’on reconsidère proprement l’exemple de la
révolution numérique, quel argument évoqué ci-dessus ne s’appliquerait pas aussi
bien aux adultes ? La disponibilité vis-à-vis de l’innovation, par exemple, dépend
d’un ensemble de facteurs complexes, comme le niveau de scolarité, les moyens
financiers, aussi bien que les « économies morales », comme l’ont opportunément
rappelé Silverstone et Hirsh15 . Par ailleurs, on peut dire qu’il existe des générations
qui historiquement ont été plus ouvertes à l’innovation. C’est le cas des Baby
boomers, un peu dans toutes les sociétés occidentales, qui ont vécu une grande ère
d’innovation pendant leur propre jeunesse (la révolution mécanique et analogique
des technologies et de la consommation individuelle) et qui tout au long de leur vie
ont vu se succéder les nouveautés nécessaires pour entretenir les marchés grâce à
l’obsolescence des produits et des standards (pensons à la succession des supports
musicaux, du vinyle au CD puis au MP3). Il est donc probable que cette génération
de parents de ceux qu’on nomme aujourd’hui les Digital natives a eu des attitudes
15. Roger Silverstone, Eric Hirsch, op. cit.
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
positives en ce qui concerne l’innovation, et que cela a pu favoriser soit leur propre
usage de celle-ci, soit l’attitude positive et en quelque sorte d’incitation vis-à-vis de
leurs enfants. En ce qui concerne la disponibilité pour acquérir une littératie par
des moyens quasi-instinctifs, pour ainsi dire, ou par la médiation entre pairs, on
pourrait observer qu’il existe des facteurs traditionnels comme le sexe puisqu’on
a pu reconnaître des différences sensibles en matière d’apprentissage précisément
(par exemple une rapidité, instinctivité et superficialité masculines opposées à une
plus grande réflexivité et une plus grande tendance à l’approfondissement et à
l’accomplissement de l’usage du côté féminin). Pour conclure en la matière, les
étiquettes générationnelles devraient être complexifiées pour tenir compte d’autres
facteurs.
En somme, là où je voudrais en venir, c’est qu’à mon avis beaucoup des
définitions et des étiquettes du marketing générationnel, tout en étant utiles
pour poser la question du rôle des médias dans la construction des différentes
générations, sont souvent très simplificatrices et doivent être prises par la sociologie
comme un aiguillon plus que comme de véritables catégories interprétatives.
Je m’emploierai à présent à dessiner le cadre de la complexité du rapport entre
médias et générations en synthétisant les acquis de la réflexion sociologique et ce
que les recherches empiriques semblent montrer de façon fiable.
2. COMME UNE VAGUE
En premier lieu, il convient de rappeler qu’en sociologie le fait social n’est pas
séparé du regard qui l’observe. C’est vrai des générations, comme de tous les
faits sociaux : celles-ci changent d’aspect en fonction de notre approche. Dans ces
conditions, il est très important d’être conscients que le regard sociologique décline
légitimement des aspects très différents du phénomène générationnel. Même si
chacun de ces aspects constitue une partie de l’observabilité sociale16 , il faut
toujours avoir présent à l’esprit que les différentes facettes observables ne peuvent
s’assembler dans l’espoir de reconstituer une totalité. Nous sommes condamnés à
voir les choses per speculum et in aenigmate, comme disait Saint-Paul17 . Ce qui
n’empêche que nous devons continuer à nous y appliquer et à interpréter les
fragments de phénomènes que nous rendons visibles par nos méthodes d’enquête.
Dans le cas des générations, il y a deux grands points de vue : le premier
les considère comme insérées dans le continuum social. Les générations sont
de ce point de vue des objets fantastiques pour s’interroger sur les processus
de changement dans la société, c’est-à-dire sur la façon dont nous pouvons
voir le temps en acte. À première vue, nous pouvons nous représenter cette
temporalité comme une avancée régulière, ou bien comme une succession
d’à-coups catastrophiques suivis de phases plus ou moins calmes de stabilisation.
Envisager les générations sous l’angle de la régularité peut être – notamment
en relation avec notre thème – très utile. Une métaphore intéressante est celle
16. Voir sur ce point Fausto Colombo, Gli archivi imperfetti (Les archives imparfaites), Milan, Vita
e pensiero, 1985 ; Fausto Colombo & Ruggero Eugeni, Il testo visibile, Rome, Carocci, 1998.
17. Sous forme d’énigme dans un miroir.
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de la succession des vagues. S’il est vrai, de fait, comme la démographie l’a
progressivement mis en évidence, que les générations ne sont pas les degrés tous
d’égale durée d’une échelle de temps, contenant des groupes de personnes, malgré
tout, en réalité la succession des générations semble émerger avec un certain tempo,
plus ou moins précis, sous réserve de grands événements qui sont capables d’en
altérer le rythme. Dans ce sens, la succession des générations ressemble à une
série de vagues, avec leur variabilité de distance d’une crête à l’autre, liée à une
multiplicité de facteurs comme la force du vent, la profondeur de l’eau et ainsi de
suite.
Que nous indique la régularité ? En premier lieu elle nous rappelle que les
générations sont coprésentes au regard du chercheur qui enquête sur elles, comme
elles sont coprésentes dans la vie sociale. La normalité de la vie sociale elle-même
est due essentiellement à la coprésence des générations. Cette cohabitation
est fondée sur la dialectique diversité/régularité : en d’autres termes, chaque
génération reconnaît la précédente ou la suivante comme différente d’elle mais,
d’un autre côté, cette diversité est rapportée à la « naturalité » de la succession
impliquée par l’acte de génération. Ce qui rend possible cette intégration est
précisément la cohabitation au sein de la famille et des structures de socialisation.
Nous devons donc admettre que les médias aussi jouent un rôle, soit dans
leur version traditionnelle soit dans leur forme plus récente conférée par la
numérisation. Pour prendre un exemple, l’Église catholique a vu dans la télévision
naissante une espèce de rempart de défense de la famille, parce qu’elle imaginait
que la nature de la consommation au sein du noyau domestique favoriserait la
rencontre et le dialogue entre enfants et parents. Avant la TV, d’évidence, on
imaginait que les pères sortaient de la maison pour le bar, le pub, ou d’autres lieux
de « moralité douteuse ». La prière du matin de l’homme civilisé, pour reprendre la
définition de la lecture du journal donnée par Hegel18 , était évidemment beaucoup
moins familiale et intergénérationnelle ; c’est ce qui risquait d’arriver avec la
pratique de la néotélévision, la multiplication des écrans dans la maison et les choix
divergents de consommation entre parents et enfants, à partir des années 1980.
Mais on peut supposer qu’actuellement, avec la transformation du téléviseur du
salon en terminal central, en particulier dans la version HD, désormais capable
de capter de nouveau l’attention du groupe familial, les choses pourraient être
de nouveau en train de changer et que les générations des parents et des enfants
auraient encore quelque occasion de cohabiter face à la TV.
La distance variable entre les crêtes d’une série de vagues nous rappelle aussi
que les circonstances complexes du contexte dans lequel elles se forment peuvent
avoir une incidence sur leur structure. Nous reviendrons plus bas sur cet acquis,
mais il est intéressant de retenir dès maintenant que les médias peuvent être non
seulement des catalyseurs intergénérationnels, mais aussi des éléments de contexte
en mesure de constituer le bassin dans lequel se succèdent les vagues : en somme,
exactement les conditions qui donnent forme à la vague et la rendent différente des
autres. Nous pourrions par exemple imaginer qu’une certaine stabilité du contexte
social tend à produire des relations entre les générations successives différentes de
18. Pour un commentaire, voir Jürgen Habermas, L’espace public, Payot, 1988 [1962].
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
celles qui émergent dans un contexte de fortes mutations. Les choses deviennent
encore plus claires lorsque la régularité des vagues se trouve interrompue par
une vague anormale, comme le tsunami. Il s’agit de la situation dans laquelle la
génération ne se contente pas de prendre une forme particulière, mais acquiert
la capacité d’avoir un impact historique assez fort et assez reconnaissable pour
déterminer des effets imprévisibles, appelés à avoir des conséquences durables dans
le temps. Telle est précisément la meilleure métaphore pour décrire une génération
comme celle de 68 : une génération nombreuse (fille de l’après-guerre), globale
(c’est-à-dire homogène dans quasiment le monde entier), avec des comportements
caractéristiques (comme la contestation), et de plus capable de se refléter en une
image unitaire offerte par l’information médiatique d’un grand medium instantané
et global, la télévision, sur ce plan susceptible d’une influence bien supérieure à son
prédécesseur, la radio19 .
Comme l’ont noté plusieurs auteurs, les médias sont en ce sens véritablement
capables de magnifier les événements, ce qui est arrivé plusieurs fois sur une
échelle globale ou locale, avec des faits mineurs ou majeurs. Par exemple, il est
difficile d’imaginer l’impact social du 11 septembre sans le pouvoir de diffusion
des médias petits et grands, analogiques et numériques, qui ont disséminé partout
et en direct l’écroulement des tours. Mais ce sont aussi des événements moins
propres à susciter la participation et l’identification qui peuvent s’avérer utiles
dans la construction de l’identité générationnelle, en agissant sur la mémoire des
personnes. C’est le cas, par exemple, d’un événement global comme l’alunissement
de 1969 ; ou d’événements en eux-mêmes minuscules, comme l’agonie du petit
garçon tombé dans un puits dans la province romaine20 , qui sont également
capables de s’incruster dans les souvenirs d’une ou de plusieurs générations de
spectateurs et en viennent ainsi à constituer une sorte de patrimoine mémoriel
partagé, en mesure d’orienter la perception du temps de cohortes d’âge entières.
Dans ces cas-là, les générations (différentes) qui ont participé comme spectatrices à
l’événement se distinguent radicalement – en se reconnaissant elles-mêmes comme
témoins – de celles qui suivent, qui peuvent seulement revendiquer un récit indirect
de l’événement.
Cette discussion sur la métaphore de la vague, en particulier pour ce qui
concerne l’exceptionnalité de certaines générations, nous offre donc la possibilité
de saisir un aspect plus complexe du poids générationnel. Celui-ci concerne en
effet aussi bien le poids de l’effectif démographique que l’extension sur l’échelle
planétaire, du local au global. Le premier élément concerne la génération en
elle-même, en tant qu’elle est à proprement parler engendrée, sans responsabilité
propre, mais par l’effet du comportement procréatif de la génération précédente
(qui accomplit aussi la tâche de l’éducation des enfants et donc influe de façon
19. Marc Kurlansky, 1968 : l’année qui ébranla le monde, Paris, Presses de la Cité, 2005 [2004].
20. Sur l’aventure de Vermicino a fleuri toute une littérature. On peut citer ici Massimo Gamba,
Vermicino : l’Italia nel pozzo (Vermicino : l’Italie dans le puits), Milan, Sperling & Kupfer, 2007. L’histoire
est restée tellement imprimée dans l’imaginaire italien qu’en 2011, à trente années de distance, on a vu
paraître plusieurs livres qui reconstruisent cet événement dont ceux de Walter Veltroni, L’inizio del buio
(le commencement de la nuit), Rizzoli, Milano 2011, et de Marco Mancassola, Non saremo confusi per
sempre (Nous ne serons pas honteux à jamais), Einaudi, Torino, 2011.
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La génération internet n’est plus ce qu’elle était
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générationnelle sur leur orientation). Le second élément, en revanche, requiert à
coup sûr les médias comme protagonistes. Ce sont eux, en effet, qui développent
dans la génération le sens de sa propre extension géographique et qui lui
fournissent une représentation et une reconnaissance. Il s’agit d’un excellent
exemple de la façon dont le rôle des médias peut être considéré comme fermement
imbriqué dans la construction même de la génération.
3. PERSPECTIVES
Nous avons donc observé que le fait social « génération » peut être observé par la
sociologie soit en termes de régularité, soit en termes d’exceptionnalité. Chacun
des deux aspects dérive à l’évidence de la corrélation de faits multiples, même
s’il faut dire que le rôle des médias tend à ressortir par-dessus tout dès lors
qu’on veut souligner la nature spécifique et différentielle d’une génération par
rapport aux autres. En effet, les médias participent à la diffusion des événements
historiques ; mais il y a plus : ils peuvent constituer, sur une petite échelle, des
événements dans le sens où la seule apparition d’une technologie médiatique,
d’une configuration spécifique du système médiatique, entre autres, peut être
considérée comme un événement historique qui dans certaines limites façonne une
génération, par exemple en s’érigeant en souvenir majeur partagé. Toutefois, à ce
point de la discussion il devient important d’introduire une nouvelle distinction
dans la façon dont le regard sociologique mobilise la notion de génération. Prenons
un cas historique : la naissance des émetteurs radiophoniques indépendants, qui
en Europe intervint entre les années soixante et quatre-vingt, sous différentes
formes et avec une histoire particulière dans chaque pays. Cette apparition fut
certes rendue possible par l’innovation technologique, par la baisse des coûts des
équipements et par certaines failles dans les appareils législatifs et institutionnels
qui offraient la possibilité à des entrepreneurs, des DJ, des musiciens et des
journalistes de mettre sur pied une nouvelle offre industrielle « de base » pour
le public jeune. Ce public s’est ainsi trouvé dans une nouvelle position vis-à-vis du
panorama des médias, position qu’on peut caractériser par la nouveauté du spectre
de possibilités technologiques, économiques, juridiques, affectant l’offre comme la
réception des contenus culturels. Tout cela émerge d’une perspective pour ainsi dire
exogène, d’une observation externe. Mais si nous voulons nous demander quelle
importance eut cette révolution pour cette génération, il va nous falloir chercher
également la façon dont les nouveautés sont vécues, utilisées, narrées21 .
Nous pouvons alors adopter une perspective différente, endogène et de
l’intérieur, avec des résultats étonnamment surprenants. L’exemple que je viens
de prendre des émetteurs radiophoniques indépendants est intéressant parce qu’il
a des points de contact avec certaines des innovations rendues possibles par le
numérique : je pense à la blogosphère, aux « réseaux sociaux », aux différentes
applications de la logique wiki, tous exemples pour lesquels les coûts modérés, la
subversion des contraintes légales et les nouveaux modèles d’affaires sont à l’œuvre.
21. Pour les récits de cette période, avec des rythmes différents d’un pays à l’autre, on peut citer par
exemple les films Radiofreccia (Italie, 1998) de Luciano Ligabue et I Love Radio Rock (Royaume-Uni,
2009) de Richard Curtis.
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
Il pourrait finalement s’avérer intéressant de se demander pourquoi personne n’a
défini les jeunes des années soixante et soixante-dix comme une « génération
radio », alors qu’on peut imaginer d’utiliser le terme « génération Internet ». Une
réponse possible réside dans la distinction entre les deux perspectives que je viens
d’évoquer, interne et externe.
Nous avons déjà esquissé le thème de la perspective externe, surtout à
propos de la description des événements qui peuvent être jugés capables
d’influencer un tournant générationnel. Ces derniers peuvent avoir des dimensions
fondamentalement différentes, depuis un cadre entièrement planétaire (un bon
exemple est la chute du mur de Berlin en 1989) jusqu’à un cadre tout à fait
local (par exemple en Italie l’enlèvement et l’assassinat d’un homme politique
de premier plan comme Aldo Moro en 1978) ; ce qui compte est l’idée que
les faits externes puissent conditionner et, dans certaines limites, construire une
génération. Comme nous l’avons déjà rappelé, les médias jouent, dans ce cas,
un rôle apparemment purement instrumental. La diversité des vécus émotionnels
collectifs dépend aussi à coup sûr de la structure des systèmes médiatiques, parce
que d’ordinaire nous relions ce qu’il nous arrive d’apprendre à la parole de celui qui
le raconte et aux circonstances du récit. Il y a donc des différences, et des différences
majeures, entre assister à un événement médiatique comme l’alunissement de 1969
ou le mariage de Charles et Diana et apprendre un fait de dimension planétaire
imprévue, comme l’assassinat du président Kennedy, la chute du mur de Berlin
en 1989 ou la destruction des tours jumelles le 11 septembre 2001. Mais entre
les trois derniers cas cités, il y a des différences substantielles également dans la
disponibilité des dispositifs médiatiques et dans leur configuration, puisque le 11
septembre est certainement le premier événement d’absolue importance historique
dans lequel l’intervention d’Internet joue un rôle fondamental du point de vue de
l’accélération de l’information et de sa diffusion. D’autre part, il se trouve aussi que
la mémoire générationnelle imprime sa marque émotionnelle différemment selon
les générations.
Comme je l’ai déjà rappelé, la dimension de la transmission de l’événement
(y compris celle de sa construction et co-construction, comme dans le cas des
événements médiatiques) est seulement l’une des facettes par lesquelles il est
possible d’observer l’identité générationnelle « de l’extérieur ». Une autre, tout
aussi intéressante, consiste dans le contexte culturel d’une génération, entendu
comme l’ensemble des facteurs d’ambiance, en privé et en public, que les sujets
de la même génération expérimentent et partagent.
Ces facteurs sont évidemment de nature structurelle autant que culturelle. Par
exemple, la crise de la couverture sociale ou la réforme du marché du travail,
avec la capacité qu’elles ont d’influer de façon spécifique sur certaines générations
plus que sur d’autres (sur les plus anciennes dans le premier cas, sur les plus
récentes dans le second), sont probablement déterminantes pour susciter un
certain sentiment spécifique dans les différentes cohortes d’âges. Cela signifie aussi
qu’elles contribuent à la construction générationnelle à travers la modification de
la perception qu’ont les uns et les autres de leur propre futur. Au-delà du rôle de
délimitation d’une époque qu’eut la chute du mur de Berlin, il est évident qu’une
génération qui a grandi dans la guerre froide gardera du monde une vision très
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La génération internet n’est plus ce qu’elle était
15
différente de celles qui ne l’ont pas connue et qui en entendent parler (quand c’est
le cas) dans les livres d’école ou à travers les récits des aînés.
Les changements et les spécificités du panorama social dans lequel chacun vit
sa propre jeunesse se vérifient aussi au niveau de la vie et de la culture quotidiennes
en passant, pour ainsi dire, d’une dimension micro à une dimension macrosociale.
Ici encore, certains résultats de la recherche empirique aident à replacer cette
dimension des médias (en l’occurrence compris comme des instruments de
connaissance et des sources de récit sur le monde) au sein d’un cadre plus large,
celui de la complexe médiation culturelle qui situe le sujet contemporain dans son
identité collective et dans son propre temps. En particulier, une série d’acquis de la
recherche montrent abondamment l’incroyable capacité correctrice des mémoires
générationnelles, qui le plus souvent altèrent le vécu historique à partir de biais
partagés – précisément – par les cohortes d’âge d’appartenance22 . On peut rappeler
les principales origines de ces biais :
- pour les relations historiques, il s’agit de biais médiatiques classiques (la
reconstitution de l’histoire de Ermanno Lavorini, enfant tué à Viareggio à
la fin des années soixante, alors présentée par les médias comme un cas de
pédophilie, et restée telle dans le souvenir des enfants d’alors devenus adultes,
malgré un procès qui a établi une version tout à fait différente23 ) ;
- pour les mêmes faits historiques, un anachronisme dans le souvenir (par
exemple des événements liés au phénomène terroriste, situés dans les années
soixante, les dites « années de plomb », même s’ils sont intervenus bien
après). Dans ce cas, le biais est le produit vraisemblable de définitions des
périodes historiques comme boîtes de temporalité (dans l’exemple cité, le
terrorisme est affecté à la mémoire partagée des années soixante), classement
auquel les médias participent ;
- pour les produits des médias, interviennent des biais relatifs à la répétition
des mises en onde, qui font de certains produits (par exemple la série télévisée
Happy days) un élément de mémoire partagée pour différentes générations.
Ces signes fournissent la précieuse indication qu’une simple reconstruction
historique ne peut être tenue pour suffisante pour définir les mémoires
générationnelles, puisqu’en fonction des appartenances, le point de vue endogène
de chacune des générations est en mesure de façonner pour ainsi dire le passé, et
pas seulement l’inverse.
Pensons, dans le cas des Baby boomers, à l’appareil photo donné aux enfants, ou
à certains types de bicyclette, ou plus généralement à l’existence de certains moyens
de transport public ou privé, au design, etc. En ce sens, les médias font partie
du paysage quotidien, en ce qui concerne tant la dimension publique que la vie
privée. Pensons d’un côté au poids différent des différents médias dans des périodes
différentes, avec des interrelations différentes entre les médias eux-mêmes. Dans les
22. Cf. par exemple Piermarco Aroldi & Fausto Colombo (dir.), Le età della TV. Indagine su quattro
generazioni di spettatori italiani, Milan, Vita & Pensiero, 2003.
23. Fausto Colombo, Boom : Storia di quelli che non hanno fatto il ’68, Milan, Rigozzi, 2008.
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
années soixante en Europe le couple cinéma-télévision fut certainement essentiel
comme expérience de vie quotidienne des jeunes. D’autre part, les salles de cinéma
étaient très différentes des salles actuelles et leur disposition particulière, les rites de
leur fréquentation, bien décrits dans le film de Tornatore Nuovo Cinema Paradiso
(Italie, 1988), font certainement partie de l’identité générationnelle de leur jeune
public d’alors. D’un autre côté, la télévision était à un stade de développement
technologique primitif, en noir et blanc, avec un nombre limité de programmes
et un design plutôt traditionnel, tendant à intégrer l’appareil au mobilier du salon.
Plus tard, dans les années quatre-vingt, le rôle de la télévision changea radicalement
et d’ailleurs le nouveau design des appareils, la couleur, la disponibilité accrue des
canaux et des programmes appartiennent fortement à la mémoire et à l’identité
des jeunes de ces années. C’est exactement à cette période que le cinéma subit
une transformation (grands films spectaculaires, premières grandes innovations
dans les systèmes audio) et que l’équilibre entre les deux médias change. À
eux s’ajoutent en outre les consoles pour les jeux vidéo comme une nouvelle
composante de la panoplie pour la vie quotidienne. Aujourd’hui, le cinéma et
la TV paraissent complètement transformés (le cinéma par les salles multiplex,
l’intégration technologique continue, une forte renaissance du public jeune ; la
TV par la numérisation et par le défi des nouveaux portails sur le web) et Internet
lui-même s’est imposé comme un nouveau médium, à côté du téléphone mobile,
tandis que l’élan des jeux vidéos ne s’arrête pas, mais explose avec une force
toujours accrue. Il est naturel de relever que l’incidence des médias dans le contexte
domestique collabore à la construction d’une sorte de panorama familier collectif
qui se transforme en une habitude perceptive d’abord, puis en une mémoire
partagée.
J’ai insisté plus haut sur le rôle des rituels, soulignant surtout ceux qui
concernent le cinéma et la TV, c’est-à-dire la consommation des médias. Mais
il ne faut pas sous-estimer les rituels relatifs aux médias qui président à la
communication interpersonnelle, du téléphone fixe au mobile et aux réseaux
sociaux en passant par la messagerie. Dans ce cas également, nous pouvons noter
la codification des habitudes, d’une forme de familiarité avec certains usages
technologiques. S’agit-il de ce que le marketing désigne avec ses propres définitions
« déterministes » ? Très probablement non, pour diverses raisons, et il vaut la peine
de s’arrêter sur les deux principales. En premier lieu, ces formes de ritualité (par
exemple la définition de la frontière entre public et privé, les règles de politesse,
le sens de la valeur de la propriété intellectuelle, etc.) dépendent d’une série
extrêmement complexe de facteurs, parmi lesquels la présence d’une technologie
n’est qu’un élément. Les rituels téléphoniques, par exemple, relèvent dans une
large mesure de facteurs culturels complexes, dont certains concernent les cultures
nationales plus que celles des générations. Si en Europe les teenagers utilisent leurs
téléphones mobiles principalement pour la communication avec ceux de leur âge,
alors qu’en Corée c’est la communication avec les parents qui domine, par exemple,
il est clair que les dispositifs en eux-mêmes n’y sont pas pour grand-chose et qu’il
faut au contraire intégrer ces derniers dans la complexité des identités culturelles
auxquelles chacun appartient24 .
24. Frank Thomas et al., Cultural Factors Shaping the Experience of ICT’S, COST, Bruxelles, 2005.
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La génération internet n’est plus ce qu’elle était
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En second lieu, les rituels sociaux tendent à devenir des codes et habitudes
générationnels lorsque la génération se reconnaît comme telle, ce qui ne
correspond pas à la phase de sa formation. En d’autres termes : les jeunes
qui utilisent l’Internet, qui construisent à travers lui certains rites conditionnés
par leurs appartenances multiples (genre, moyens financiers, territoire, culture,
sous-culture, etc.) reconnaîtront leur propre usage de l’Internet comme spécifique
seulement dans un second temps, lorsque – regardant leur propre passé de
formation – ils commenceront à se considérer eux-mêmes comme une génération.
Alors, probablement, la reconstruction qu’ils feront eux-mêmes de leur usage du
réseau sera différente de celle que les autres générations, observant actuellement ce
que font ces jeunes, leur attribuent aujourd’hui comme particularités. Ce point est
très important, car il annonce un temps ultérieur de mon analyse, concernant la
perspective de l’intérieur, qui est si importante dans l’évaluation de la génération
comme fait social.
La réflexion sociologique récente sur les générations insiste sur le « sens
du nous » (we-sense), c’est-à-dire sur l’ensemble des sentiments, contenus,
auto-définitions que partagent les membres de cette identité collective. Ce sens du
nous interagit avec les définitions externes données par d’autres groupes sociaux
(autres générations), par les institutions, par le marketing et les entreprises de
médias. Il est difficile, par exemple, de ne pas reconnaître la nature profondément
générationnelle d’un film comme The big Chill de Lawrence Kasdan (USA, 1983),
qui ne parle pas seulement d’une génération américaine, mais en quelque sorte
se retourne vers elle, en un message spéculaire. D’ailleurs, cette revendication
générationnelle se retrouve beaucoup dans des produits culturels comme la
chanson. Cela vaut la peine de se rappeler un texte important, tel que My generation
de The Who (1965) :
People try to put us down (Talkin’ ‘bout my generation)
Just because we get around (Talkin’ ‘bout my generation)
Things they do look awful cold (Talkin’ ‘bout my generation)
I hope I die before I get cold (Talkin’ about my generation)
This is my generation
This is my generation, Baby
Why don’t you all fade away (Talkin’ ‘bout my generation)
And don’t try to dig what we all say (Talkin’ ‘bout my generation)
I’m not trying to cause a big sensation (Talkin’ ‘bout my generation)
I’m just talkin’ ‘bout my generation (Talkin’ bout my generation)
This is my generation
This is my generation, Baby
L’aptitude d’une génération à se raconter est évidemment cruciale pour rendre
possible son observation sociologique en termes de perspective endogène. C’est
seulement à travers l’auto-narration que nous pouvons saisir le sens du nous. Il
communication & langages – n◦ 170 – Décembre 2011
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
faudrait même plutôt dire que du point de vue sociologique le sens du nous n’existe
qu’à travers l’auto-narration générationnelle.
En 2008 j’ai publié un livre intitulé Boom : storia di quelli che non hanno fatto
il 68 (Boum : histoire de ceux qui n’ont pas fait 68). C’est le fruit d’une série
d’entretiens avec des personnes de mon âge (j’appartiens de fait à cette génération).
Les entretiens ont souvent pris la forme de véritables récits proprement dits et j’eus
la surprise de me rendre compte que pour finir, les styles narratifs des différents
sujets avaient des points communs. Pour présenter le livre, j’ai fait des lectures
publiques, accompagné de trois amis, un musicien et deux comédiens. Le premier
interprétait des chansons et des thèmes typiques de notre adolescence et de notre
jeunesse. Les deux autres lisaient des extraits de textes d’auteurs de la génération
ou se référant à des événements de la génération. Ces représentations ont provoqué
une autre série de récits, de confessions, de commentaires avec lesquels j’aurais pu
écrire un nouveau livre. J’ai voulu rendre publique cette tranche de vie pour deux
raisons : faire comprendre que l’aptitude que montre une génération à se raconter
manifeste de façon accomplie son sens du nous, mais montrer aussi qu’elle est
en interrelation avec l’existence de récits publics – comme les romans, les films,
les chansons, etc. – qui donnent aux membres de la cohorte la possibilité de se
reconnaître et d’adhérer à la génération. Les auteurs identifiés comme exemplaires
d’une génération des années quatre-vingt refusent naturellement l’étiquette, même
si leurs œuvres peuvent d’une certaine façon être réunies sur la base d’une attention
aux thèmes et aux styles, par-delà le contenu au sens strict des récits. Mais ce
qui compte – si l’on peut le dire – est de saisir la relation directe entre l’identité
générationnelle et le récit, dans la mesure où ce dernier joue un rôle essentiel dans
la construction du sens du nous, en ce qui concerne la génération comme d’ailleurs
de n’importe quel type d’identité collective. Ce qui est en jeu, c’est l’assimilation
d’une expérience commune qui se trouve décrite et reconstruite dans un imaginaire
partagé.
Arrivés à ce point, il est important de saisir deux distinctions fondamentales.
La première concerne la définition ambiguë de ce qu’on nomme les « récits
générationnels ». Une telle définition peut contenir un génitif subjectif et ainsi
désigner la mise en œuvre du récit par des sujets pleinement et consciemment
insérés dans une génération ; elle peut aussi comporter un génitif objectif et dans
ce sens la génération est la protagoniste ou le fond du récit lui-même. Pour finir,
la génération peut aussi être simplement destinataire du récit, comme cela arrive
dans le cas de ce que nous pouvons nommer les « succès générationnels ».
Cette dernière expression nous amène à souligner la grande diffusion de
produits de consommation dont le public est éminemment reconnaissable
dans une cohorte d’âge. Dès lors que ces produits sont des produits culturels
(films, livres, fictions télévisées, bandes dessinées, chansons, etc.), nous pouvons
considérer qu’ils produisent une forme (plus ou moins partielle) de représentation
et aussi de réflexivité : en somme, ils offrent aux personnes de la même cohorte
d’âge la possibilité de prononcer le « nous » qui constitue précisément le
passage essentiel pour la naissance d’une génération. Il est évident que l’industrie
culturelle instrumentalise ces possibilités de représentation et la fascination que
ce mécanisme peut exercer. On en trouve une nouvelle preuve éclatante dans la
communication & langages – n◦ 170 – Décembre 2011
La génération internet n’est plus ce qu’elle était
19
spécialisation d’une production culturelle pour les teenagers, comme par exemple
la récente filière des Twilight (livres, films, produits dérivés, diffusion virale, etc.).
Les nombreuses icônes juvéniles que le show-business a construites plus ou moins
de toutes pièces, de James Dean à Britney Spears (avec des différences significatives)
en sont une autre preuve. Toutefois, la production culturelle – même industrielle
– ne doit pas seulement ses effets à l’extraordinaire machine en mesure de capter
la demande du public et d’en réaliser les attentes. Il arrive aussi qu’elle intercepte
comme par hasard des instances qui sont présentes, même implicitement, et que
l’offre culturelle parvient à représenter. On remarquera que dans les cas évoqués
(parfaitement adaptés à la perspective du marketing, que j’ai analysée au début
de cet article), c’est avant tout la génération adolescente ou plus exactement la
cohorte d’âges correspondant à l’adolescence que le marketing traite comme une
génération de consommateurs. Le processus ne touche pas, au fond, à la génération
comme identité, mais plutôt au partage de traits communs par une cible.
Au-delà de ces précisions, quoi qu’il en soit, s’il est difficile d’évaluer la part des
stratégies de marketing et celle de l’autoreconnaissance authentique, c’est en raison
de la nature ambiguë, du point de vue générationnel, des adolescents de toutes
les époques. En effet, ceux-ci – comme je l’ai suggéré plus haut – ne constituent
pas encore une génération accomplie, mais seulement – pour ainsi dire – une
« promesse de génération », qui pourra se constituer progressivement dans le
temps. Ce qui en fait manque, dans la production culturelle pour les adolescents,
c’est précisément la parole des adolescents, qui sont encore à sa marge : ils
n’écrivent pas de livres, ne produisent pas de films, ne parlent pas à la radio. Ils
sont des consommateurs, mais non des producteurs. Ce n’est pas par hasard que
certains chercheurs, dans l’effort pour reconstituer la genèse de l’attention portée
par les institutions et la science à l’adolescence, ont parlé d’une « invention des
jeunes » comme d’un effet des discours et de l’organisation sociale25 .
L’image donnée des adolescents dans les produits que la production culturelle
leur destine se manifeste donc sur un mode passif. Bien différente est l’histoire
des générations accomplies qui souvent comptent des chanteurs qui s’interrogent
sur leur propre appartenance. Revenons aux formes de narrations générationnelles
auxquelles nous faisons référence plus haut : celles des chanteurs d’une génération,
au double sens de « qui appartiennent à » leur propre génération et « qui la
racontent ». Les deux perspectives se rencontrent souvent : nous l’avons déjà vu
à propos du film The big Chill ou de la chanson des Who. La chanson, la littérature
et le cinéma italiens offrent d’excellents exemples. Je pense en littérature au récit
des années quatre-vingt comme lieu de la perdition progressive dans le présent
chez Silvia Ballestra ou Nicola Lagioia, qui racontent les années quatre-vingt
d’une ou plusieurs générations dans une perspective interne, bourrée de souvenirs
médiatiques. Ou à l’adaptation cinématographique de La solitudine dei numeri
primi de Saverio Costanzo (Italie, 2010, du roman de Paolo Giordano, 2008),
dans lequel une digression non négligeable du récit présente une situation de
consommation médiatique apparemment aussi insignifiante qu’un épisode de
Lady Oscar, série de dessins animés japonais diffusée sur les écrans italiens
25. Cf., par exemple Jon Savage, Teenage: The Creation of Youth Culture, New York, Viking, 2007.
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MÉDIAS ET SOCIÉTÉ
justement dans ces années. Et, pour en venir à la création cinématographique, on
pense à un film comme Il grande Bleck (Italie, 1987, de Piccioni) qui reconstruit
avec mélancolie une période engagée de la vie d’une ville du centre de l’Italie. Le
côté intéressant de toutes ces formes narratives est qu’un sujet qui appartient à une
génération déterminée, arrivé à maturité, reconstruit son parcours et celui de toute
sa génération pendant sa phase de formation, donc dans le passé. C’est un regard
qui embrasse le temps sous le profil générationnel, construisant du sens, qui seul
peut être à la base de toute identité collective.
De ce point de vue, l’exemple parfait peut sans doute se trouver dans une
invective générationnelle et autoréflexive écrite par Giorgio Gaber et Sandro
Leporini, et chantée au début de 2001. La chanson s’intitule « Race en extinction »
et elle réfléchit amèrement sur les reduci (un terme qui désigne les soldats de retour
du front) d’une génération déjà chantée par les Who. Voici un passage :
Ma génération a vu
Des milliers de garçons prêts à tout
Qui s’étaient mis à chercher
Sans doute avec un peu de présomption
À changer le monde
Nous pouvons le raconter à nos fils
Sans aucun remords
Mais ma génération a perdu26 .
J’ai parlé précédemment d’une double ambiguïté de la narration générationnelle.
C’est maintenant le moment de la définir. Elle regarde le mandat conféré pour
raconter, le rôle qu’une génération attribue à certains pour la chanter. Tous
les exemples évoqués jusqu’ici semblent plébisciter l’existence de « bardes »
générationnels, au nom d’une sorte de spécialisation de certaines figures plus
ou moins traditionnelles. D’ailleurs, il n’y a pas de doute que l’existence de
figures-symboles facilite une sorte d’identification collective, comme il arrive pour
certains phénomènes de fanatisme. Et malgré tout, il y a lieu de se demander
si réellement ce modèle est fondé. Celui-ci dérive en effet pour une large part
du paradoxe typique des formes littéraires, qui veut qu’une forme déterminée
de visibilité sociale fasse de certaines figures auctoriales et de certaines œuvres
les représentantes exclusives d’un temps et d’un espace donnés. Mais on trouve
aussi en elles, inversement, tout le réseau complexe de figures et de récits qui
incarnent la génération à laquelle elles appartiennent et il y a lieu de croire
que le potentiel narratif présent dans les discours sociaux (par exemple dans les
occasions récurrentes où les grands-parents et les parents racontent leur propre
expérience sociale aux enfants et petits-enfants) est beaucoup plus élevé qu’il
ne semble.
L’ambiguïté ici évoquée regarde dès lors de près une théorie des générations et
de leur rapport avec les médias parce que, d’un côté, elle doit considérer le sens
26. Traduit de l’italien.
communication & langages – n◦ 170 – Décembre 2011
La génération internet n’est plus ce qu’elle était
21
du nous d’une large communauté et, de l’autre, elle semble destinée à le saisir
seulement à travers les récits qui émergent avant tout des médias.
Il existe malgré tout une voie possible pour sortir de ce cul-de-sac. D’un
côté, en effet, la méthodologie de l’écoute constituée par les Focus groups et
les entretiens (et plus généralement divers types de travail ethnographique)
a permis de solliciter d’une façon relativement naturelle le rapport entre
conscience générationnelle et expériences individuelles, en dégageant du récit
historico-expérientiel une focalisation progressive vers l’identité générationnelle.
En second lieu, l’observation serrée des « réseaux sociaux » a permis d’assister à
l’émergence de formes d’appartenance qui se codifient par le recours à des contenus
et à des pratiques codifiés qui à leur tour passent librement dans les conversations
en ligne. Cela revient à dire qu’en ce qui concerne les médias, il n’est pas seulement
possible aujourd’hui de saisir, avec les méthodologies microsociales et l’expérience
de la recherche sur les publics, les discours qui n’apparaissent pas dans la vitrine des
grands médias : mais de façon encore plus profonde, on peut lire dans les nouveaux
médias la manifestation d’une visibilité sociale des processus de définition des
générations comme peut-être jamais jusqu’ici il n’avait été possible de l’observer.
Donc les générations consolidées trouvent dans les médias la possibilité de
prendre la parole à travers certains représentants qui leur sont propres, qui peuvent
produire une image publique non pas « synthétique » et artificielle, mais fondée sur
l’appartenance commune de l’auteur et du lecteur, du producteur et du spectateur.
Il faut dire que le développement du « web 2.0 », des « folksonomies » et des
« réseaux sociaux » nous place de ce point de vue face à un tournant réel. Si
l’autoproduction adolescente était limitée jusqu’à présent au terrain du privé,
à travers les journaux personnels, la socialisation limitée, le bouche à oreille,
aujourd’hui elle devient visible dans la sphère publique, grâce aux coûts peu
élevés, à la simplicité d’usage des technologies et à l’alphabétisation numérique
diffuse (beaucoup plus forte dans les cohortes d’âge jeunes). Voici donc que
l’auto-expressivité juvénile, la possibilité de partager ses propres émotions et ses
propres points de vue constituent peut-être le plus authentique des changements
sous le profil de l’appartenance générationnelle ; cela autorise l’hypothèse, non
pas que les futures générations sont plus déterminées par les technologies
qu’elles utilisent, mais plutôt que celles-ci ont ouvert la porte au fait d’éprouver
précocement le sens du nous et du partage. Cela ne dit rien de l’identité spécifique
des futures générations, mais nous ramène à la façon dont le rôle des médias est
intégré dans leur construction. Un rôle qui, avec les mutations des occasions de
pratique (offertes par exemple par la diffusion de la large bande), ne semble pas
séparer nettement les nouvelles générations des anciennes, mais plutôt, au fond,
les rend plus similaires, en accélérant le processus définitoire des premières.
FAUSTO COLOMBO
TRADUCTION : YVES JEANNERET
communication & langages – n◦ 170 – Décembre 2011